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Introduction

Divers facteurs influent sur les parcours scolaires et plus particulièrement sur la persévérance scolaire, notamment à l’âge de la scolarité obligatoire. Parmi les nombreux déterminants, on ne doit pas négliger ceux qui sont liés aux conditions de vie des jeunes et aux caractéristiques des territoires qu’ils habitent, et ce, à différentes échelles : États, provinces, régions, villes, villages, quartiers.

S’appuyant sur les constats d’une recherche sur les disparités géographiques de l’accès aux études supérieures au Saguenay–Lac-Saint-Jean (SLSJ) réalisée en 1993 par le Groupe d’étude des conditions de vie et des besoins de la population (Groupe ÉCOBES) (Veillette, Perron et Hébert, 1993), la population régionale s’est mobilisée autour d’un projet collectif de prévention de l’abandon scolaire. Issu de ce mouvement social, le Conseil régional de prévention de l’abandon scolaire (CRÉPAS) a vu le jour en 1996 grâce au levier que constituait le nouveau Programme des ententes spécifiques de régionalisation[1] mis sur pied par le gouvernement du Québec. Le présent texte propose d’illustrer la capacité d’innover d’acteurs préoccupés par la persévérance scolaire et par le développement des communautés (Caillouette et Morin, 2007; Foster-Fischman et al., 2006). Privilégiant une approche rétrospective, il soulève trois questions principales. Comment des pratiques s’inscrivant dans la logique du développement des communautés et de la recherche-action ont-elles adopté la territorialité comme ancrage de la mobilisation en matière de prévention de l’abandon scolaire? Comment rendre compte a posteriori des résultats d’un plan d’action régional visant à augmenter la diplomation? Comment ces résultats ont-ils pu influencer la mobilisation de divers acteurs dans d’autres régions et dans l’ensemble du Québec?

La première partie s’intéresse aux conditions d’émergence du CRÉPAS et aux a priori des leaders qui ont mis en place un tel projet de mobilisation des forces vives d’une collectivité régionale. Elle montre aussi comment, en prenant le territoire[2] comme ancrage de la mobilisation, le modèle d’intervention et diverses pratiques spécifiques et transversales ont été mis en oeuvre au Saguenay–Lac-Saint-Jean afin de prévenir l’abandon scolaire au secondaire, au collégial et à l’université. La seconde partie fournit certains résultats obtenus en matière de mobilisation, de persévérance scolaire et de conditions de vie des jeunes. Elle explicite aussi comment une telle expérience d’action communautaire régionale a pu essaimer dans plusieurs régions du Québec, puis contribuer à inspirer les forces vives de la société québécoise en matière de prévention de l’abandon scolaire (Groupe d’action, 2009; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2009).

Une mobilisation régionale pour la prévention de l’abandon scolaire

Pour comprendre l’expérience de mobilisation orchestrée par le CRÉPAS depuis le milieu des années 1990, on se doit de rappeler le contexte qui l’a vu naître. Ce regard rétrospectif renvoie d’abord aux idées maîtresses fondatrices en insistant sur deux a priori : le décrochage est désormais vu comme un problème social et l’ancrage territorial devient un atout pour prévenir l’abandon scolaire. Devait survenir par la suite une séquence d’événements où de nombreux acteurs politiques, sociaux et économiques ont manifesté leur engagement. Les conditions d’émergence d’une telle expérience de développement endogène seront aussi mises en lumière, de même que le modèle d’intervention du CRÉPAS.

D’une réalité scolaire à une problématique sociale

Au début des années 1990, les travaux qui permettent à des chercheurs de jeter les bases du CRÉPAS – en l’occurrence des sociologues rattachés au Groupe ÉCOBES du Cégep de Jonquière – les amènent à considérer l’abandon scolaire comme un problème social[3]. On fait alors valoir le fait que l’abandon prématuré des études peut mener à l’exclusion sociale et entraîner des conséquences telles que la faible estime de soi, la détresse psychologique, certains problèmes de santé et la toxicomanie (Perron et Veillette, 1997). Ces chercheurs rappellent alors que plus de 70 % des prestataires d’aide sociale de moins de 25 ans du Saguenay–Lac-Saint-Jean n’ont pas leur diplôme d’études secondaires. De plus, divers coûts sociaux sont associés à l’abandon scolaire : criminalité, soins de santé et perte importante de revenus fiscaux par la collectivité (Perron, Veillette et Richard, 1996).

Au même moment, d’autres travaux convergent dans le même sens. Aux États-Unis, Dorn (1993) démontre que l’abandon des études secondaires n’a pas toujours été considéré comme problématique. En effet, ce phénomène n’a été traité comme un problème social que lorsque le diplôme d’études secondaires est devenu un préalable pour la plupart des emplois, laissant ceux qui ne souscrivaient pas à cette exigence dans des conditions économiques moins enviables. Au Québec, Lessard fait remarquer qu’il est « difficile de ne pas considérer l’obtention du diplôme d’études secondaires ou d’une formation qualifiante comme le minimum requis pour s’insérer dans la société actuelle et contribuer à son développement » (1994, p. 818). Les travaux de Comeau et al. (2001) devaient d’ailleurs confirmer l’idée selon laquelle la prévention de l’abandon scolaire favorise l’intégration socioprofessionnelle et permet ainsi de lutter efficacement contre l’exclusion, la marginalisation et la disqualification sociale.

Dans les textes fondateurs du CRÉPAS, le décrochage scolaire est considéré comme un problème social ayant des racines dans le milieu et des répercussions sociales importantes. La scolarisation devient une composante essentielle d’une stratégie de développement permettant de tirer un meilleur profit des forces ainsi que des capacités d’agir et de créer des populations afin de contrer le cycle de la désintégration des communautés. Mais une nouvelle composante est mise en avant : la mobilisation doit reposer sur un fort ancrage territorial.

