Corps de l’article

INTRODUCTION

La modélisation de l’État appartient largement à la science politique, qui a étudié de nombreuses situations différentes. Les autres sciences sociales ont aussi contribué à cette oeuvre, en particulier la science économique et la sociologie par l’entremise de leur perspective macro-analytique. La géographie, depuis Ratzel (1844-1904), lui a aussi offert sa dimension spatiale (Raffestin, 1980). Différentes théories (libérale / marxiste / élitiste / wébérienne / keynésienne / pluraliste) permettent de comprendre, d’expliquer et aussi de justifier le fonctionnement des appareils d’État.

Selon une définition générale largement acceptée, l’État existe lorsqu’une population installée sur un territoire défini exerce sa propre souveraineté (autodétermination, citoyenneté). Les caractéristiques intrinsèques de la population, l’étendue et la forme du territoire ainsi que le degré de souveraineté varient considérablement d’une expérience à l’autre. Elles évoluent aussi au fil du temps. Ces attributs correspondent, en principe, au statut d’État. On parle ainsi indistinctement des cités-États de l’Antiquité jusqu’à nos jours avec Monaco et Singapour, de l’immense État chinois établi depuis deux millénaires, des communautés-États médiévales (principautés, baronnies, duchés, comtés, etc.), des fédérations de cantons, de lands et de provinces, des États unitaires comme la France, des minuscules États comme le Liechtenstein, le Salvador, l’Uruguay, ainsi que des États semi-autonomes et fédérés comme ceux des États-Unis d’Amérique. Certains statuts d’États étant souvent superposés, des analystes ont tenté de définir les compétences pour chaque échelle étatique en utilisant divers principes, telle la subsidiarité. La théorie du fédéralisme de O’Connor (1973) s’avère pertinente en ce sens en articulant, de haut en bas, une claire distinction entre les trois rôles fondamentaux de l’État, c’est-à-dire le maintien de l’ordre social, le soutien de l’efficacité économique ainsi que la production de biens et de services collectifs.

Plusieurs analystes ont épousé l’approche audacieuse mais pertinente de Cockburn (1977), en considérant que les territoires infranationaux contemporains peuvent tirer avantage d’un regard sur la théorie de l’État (Saunders, 1981; Goodwin, Duncan et Halford, 1993; Mowbray, 2011). Selon notre lecture de cette littérature, l’État-territoire bénéficie de six principales perspectives d’analyse.

  • La géographie, d’abord, lui offre des composantes de base comme l’aire et le pôle, bien sûr, mais aussi le puissant concept opératoire de territorialité (Soja, 1971) qui s’inscrit dans un système de relations société-espace-temps selon Raffestin (1980).

  • L’État-territoire hérite par ailleurs d’une longue tradition relative aux autorités territoriales (Bairoch, 1999) plus ou moins structurées au fil de l’histoire (Stöhr, 1981) par des attributs tels que la démocratie, la fiscalité, les responsabilités.

  • Il s’inspire aussi de puissants modèles en matière d’organisation communautaire (Médard, 1970). Sont généralement illustrées les vertus endogènes de la solidarité territoriale face à l’appropriation collective des forces exogènes en mouvement.

  • À cet effet, les économistes ont bien illustré le rôle des externalités générées au sein des agglomérations et des districts grâce aux effets de proximité entre les acteurs. En contexte contemporain, ces économies externes favorisent l’innovation (Pecqueur et Zimmermann, 2004; Boshma, 2005; Torre et Beuret, 2012).

  • L’administration publique de biens et de services collectifs offre aux territoires des attributs dégagés par le management scientifique (Weber, 1947), en ciblant, d’une part, l’efficacité des fonctions exercées (Tiebout, 1956) et, d’autre part, les vertus de la coordination globale de celles-ci par la gouvernance (Stoker, 1998).

