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Introduction

Au cours des premières années du XXe siècle, le monde ouvrier et la réalité urbaine des sans-travail s’inscrivaient en constante mouvance au sein des nations industrialisées. La province de Québec et, en particulier, la cité de Montréal, métropole canadienne et plus grande ville au pays, n’échappaient pas à la réalité occidentale des populations ouvrières « flottantes » issues de l’exode rural et de l’immigration transatlantique des années 1900. L’importance de la ville de Montréal est ainsi prépondérante dans la précocité de l’adoption de lois du travail au Québec – par rapport aux autres provinces et même à l’État fédéral – et dans la reconnaissance précoce de l’urgence de législations ouvrières. Le problème du chômage prenait alors une acuité grandissante dans les centres urbains industriels et l’instauration de bureaux d’emploi publics apparaissait comme une solution novatrice dont se dotaient certains États.

Cet article s’attache, de ce fait, à comprendre les premières prises en charge, privées et publiques, d’une génération omniprésente au sein des cités industrielles du début du XXe siècle : celle des journaliers sans travail. Cette analyse s’intéresse plus particulièrement aux bureaux et agences de placement qui s’offrent comme un moyen « scientifique » et novateur de distribution de la main-d’oeuvre et de mise en rapport du travail et du capital. En effet, les économistes des années 1900 viennent redéfinir la génération des sans-travail et en l’occurrence les nouvelles politiques créées pour les soutenir. Le gouvernement du Québec avec sa Loi des bureaux de placement pour ouvriers mise en place dès 1910, s’inscrit en définitive dans cette mouvance pionnière de la sphère publique et des cadres conceptuels de la génération du « chômeur » qui annonce les programmes d’aide à l’emploi des années à venir.

Toutefois, même nés d’une conception du travail qui se voulait scientifique et d’une volonté de rationaliser la distribution de l’ensemble de la main-d’oeuvre, les bureaux de placement gratuits des années 1910 restaient pour les contemporains cette institution que l’on surnommait de façon fort révélatrice « l’oeuvre du gouvernement »[1]. Ce programme d’emploi public gratuit possédait ainsi une dimension charitable qui l’assimilait à une oeuvre gouvernementale prenant en charge les petites gens exploités par les agences d’emploi payantes. Le bureau provincial trahissait ainsi une ambivalence identitaire entre l’établissement de secours et l’agence publique issue d’un concept opératoire de l’économie sociale du travail. En clair, « l’oeuvre » provinciale témoignait d’une transition, qui n’était pas encore pleinement accomplie, entre l’indigent sans travail et l’ouvrier en chômage. Le crépuscule de la Première Guerre mondiale qui pointait à l’horizon en 1918 changeait la donne et marquait un moment charnière pour les bureaux de placement publics. Ces derniers captaient alors l’attention du gouvernement fédéral et prenaient une autre dimension sous la coordination d’une nouvelle entité interprovinciale régulant à l’échelle nationale la génération des sans-travail et des démobilisés : le Service d’emploi du Canada[2].

Ce texte s’alimente, en partie, à nos recherches historiques doctorales qui portent sur la problématique des premières politiques gouvernementales liées à l’emploi et sur la naissance du chômeur moderne au Canada[3]. Les sources principales qui fondent cette étude sont, en premier lieu, les rapports annuels du ministère des Travaux publics et du Travail du Québec de 1911 à 1931, conservés, entre autres, à la Bibliothèque nationale du Québec. Rappelons que c’est ce ministère qui dirigeait et finançait les bureaux d’emploi publics de l’époque. Ces documents annuels contiennent notamment des rapports produits par les inspecteurs des établissements industriels chargés d’inspecter les bureaux de placement privés payants. On retrouve également dans ces rapports gouvernementaux des statistiques pertinentes sur les bureaux d’emploi et leurs clientèles. En second lieu, le fonds du ministère fédéral du Travail (RG27) et les dossiers du Service d’emploi du Canada, conservés aux Archives nationales du Canada, contiennent également plusieurs informations et données (règlements, administration, correspondance) sur les cinq bureaux de placement du Québec de l’époque.

Présentant, en premier lieu, une synthèse de l’historiographie des bureaux publics de placement, nous centrerons, par la suite, notre analyse sur la problématique de l’émergence des agences d’emploi (privées et publiques) pour ouvriers au Québec au début du XXe siècle. Poursuivant notre approfondissement de la question nous constaterons, dans une troisième section, la nature identitaire ambivalente de ce premier service de chômage provincial.