L’ancrage territorial

L’ancrage territorial du projet régional de lutte à l’abandon scolaire qui a donné naissance au CRÉPAS s’exprime dès 1995, au moment des États généraux sur l’avenir du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Le cadre stratégique de la démarche reconnaît alors « la réduction du décrochage scolaire et l’analphabétisation de la population » comme l’un des axes d’un enjeu régional centré sur la nécessité d’améliorer la compétence de la population et de favoriser l’utilisation plus efficace des ressources (Conseil régional de concertation et de développement, 1995, p. 61). Il est alors devenu évident pour les décideurs que :

seule la modification des causes structurelles aux problèmes de développement de la région peut contrer, à terme, sa déstructuration. […] En conséquence, la démarche adoptée devra conduire d’abord et avant tout à un engagement collectif et individuel concret de la population du Saguenay–Lac-Saint-Jean sur les nouveaux fondements du devenir régional

CRCD, 1995, p. 1-2

Un tel lien entre une collectivité et son territoire se trouve clairement exprimé à travers le concept de territorialité que Caillouette et ses collègues définissent comme « une conscience collective, non pas "en-soi", mais comme un construit dans l’action et pour l’action » (2007, p. 10). Ces auteurs renvoient d’ailleurs aux travaux de Bourque et Favreau (2003) sur l’importance du substrat territorial pour penser les pratiques de développement des communautés. Selon ces derniers, « l’ancrage territorial joue un rôle important sur le plan du développement car il constitue un moteur de l’action collective » (2003, p. 3).

Un cadre de référence inspiré de la recherche-action

En retraçant les principales étapes de l’émergence du CRÉPAS, on est frappé par l’importance qu’ont pu prendre les activités de recherche et de transfert des connaissances. Un bref rappel des principaux événements est utile pour illustrer comment la recherche-action a constitué un cadre de référence dans l’expérience initiale du CRÉPAS.

Décembre 1992

Journée d’étude régionale sur les disparités géographiques et sociales de l’accessibilité au collégial. On dévoile alors, à quelque cent intervenants et décideurs issus de divers milieux du Saguenay–Lac-Saint-Jean, les résultats d’une étude du Groupe ÉCOBES montrant les disparités géographiques et sociales de l’accessibilité au collégial à l’échelle des municipalités du SLSJ et des aires sociales de l’agglomération de Chicoutimi-Jonquière (Veillette, Perron et Hébert, 1993).

Années 1994-1995

Élaboration du plan d’action stratégique visant le développement du Saguenay–Lac-Saint-Jean, sous l’égide du Conseil régional de concertation et de développement (CRCD). Plus d’une dizaine de groupes d’experts déposent leur rapport traitant de diverses problématiques liées au développement régional. Le groupe d’experts en éducation fixe alors huit priorités régionales. Le fil conducteur du rapport est la réussite éducative du plus grand nombre de jeunes et la lutte au décrochage scolaire.

Septembre 1995

États généraux sur l’avenir du Saguenay–Lac-Saint-Jean, événement d’envergure où 656 décideurs sont réunis. Une stratégie d’action est adoptée à l’unanimité : « Réduire le décrochage scolaire par une action concertée des intervenants de tous les niveaux scolaires, des employeurs et de l’ensemble des acteurs régionaux. » L’université, les quatre cégeps et les dix commissions scolaires forment alors un groupe de travail visant à orchestrer les suites dans le milieu.

Décembre 1995

Adoption d’un plan d’action régional sur l’abandon scolaire par le CRCD lors d’une rencontre à Alma. Ce plan d’action régional vise les quatre objectifs suivants : susciter un débat public sur les mesures à prendre pour contrer l’abandon scolaire; réduire de dix points de pourcentage le taux d’abandon à chaque ordre d’enseignement au cours des cinq prochaines années; mettre en place dans le milieu des mesures de dépistage précoce des élèves à risque; implanter dans chaque institution un programme de prévention de l’abandon scolaire.

Avril 1996

Minicolloque sur l’abandon scolaire à Alma. Plus de 75 intervenants et décideurs appartenant à plusieurs milieux (réseau scolaire, organismes socioéconomiques, CRCD, plusieurs ministères, etc.) conviennent d’élaborer un projet d’entente spécifique entre le CRCD et le gouvernement du Québec. Cet événement est l’occasion de jeter les bases d’une nouvelle organisation, le CRÉPAS. La mission qui lui est confiée demeure la même 15 ans plus tard : « Prévenir l’abandon des études chez les jeunes du SLSJ au secondaire, au cégep et à l’université, par des actions concertées tant au plan local que régional. » De plus, le Groupe de recherche ÉCOBES est alors formellement mandaté à titre de chargé de projet pour la réalisation du plan d’action du CRÉPAS.

Mai 1998

Signature de la première entente spécifique sur la prévention de l’abandon scolaire dans une région du Québec par six ministres provinciaux, le président du CRCD et le président du CRÉPAS.

Tels sont donc le contexte et les principaux événements échelonnés de 1992 à 1998 qui ont mené progressivement à la mise sur pied du CRÉPAS. Au-delà de la séquence des événements relatés, il est possible de dégager les principales conditions qui ont contribué à structurer ce projet de mobilisation des forces vives de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Les conditions favorables à l’émergence d’une véritable mobilisation

Une analyse rétrospective des rapports annuels du CRÉPAS et du premier bilan dressé par Maltais et Gueynaud en 2000 permet de dégager cinq éléments clés qui peuvent être considérés comme des conditions favorables à l’émergence de la mobilisation en vue de prévenir l’abandon scolaire dans l’ensemble de la région du SLSJ et plus spécifiquement dans les collectivités locales à risque élevé.

Il s’agit d’abord d’une problématique rassembleuse pour les acteurs sociaux et les élites régionales. Considérant que la scolarisation d’une relève compétente concerne l’ensemble de la société, dès les premières étapes de la mobilisation de nombreux leaders préoccupés par le développement régional se sentent interpellés. Ils ont alors le sentiment qu’ils doivent s’unir pour prévenir l’abandon scolaire afin qu’une société plus juste et plus innovante puisse voir le jour.