  • Enfin, la consommation collective de biens et de services publics représente la principale raison d’être de l’État-territoire. Les modalités d’arbitrage des besoins et des préférences exprimés, variables selon les territoires, relèvent de la science politique.

Toutes ces perspectives d’analyse génèrent des critères et des normes que la planification essaie de mieux concilier, appliquer et maîtriser sur les territoires. À la lumière d’un cadre théorique approprié, ce texte a pour objectif d’analyser le progrès institutionnel des territoires MRC (municipalités régionales de comtés) du Québec, en portant une attention particulière à la phase actuelle. Nous faisons l’hypothèse que cette échelle supralocale comporte des spécificités d’un État-territoire. Tout en tentant de valider cette hypothèse, nous illustrerons la forme de gouvernance territoriale qui s’affirme largement à l’échelle des MRC par l’entremise d’une approche particulière de planification.

PLANIFICATION TERRITORIALE

Par sa double origine philosophique, soit pragmatiste et idéaliste, la planification a confirmé son statut universel de « science de l’action » au début du XXe siècle et s’est dotée, depuis, d’un solide corpus théorique (Camhis, 1979). Les diverses sciences sociales participent à cet effort méthodologique clairement lié à l’éclairage des options pour l’action, avant la mise en oeuvre. D’une manière générale à cet effet, il est entendu que les acteurs procèdent généralement par amélioration marginale, par itération, en fonction d’objectifs immédiats. La planification vise à imposer formellement le recul réflexif nécessaire pour susciter davantage le renouvellement des actions.

Figure 1

Modèle d’analyse de la planification territoriale

Modèle d’analyse de la planification territoriale

-> Voir la liste des figures

Selon le modèle d’analyse classique illustré par la figure 1, trois grandes finalités concurrentes peuvent être poursuivies par l’exercice de planification sur un territoire. On trouve d’abord, d’un côté, l’allocation rationnelle des ressources disponibles pour améliorer marginalement les conditions existantes et, de l’autre, le changement radical dans les conditions sociales, culturelles et économiques. Puis, en équilibre entre ces deux positions associées à l’ordre et au désordre, se positionnent diverses formes de l’innovation qui doivent être judicieusement mélangées. Selon le modèle général (Faludi, 1973; Camhis, 1979), les exigences à remplir par la planification s’inscrivent au sein de quatre grandes dimensions : la vision globale, le cadre stratégique, la faisabilité décisionnelle et les interactions entre les acteurs concernés par le plan (Figure 1).

À l’échelle des territoires supralocaux saisis, tel un champ d’interventions publiques, la planification apparaît désormais largement utilisée. On considère généralement que cette planification territoriale doit remplir trois grandes missions. Il s’agit de l’aménagement (utilisation du sol, urbanisme, paysages, etc.), de la gestion publique de biens et de services (voirie, éducation, employabilité, etc.) ainsi que du soutien au développement social, économique et culturel (transport collectif, services sociaux, loisirs, etc.). Selon leurs ambitions, leurs finalités et leurs objectifs pour le territoire en question, les planificateurs peuvent avoir recours à différentes procédures d’élaboration de contenus (Friedmann, 1987; Healey, 2006). En contexte contemporain, si plusieurs planificateurs locaux et sectoriels s’acquittent séparément de fonctions spécifiquement liées à ces trois missions, la planification territoriale recherche leur convergence dans une perspective globale de gouvernance intégratrice.

L’exercice de planification territoriale vise la satisfaction des besoins de la population en fonction de critères liés, en principe, à la justice sociale, à l’efficacité économique, à l’équité, à la démocratie, à la cohésion et à la durabilité (Proulx, 2008). La procédure utilisée à cet effet doit conduire les acteurs à renouveler leur vision territoriale globale afin de générer des options nouvelles pour l’action. L’innovation devient ainsi essentielle pour protéger l’environnement, améliorer les services publics, stimuler le développement.

