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Introduction

C’est en raison du succès mitigé des politiques nationales et internationales visant à combattre l’appauvrissement des femmes que les microprojets économiques leur étant destinés ont connu une popularité planétaire. En réponse aux retombées des ajustements structurels sur les femmes, on a privilégié au « Sud économique » des politiques d’appui aux micro-initiatives économiques des femmes axées sur le microcrédit. Les institutions internationales appuient également depuis plusieurs années des microprojets générateurs de revenus issus du secteur informel : petites initiatives familiales, économiques, commerciales, agricoles et artisanes. La consolidation de ces activités microéconomiques répond, selon ces institutions, aux besoins des femmes en situation de pauvreté. La Banque mondiale et l’Organisation internationale du travail (OIT) affirment intervenir ainsi en faveur de l’élimination de la pauvreté féminine (OIT, 2008; Cheston et Kuhn, 2002). Qu’elles soient familiales, collectives ou informelles, ces micro-initiatives amélioreraient le bien-être des enfants appauvris tout en encourageant la croissance économique, en augmentant l’employabilité des femmes (Sabarwal et al., 2010) et en assurant la défense de leurs droits (Guérin et al., 2009. p. 78).

Outre la microfinance, ce concept de micro-initiatives économiques englobe aussi l’économie sociale[1] et la microproduction dans le secteur informel (Leblanc Dominguez, 2005). Celles-ci ont plusieurs caractéristiques communes (Gentil, 2002), dont l’ancrage territorial et une relation de proximité avec les populations locales (Guérin et Servet, 2005). Or, seule la microfinance se retrouve « dans les régions les plus diverses du globe » (Guérin et Servet, 2005, p. 1). Mais, tout en générant des revenus personnels et familiaux, les projets d’économie sociale sont ancrés dans une société civile organisée et reflètent « l’aspiration (collective) à une autre économie » (Favreau et al., 2002, p. 18). Le concept d’une économie sociale transformant le paradigme économique classique a aussi été élargi par le mouvement féministe québécois, il y a vingt ans, au travail féminin associé aux sphères privée et communautaire (COCÉS, 1996).

L’appui du Québec aux micro-initiatives économiques s’est centré sur l’économie sociale et solidaire, issue de la tradition française et ancrée dans les réseaux franco-québécois. Le gouvernement québécois a ainsi pu répondre à une revendication du mouvement féministe québécois : que soit « [offerte] une alternative à l’exclusion marquée de beaucoup de femmes de l’économie de marché » (Marche des femmes, 1995, p. 5). Son appui à l’économie sociale a aussi permis au gouvernement de développer une nouvelle offre de services, de réduire la taille de son appareil (Côté, 2010), de poursuivre sa décentralisation (Villeneuve, 2005) et d’introduire de nouveaux principes de « bonne gouvernance » régionale. Québec a donc mis l’accent sur des politiques d’appui à l’économie sociale, conçus au départ « (pour) créer des emplois accessibles […] aux femmes » (Panet-Raymond, 1998), tant et si bien que les groupes de femmes régionaux ont été désignés au départ par le gouvernement du Québec comme cogestionnaires des politiques d’appui à l’économie sociale. Le premier Plan d’action d’économie sociale (Comeau et al., 2002) plaçait en effet les groupes de femmes régionaux au coeur des mécanismes d’octroi et de gestion des financements locaux et leur confiait le leadership dans la définition du champ de l’économie sociale dans les 17 régions québécoises. Des comités régionaux en économie sociale (CRÉS) étaient chargés de « développer des critères et des modalités d’allocation budgétaire pour les projets d’économie sociale de leur propre région » ainsi que d’« évaluer les projets qui leur [étaient] présentés et procéder à l’octroi des subventions » ; ils étaient paritaires (représentants de directions régionales et de groupes de femmes) et dirigés par les groupes de femmes régionaux (Côté et Maurice, 2005, p. 6).