L’approche partenariale adoptée dès l’origine autour de la signature de la première entente spécifique permet aux intervenants, aux professionnels et aux volontaires du CRÉPAS d’oeuvrer selon un processus consensuel. Après quinze années d’expérimentation et à l’aube d’une quatrième entente spécifique, on peut affirmer que le CRÉPAS appuie toujours sa mission sur une approche partenariale telle que définie par Bourque et Favreau, soit une relation d’échange structurée et formalisée (par contrat ou par entente de service) entre les acteurs sociaux impliqués dans une démarche commune visant la réalisation de « projets et actions librement convenus afin de répondre aux besoins identifiés conjointement » (2003, p. 10).

De plus, le projet est mené par une équipe bien outillée qui peut compter sur des piliers dans le milieu. Dès la mise en place du CRÉPAS, l’équipe interdisciplinaire dispose d’une bonne connaissance des mécanismes gouvernementaux, d’un large réseau, d’une expertise reconnue par différents milieux de pratique dans des domaines stratégiques du développement régional (recherche, communication et éducation). Des personnes particulièrement engagées se sont succédé, tant au sein du personnel du CRÉPAS que parmi les instances et les comités regroupant une soixantaine de volontaires issus de diverses sphères d’activité. Certains, impliqués dès le début, sont demeurés au fil des ans des promoteurs actifs du CRÉPAS.

S’est ajoutée une autre condition dont l’importance n’a cessé de se confirmer au fur et à mesure de l’évaluation du projet, soit l’appui inconditionnel d’un établissement scolaire régional. Dès le début, le Cégep de Jonquière a joué le rôle de fiduciaire du CRÉPAS, alors que le Groupe ÉCOBES[4] en assumait la charge de projet, contribuant ainsi à la stabilité et au développement du nouvel organisme régional.

Enfin, la cofertilisation entre la recherche et l’intervention a été et demeure une autre condition favorable au bon déroulement du projet. Dans ce cas, deux communautés d’intérêts (ÉCOBES et CRÉPAS) se sont alimentées mutuellement en informations et ont guidé le choix de leurs priorités respectives. La proximité quotidienne des deux entités ainsi que les projets partagés incarnent bien la finalité de la recherche-action, soit la recherche, l’action et la formation, selon le schéma proposé par Dolbec et Prud’homme (2009, p. 553).

Le modèle d’intervention visant la mobilisation des acteurs

Le modèle d’intervention du CRÉPAS a été développé par étapes successives, dans une démarche de type recherche-action marquée d’essais et d’erreurs (CRÉPAS, 2005). À la faveur d’une analyse rétrospective de l’action réalisée, une formalisation en continu s’est opérée dont on peut dégager les principaux traits.

Les pratiques d’intervention du CRÉPAS s’inspirent de celles propres à l’action communautaire. Celle-ci s’alimente à un certain nombre de principes d’intervention et comporte des pratiques spécifiques et transversales. Ces pratiques d’intervention constituent, comme nous le verrons, le noyau à partir duquel s’élaborent les plans d’action annuels découlant de l’entente spécifique dans le cadre d’un partenariat société civile–État. La figure 1 explicite le modèle d’intervention du CRÉPAS.

Figure 1

Le modèle d’intervention du CRÉPAS

Le modèle d’intervention du CRÉPAS

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Les principes d’intervention

Les chercheurs du Groupe ÉCOBES responsables de proposer un premier plan d’action dès 1996 l’ont d’abord conçu sur la base d’une intervention sociologique pour circonscrire un problème social, en cerner les causes et amorcer un mouvement social visant à mobiliser divers partenaires. La méthode fut alors inspirée des théories de Touraine (1978) prônant l’interaction entre l’autoanalyse et l’intervention. Cependant, dès la signature de la première entente spécifique en 1998, ce cadre initial a rapidement évolué pour adopter d’autres approches théoriques et méthodologiques inspirées cette fois de pratiques relevant davantage du concept de développement des communautés (community building). Au Québec, le concept de développement des communautés (particulièrement le concept de développement local) tire ses origines de la santé publique et de l’organisation communautaire. La définition proposée par Klein a d’ailleurs inspiré les premiers pas du CRÉPAS : « un processus global qui habilite les acteurs sociaux, économiques et communautaires afin qu’ils puissent mobiliser les ressources humaines et physiques au bénéfice de l’ensemble de la communauté locale » (1995, p. 139). Avec les années, le rôle du CRÉPAS s’est complexifié et raffiné. Par la suite, d’autres travaux ont contribué à consolider le modèle d’intervention, particulièrement les analyses qui ont porté sur les conditions de développement social faisant appel au renforcement, au sein de la communauté, des conditions requises pour l’épanouissement des individus et le développement social, culturel et économique des collectivités (Bourque et Favreau, 2003). Ce cheminement a conduit l’organisme à appuyer son action sur quatre principes généraux guidant ses interventions.

Le premier principe, la prévention, renvoie à la mission même du CRÉPAS, soit la nécessité de prévenir l’abandon scolaire et d’agir en amont pour éviter le décrochage des jeunes plutôt que de cibler des actions pour favoriser le raccrochage des abandonnants (Conseil permanent de la jeunesse, 2002, p. 7). Tout en reconnaissant le bien-fondé de tels services offerts aux jeunes, le CRÉPAS n’en fait toutefois pas sa cible.

Le deuxième principe, la persévérance, établit que le CRÉPAS a choisi d’agir en priorité sur la persévérance et non sur la réussite scolaire des jeunes. Persévérance rime donc avec encouragement et soutien de tous les jeunes dans leur épanouissement et dans la poursuite de leurs rêves, tout en visant l’obtention d’un diplôme qui qualifie pour le marché du travail.

Le troisième principe, le consensus, est lié au fait que l’intervention du CRÉPAS favorise les consensus par opposition aux conflits. Il s’agit d’une optique rassembleuse qui peut être rapprochée de la « stratégie consensuelle » définie par Mercier (2000).