À la suite de Friedmann (1992), nous classons les acteurs territorialisés à l’intérieur de quatre grandes sphères d’activité, soit la société civile organisée, le secteur privé, les agences de l’appareil d’État supérieur et la communauté politique. Le pouvoir fragmenté et éclaté apparaît clairement quand sont illustrés les divers et multiples intérêts, notamment le puissant secteur privé. Notons à la figure 2 que les sphères se chevauchent, de sorte que les acteurs se retrouvent dans deux sphères à la fois, tandis que le lieu central représente le carrefour relationnel de tous les acteurs, que nous désignons par le terme « forum ». Ce lieu de médiation de la planification territoriale peut servir la gouvernance globale dans un esprit de synergie.

TERRITOIRES MRC DU QUÉBEC

Devant l’inégalité des intérêts et du pouvoir représentés, la neutralité de l’arbitrage dans les choix publics s’avère essentielle. Celui-ci doit donc être légitimé par le processus électoral, puis bonifié par des mécanismes de consultation et de participation égalitaires des divers acteurs. Le consensus communautaire élargi participe en principe à l’équilibre. On compte à cet effet sur la pertinence des réseaux de communication, d’influence et d’échange entre les parties prenantes pour faciliter la cohésion et la synergie.

Figure 2

Les acteurs de l’État-territoire

Les acteurs de l’État-territoire

-> Voir la liste des figures

L’organisation territoriale au Québec se rattache à une longue tradition (Bérubé, 1993). Dans ce contexte, l’établissement du palier territorial MRC représente un très grand pas en avant (Dionne, Klein et Larrivée, 1986) qui s’inscrit dans un mouvement de réforme quasi universel (Meligrana, 2004). Les conseils composés d’élus municipaux à cet échelon, au Québec, furent d’emblée responsabilisés en vue de l’aménagement du territoire (Proulx, 1988). Dans la législation de 1979, cependant, la mise en oeuvre des actions comme telles ne fut pas incluse dans le processus de planification territoriale (Tellier, 1982). Cette prérogative fut laissée à l’initiative des acteurs de chaque territoire (Gendron, 1983), alors que les moyens autonomes à cet effet sont fort limités puisqu’ils dépendent de quotes-parts des municipalités membres (Fortin et Parent, 1983; Gravel et Robitaille, 1985).

Notre observation de l’évolution organisationnelle de ces territoires MRC a été effectuée par l’entremise de plusieurs saisies distinctes. Furent exploités à cet effet les documents, publications et archives des regroupements québécois d’instances territoriales, tels que la Fédération québécoise des municipalités (FQM), l’Association des aménagistes régionaux du Québec (AARQ), l’Association de professionnels en développement économique du Québec (APDEQ), la Fédération des commissions scolaires (FCS), l’Association des centres locaux de développement (ACLDQ) et autres associations et réseaux professionnels et corporatifs. Les divers ministères concernés (emploi, transport, environnement, agriculture, etc.) furent aussi largement mis à contribution. Quelques enquêtes ciblées ont permis de compléter cette collecte de données. Ainsi, pour chaque MRC, on nota la présence ou l’absence, sur le territoire, d’une instance publique fonctionnelle (aménagement, emploi, loisirs, soutien aux entreprises, tourisme, etc.).

On distingue ainsi quatre grandes phases dans la construction d’un domaine public à cette échelle territoriale. La première phase a surtout favorisé l’implication des élus municipaux ainsi que l’émergence d’une démocratie participative par l’entremise de nouveaux groupes de la société civile formés autour d’enjeux comme l’urbanisme, le transport, l’environnement, la localisation d’équipements publics, le patrimoine. Les schémas d’aménagement de la première génération furent alors élaborés rapidement, avec des contenus de qualité (Proulx, 1992).