Ces groupes ont été exclus quelques années plus tard et le discours public sur l’économie sociale s’est transformé, excluant toute référence à l’appauvrissement des femmes ou à une conception féministe de l’économie sociale (Côté, 2010). Comment expliquer ce revirement, alors que le Québec est généralement considéré comme avant-gardiste dans le domaine des droits des femmes? D’une part, le gouvernement québécois a été très lent à mettre en oeuvre des mesures transversales en matière d’égalité. D’autre part, l’architecture même du mouvement communautaire québécois y a contribué : le Chantier de l’économie sociale a été créé et financé parallèlement aux structures nationales du mouvement des femmes qui portaient la revendication de l’économie sociale dans la rue. Les tensions ainsi créées entre ces deux secteurs du mouvement communautaire ont été résolues par la consolidation du Chantier. Désormais centrées sur la préparation de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000, les organisations féministes nationales ont rapidement délaissé, par défaut, le dossier de l’économie sociale, le laissant entre les mains des organisations féministes régionales. Mentionnons également la volonté gouvernementale de décentraliser le dossier de l’économie sociale auprès d’acteurs locaux, par ailleurs très peu rompus à la question des femmes et sans directives claires à cet effet. L’exclusion du thème de l’appauvrissement et de l’égalité des femmes a donc résulté de l’effet combiné de choix gouvernementaux et de mouvements sociaux.

Cet article porte sur un aspect particulier de la situation : la disparition du discours et des stratégies visant spécifiquement les femmes au sein des politiques d’appui local à l’économie sociale. Constatée dès 2003 (Côté, 2010), cette disparition persiste-t-elle toujours, malgré les politiques d’égalité, pourtant avant-gardistes, du gouvernement québécois? Nous voulions vérifier auprès d’acteurs locaux en économie sociale le maintien de l’exclusion de ce discours et de ces stratégies. Cet article ne porte pas en tant que tel sur les politiques québécoises locales d’appui à l’économie sociale, mais plutôt sur la façon dont celles-ci « atterrissent » dans l’espace local, si elles prennent en compte les projets lancés à l’initiative des groupes de femmes ainsi que le discours sur les besoins des femmes appauvries. Alors qu’entre 1996 et 2000 les groupes de femmes avaient cogéré les mesures locales d’économie sociale et fait adopter des critères féministes[2] pour le choix de projets à financer, l’institutionnalisation de ces politiques aurait-elle écarté de façon définitive cette vision ainsi que leur leadership (Côté, 2010)?

Pour répondre à cette question, nous avons entrepris une recherche d’ampleur limitée, reprenant les principaux paramètres d’une autre étude plus large sur le sujet et menée entre 1999 et 2001 dans sept régions québécoises. Dans ce cas-ci, des entretiens ont été conduits auprès d’acteurs locaux en économie sociale dans les cinq MRC[3] d’une région québécoise[4]. Tous les agents locaux des structures de financement en économie sociale de ces localités ont été interrogés, de même que des représentants d’organismes ayant reçu un financement local en économie sociale[5]. Ces répondants ont dressé le portrait du cheminement administratif du financement de projets locaux en économie sociale. Ils ont aussi décrit les structures de gestion des programmes, les projets récipiendaires de financement, la place des groupes de femmes locaux en économie sociale et le discours tenu. Enfin, ils ont abordé la place des femmes dans l’économie sociale de leur localité.

Les programmes locaux d’appui à l’économie sociale

Il est nécessaire de s’arrêter en premier lieu au contexte de création des programmes québécois d’appui local à l’économie sociale. La gestion des fonds locaux en économie sociale a été confiée en 1999 aux centres locaux de développement (CLD)[6] qui ont substitué au cadre féministe présent entre 1996 et 1999, introduisant un nouveau cadre pour l’accessibilité aux groupes demandeurs de fonds. Les CLD sont des organismes intermédiaires sans but lucratif créés justement à ce moment-là par le gouvernement du Québec pour soutenir l’entrepreneuriat local. Ils reçoivent leur financement à la fois du gouvernement du Québec et des municipalités de leur territoire, la première contribution étant fonction de la dernière. Ils sont gérés par des conseils d’administration composés de personnalités locales qui déterminent le mode de gouvernance interne des fonds en économie sociale en s’inspirant de balises nationales générales. Les CLD urbains, de plus grande taille (CLD1), se dotent dans ce but d’un comité spécifique en économie sociale : ils peuvent ainsi développer et conserver une certaine expertise dans le domaine. Les CLD plus petits, ruraux ou semi-ruraux, confient plutôt la gestion de leurs fonds en économie sociale à leur comité d’investissement en entreprise (CLD3, CLD4, CLD5) ou à un comité mixte (CLD2).