L’historiographie de l’agence publique et du « chômeur »

De manière générale et succincte, les premiers comptoirs publics d’enregistrement pour ouvriers apparaissent dans l’environnement des grandes cités industrielles européennes à la fin du XIXe siècle. Ces bureaux d’emploi étaient organisés principalement sous la direction des municipalités et, en deuxième instance, sous la gestion du gouvernement provincial ou régional. Ils ont été implantés durant les années 1880 dans quelques villes industrielles allemandes et se sont développés au cours de la décennie suivante[4]. Comme le rappelle la sociologue Bénédicte Zimmermann, c’est au sein de l’Allemagne de Bismarck que le réseau de placement est le plus efficacement imbriqué avec les autorités publiques locales et les demandes des employeurs[5]. Ce programme de distribution de la main-d’oeuvre régulait la masse ouvrière urbaine composée essentiellement des travailleurs manuels et des servantes.

Il est toutefois important de préciser que le travail de B. Zimmermann sur la « construction du chômage » en Allemagne ne se réduit pas au développement des bureaux publics de placement, mais montre plus généralement les difficultés de l’émergence de la catégorie « chômage » en Allemagne. Ce travail est exemplaire, car il montre que l’institution des règles du chômage n’est pas seulement une question de volonté politique, mais dépend, en amont, de tout un travail préparatoire d’élaboration de catégories cognitives et normatives, en particulier lié au travail statistique et à la codification juridique. Zimmermann reprend de ce point de vue le travail séminal de R. Salais, N. Baverez et B. Reynaud (1986) sur l’émergence des « conventions de chômage » et l’étude de C. Topalov, dans le cas français[6]. Soulignons de même les travaux récents de l’économiste française Guillemette de Larquier, sur l’émergence des services publics de placement[7].

L’historiographie révèle ainsi que la naissance de l’étiquette sociale de chômeur ne dérive pas d’un processus de découverte. Ainsi, en un sens, les sociétés industrielles de la fin du XIXe siècle ne découvrent pas le chômeur, elles l’inventent. Ses réformateurs du travail, ses théoriciens des structures ouvrières et ses scientifiques de l’économique et du social créent et décrivent la catégorie de chômeur. Ils le font principalement dans le but de prescrire des remèdes à ce nouveau « mal » du corps social industriel. Décrire et prescrire sont au fait deux forces qui agissent conjointement dans l’histoire du chômage.

Cette histoire de la prise en charge des sans-emploi est également celle de la montée du travail social, de la science économique et de la statistique sociétale comme instruments de savoir et de pouvoir. Ces instruments seront utilisés par les États qui se serviront désormais de la science pour comptabiliser leurs populations ouvrières et intervenir sur leurs classes paupérisées. Dès lors, il est essentiel de comprendre que la conceptualisation et la catégorisation du chômage n’étaient pas seulement un enjeu cognitif, mais aussi un enjeu politique.

En ce qui a trait à la Grande-Bretagne, les travaux exemplaires du sociologue britannique Malcolm Mansfield sur la catégorie de chômage et les bureaux de placement sont un apport essentiel à l’historiographie (Aux sources du chômage, en collaboration avec R. Salais, 1994)[8]. Les analyses du chômage dans l’environnement industriel anglais de l’historien John Burnett (Idle Hands, 1994) dressent également un portrait éclairant sur la question.

Les études historiques rappellent qu’en Grande-Bretagne des essais de distribution publique de la main-d’oeuvre, plus ou moins concluants, furent tentés quelques années après mise en place des bureaux d’emploi allemands. Le London Labour Bureaux Act de 1902 et l’Unemployed Workmen Act de 1905 sont ainsi deux lois pionnières adoptées à cette époque[9]. Se fondant sur le modèle londonien, l’Unemployed Workmen Act avait introduit l’idée de réseaux de bureaux de placement publics pour journaliers et servantes. Cette politique fut toutefois jugée insuffisante et défaillante. Dès lors, les critiques répétées des parlementaires anglais à l’égard de la loi de 1905 – mais aussi à l’égard du cadre juridique vieillissant des Poor Laws – ont mené à la mise sur pied d’une commission royale d’enquête ayant pour rôle d’étudier, de manière exhaustive, la question du chômage et de la pauvreté au Royaume-Uni. Entre 1907 et 1909, la Royal Commission on the Poor Laws and Relief of Distress a ainsi effectué une vaste étude nationale sur les politiques gouvernementales d’assistance aux pauvres et aux travailleurs ainsi qu’une enquête sociologique exhaustive auprès des clientèles ouvrières et paupérisées du Royaume-Uni[10]. Un réseau structuré de bureaux d’emploi publics naissait finalement dans les villes anglaises en réponse aux recommandations du rapport final de la commission de 1909. Le nouveau régime de soutien à la main-d’oeuvre adopté par le Parlement britannique était alors désigné sous le nom de Labour Exchanges of the United Kingdom[11].