Figure 3

Construction territoriale des 101 MRC par des fonctions publiques

Construction territoriale des 101 MRC par des fonctions publiques
Source : Compilation de données tirées de documents et d’archives, actualisée en 2014, Centre de recherche sur le développement territorial de l’Université du Québec à Chicoutimi

-> Voir la liste des figures

Au cours des années 1990, ces territoires sont entrés dans une deuxième phase correspondant à l’appropriation de nouvelles responsabilités publiques (Brochu et Proulx, 1995). À cet effet, les programmes gouvernementaux ont joué un rôle important dans la structuration de ces aires de gestion. Après une accélération, le progrès organisationnel a atteint sa vitesse de croisière, notamment avec la création en 1998 des CLE (centres locaux pour l’emploi), des CLD (centres locaux de développement) et d’autres organisations légères dans les champs du tourisme, de la gestion des matières résiduelles, de la jeunesse, etc. Déjà, 50 % du potentiel théorique de gestion publique à cette échelle supralocale était réalisé (Jean et Proulx, 2001).

La décennie 2000 fut caractérisée par trois évènements particuliers pour ces territoires qui s’engageaient dans leur troisième phase. D’abord, la fusion des municipalités composant les agglomérations urbaines importantes a occasionné la création de 14 nouveaux territoires ayant le statut de MRC. Québec a ensuite adopté une politique rurale comportant divers incitatifs en vue de soutenir la mise en commun d’outils collectifs de nature à renforcer les territoires MRC. Finalement, l’élection des préfets au suffrage universel est devenue possible à partir de 2001. Treize préfets ont ainsi été élus ou réélus aux élections municipales de 2013, ce qui leur donne une légitimité démocratique accrue favorisant davantage le leadership communautaire. La mise en oeuvre de ces trois dispositifs a soutenu le progrès institutionnel sur ces territoires.

On assiste clairement au bout du compte à une construction institutionnelle territoriale progressivement menée par diverses organisations publiques monofonctionnelles parmi lesquelles se trouvent les imposantes corporations MRC de nature multifonctionnelle. Plusieurs de ces organisations sont nées des intérêts collectifs territoriaux exprimés, défendus et ensuite satisfaits, notamment dans la culture, la forêt, le commerce, l’environnement, etc. La construction institutionnelle illustrée n’est aucunement terminée (Figure 3). De fait, des enjeux en matière de fourniture de biens et de services collectifs émergent dans de nouveaux champs pertinents, tels que l’agriculture, le patrimoine, la ruralité, la voirie tertiaire, etc.

Dans son essai de nomenclature, Sokoloff (1989) a déjà statué sur la très grande diversité des situations territoriales, qui rend fort difficile selon elle l’établissement d’une classification. À partir de notre mesure, certes imparfaite, du niveau organisationnel général du domaine public de chacun des 101 territoires MRC, nous pouvons distinguer trois principales catégories de gouvernance territoriale.

  • De 20 à 25 territoires largement ruraux illustrent une très bonne dynamique organisationnelle (ou communautaire), facilitée par l’équivalence du pouvoir (taille – base fiscale – lettres patentes, etc.) entre les municipalités. Treize de ces territoires ont à leur tête un préfet élu au suffrage.

  • De 20 à 25 territoires largement urbains disposent d’un leadership organisationnel approprié exercé par la principale municipalité, fusionnée ou pas en 2001.

  • De 50 à 60 territoires de mixité urbaine/rurale souffrent d’une dynamique communautaire faible ou moyenne largement limitée par la non-équivalence du pouvoir (taille – base fiscale – lettres patentes, etc.) entre les municipalités.

À travers ces trois types généraux, chaque territoire possède sa propre dynamique organisationnelle. Il convient de souligner à cet égard que, parmi la moitié des territoires MRC ruraux et urbains présentant un degré de gouvernance plus élevé, une vingtaine de collectivités se démarquent nettement en matière d’appropriation collective de leur devenir autour d’un projet global de communauté. Par leurs « bonnes pratiques », elles montrent la voie du progrès communautaire aux autres territoires.