Enfin, le quatrième principe, l’équité, est un corollaire du précédent. Le CRÉPAS vise la prise en charge du problème social par le milieu. Dans un souci d’équité, il investit une partie considérable de ses efforts dans les milieux les plus à risque, notamment les quartiers urbains défavorisés et les villages ruraux où prédomine notamment l’activité forestière. Ce fait illustre le double ancrage territorial de l’intervention du CRÉPAS : la mobilisation régionale de leaders réunis dans une communauté d’intérêts et l’appui à la concertation locale dans les milieux à risque.

L’action communautaire pour guider les pratiques

D’emblée, on peut associer la pratique générale du CRÉPAS à l’action communautaire, puisque le CRÉPAS agit dans la collectivité régionale et, au besoin, dans les collectivités locales du Saguenay–Lac-Saint-Jean en vue de susciter la mobilisation des forces vives du milieu selon un processus de changement social visant la prévention de l’abandon scolaire. Le CRÉPAS constitue donc une communauté d’intérêts (politico-administratifs, idéologiques, sociaux, économiques et éducatifs) regroupant l’ensemble des personnes du SLSJ qui préconisent la prévention de l’abandon scolaire. La mission de prévention de l’abandon scolaire illustre l’exercice d’un rôle qui s’apparente beaucoup à celui de la santé publique en matière de développement des communautés :

favoriser et soutenir la participation des personnes qui composent ces communautés à un processus visant à déterminer les problèmes de santé les plus importants pour elles et les solutions les plus appropriées à leur apporter; il s’agit en fait de soutenir le processus d’empowerment des collectivités. Cette stratégie suppose l’engagement des acteurs locaux et régionaux, le recours à l’approche communautaire et le partenariat avec les autres secteurs en vue de favoriser la réalisation de projets issus des communautés et axés sur leur santé et leur bien-être

Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003, p. 22

Trois pratiques transversales guident et orientent les projets inscrits au plan d’action annuel qui se veut interordres d’enseignement et intersectoriel.

La concertation

Faciliter et nourrir la collaboration entre les nombreux partenaires impliqués est une facette importante de l’intervention communautaire du CRÉPAS. La concertation peut être conçue comme une plateforme pour le développement d’une culture collective d’intervention. René et Gervais (2001) témoignent du fait qu’au Québec la concertation se matérialise dans des tables de concertation où sont réunis de nombreux partenaires qui se sentent concernés par une problématique particulière. Or, il s’agit d’une alliance volontaire, plus ou moins formelle, qui demande des engagements peu contraignants entre les acteurs sociaux (Ayeva, 2003). À maints égards, les instances et comités du CRÉPAS agissent à titre de tables de concertation sur la prévention de l’abandon scolaire.

Le partenariat

Relation de collaboration entre deux ou plusieurs parties, le partenariat résulte d’un engagement contraignant, souvent contractuel (Ayeva, 2003; Lachapelle, 2001), qui vise la réalisation d’un projet commun (René et Gervais, 2001). Il implique l’existence de rapports égalitaires entre les parties, le respect, la reconnaissance mutuelle, le partage de responsabilités et de ressources (Ayeva, 2003; René et Gervais, 2001). Le CRÉPAS entretient des relations de partenariat tout à fait essentielles à sa mission, comme en témoignent les trois ententes spécifiques de régionalisation qu’il a signées et l’engagement sur une longue durée de nombreux volontaires. L’organisme se soucie également beaucoup de l’évaluation de ses actions en s’inspirant des modèles élaborés en santé publique où les instances participatives s’entendent sur des processus rigoureux utilisant des indicateurs qui font consensus (Bilodeau et Allard, 2008).

Le partenariat mis en oeuvre par le CRÉPAS sous-tend que son intervention se trouve fortement teintée de la volonté d’élargir la responsabilité de la prévention de l’abandon scolaire à l’ensemble de la communauté. Les références constantes à des modèles tels que le partenariat écoles-familles-communauté (Deslandes, 2001), l’école ouverte sur son milieu (Bellemare, 2000) et la communauté éducative (Deslandes et Bertrand, 2001) en témoignent.

La communication

Une troisième pratique transversale fait référence cette fois-ci aux activités de communication. D’une part, il s’agit de communication interne, entre les personnes impliquées activement au CRÉPAS : les volontaires partagent des connaissances sur les aspects concrets de l’abandon scolaire et sur les processus institutionnels; les professionnels du CRÉPAS alimentent la mobilisation des partenaires par l’échange d’informations clés et la diffusion de résultats de recherche. D’autre part, il s’agit de communication externe entre le CRÉPAS et d’autres composantes de la communauté. Par exemple, le CRÉPAS met en place des activités de sensibilisation, d’information et de promotion en vue de nourrir une prise de conscience chez les parents, les enseignants, les autorités politiques et institutionnelles, les entreprises privées, le milieu communautaire, etc.

Les pratiques spécifiques[5] au coeur des interventions et des projets du CRÉPAS sont au nombre de quatre.

La promotion d’une vision commune

L’action du CRÉPAS passe avant tout par l’adhésion des différents milieux à une vision commune de l’abandon scolaire, de ses causes et des façons de le contrer. À cet effet, l’organisme diffuse des connaissances, qu’elles viennent des milieux de pratique ou de ceux de la recherche et met à jour annuellement son cadre de référence pour la prévention de l’abandon scolaire au Saguenay–Lac-Saint-Jean (CRÉPAS, 2007).

L’information et la sensibilisation du public

En trame de fond des efforts d’information et de sensibilisation du public, on trouve deux objectifs principaux : 1) inciter les adultes, en particulier les parents, à mieux accompagner les jeunes et à les encourager davantage; 2) lancer un message positif auprès du grand public quant à la persévérance scolaire et à l’obtention d’un diplôme qui qualifie pour l’emploi. Parmi les moyens utilisés dans le cadre de cette pratique spécifique, on compte des campagnes annuelles de sensibilisation en collaboration avec les médias régionaux, les journées annuelles de la persévérance scolaire, un site Internet d’information interactive (30 000 visiteurs en 2009-2010) et un bulletin électronique mensuel transmis à quelque 4 500 individus de partout, abonnés directs ou relayés.