Les États-Unis expérimentaient de même, au cours des années 1900, des programmes de placement publics pour ouvriers, particulièrement dans la région de Boston. Ainsi, les importants travaux produits par les historiens américains Alexander Keyssar (Out of Work, 1986) et Udo Sautter (Three Cheers for the Unemployed, 1991) analysent en profondeur la problématique du chômage nord-américain du début du XXe siècle et ses manifestations dans les États de la Nouvelle-Angleterre[12]. Ces auteurs dressent, entre autres, un portrait éclairant sur les bureaux d’emploi publics du Massachusetts et les agences payantes de Boston.

En ce qui a trait à l’historiographie canadienne et québécoise, citons, en premier lieu, les travaux essentiels de Terry Copp (Classe ouvrière et pauvreté, 1978), de Bettina Bradbury (Familles ouvrières à Montréal, 1993) et de Michael Piva (Condition of the Working Class, 1979) qui analysent en profondeur la manière dont l’ouvrier du début du XXe siècle et sa famille font face aux difficultés constantes émanant des phases épisodiques du chômage[13]. Ces études générales côtoient certains travaux qui portent spécifiquement sur la problématique des chômeurs canadiens. En ce sens, la vaste étude menée par les historiens Peter Baskerville et Eric Sager (Unwilling Idlers, 1998) sur les sans-travail de la fin du XIXe siècle ; les travaux sur les politiques canadiennes de chômage des années 1900-1930 de James Struthers (No Fault of Their Own, 1983) ; et les analyses du phénomène des chômeurs immigrants de l’historien Donald Avery (Dangerous Foreigners, 1979) enrichissent grandement l’historiographie sur la question des Labor Agencies canadiennes du tournant du XXe siècle[14].

L’émergence de bureaux de placement publics au Québec

Centrons maintenant notre analyse sur la genèse des bureaux de placement publics au Québec en examinant les conditions historiques de cette émergence et en particulier la dénonciation des agences d’emploi privées. En effet, les pressions politiques et syndicales pour l’introduction d’une loi sur les bureaux d’emploi publics gratuits menaient à l’ouverture des premiers comptoirs publics de placement pour ouvriers et ouvrières.

Des agences d’emploi payantes au commerce douteux

Les vitrines des agences de placement payantes pour ouvriers apparaissent dans le paysage des villes nord-américaines à la fin du XIXe siècle. Au Québec, le commerce entrepris par les bureaux d’emploi privés s’implante à Montréal dans l’environnement des grandes vagues d’immigration de la période. Ces derniers profitent ainsi d’un large bassin de population « flottante », composé de milliers de chercheurs d’emploi, débarquant dans la métropole canadienne. Dès lors, les affaires des agences d’emploi sont florissantes à Montréal entre 1880 et 1918[15]. Ainsi, en 1910, les inspecteurs du ministère des Travaux publics du Québec répertorient pas moins de 22 agences de placement payantes en activité dans la métropole. Ces comptoirs étaient installés principalement dans le secteur des rues Craig et Saint-Antoine et servaient surtout à répondre aux importantes demandes de main-d’oeuvre provenant des grands chantiers de construction, du chemin de fer, de l’industrie forestière et du secteur agricole canadien[16].

Ajoutons que des agences d’emploi pour femmes et jeunes filles existaient également dans le Montréal de l’époque[17]. Ces bureaux payants étaient dans l’ensemble spécialisés dans le placement des servantes et des domestiques. Bien présents au centre-ville, on en comptait pas moins d’une douzaine en 1911[18]. Ces comptoirs féminins s’attachaient ainsi à combler les demandes de domestiques émanant des maisons bourgeoises, des grandes institutions religieuses et des services hôteliers montréalais[19].