Notre analyse de cette lente mais réelle construction institutionnelle d’une gouvernance valide en partie notre hypothèse à propos d’un État-territoire MRC au Québec. Nous constatons ainsi que les diverses fonctions publiques (voir la figure 3) s’exercent avec un degré variable d’autonomie au sein des trois missions associées, ci-dessus, à la planification territoriale. La responsabilité d’aménager le territoire incombe aux conseils MRC formés d’élus municipaux. Ces territoires de gouvernance servent aussi d’aires de gestion publique municipalisée (voirie, déchets, sécurité publique, etc.) ou non municipalisée (emploi, scolaire, jeunesse, etc.). En outre, différentes mesures de soutien au développement économique, social et culturel s’ancrent à cette échelle territoriale, notamment l’entrepreneuriat, les loisirs, l’environnement, etc.

HIATUS ACTUEL

Au début de la décennie 2010, une nouvelle phase s’est amorcée pour les 101 territoires MRC du Québec. La gouvernance publique semble alors avoir atteint certaines limites. Selon notre lecture, cinq facteurs contribuent à freiner le progrès institutionnel à cette échelle territoriale : la non-élection des préfets, les fonctions indépendantes, le renouvellement de l’aménagement, la planification en pièces détachées et la difficile collaboration intermunicipale.

Le premier facteur limitatif réside dans le peu de préfets élus. Le suffrage devenu possible en 2001 apparait à l’évidence peu désiré par les élus municipaux, en particulier les maires des villes plus importantes qui y voient une menace à leur pouvoir. Les préfets ne possèdent par ailleurs que très peu de moyens financiers autonomes. En effet, les actuelles quotes-parts des municipalités membres ainsi que les mesures publiques de Québec attribuées aux corporations MRC doivent faire face à des contraintes tant politiques que techniques. Et c’est sans compter le deuxième facteur limitatif, attribuable aux fonctions publiques exercées sur ces territoires MRC indépendamment de l’autorité des préfets. En réalité, le degré d’autodétermination qui conditionne en principe le statut d’État s’avère faible à cette échelle territoriale. En ajoutant les 14 maires de villes-MRC, on se retrouve avec 101 États-territoires certes en émergence, mais qui n’arrivent que partiellement à s’approprier de nouvelles responsabilités publiques. Notre hypothèse validée illustre ainsi un État-territoire au statut tout à fait particulier.

Le troisième facteur limitatif du progrès institutionnel des territoires MRC s’inscrit dans les difficultés reliées au renouvellement des cadres stratégiques d’aménagement (schémas) qui permettent le contrôle de l’utilisation du sol. Si la confection de ces schémas d’aménagement fut un véritable succès lors du premier exercice au cours des années 1980, la deuxième génération fut très lente à concrétiser pour l’ensemble des territoires MRC. L’élaboration d’une troisième mouture de ces cadres stratégiques fut récemment amorcée au sein de quelques territoires seulement, en dépit de l’impérative nécessité de ces instruments planificateurs qui doivent en principe être renouvelés tous les cinq ans. Selon Gauthier, Gariépy et Trépanier (2008), les difficultés associées aux multiples normes environnementales désormais imposées par Québec ralentissent le volontarisme des élus en matière de contrôle de l’utilisation du sol, devenu plus impopulaire auprès des tiers.

Notons à cet effet que la planification s’est généralisée de manière autonome dans la plupart des autres champs présents à l’échelle MRC. La planification stratégique et la planification de l’action (Figure 4) sont en effet devenues des pratiques de gestion largement utilisées pour chacune des diverses fonctions (Figure 3) qui fragmentent en silos le domaine public à cet échelon territorial. La planification fonctionnelle génère certes des gains considérables d’efficacité sectorielle sous l’angle de l’allocation des ressources publiques (Proulx, 2008). Toutefois, ce type de planification par pièces détachées renforce les replis corporatistes, qui éloignent inévitablement les acteurs d’une approche territoriale plus globale de nature intersectorielle. Ce quatrième facteur limitatif explique par ailleurs largement la rareté des véritables projets de collectivité territoriale qui pourraient générer une plus grande synergie à cette échelle étatique des MRC.