La recherche et le transfert de connaissances

Goyette et Lessard-Hébert (1987) rappellent qu’en intervention communautaire il peut s’avérer fatal d’improviser. Le CRÉPAS a privilégié la recherche-action (par le biais d’enquêtes feedback et de diagnostics-milieu), l’évaluation de ses propres pratiques comme de celles d’organismes partenaires (CRÉPAS, 2000; Maltais et Gueyaud, 2003) et la collaboration aux recherches sociologiques menées par le Groupe ÉCOBES, devenu aujourd’hui ÉCOBES Recherche et transfert. Les interventions en transfert de connaissances opérées par le CRÉPAS et par ÉCOBES se soldent finalement par une spirale de concertation fournissant les conditions favorables afin que les savoirs scientifiques et les savoirs d’expérience pertinents à la prévention de l’abandon scolaire circulent entre les divers partenaires. Une fois encore, l’espace de collaboration entre les chercheurs d’ÉCOBES et les intervenants du CRÉPAS a pris la forme d’un partenariat dont les dispositifs permettent de réguler le rôle d’acteurs scolaires, publics et communautaires (Bilodeau et Allard, 2008).

La mobilisation des leaders du milieu

La mobilisation des leaders s’effectue d’abord par des activités d’animation du milieu et par l’appui au démarrage ou à la consolidation d’initiatives concertées de prévention. La mobilisation des leaders renvoie également aux stratégies d’influence déployées auprès des partenaires publics et gouvernementaux. Par ailleurs, les professionnels du CRÉPAS participent à titre d’experts à certaines instances régionales de concertation où ils assument un leadership régional pour favoriser la prévention de l’abandon scolaire.

Les résultats d’une innovation sociale trouvant preneurs au régional et au national

Pour témoigner de certains résultats attribuables, du moins en partie, à l’innovation sociale en cours, on fera appel à différents indicateurs qui se trouvent régulièrement mis à jour et transmis à tous les partenaires régionaux. D’une part, ces indicateurs illustrent certains changements forts encourageants survenus sur les plans de la diplomation, des aspirations et de certaines conditions de vie des jeunes du Saguenay–Lac-Saint-Jean. D’autre part, après 15 ans d’expérience, il est possible à divers observateurs crédibles de témoigner de certains effets de l’action du CRÉPAS sur l’état de la mobilisation régionale, notamment dans certains milieux plus à risque d’abandon scolaire. Seront ensuite mises en lumière diverses avancées en termes de rayonnement et de diffusion de l’expérience saguenéenne réalisées auprès de nombreuses régions québécoises.

Les résultats au Saguenay–Lac-Saint-Jean

Il est difficile d’évaluer l’impact des travaux du CRÉPAS sur la persévérance scolaire au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Cependant, en jetant un regard sur les comportements scolaires, sur les conditions de vie des jeunes et sur la mobilisation régionale, on peut repérer certains changements qui induisent une concordance entre les actions menées et les résultats observés. Pour ce faire, trois corpus de données sont utilisés : les principaux indicateurs des parcours scolaires aux trois ordres d’enseignement (CRÉPAS, 2009a; 2009b; 2009c), les enquêtes directes menées régulièrement auprès des élèves du secondaire (1997, 2002, 2008) par ÉCOBES Recherche et transfert et une évaluation récente de l’entente spécifique du CRÉPAS (Thivierge, 2009).

Des indicateurs scolaires favorables[6]

Les indicateurs publiés par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport montrent que le taux de décrochage au secondaire est beaucoup moins élevé au Saguenay–Lac-Saint-Jean que dans l’ensemble du réseau public québécois. Ainsi, on observe que parmi les sortants de 2005-2007 le taux de décrochage est de 15,6 % dans les commissions scolaires du SLSJ, comparativement à 24,7 % dans l’ensemble du réseau public québécois (Perron et al., 2010). Les données évolutives portant sur le même indicateur révèlent que le taux global de sortants sans diplôme du secondaire est beaucoup plus faible qu’au Québec depuis au moins dix ans (Perron et al., 2010), alors qu’au moment de la mise en place du CRÉPAS le SLSJ se situait au milieu du peloton des régions (Perron et Veillette, 1997).

Selon d’autres données récentes, la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean se classe aussi parmi les premières au Québec pour le taux d’obtention d’un diplôme du secondaire après sept ans (75,8 %, comparativement à 70,5 % au Québec) pour les cohortes inscrites en première secondaire de 1999 à 2001 (Perron et al., 2010). Après avoir accusé un retard à ce chapitre jusqu’en 1995, le SLSJ se maintient au-dessus du Québec pour les sortants de 1999 à 2008. Comparativement à d’autres régions éloignées dont l’économie repose aussi largement sur l’exploitation des ressources naturelles, le SLSJ se distingue ainsi de façon remarquable avec des taux supérieurs variant de 6 à 12 points de pourcentage, comme en témoigne la figure suivante (Perron et al., 2010).

Figure 2

Les inégalités de scolarisation dans les régions du Québec

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Les taux de diplomation de 2006 à 2008 concernent trois cohortes d’élèves inscrits en première secondaire entre 1999 et 2001, alors que les taux de sortie sans diplôme sont calculés pour trois cohortes, de 2005 à 2007. Cette figure résulte d’une exploitation de données administratives sur les cheminements des jeunes populations scolaires tirées d’un site Internet d’indicateurs scolaires spatialisés créé par le Groupe ÉCOBES en collaboration avec le MELS et tout récemment mis à jour par la Chaire UQAC–Cégep de Jonquière sur les conditions de vie, la santé et les aspirations des jeunes (www.cartodiplome.qc.ca). Le portrait de l’abandon scolaire et de la diplomation peut y être dressé à l’échelle des 17 régions administratives, des 103 MRC et des quelque 1 100 municipalités du Québec.