Toutefois, si l’utilité des agences privées était réelle, la tendance à l’exploitation des chômeurs par les agents d’emploi, qui profitaient d’une main-d’oeuvre fragilisée, issue de l’exode rural ou de l’immigration récente, était fréquemment dénoncée, notamment par les inspecteurs du ministère des Travaux publics et du Travail[20]. Ainsi, plusieurs de ces agences promettaient des postes intéressants aux ouvriers en recherche d’emploi nouvellement débarqués aux portes de la métropole. Or, ces bureaux ne procuraient en général que des places de manoeuvres, sous-payées et de courte durée, dans les camps et chantiers du chemin de fer et de l’industrie forestière, en activité dans l’arrière-pays, où la force de travail était exploitée par la grande entreprise.

Les ouvriers canadiens-français, issus ou non de l’exode rural, vivaient eux aussi une relation semblable avec les agences d’emploi privées. L’inspecteur en chef Guyon se désolait de cette situation. Il écrivait dans son rapport, à l’été 1911 : « Que de nombreux émigrants ne connaissant pas la langue du pays, que de pauvres journaliers venus de la campagne ne furent-ils pas détroussés dans ces bureaux où la rapacité des agents égalait la mauvaise foi des contracteurs. Ces abus si souvent dénoncés dans les journaux furent maintes fois portés devant les tribunaux[21]. »

Une pression sociale pour des bureaux publics gratuits

Par conséquent, une implication du ministère provincial des Travaux publics et du Travail s’imposait au sujet de la problématique des comptoirs ouvriers payants du centre-ville montréalais. La consultation des débats de l’Assemblée législative du Québec tenus au printemps de 1910 révèle que ce sont essentiellement les pressions et doléances du mouvement syndical – comme ce fut d’ailleurs le cas dans l’État du Massachusetts quelque temps auparavant (A. Keyssar) – qui sont à l’origine de la loi des bureaux de placement[22]. À la séance du 19 avril, au cours de laquelle les parlementaires débattent du projet de loi, le ministre des Travaux publics, Louis-Alexandre Taschereau, explique : « [...] du reste, dans ce bill nous n’avons fait autre chose que ce qui a été demandé par les syndicats ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire par le Congrès des métiers et du travail du Canada[23]. »

Le ministre ainsi que le député ouvrier Joseph-Alphonse Langlois et le nationaliste Armand Lavergne donnent des renseignements sur l’origine et les visées du projet de loi. Taschereau, le principal interlocuteur, rappelle à l’Assemblée que « [l]es ouvriers se sont plaints souvent de l’absence de bureaux honnêtes, sous la direction du gouvernement. La présente loi est pour se rendre à leurs voeux […] D’une manière générale, ce bill vise à supprimer les abus, plus particulièrement à Montréal où, dans bien des cas, des ententes sont prises entre agents de placement et contremaîtres de manufactures et par lesquelles des ouvriers se font voler leur argent[24]. »

Du côté des organisations syndicales, le vice-président du Conseil des métiers et du travail du Canada, J.T. Foster, donnait un appui officiel à cette politique de bureaux publics. Il approuvait ce programme même si, comme il le précisait, ses membres recouraient peu aux comptoirs du gouvernement. Ce dernier rappelait que ce sont principalement les ouvriers non syndiqués, et non organisés, qui utilisent les bureaux d’enregistrement[25]. Cela étant dit, notre étude révèle que par la suite, à mesure que s’avancent les années 1910, l’engagement réel des représentants syndicaux en regard des établissements publics d’emploi sera somme toute assez faible. En effet, la relative indifférence des organisations ouvrières face aux comptoirs du gouvernement limitera le soutien, à la fois, du politique et de l’opinion publique, accordé à l’entreprise par ces services au Québec. Ainsi, l’organisation syndicale des années 1910, la voix la plus forte de la classe ouvrière au Canada, considère peu, ou pas, les distributions publiques de main-d’oeuvre comme un programme qu’elle utiliserait et qu’elle aiderait, en l’occurrence, à faire croître et évoluer. Par conséquent, la marginalité et la nature non qualifiée de la clientèle des bureaux gratuits du gouvernement québécois en sont renforcées tout au long de la période.