En fait, les territoires MRC souffrent d’un manque de planification globale dont le processus se positionnerait plus au centre du modèle illustré aux figures 1 et 4. Une telle position solliciterait davantage l’interaction et la vision dans le processus planificateur en stimulant le changement et l’innovation territoriale.

Figure 4

Type de planification exercée par secteur

Type de planification exercée par secteur

-> Voir la liste des figures

Aussi, le hiatus organisationnel des territoires MRC s’avère marqué par la difficile appropriation de véritables leviers de développement à cette échelle. On observe très peu ou pas de prise en main d’actifs, tels que des terres, des terrains, des bâtiments à vocation économique, des incubateurs d’entreprises, des fonds autonomes de financement d’initiatives, susceptibles de mieux influencer les forces du marché (Proulx, 2011). À l’exception de la récente Société de l’énergie communautaire du Lac-Saint-Jean, il n’existe pas de levier typique d’un État-territoire MRC pour harnacher une rivière, pour exploiter une tourbière, une bleuetière, une érablière ou pour faire fonctionner une scierie, une usine, une fabrique. De fait, les territoires MRC sont peu innovateurs en matière de leviers de développement. Signalons à cet égard que les nombreuses petites initiatives mobilisatrices suscitées par la politique rurale pour 2003-2013 n’ont pas généré de véritable levier capable d’infléchir les tendances à la marginalisation qui s’est accentuée sous l’angle du dépeuplement (Ouellet, 2014; Dugas, 2016).

Le cinquième facteur limitatif du progrès institutionnel est enfin associé aux limites concrètes dans la capacité objective de collaboration intermunicipale auxquelles se heurtent ces territoires MRC. Signalons d’abord la complexité croissante des enjeux liés à l’évolution technique des équipements publics ainsi qu’aux normes gouvernementales, notamment environnementales et sécuritaires. Au sein des 728 petites municipalités de moins de 2 000 habitants qui possèdent une base fiscale restreinte, on manque généralement d’une expertise non seulement pointue mais aussi multifonctionnelle. Ce déficit s’ajoute à l’inégale répartition du pouvoir et de la richesse foncière ainsi qu’à la forte crainte sclérosante des élus locaux face au déplacement du pouvoir municipal vers l’échelle supérieure d’un État-territoire MRC.

Pourtant, de nombreux services publics, tels que le transport collectif, la protection des paysages, la sécurité publique, etc., nécessitent d’importantes masses critiques de clients qui correspondent à des territoires contenant plusieurs municipalités. Mis à part les normes fixées par les programmes incitatifs de Québec, une médiation des relations entre les acteurs et un encadrement positif sur le terrain des diverses démarches collectives visant l’appropriation de nouvelles fonctions deviennent impératifs. À cet effet, la Loi pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires (LAOVT) adoptée par le gouvernement du Québec en 2012 ne prévoit, à cette échelle MRC, aucun mécanisme territorial d’interaction autre que le conseil des élus municipaux.

MÉDIATION TERRITORIALE

Outre les multiples comités et tables qui, d’une manière générale au Québec, rassemblent les acteurs sur le terrain autour d’enjeux sectoriels classiques (environnement, loisirs, agriculture, etc.), la plupart des territoires MRC possèdent aussi une formule collective de médiation intersectorielle. Nous avons effectué une enquête téléphonique avec questionnaire auprès de 26 préfets de MRC, dont la moitié ont été élus au suffrage (voir la carte qui suit). Selon des modalités variables, des mécanismes intersectoriels formels interpellent les organisations publiques (santé, services sociaux, emploi, éducation, services aux entreprises, etc.), les groupes d’intérêts (commerce, syndicat, environnement, culture, etc.), le secteur privé (industrie, agriculture, forêt, etc.) ainsi que les incontournables élus municipaux. Ces forums (ou tables) siègent 4, 5 ou 6 fois par année, généralement à l’initiative du préfet, en particulier si ce dernier est élu au suffrage. Dans certains cas, le rythme des rencontres apparaît plus irrégulier, selon divers formats, dans le style « lac-à-l’épaule » occasionnel ou sporadique.