Ces comités qui recommandent le financement de projets en économie sociale sont composés de membres cooptés par le conseil d’administration de chaque CLD, sur la base de leur « connaissance de la communauté […] dans différents secteurs », dont celui de l’économie sociale. À cet effet, il semble qu’on a tenté de regrouper « […] l’ensemble des secteurs socioéconomiques : agriculture, communautaire, gens d’affaires, culture, éducation, santé ». Donc tous les grands secteurs y sont représentés (Décideur CLD, enveloppe économie sociale).

Or, d’après certains répondants, ce seraient les municipalités (conseil municipal) plutôt que la « communauté locale » qui détiendraient les clés du pouvoir au sein de ces comités, car elles en nomment les membres qui sont, selon plusieurs répondants, « éloignés de la réalité de l’économie sociale » (IC5 – Décideur CLD, enveloppe économie sociale). Le « secteur femmes » est absent de ces nominations. Dans certains cas, on présume que le membre issu du secteur « économie sociale» ou « communautaire » représentera de facto le secteur femmes, sans que cela fasse l’objet d’un processus balisé[7]. Pour d’autres, le « secteur femmes » serait étranger à l’économie sociale, ce qui explique son absence au sein des comités : « la problématique femmes, pour moi, c’est [un] réseau fermé » (IC5 – Décideur CLD, enveloppe économie sociale). Dans certains cas, toute trace de la contribution historique des femmes ou des groupes de femmes à l’implantation des mesures de soutien de l’économie sociale a même été effacée.

[Dans sa documentation], la conception et l’historique de l’économie sociale du CLD [commence à la création] du Chantier [de l’économie sociale]. Aucun lien n’est donc fait avec [la période précédente des] CRÉS, avec le mouvement de femmes, avec la Marche du pain et des roses

Décideur CLD, enveloppe économie sociale

Les groupes de femmes seraient donc toujours complètement absents des structures de financement, pourtant cogérées avec la société civile. Mais déposent-ils des demandes, obtiennent-ils des financements locaux en économie sociale? Dans les cinq localités retenues pour l’étude, seuls deux groupes de femmes avaient soumis une demande ces dernières années et cette demande, de l’aveu même d’un de ces groupes demandeurs, serait plutôt une exception.

[Ce cas d’exception était celui d’un groupe offrant] un service d’experts en gestion par compétence [...] au niveau ressources humaines : planification [...], évaluation [et] mise en place de ressources, [...] par le biais des compétences génériques. C’était une petite expertise qu’on avait développée. On était supposé donner des services d’orientation individuelle aussi. L’offre de services n’a jamais été très, très arrêtée [ou] très claire [...] Finalement ça n’a vraiment pas marché

Intervenante, groupe de femmes

Or, toutes les localités étudiées accueillent plusieurs groupes de femmes sur leur territoire, qui souffrent d’un sous-financement chronique. Pourquoi ne soumettent-ils pas de demandes de financement? Le premier élément de réponse à cette question se situe du côté des critères de financement des projets en économie sociale. En effet, les CLD limitent actuellement le champ de l’économie sociale aux biens et services dont la production serait « rentable » ou « monnayable », « ayant l’entreprise comme forme d’organisation et contribuant à une augmentation nette de la richesse collective » (Chantier de l’économie sociale, 1996, p. 6).

Le concept de rentabilité économique est donc placé au coeur des critères de sélection des projets à financer en économie sociale. Cela limite l’accès aux fonds d’appui pour les groupes de femmes, puisque la rentabilité économique, balisée par des principes d’autonomie et d’équilibre financiers, de génération de surplus financiers ou de plus-value monétaire est étrangère à leur mission.

Du point de vue économique, [la rentabilité d’un projet d’économie sociale] peut s’évaluer en fonction du nombre d’emplois créés, par la contribution de l’entreprise à l’économie sociale et bien sûr par les surplus qu’elle génère

Gouvernement du Québec, 1998, p. 14

Ce paramètre de rentabilité économique se reflète dans des critères concrets : pour être admissibles, les projets doivent vendre des services produits et prévoir la rentabilité de leurs opérations en trois ans. De toute évidence, les groupes de femmes ne peuvent répondre à ces critères. Or, la qualité de la rentabilité sociale des projets en économie sociale n’est pas retenue, bien que ce critère ait été mis en avant par les groupes de femmes dans leur mouvement revendicatif et qu’il ait été l’origine de l’intervention gouvernementale (COCÉS, 1996). Elle semble avoir maintenant disparu : les services « non monnayables » ne répondent plus aux critères de financement. Rien n’y fait, les groupes de femmes ont argumenté sans succès que leurs services augmentent la qualité de vie des collectivités locales (Marche des femmes, 1995), que la rentabilité et la justice sociales n’ont pas de prix, tout comme la « contribution au développement démocratique, […] au soutien d’une citoyenneté active, […] à la promotion de valeurs et d’initiatives de prise en charge individuelle et collective » (Chantier de l’économie sociale, 1996, p. 6).