L’ouverture des premiers comptoirs d’enregistrement québécois

La Loi relative à l’établissement de bureaux de placement pour les ouvriers est adoptée le 4 juin 1910 par l’Assemblée législative du Québec sous le gouvernement libéral de Lomer Gouin[26]. Cette loi donne alors au lieutenant-gouverneur l’autorisation d’établir et de maintenir dans les villes du Québec des agences d’emploi pour ouvriers et de nommer un surintendant pour diriger chacune d’elles[27]. Ces établissements relèvent du ministère des Travaux publics et du Travail, qui en contrôle la gérance et l’administration. À l’évidence, le service des bureaux publics est fondamentalement gratuit et désintéressé. Aucune contribution, qui prend ailleurs la forme d’une cotisation aux agents d’emploi, n’est demandée aux ouvriers et ouvrières[28]. Au point de vue du système opératoire, tous les solliciteurs d’emploi devaient remplir une fiche d’enregistrement à un guichet du bureau[29]. Cette fiche était utilisée pour le traitement du dossier et, plus globalement, pour la compilation statistique de la population en chômage effectuée pour le compte du ministère des Travaux publics et du Travail.

Au cours de l’année 1911, le gouvernement provincial inaugure deux premières agences gratuites à Montréal et Québec. Le bureau d’enregistrement ouvrier de Québec ouvre ainsi ses portes le 18 avril 1911 dans le quartier ouvrier Saint-Roch[30]. Le surintendant de cette officine est Félix Marois, un fonctionnaire d’expérience du ministère des Travaux publics et du Travail. Il a sous ses ordres un assistant très au fait de la science statistique du chômage, Alfred Crowe, qui occupe subséquemment la surintendance à la fin des années 1910.

Le bureau d’emploi provincial de Montréal entreprend quant à lui ses activités le 2 avril 1911 au coeur du secteur des agences de placement payantes de la rue Craig[31]. Le surintendant de l’agence gouvernementale est Francis Payette, un fonctionnaire d’expérience du Ministère. Le surintendant Payette connaît et utilise, entre autres, avec enthousiasme la nouvelle science statistique appliquée à la main-d’oeuvre, comme en témoigne notre analyse des rapports annuels du ministère des Travaux publics publiés entre 1910 et 1932.

De plus, signalons que l’inspecteur en chef provincial des établissements industriels, Louis Guyon, fait également office de pionnier en la matière[32]. L. Guyon est une figure marquante dans le domaine du travail et des conditions ouvrières au gouvernement du Québec. Il est d’abord inspecteur des établissements industriels et publics dans les années 1890, puis est promu inspecteur en chef en 1901. Il devient le premier sous-ministre du Travail du Québec en 1919, à la suite de la scission du ministère des Travaux publics et du Travail. Fait à noter, les inspecteurs des établissements industriels étaient chargés, à partir de 1910, de la vérification et du contrôle annuels des agences de placement payantes pour ouvriers de Montréal[33].

Accompagné de Francis Payette, l’inspecteur Guyon avait visité, quelques mois avant l’installation des bureaux au printemps de 1911, certaines agences de placement publiques de la région de Boston. Ils empruntèrent alors à leurs homologues américains certains modèles de registres (rubriques des demandeurs d’emploi, présentations des données statistiques) et, de manière plus générale, reproduisirent l’aspect administratif des bureaux d’enregistrement ouvriers bostonnais : organisation des comptoirs, tâches du personnel, etc.

Quelques années plus tard, au lendemain de l’adoption de la Loi de coordination des bureaux de placement de 1918, un haut fonctionnaire provincial, Joseph Ainey, était nommé surintendant général des bureaux de placement par le gouvernement de la province de Québec[34]. L.-A. Taschereau, à la veille de devenir premier ministre, l’avait promu à ce poste au courant de l’année[35]. Pour la coordination fédérale des bureaux provinciaux, Ainey collabore plus particulièrement avec Louis Guyon, nommé sous-ministre du Travail en 1919, et Francis Payette du bureau de Montréal. Le surintendant Ainey écrit alors : « Ce service a pris une importance considérable non seulement en Angleterre, mais aussi aux États-Unis, et notre pays, le Canada, est entré en lice suivant l’exemple des pays les plus avancés. Partout l’on se pénètre de l’idée que l’État se doit de secourir ceux qui sont sans ouvrage, et que l’on ne peut laisser plus longtemps aux bureaux de placement privés la responsabilité de la distribution du travail. L’on considère que c’est le devoir de l’État d’intervenir dans l’intérêt des employeurs et des employés[36]. »