Territoires MRC étudiés

Territoires MRC étudiés

-> Voir la liste des figures

Tous les répondants interrogés estiment que la formule de médiation intersectorielle MRC est très pertinente et tout à fait souhaitable pour la réflexion collective territoriale. De nature apolitique, le mécanisme d’interaction devient capable de stimuler l’apprentissage collectif autour d’une vision globale des enjeux communautaires. Bien que chaque milieu possède sa propre dynamique institutionnelle, notre observation nous permet de saisir les attributs généraux sous l’angle des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces (Figure 5).

Figure 5

Mécanisme intersectoriel d’interaction territoriale

Mécanisme intersectoriel d’interaction territoriale

-> Voir la liste des figures

Bien que les divers mécanismes intersectoriels MRC permettent de nourrir l’intelligence collective territoriale, aucune magie ne leur est associée. Leurs succès dépendent de la volonté de collaboration entre les acteurs. Lorsque cette volonté collective est présente, le cheminement collectif progresse, à divers degrés, vers une ambition communautaire qui renforce l’État-territoire en émergence. Il est souvent difficile d’anticiper les enjeux territoriaux et de réagir collectivement avec rapidité. Différentes tactiques existent à cette fin, notamment le recours à des contenus externes bien ciblés, par exemple des expertises pointues selon les besoins des dossiers. Aussi, le rôle du médiateur qui mobilise et préside les débats s’avère crucial et sa légitimité dans le milieu apparaît très importante. De plus, le fait qu’il dispose d’incitatifs financiers se révèle comme étant la clé du succès. Dans le contexte actuel, les médiateurs territoriaux les plus légitimés sont en réalité les préfets des MRC, même si pour la majorité d’entre eux leur simple désignation par les membres de leur conseil d’élus locaux limite leur rôle en ce sens.

LE DÉFI DE LA PLANIFICATION GLOBALE

Dans la poursuite du mouvement de médiation intersectorielle sur les territoires MRC, nous pouvons signaler quelques défis actuels à relever par les acteurs. Le premier de ces défis concerne le renouvellement des schémas d’aménagement. Actuellement, un tel exercice nécessite au préalable une importante mise à jour de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) par Québec dans un contexte général de multiplication des normes gouvernementales. L’exercice de planification mis en oeuvre à cet effet sur chaque territoire devrait ouvrir largement sur une inclusion des impératifs de développement, bien sûr, mais aussi sur les enjeux en matière de gestion de biens et de services municipaux et non municipaux (Figure 3). Les initiatives innovatrices sous toutes leurs formes doivent être au rendez-vous, notamment sous l’angle institutionnel. On comprend que cette saisie globale des trois grandes missions (aménagement, développement et gestion) exercées sur les territoires nécessite un important effort collectif de collaboration autour des biens communs. D’une manière générale, si une telle planification a beaucoup progressé au cours des dernières décennies sous la double pression des finances locales et des besoins exprimés par la société civile organisée, elle doit faire face à la lourde contrainte institutionnelle liée à l’éclatement du pouvoir, réparti inégalement de surcroît entre les multiples organisations ayant une variété de tailles et de moyens réels.