À ces critères marchands, les comités de sélection ajoutent aussi l’exigence du recours à des méthodes de gestion inspirées du secteur privé : pour déposer une demande de financement, les groupes doivent par exemple présenter un plan d’affaires. Cela constituerait en fait, selon un répondant, une importante modalité de sélection informelle.

Et ce qui est drôle […], c’est que le modèle de plan d’affaires [obligatoire pour tous les projets d’économie sociale sollicitant un financement du CLD], il est emprunté au plan d’affaires de grosses corporations… [Il s’agit de] conditions pour minimiser l’accès [aux fonds locaux en économie sociale] de façon à [...] justement, favoriser les plus gros joueurs. [...] Tout ça théoriquement pour faire des choses plus stables… [Mais] dans l’absolu, quand on parle d’économie sociale, on parle de renouveau… [Or] les systèmes qui sont en place ne laissent pas beaucoup de place à des projets pilotes, à des formules réellement innovatrices

Entrepreneur social

De plus, la mesure des retombées sociales des projets ne serait pas « sérieuse » : ces retombées ne font l’objet d’aucun critère précis, ce qui permet de justifier une retombée sociale pour presque tous les projets présentés : « [pour] chaque projet, c’est assez facile de lui trouver une retombée sociale » (Agent CLD).

À titre d’exemple, si le demandeur détient un statut légal d’organisme sans but lucratif, si des emplois durables « 52 semaines à 35 heures par semaine » sont créés (Agent CLD), le projet est automatiquement présumé socialement rentable. Comme le soulignent certains répondants, le taux salarial de l’emploi créé n’entre pas en ligne de compte dans cette évaluation de la rentabilité sociale d’un projet, même si les emplois au salaire minimum ne permettent pas aux femmes, et encore moins à celles qui sont chefs d’une famille monoparentale, de sortir de la pauvreté (Relais-Femmes et al., 1997). Certains répondants avancent même que l’écart entre l’économie sociale et l’économie de marché s’amenuiserait.

Il n’y a pas de gros écart entre l’économie de marché, entre une entreprise privée et l’économie sociale. [L’économie sociale, c’est une] économie où il y a un partage au niveau de la propriété, au niveau des droits, au niveau des votes, qui est en lien avec la formule […] des coopératives, mais finalement la façon de procéder [est identique à celle du] libre marché, si tu veux, avec un système de concurrence, un système du plus performant, qui gagne le plus d’argent

Entrepreneur social

Le secteur du « communautaire » auquel appartiennent les groupes de femmes et le secteur de l’économie sociale deviennent ainsi des champs distincts. Pour avoir accès au financement en économie sociale, les organismes communautaires[8] se voient obligés de développer un nouveau volet d’activités « autofinancées ». Comme le souligne ce répondant :

[Un organisme a] développé [un] volet sauce à spaghetti, moutarde sucrée, puis je ne sais pas quel autre, mais par contre, ils ont gardé leur mission [de services gratuits à une population marginalisée]. Puis, c’est ça qui est important aussi. Il faut qu’ils gardent leur mission première [de service], parce que [sinon] ça serait [détruire] un organisme

Agent CLD

Il est difficile sinon impossible pour le secteur communautaire de répondre aux critères de rentabilité économique, antinomiques par rapport à sa mission. Les mesures gouvernementales d’appui à l’économie sociale semblent donc avoir créé une pression supplémentaire sur ce secteur.

Le danger, c’était cette espèce de pression [sur] les groupes communautaires [pour] un jour s’autofinancer. Je trouve que ça n’a pas d’allure. Il y a des organismes qui ont des missions que l’État doit supporter absolument et sur lesquels il ne faut pas exercer une pression d’autofinancement, ça n’a pas de bon sens. Tout ne peut pas être marchand dans la vie. Mais les entreprises d’économie sociale, elles, elles doivent l’être

Décideur CLD, enveloppe économie sociale

Selon un répondant, ces pressions exposeraient même les groupes communautaires au détournement de leur mission.