Entre service d’emploi précurseur et « oeuvre gouvernementale »

Force est de constater que ce programme du ministère des Travaux publics et du Travail – s’il aplanit, en un sens, certaines difficultés vécues par la classe laborieuse – relevait d’une logique nouvelle qui échappait aux précédentes lois portant sur la protection physique et l’âge des travailleurs ou, encore, sur le contrôle de la sécurité industrielle : l’Acte des manufactures (1885), la Loi des établissements industriels (1894), la Loi concernant les responsabilités des accidents (1909) ou encore la Loi sur le travail (1910)[37]. Dès lors, la décennie 1910 est différente et n’est pas nécessairement en continuité avec les précédentes. Ainsi, ce qui est remarquable avec la législation sur les bureaux de placement est que l’interférence dans le jeu du marché, même minimale ici, ne se justifie ni par une question d’hygiène ni en raison des dangers de l’usine, mais par une préoccupation d’ordre plus général. La province de Québec, comme certains gouvernements occidentaux de cette époque, aspire désormais à occuper un rôle de distributeur public d’emploi. S’inspirant des nouvelles théorisations du travail appliquées en Grande-Bretagne, le gouvernement provincial entreprend de coordonner la libre circulation du marché de l’emploi ouvrier, et ce, aux dépens des agences de placement privées.

Les premiers bureaux publics québécois ou britanniques, sous des spécificités nationales différentes, apparaissent conjointement avec les nouvelles conceptions du chômage qui s’élaborent au début du XXe siècle. Ces interprétations renouvelées sont illustrées dans le rapport final de la Commission britannique de 1909. L’ouvrage marquant de l’économiste William Beveridge, Unemployment : A Problem of Industry, vient de manière similaire remodeler les catégories de chômage et de pauvreté[38]. Comme le constate le sociologue Malcolm Mansfield, W. Beveridge participe activement aux analyses et aux recherches de la Commission royale et il rédige et signe le rapport minoritaire de cette enquête[39].

Ajoutons que certains journaux et quotidiens montréalais de la période venaient concourir à transmettre dans la province de Québec les grandes lignes de ces nouvelles conceptions britanniques du chômage. Ainsi, il est intéressant de constater que le rapport final de la Commission royale britannique de 1909 produisait un retentissement certain au Canada et provoquait des échos outre-Atlantique au coeur même des journaux de Montréal. Par exemple, le Montreal Daily Witness rapportait, en février 1909, un résumé de cet important rapport sociologique, de même qu’il rapportera tout au long de la décennie 1910 de brefs comptes rendus sur les recherches contemporaines menées sur le phénomène de l’unemployment[40].

Le remaniement des lois des pauvres par la commission royale d’enquête vient notamment changer les perspectives du chômage et de pauvreté. Cette vaste étude sociologique des populations ouvrières et indigentes de Grande-Bretagne recommandait, entre autres, la mise en place de programmes gouvernementaux prenant en charge de façon distincte le chômeur et le pauvre. Ces nouvelles politiques d’emploi permettaient en l’occurrence de déstigmatiser les chômeurs valides en les dissociant de la classe des pauvres inactifs.

Ce changement de paradigme contribue à marquer une scission fondée globalement sur la capacité de travail de l’individu. Cette conception amène alors à classer, d’un côté, le pauvre et « l’inemployable » et, d’un autre côté, le chômeur et « l’employable »[41]. Ces nouvelles théorisations du social et du travail conduisent notamment les réformistes à abandonner la classe des pauvres comme catégorie scientifiquement modifiable. Ces derniers se recentrent dès lors sur le cas du chômeur urbain en laissant de côté l’inemployable. Certains économistes de la période distinguent alors les besoins des ouvriers et les besoins des pauvres[42]. C’est dans cet esprit réformateur de l’économie sociale du travail que les premiers bureaux publics sont implantés dans les cités anglaises pour offrir un service d’aide au placement à la classe des chômeurs employables et non un service d’assistance aux pauvres. C’est dans ce même esprit que sont implantés à Montréal et Québec les premiers bureaux publics provinciaux.