Cet important défi territorial à relever convient bien aux milieux ruraux, mais aussi aux zones périurbaines qui présentent de multiples enjeux organisationnels. Les classiques ententes intermunicipales, qui se sont multipliées, doivent s’ouvrir à de nouvelles formules partenariales pour lesquelles Québec pourrait s’impliquer non seulement par des incitatifs financiers, mais aussi par de nécessaires accompagnements techniques. Accompagnements qui pourront aussi servir l’appropriation territoriale de nouvelles responsabilités à décentraliser éventuellement, en particulier dans les secteurs des ressources naturelles, du transport collectif, de l’environnement. Certaines de ces fonctions responsabilisées, comme les infrastructures de transport (ports, aéroports, ponts, etc.) et les équipements (éducation, santé, loisirs, sécurité publique, etc.), représentent des leviers économiques dont l’appropriation territoriale s’avère souvent complexe. Si de nombreux partenariats existent déjà, le potentiel inexploité demeure élevé. Des synergies nouvelles sont à portée de main dans un esprit d’actions novatrices et structurantes pour les collectivités territoriales. À cet effet, se pose clairement l’enjeu de la participation des agences fédérales présentes sur le terrain.

Figure 6

Type de planification à exercer sur les territoires

Type de planification à exercer sur les territoires

-> Voir la liste des figures

En réalité, le progrès de la gouvernance dans un esprit d’État-territoire à l’échelle des MRC du Québec passe par plus de médiation entre les divers acteurs territorialisés. Son pilotage nécessite impérativement, selon notre analyse, une nouvelle procédure de planification territoriale (Figure 6) suffisamment radicale pour susciter l’innovation au-delà de la simple allocation sectorielle de ressources publiques. Cette procédure devrait mobiliser et engager les quatre catégories d’acteurs territoriaux (Figure 2) concernés par les missions publiques territoriales, en commençant par la confection d’un nouveau cadre d’aménagement. Étant les médiateurs les plus légitimes de cette planification territoriale, les préfets élus ou non élus pourraient être dotés des ressources financières suffisantes pour assurer les conditions à l’innovation génératrices d’actions structurantes pour leur territoire réciproque.

CONCLUSION

États-territoires en émergence, les MRC instituées en 1979 au Québec ont progressé par grandes phases distinctes dans leur processus de construction institutionnelle par des fonctions publiques exercées. S’il existe des corporations MRC multifonctionnelles chapeautées par un conseil d’élus municipaux, la gouvernance territoriale s’avère caractérisée par une panoplie de petites organisations monofonctionnelles et relativement indépendantes. Un tel système au pouvoir fragmenté par fonction, génère une bonne efficacité soutenue par les plans stratégiques et plans d’actions dans la majorité des secteurs d’interventions publiques. Or, ces 101 territoires intermédiaires entre l’État québécois et les municipalités locales vivent un ralentissement institutionnel très réel. Une relance territoriale pourrait être bénéfique en matière de gouvernance et de synergies. Il semble en outre que la planification territoriale innovatrice puisse stimuler la mise en oeuvre d’initiatives structurantes.

À cet effet, les territoires MRC connaissent et utilisent la formule du mécanisme intersectoriel dans le style forum territorial. Plus de 20 % de ces territoires l’expérimentent sur une base régulière en générant des résultats intéressants. Cette vingtaine de « bonnes pratiques » québécoises montrent la voie à d’autres territoires similaires qui désirent progresser en matière de cohérence globale et de synergie dans leur mode de gouvernance. Le type d’apprentissage collectif engendré par de tels forums MRC au Québec s’inscrit dans un large mouvement plus universel de renouvellement des pratiques de planification territoriale (Haughton, 2010; Batty, 2013). La qualité de la médiation du processus collectif est cruciale pour son succès. Au Québec, seulement 14 maires de villes-MRC et 13 préfets possèdent une légitimité démocratique forte pour jouer ce rôle de médiateur, sans nécessairement que les autres préfets en soient totalement dépourvus. En ce sens, le leadership de médiation territoriale pourrait être renforcé substantiellement par une politique publique incitative ciblée sur la mise en oeuvre d’une planification territoriale innovatrice.