Le rêve pour les groupes de devenir totalement autonomes et de ne plus dépendre des gouvernements risque de dénaturer les organismes communautaires… Leur faire croire qu’ils peuvent être autonomes, alors [qu’ils] ne sont pas en mesure de s’autofinancer, [qu’ils] ne peuvent pas vendre [leurs] services, à moins de se partir une entreprise à côté, et de se chercher des compétences de gestion d’entreprises qui ne sont pas de la gestion communautaire… [Ce ne sont] pas les mêmes compétences de gestion à développer : autofinancement, gérance participative crédible, stratégie de vente, marketing, mise en marché, publicité…

Décideur CLD, enveloppe économie sociale

Les stratégies locales de lutte contre l’appauvrissement des femmes

Il semble donc qu’au moment de notre étude, le discours sur l’importance de la lutte contre l’appauvrissement des femmes par des microprojets économiques n’ait pas rejoint les instances locales chargées de l’application de la politique d’appui à l’économie sociale. Pourtant, les organisations internationales avaient déjà consolidé leur discours et multiplié leurs interventions d’appui à la micro-économie pour et par les femmes. La Banque mondiale en avait fait la promotion comme moyen de réduire les effets de la crise financière (Sabarwal et al., 2010). L’autonomisation économique des femmes et l’égalité des sexes avaient été retenues par les Nations Unies comme objectif du Millénaire pour le développement (ONU, 2000). Les instances internationales soutenaient les projets de micro-entrepreneuriat menés par des femmes parce qu’ils atteignent aussi leurs familles (Nobre et Viudes de Freitas, 2010). Selon l’Organisation internationale du travail, il ne s’agirait d’ailleurs pas seulement d’une décision socialement acceptable, mais aussi d’une bonne décision d’affaires.

The business case for focusing on female clients is substantial, as women clients register higher repayment rates. They also contribute larger portions of their income to household consumption than their male counterparts. There is thus a strong business and public policy case for targeting female borrowers

OIT, 2008

ONG, gouvernements, chercheurs, consultants au Sud adoptent tous le micro-entrepreneuriat comme stratégie pour « atteindre les femmes », pour les « engager dans un processus de développement » (Cheston et Kuhn, 2002, p. 3) et pour faire avancer les droits des femmes (Guérin et al., 2009). Selon le Bureau international du travail, celui-ci devrait, pour être efficace, s’arrimer aux mouvances locales en matière de droits des femmes :

La microfinance [...] n’est légitime que si elle est intégrée dans une réflexion plus globale sur la valorisation des droits plus fondamentaux, en particulier pour les femmes

Guérin et al., 2009, p. 78

Nous avons constaté, au contraire, dans les localités québécoises étudiées, l’absence complète de discours sur la promotion des femmes et de critères encourageant les groupes de femmes à soumettre des projets, et ce, malgré la pénurie constatée d’entrepreneurs sociaux :

Un des freins qui s’expriment très bien en économie sociale, c’est qu’on manque d’entrepreneurs. Que ce soit des entrepreneurs « R » ou « RE », ça ne change strictement rien, on n’a pas d’entrepreneurs! On n’en a pas suffisamment par rapport aux besoins, par rapport aux projets. Beaucoup de groupes portent des projets, mais qui est-ce qui va assumer le leadership entrepreneurial là-dedans? Il n’y en a pas!

Décideur CLD, enveloppe économie sociale

Le principe de la parité hommes-femmes n’est pas étranger au discours des promoteurs et des employés en économie sociale interviewés; pourtant, aucune disposition n’est prise pour l’encourager. On constate même, au contraire, une division sexuée classique de l’emploi. Il y a plus d’hommes dans les postes de direction, comme entrepreneurs sociaux[9] : « Je pense que j’ai plus d’hommes… Je n’y ai jamais pensé… mais je pense que je travaille avec plus d’hommes… » (Agent de développement). Par contre, il y a plus de femmes dans les postes subalternes, en particulier dans les domaines traditionnellement féminins. Dans une MRC rurale, les femmes sont majoritaires au sein d’une entreprise d’entretien ménager et les hommes dans le projet d’exploitation forestière, avec des salaires inférieurs pour les femmes. « En aide domestique… c’est un des secteurs où tu as beaucoup d’hommes qui sont des DG! À faire le ménage, ça, ce sont toutes des femmes » (Décideur CLD, enveloppe économie sociale). « Puis, après ça, il y a les employés, je te dirais que dans le personnel de soutien c’est encore beaucoup plus des femmes » (Agent de développement).