Cela étant dit, en portant un regard général sur la réalité sociale et économique dans laquelle existent et subsistent les sans-travail de cette époque, on constate que, dans les faits, l’étiquette d’indigent reste accolée aux chômeurs des années 1910. Comme le rapporte notre étude, les chômeurs et chômeuses de Montréal, qui peinent à se détacher de l’image victorienne du sans-travail – ces clients des refuges, maisons de travail ou oeuvres charitables –, restent en réalité des pauvres « employables » et éventuellement « plaçables » par les instances publiques[43].

Les pertes épisodiques d’emploi et de revenu font partie intégrante de l’existence du prolétariat des cités industrielles. Les périodes de chômage cyclique sont intimement liées à la vie de l’ouvrier et de sa famille. Faire face au chômage, qui viendra assurément, par différents modes de protection est ainsi une fonction primordiale de la famille ouvrière évoluant dans un monde du travail instable et précaire[44]. Pour bon nombre d’ouvriers nord-américains de la période, s’adapter aux conséquences de la perte d’emploi fait partie de la réalité quotidienne. À Boston comme à Montréal, les municipalités et les institutions de secours privées tardent à faire une scission conceptuelle entre la pauvreté chronique et le chômage à essence épisodique. Keyssar rappelle que, jusqu’à la fin de la Grande Guerre, le chômeur est aidé essentiellement en tant que pauvre et indigent (destitute) et non comme un travailleur ayant perdu son emploi et ses revenus[45]. Par conséquent, le chômeur de l’époque doit être en état de paupérisation avancé pour espérer recevoir de l’aide des institutions publiques. C’est en tant que pauvre et non en tant que chômeur que l’ouvrier en manque de travail est modestement soutenu par les autorités municipales et religieuses. À l’exception des programmes ponctuels de travaux publics pour sans-travail, la conception de l’aide au chômeur et la forme générale qu’elle prend se confondent avec le secours traditionnel aux pauvres[46]. Cette situation s’applique dans les villes américaines, mais aussi dans les villes canadiennes comme Montréal et Toronto. Le tournant vers un début d’implication étatique dans le social suivant la démobilisation de la Première Guerre mondiale vient également toucher, dans une temporalité semblable, le Québec et le Massachusetts.

Conclusion

Si, avec les premières études sociologiques sur la classe ouvrière, une différenciation sémantique commence timidement à s’opérer entre le chômage et la pauvreté – fissurant ainsi le moule traditionnel des Poor Laws qui teinte aussi en filigrane les politiques sociales canadiennes –, la condition de chômeur est longtemps associée à l’état de pauvreté. Pour le prolétaire des années 1900, la nécessité de faire face au chômage et de survivre aux pertes épisodiques de salaire est indissociable de la corvée plus générale et plus permanente consistant à supporter le fardeau d’être pauvre.

Dès lors, le demandeur des premiers bureaux d’emploi de Boston ou Montréal, ce chômeur nouveau enregistré sous la méthode statistique, est toujours, et ce, sans surprise, issu de la classe des travailleurs non qualifiés et du monde précaire et peu enviable du journalier errant ou de la servante sans place stable des villes industrielles. Comme le révèle notre étude, dans les faits, le comptoir public provincial s’adresse aux secteurs les plus fragiles et les plus précaires de la classe ouvrière, pour des emplois relativement non qualifiés. Cette politique apparaît en définitive comme un substitut à l’assistance, une façon de prévenir l’intervention des services d’aide.

Pour conclure, dans la réalité ouvrière concrète du Montréal des années 1910, la scission analytique entre l’indigent sans travail et l’ouvrier en chômage apparaît comme étant problématique, et ne s’est réalisée que progressivement. Ce constat, loin d’être spécifiquement québécois, vaut pour différents pays selon des modalités et des temporalités différentes. Il est ainsi important de prendre en compte que, suivant les spécificités nationales, la catégorie de chômage ne se constituait pas de manière identique pour tous les pays ou toutes les provinces. Toutefois, cette dernière question, sans doute trop ambitieuse pour le présent propos, supposerait une véritable comparaison internationale ouvrant la porte, en définitive, à la possibilité fructueuse de recherches futures sur l’émergence pionnière de la catégorie de chômeur au Canada.