Le taux global d’obtention d’une sanction d’études collégiales (DEC et AEC), tous programmes et tous collèges confondus, est de 65,6 % pour la cohorte d’élèves inscrits en 2002 dans les quatre cégeps du Saguenay–Lac-Saint-Jean, comparativement à 64,3 % pour les collégiens de l’ensemble du Québec. Ici encore, on observe que les écarts en faveur du SLSJ se maintiennent depuis plus d’une décennie (CRÉPAS, 2009b). Enfin, à l’université régionale, une situation favorable est également observée pour une cohorte récente. Alors que le taux de diplomation après six ans au baccalauréat s’élève à 72,9 % pour la cohorte d’étudiants inscrits en 1998 à l’Université du Québec à Chicoutimi, il se chiffre à 70,9 % dans l’ensemble du réseau de l’Université du Québec, qui compte une dizaine de constituantes.

Les aspirations scolaires et les conditions de vie des jeunes : des améliorations sensibles

Les enquêtes d’ÉCOBES menées auprès des 12 à 18 ans indiquent que les aspirations scolaires des élèves du secondaire se sont accrues entre 1997 et 2008, de sorte qu’une proportion plus grande d’élèves (53,2 % en 2008 comparativement à 37,8 % en 1997) souhaitent se rendre à l’université. Une bonne part du rehaussement des aspirations scolaires des élèves pourrait bien être aussi liée à l’accroissement de la scolarité des parents observé depuis 1997. Précisons en effet que la scolarité de chacun des deux parents constitue l’un des principaux déterminants des aspirations scolaires chez les jeunes (Perron et al., 1999; Gaudreault et al., 2004).

Les enquêtes transversales successives menées auprès des élèves du secondaire du SLSJ permettent de constater que l’amélioration de la persévérance scolaire (révélée par les données administratives scolaires) s’accompagne, à dix ans d’intervalle, de conditions de vie et de bien-être plus favorables pour les 12 à 18 ans (Gaudreault et al., 2010). On observe en effet, selon l’échelle de Ilfeld (1976), une augmentation de la proportion d’élèves ne vivant pas une détresse psychologique élevée; une augmentation de la proportion d’élèves percevant un soutien affectif élevé chez leurs deux parents; une augmentation de la proportion de jeunes qui souhaitent demeurer au Saguenay–Lac-Saint-Jean à la fin de leurs études et enfin, selon l’échelle de Rosenberg (1965), une diminution de la proportion d’élèves ayant une faible estime de soi. Sans vouloir établir des relations de cause à effet, on peut prendre acte du fait encourageant de l’amélioration des conditions de vie et du bien-être psychologique des jeunes. Cette amélioration semble aller de pair avec la progression de la persévérance scolaire observée, concordance qui autorise à suggérer des indicateurs pour l’évaluation des programmes de lutte à l’abandon scolaire.

En dépit de résultats plutôt encourageants, un enjeu régional de taille persiste, celui des inégalités de scolarisation liées en particulier à l’origine sociale (opposition entre milieux défavorisés et milieux nantis) et géographique (clivage rural/urbain) des élèves (Perron et Veillette, 2008). Pareilles disparités attestent que la reproduction des inégalités de scolarisation (Bourdieu et Passeron, 1964; 1970) demeure une réalité toujours prégnante au Saguenay–Lac-Saint-Jean tout comme au Québec.

L’état de la mobilisation au Saguenay–Lac-Saint-Jean

Un modèle singulier d’intervention collective a émergé des 15 années d’expérience du CRÉPAS. Afin de rendre compte aux différents partenaires de l’efficacité, des effets et de la pertinence des moyens utilisés au cours de la troisième entente spécifique (2005-2010), une évaluation en profondeur a été réalisée (Thivierge, 2009). Cette évaluation comportait, entre autres, une enquête par questionnaire menée de novembre 2008 à janvier 2009 auprès de 60 représentants de milieux partenaires du CRÉPAS (éducation, santé et services sociaux, socioéconomiques, etc.). Les résultats de cette enquête ont permis de mesurer certains effets de l’action du CRÉPAS sur la sensibilisation, la mobilisation, la concertation et le partenariat régional au regard de la prévention de l’abandon scolaire dans l’ensemble de la région et dans certains milieux plus à risque d’abandon scolaire.

L’influence du CRÉPAS sur la sensibilisation régionale

Une grande majorité des milieux partenaires considèrent que le CRÉPAS contribue significativement à faire de la prévention de l’abandon scolaire une préoccupation importante dans leur milieu (91,5 %) et que leur collaboration avec le CRÉPAS :

  • leur a permis d’améliorer leur compréhension de la problématique de l’abandon scolaire (98,0 %);

  • les a sensibilisés à l’importance de mettre en oeuvre des actions permettant de prévenir l’abandon scolaire (94,1 %).

L’influence du CRÉPAS sur la mobilisation régionale

La plupart des milieux partenaires considèrent que le CRÉPAS contribue significativement à la mobilisation du milieu régional au regard de la prévention de l’abandon scolaire (96,6 %). Dans 87,0 % des cas, le CRÉPAS leur a permis d’identifier des ressources pouvant les aider à mettre en oeuvre des interventions visant à prévenir l’abandon scolaire.

L’influence du CRÉPAS sur la concertation et sur le partenariat

Les milieux partenaires estiment pour la plupart que le CRÉPAS favorise la concertation des acteurs régionaux au regard de la prévention de l’abandon scolaire (100,0 %). Cette concertation :

  • a permis au SLSJ de se doter d’une vision commune de la prévention de l’abandon scolaire (98,2 %) et d’une stratégie de mobilisation interordres d’enseignement et intersectorielle pour prévenir l’abandon scolaire (94 %);

  • leur a permis de suggérer à leur milieu des partenariats favorisant la mise en oeuvre d’actions ou de services visant à prévenir l’abandon scolaire (84,5 %).

L’influence du CRÉPAS sur les milieux à risque d’abandon scolaire

Le CRÉPAS s’est engagé, à titre de partenaire, dans certains projets locaux en milieux dits plus à risque d’abandon scolaire. Les deux illustrations qui suivent concernent des villages ruraux particulièrement touchés par le décrochage scolaire.