Comment nos répondants expliquent-ils cette évacuation du discours sur l’appauvrissement des femmes ? Certains identifient les groupes de femmes comme étant la source du problème : leur culture organisationnelle serait mal adaptée à l’économie sociale et le langage des affaires leur serait étranger.

Il y a les mots qu’on utilise pour penser, il y a les actions qu’on leur demande de faire. OK, quand on parle de « Ça va vous prendre un plan d’affaires ». « Aaaah! » [soupir], tout de suite, c’est comme « Wow! », ça, ça appartient à des gens qui sont habitués de faire ce genre de planning-là, ça fait banquier, ça fait vraiment entreprise privée. Elles ne se reconnaissent pas, puis elles ont peut-être de la difficulté à reconnaître leurs propres capacités à le faire

Agent de développement

Traditionnellement masculine, la culture des affaires est considérée par d’autres répondants comme étant incompatible avec la culture organisationnelle des groupes de femmes et, d’ailleurs, de la plupart des organismes communautaires qui ont peu ou pas adopté de pratiques de type corporatif (Côté et Simard, 2012).

Pas accessible, justement à ces réseaux-là, parce qu’il faut être tellement structuré de façon, je dirais, masculine, c’est-à-dire d’être quasiment dans les affaires pour arriver… Le genre de preuves qu’ils te demandent, il faut que tu sois quelqu’un du milieu des affaires…

Entrepreneur social

C’est un fait : les groupes de femmes ne se voient pas comme des entrepreneures sociales. Elles se conçoivent plutôt comme oeuvrant au mieux-être des femmes de leur localité. Elles ne recherchent pas la rentabilité économique, contrairement aux entrepreneurs des secteurs de la coopération et de l’économie sociale.

En économie sociale, les hommes sont capables beaucoup plus de faire la différence entre « Oui, ça, ça va être rentable, on va être correct, même… », puis en gardant notre mission en vue. Alors que les groupes de femmes vont beaucoup plus être concentrés sur le service, comment on va développer le service, tout ça. Ou le produit. Comment on va approcher les gens? [Elles font du] marketing, mais pas la partie « finance ». Comment on va faire en sorte qu’on n’aura pas de problème de fonds là, puis qu’on va être capable de payer tout le monde au bout de la semaine?

Consultant en entrepreneuriat social

Les groupes de femmes auraient même, selon certains, « peur du risque[10] », du risque financier, du moins. Ils seraient donc très réticents à entreprendre des projets d’économie sociale à l’intérieur des paramètres fixés par les comités de sélection :

Il y a des projets, on travaille avec ces groupes-là, puis quand c’est majoritairement des femmes, ou seulement que des femmes […] Bon, il y a deux projets où on a fait l’étude de faisabilité. C’était un beau […] on a fait le plan d’affaires, c’était un beau projet, mais ça demande 80, 100, 120 000 $ d’investissement, qu’on peut aller chercher, mais l’organisme doit mettre 15 000 $, 20 000 $, puis, finalement, ils trouvent ça trop gros, trop difficile à gérer, puis ils s’embarquent pas. Fait qu’on travaille ce beau projet-là, puis ça reste sur les tablettes.

Consultant en entrepreneuriat social

Les éléments propres à la « culture des affaires » que doivent démontrer les projets en économie sociale pour obtenir un financement local semblent incompatibles avec les objectifs des groupes de femmes. À preuve, ces femmes en refusent même la terminologie : elles ne se considèrent pas comme « étant en affaires ». Elles préfèrent plutôt se décrire comme offrant un service à leur communauté.

Au niveau de l’observation, au niveau de l’intervention dans les dernières années, il y a des réactions, mettons, au mot « entreprise » par rapport à « projet » ou « activité » ou […] qui participent, qui sont plus du vocabulaire de développement social et communautaire dans lesquels oeuvrent traditionnellement les femmes. Même si elles en avaient des activités économiques, elles ne les voyaient pas nécessairement comme telles, elles les voyaient comme des activités de levée de fonds pour actualiser leurs objectifs sociaux. Elles réagissent au mot « entreprise », au mot « développement économique », au mot « plan d’affaires ».