En 2006, l’école primaire et secondaire Fréchette, située à L’Anse-Saint-Jean, a mandaté le CRÉPAS pour la réalisation d’une étude diagnostique portant sur la persévérance scolaire dans le Bas-Saguenay. Cette étude présente un portrait statistique et des pistes d’intervention qui ont inspiré le comité École éloignée en réseau/École-communauté du Bas-Saguenay-Sud dans le choix d’une nouvelle priorité de son plan d’action : favoriser la persévérance scolaire et augmenter le taux de diplomation. Cette étude a également mené à l’élaboration d’un projet d’implantation d’une maison familiale rurale dans le Bas-Saguenay-Sud.

Le CRÉPAS est partenaire du comité Action Réussite Jeunesse depuis 2000 pour lutter contre le décrochage scolaire dans le secteur nord de la Commission scolaire du Lac-Saint-Jean. Les différents projets menés dans ce secteur, comme l’organisation d’un forum sur la communauté éducative, sont accompagnés d’une importante hausse des taux de diplomation chez les garçons en particulier. En effet, leur taux de diplomation après sept ans au secondaire est passé de 48,7 % pendant la période 1996-1998 à 67,5 % durant les années 1999 à 2003.

Les perceptions des partenaires et des volontaires du CRÉPAS traduisent le fait qu’en appréhendant le décrochage scolaire comme un problème social et en repérant les inégalités sociospatiales intrarégionales de ce phénomène, les responsables ont proposé aux populations de cibler leur propre territoire et leurs propres jeunes.

La persévérance scolaire au Québec : une nouvelle priorité et de nombreux enjeux territoriaux

Depuis 2000, des interventions répétées ont permis de diffuser le modèle d’intervention du CRÉPAS dans d’autres régions au Québec, notamment là où la problématique de l’abandon scolaire est particulièrement préoccupante. Ainsi, fort des avancées obtenues après plus d’une quinzaine d’années, le CRÉPAS partage son capital d’expériences et de réflexions avec les autres régions du Québec et, au niveau national, avec divers organismes et instances gouvernementaux ou citoyens.

Depuis la naissance du CRÉPAS en 1996, plusieurs instances régionales de concertation (IRC) sur la persévérance scolaire et la réussite éducative au Québec se sont progressivement constituées, adoptant elles aussi les quatre axes d’intervention promus par le CRÉPAS et énoncés dans le rapport du Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec : « sensibiliser les membres d’une communauté sur leurs rôles respectifs dans la persévérance scolaire; mobiliser les acteurs autour de plans d’action structurants; mettre en place des actions collectives et multisectorielles; utiliser la recherche pour diffuser les connaissances » (Groupe d’action, 2009). Aujourd’hui, après une quinzaine d’années d’essaimage, chaque région compte maintenant sa propre IRC, ce qui confirme, de façon assez explicite, que le processus d’innovation sociale amorcé au Saguenay–Lac-Saint-Jean au regard de la persévérance scolaire a trouvé preneurs.

Le CRÉPAS a été l’un des acteurs de premier plan dans la mise sur pied des Journées interrégionales sur la persévérance scolaire et la réussite éducative qui ont eu lieu les 30 et 31 octobre 2008 au Château Mont-Sainte-Anne. Organisé par les instances régionales de concertation avec l’appui organisationnel de la firme McKinsey & Company ainsi que le soutien financier du Secrétariat à la jeunesse et de la Fondation Lucie et André Chagnon, cet événement a réuni près de 400 décideurs de toutes les régions du Québec (Comité de travail IRC, 2008). Événement phare de la prise de conscience collective des conséquences de l’abandon scolaire, les Journées interrégionales sur la persévérance scolaire et la réussite éducative furent l’un des premiers événements à dimension nationale à avoir permis d’élargir la prise de conscience des réalités complexes et des défis collectifs (à l’échelle nationale, régionale et locale) liés à l’abandon scolaire. Elles ont notamment permis de mettre en relief le coût sociétal de l’abandon scolaire et de faire le point sur la situation du décrochage scolaire, sur les enjeux qui y sont associés et sur les solutions à mettre en avant pour le contrer.

Comme le souligne L. Jacques Ménard, président du Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec, le CRÉPAS a également contribué à la mise sur pied du Groupe d’action : « Je remercie aussi chaleureusement Michel Perron (…) et l’équipe du Conseil régional de prévention de l’abandon scolaire au Saguenay–Lac-Saint-Jean (CRÉPAS) qui ont contribué de façon exceptionnelle à la naissance de ce projet (…) » (Groupe d’action, 2009, p. III). En effet, une conférence présentée en septembre 2008 par Michel Perron, cofondateur du CRÉPAS, auprès des dirigeants de cinquante grandes entreprises privées du Québec avait constitué un moment clé de l’implication des gens d’affaires sur la question de la persévérance scolaire. Le président de la Banque de Montréal, L. Jacques Ménard, s’était ensuite joint à Michel Perron pour mettre en place le Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec.

Publié en 2009, le rapport du Groupe d’action fait référence au CRÉPAS comme étant l’un des quatre « programmes les plus importants en matière de persévérance scolaire » au Québec (Groupe d’action, 2009, p. 19). Ce rapport a marqué le pas à une implication citoyenne qui demeure à l’avant-scène des efforts de mobilisation en cours pour atteindre un taux de diplomation de 80 % chez les moins de 20 ans d’ici à 2020. On assiste depuis à une phase d’appropriation des recommandations du rapport du Groupe d’action par, entre autres, les instances gouvernementales. En effet, les travaux du Groupe d’action ont influencé la rédaction de la Stratégie d’action jeunesse 2009-2014 du gouvernement québécois (Secrétariat à la jeunesse, 2009) et du plan ministériel L’école j’y tiens! Tous ensemble pour la réussite scolaire (MELS, 2009), ainsi que le soulignait Michelle Courchesne, la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport à l’époque : « L’urgence d’agir a été maintes fois évoquée au cours des derniers mois, notamment (…) par le Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec, dirigé par L. Jacques Ménard, président de BMO Groupe financier. »

Finalement, depuis la publication des premiers résultats de la mobilisation saguenéenne (Perron et al., 2000), les chercheurs d’ÉCOBES et les intervenants du CRÉPAS n’ont cessé de répondre à des invitations pour participer à des événements scientifiques ou à des rencontres de mobilisation à l’échelle locale, régionale, nationale, voire internationale (Veillette, 2010; Perron, 2010). Le modèle expérimenté au Saguenay–Lac-Saint-Jean a donc connu, par vagues successives d’essaimage, une visibilité partout au Québec, tant dans les milieux scolaires, communautaires, d’affaires, gouvernementaux qu’auprès de la presse régionale et nationale.