Agent de développement

Partie prenante de la première génération de financements locaux en économie sociale, la rentabilité sociale, au coeur de l’action des groupes de femmes, n’a plus la cote.

Conclusion

De manière générale, les projets présentés par les groupes de femmes ne répondent pas aux critères de rentabilité économique, devenus déterminants dans le choix des projets. Il en va de même pour ceux des groupes communautaires qui n’offrent pas déjà un service monnayable. Seuls les projets monnayables (c’est-à-dire pour lesquels il y a échange d’argent) peuvent recevoir un financement, quels que soient la qualité ou le niveau de leur rentabilité sociale. En écartant la majorité des projets issus de groupes communautaires et de groupes de femmes, les politiques québécoises de financement local opèrent une scission entre l’économie solidaire de type entrepreneuriat social marchand et l’économie solidaire de type communautaire, scission également constatée au Brésil, par exemple. De surcroît, le travail de coconstruction des politiques locales en économie sociale, les discours adoptés au départ par les autorités régionales reconnaissant l’apport des femmes à l’économie sociale locale et régionale sont maintenant complètement oubliés et même rejetés par certains répondants interrogés. Le Québec des régions semble avoir rejoint la France, où les femmes et plus généralement les questions de genre semblent avoir toujours été occultées par les acteurs/réseaux de l’économie sociale et solidaire (Hersent et Rita-Sombou, 2010).

La désynchronisation observée avec le discours international s’explique, du moins en partie, par la priorité du gouvernement du Québec de diminuer l’offre de services publics à travers la « prospection » de nouveaux « gisements d’emploi ». S’y ajoute la faible pénétration du discours sur l’égalité hommes-femmes au sein des dispositifs économiques gouvernementaux québécois ainsi que parmi les élites locales désormais responsables du développement économique sur leur territoire. Bien accueillie au départ, la perspective féministe aura finalement été définitivement écartée par les décideurs qui la jugent incompatible avec une vision classique de l’économie.

En 1997, le Québec a choisi de mettre en place « par le bas », en coconstruction avec les groupes de femmes, des mécanismes de financement de l’économie sociale locale. Cela a constitué, au demeurant, un réel défi[11]. Cette recherche a permis de confirmer l’entière disparition de ce discours et de ces pratiques ciblant directement les femmes en économie sociale. Certes, le nombre de localités étudiées est restreint et certaines autres localités québécoises peuvent avoir mieux intégré la question des femmes. Mais la ligne de force demeure : en réponse aux propositions d’une économie sociale inclusive des demandes d’un mouvement féministe organisé, le gouvernement québécois aura mobilisé la société civile autour d’un projet « neutre » de gouvernance décentralisée (Côté et Tremblay-Fournier, 2011; Masson, 2001). Il aura choisi de financer un chantier de l’économie sociale qui n’accorde pas la priorité à la question des femmes et de s’abstenir d’imposer une obligation de résultat en matière d’égalité au sein de ces programmes (Côté et Maurice, 2005; Côté et Fournier, 2002). Nos entrevues d’acteurs locaux en économie sociale illustrent, bien que modestement, la pérennité de la voie empruntée. Les outils critiques d’un modèle alternatif viable proposé par les groupes de femmes auront été mis au rancart. Se substituant aux groupes de femmes régionaux à titre de leaders fédérateurs de l’économie sociale locale, les CLD et les municipalités n’ont pas porté le discours de la lutte contre l’appauvrissement des femmes.

Comme pour les secteurs communautaire et coopératif québécois, les femmes occupent toujours la majorité des emplois créés en économie sociale et elles sont très présentes chez les « entrepreneurs sociaux ». L’État aura ainsi « travaillé le social » (Freitag, 1995) dans le champ de l’économie sociale; il en aura assuré la fonctionnalité et la mise en oeuvre dans le cadre du système marchand. À cette fin, il aura dû en exclure la proposition des groupes de femmes, comme le souligne ce répondant de façon laconique : « Donner des fonds en économie sociale en réponse aux revendications [du mouvement des femmes], c’était pas très respectueux » (Décideur CLD, enveloppe économie sociale).