Les observateurs en conviendront, le processus d’innovation (Bouchard, 1999; Klein et Harrisson, 2007) a fait en sorte qu’en matière d’éducation trois concepts (décrochage scolaire, persévérance scolaire, territoire) ont gagné l’espace public et se sont imposés dans de nombreux milieux au Québec. D’ailleurs, faut-il le souligner, chacune des trois stratégies québécoises annoncées en 2009 a adopté ces mêmes référents pour opérationnaliser les mesures proposées qui apparaissent fort convergentes.

Conclusion

Les interventions du CRÉPAS en matière de prévention de l’abandon scolaire ont considéré dès le départ le territoire (régional et local) comme un ancrage fondamental. Sur ce socle s’est édifié un modèle fondé sur une approche stratégique et pragmatique du développement des communautés.

Les initiateurs du projet ont adopté les principes et les pratiques de l’action communautaire, affirmant dès les débuts (en 1996) que le décrochage devait être considéré comme un problème social. Un travail majeur de sensibilisation était donc à faire tant la problématique de l’abandon scolaire s’avérait peu présente dans les préoccupations des leaders régionaux. La tâche de mobilisation a donc nécessité de procéder à un recadrage pour convaincre qu’il s’agissait bel et bien d’un problème social. Une fois cette preuve de concept établie, il restait ensuite à s’assurer que les multiples transactions et ajustements entre des acteurs d’appartenances diverses (sociales, économiques, communautaires) pouvaient déclencher le changement social visé, en prenant le territoire comme référent d’un projet partenarial.

L’expérience d’innovation sociale qui a suivi cette mobilisation initiale a comporté de nombreux ancrages territoriaux : 1) l’importance de lier la persévérance scolaire à divers enjeux de développement régional; 2) l’inscription de l’abandon scolaire dans les priorités des États généraux sur le développement de la région en 1995; 3) un mode de financement relevant d’une politique publique innovante soutenant le partenariat gouvernement-région grâce à la signature d’ententes spécifiques de régionalisation; 4) des interventions délimitées à l’échelle locale ou régionale; 5) la mobilisation d’une communauté d’intérêts appartenant à une même entité territoriale; 6) des enjeux relatifs aux inégalités sociospatiales de scolarisation, notamment en ce qui a trait aux milieux urbains défavorisés et aux milieux ruraux. Cette expérience largement diffusée au Québec permet de réfléchir plus globalement sur le rapprochement devenu nécessaire entre « éducation et territoire ». Délaissant une lecture centralisatrice de l’école et s’appuyant sur la dimension spatiale, une vision plus systématique des relations entre éducation et enjeux régionaux émerge (Broccolichi et al., 2007, p. 31).

L’influence du territoire et de la communauté d’appartenance sur la scolarisation des élèves demeure une réalité prégnante en dépit des efforts consentis depuis la Révolution tranquille pour augmenter l’égalité des chances. En effet, les inégalités de scolarisation persistent au Québec, selon le genre, la région, le réseau public ou privé, le type de programme et l’origine socioéconomique des élèves. Les difficultés sont nombreuses dès lors qu’il s’agit d’interpréter les différenciations territoriales observées, celles-ci résultant d’une combinaison complexe de facteurs géographiques, historiques, économiques, démographiques et politiques. Il importe donc de s’interroger sur les causes et les conséquences à long terme de telles inégalités et de promouvoir la persévérance scolaire des jeunes générations, par un soutien à d’autres formes d’innovations sociales ciblant les parcours scolaires. Il est trop tôt pour porter un regard évaluatif sur les stratégies provinciales mises en place récemment au Québec en matière de lutte à l’abandon scolaire. Cependant, on peut déjà reconnaître que l’enjeu territorial constitue l’un des nouveaux objectifs ayant fait l’objet de consensus. Au cours de la présente décennie, il sera nécessaire de suivre l’évolution des taux de diplomation avant l’âge de 20 ans à l’échelle locale, régionale et nationale pour mieux appréhender les effets territoriaux de la mobilisation des acteurs et les enjeux soulevés par les divers modes d’action.

Si la théorie de la reproduction (Bourdieu et Passeron, 1970) demeure d’actualité pour comprendre la spirale d’échec d’une génération à l’autre, on doit considérer aussi le fait que les enjeux éducatifs apparaissent désormais indexés à des préoccupations locales et régionales, tout en devenant un projet citoyen. Comme l’affirment à juste titre Broccolichi et ses collègues, « La territorialisation des politiques éducatives, notamment, fait coexister une multitude d’espaces de décision du national au local, et complexifie du même coup les processus de régulation » (2007, p. 32). Par ailleurs, nous assistons actuellement au Québec à un jeu de forces politiques, économiques et scientifiques autour de cet enjeu de la persévérance scolaire, au sein desquelles les institutions publiques (MELS, Fédération des commissions scolaires, Secrétariat à la jeunesse, Tables interordres), les organismes régionaux (conférences régionales des élus, instances régionales de concertation), les grandes entreprises (BMO, Rio Tinto Alcan, Hydro-Québec), les fondations privées (Fondation Lucie et André Chagnon) et de nombreux organismes locaux (ROCQLD) tentent de négocier les normes, les arrangements et les compromis appropriés.

Comment en effet, dans l’écheveau d’une problématique sociale déjà complexe et de variations sociospatiales notables, départager les responsabilités des processus de régulation qui sont liés à la fois à l’approche territoriale, à la mobilisation d’acteurs, à l’alliance de partenaires, à la performance des établissements scolaires, à l’innovation?