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Introduction

L’idée de laïcité[1] suscite une adhésion majoritaire au sein de la population française. Les trois quarts des Français sont attachés à ce principe, en particulier les enseignants[2]. Pourtant, la « laïcité dans les têtes » ne renvoie pas mécaniquement à une interprétation consensuelle et univoque (Poulat, 2003). Les significations attribuées à la laïcité peuvent diverger, et même diviser l’opinion et les pouvoirs publics. En témoigne le débat sur le port de signes religieux à l’école publique, qui a émergé à la fin des années 1980 (Portier, 2016). Plus récemment, le débat relatif au statut des accompagnateurs de sorties scolaires vis-à-vis de la loi de 2004 constitue une autre illustration des différentes interprétations données à la laïcité[3].

Les résultats de l’enquête sociologique que nous avons menée dans 25 collèges et lycées publics entre 2009 et 2014[4] ont permis de cartographier les variantes de la laïcité en isolant deux formes idéales-typiques : d’un côté, une laïcité de type républicaine et, de l’autre, une laïcité de type libérale. Chez les fonctionnaires de l’Éducation nationale interviewés, il apparaît que la variante républicaine perd peu à peu du terrain au profit d’une sensibilité libérale (Vivarelli, 2014).

De prime abord, cette tendance semble bien paradoxale dans la mesure où la laïcité française puise son origine philosophique et politique dans l’idéal républicain. Dès lors, comment expliquer la progression d’une conception libérale de la laïcité et, plus généralement, du libéralisme moral dans les mentalités contemporaines? Dans cet article, nous exposerons les différences philosophiques et politiques entre les deux formes idéales-typiques de laïcité, et ce, à partir des données du terrain. Nous tenterons, dans un second temps, de comprendre les raisons qui expliquent la montée d’une conception libérale de la laïcité.

1. Laïcité républicaine versus laïcité libérale : les faces d’une même pièce?

La laïcité peut être appréhendée comme une représentation sociale au sens défini par Jean-Claude Abric, c’est-à-dire comme « un ensemble organisé et structuré d’informations, de croyances, d’opinions et d’attitudes » (2001, p. 82). En d’autres termes, les interprétations données à la laïcité se distinguent en raison de leur ancrage dans une philosophie de l’homme et dans un modèle d’organisation de la cité démocratique. Comme nous allons le voir, les modèles du républicanisme et du libéralisme proposent deux formes d’association politique distinctes, qui n’attribuent pas le même sens à la liberté, à l’égalité, à la citoyenneté et à l’État.

1.1 La réalité du terrain : deux attitudes à l’égard de l’expression des différences en milieu scolaire

Les résultats de notre étude ont permis d’identifier les axiomes sur lesquels reposent les conceptions libérales et républicaines de la laïcité. D’un côté, plusieurs fonctionnaires de l’Éducation nationale interrogés ont exprimé une vision autonome de l’élève et, plus généralement, du sujet démocratique. L’individu est ici appréhendé comme un tout irréductible, façonné par ses origines et son appartenance familiale, culturelle et religieuse. Les discours suivants illustrent cette conception autonome et irréductible du sujet démocratique :

Moi, je pense que l’appartenance culturelle ou religieuse, elle fait partie de l’individu, et donc forcément ils [les élèves] l’emmènent à l’école. C’est complètement aberrant de se dire : « à partir du moment où tu passes le portail, tu es un numéro, tu vas pas parler de ce qui se passe chez toi, de ton appartenance familiale ou à une certaine confession ». C’est aberrant! Je veux dire, on n’est pas dans une machine où on demande aux gens d’être que des pions! Ils sont là aussi pour exprimer ce qu’ils sont.

Conseillère principale d’éducation en collège, 35 ans, interrogée en 2009

Pour moi, les croyances religieuses font partie intrinsèque de la personne. Elles doivent être respectées à ce titre-là. Pour moi, c’est ça la laïcité. Ce n’est pas de gommer ce que chacun est, c’est admettre que chacun peut être ce qu’il est et faire partie du tout.

Directeur d’une section d’enseignement général et professionnel adaptée en collège, 55 ans, interrogé en 2009

La culture de chacun a sa place et doit être considérée comme une richesse.

Inspecteur académique adjoint, 45 ans, interrogé en 2009

Il faut adopter un ton de tolérance. Il faut respecter toutes les sensibilités.

Conseillère principale d’éducation en collège, 45 ans, interrogée en 2009

Partant du postulat que l’individu constitue un tout irréductible et autonome, les acteurs scolaires estiment qu’il est impossible de couper l’élève de son bagage familial, culturel, philosophique ou religieux. Être soi-même implique de revendiquer une identité fondée sur des appartenances préalables. De ce fait, il est tout à fait logique que les dimensions de l’identité du sujet démocratique s’expriment dans le contexte scolaire. En d’autres termes, la multiplicité des identités est perçue comme une réalité indéniable qui doit donc être acceptée. L’école publique est ici appréhendée comme un espace ouvert sur la société civile, dans lequel les différences se manifestent naturellement. L’espace public institutionnel est pensé dans la continuité de la société civile. La laïcité est ainsi considérée comme une forme de tolérance et de respect vis-à-vis de toutes les sensibilités, au nom de la liberté individuelle et de l’égalité.

À l’inverse, d’autres acteurs scolaires insistent sur la nécessité de distinguer l’espace public institutionnel scolaire de l’espace civil. L’espace scolaire doit être préservé des particularismes identitaires qui s’expriment au sein de la société civile. Ces derniers sont perçus comme des sources potentielles de tension ou de conflit entre les élèves et, plus généralement, de fragmentation sociale. Les citations suivantes illustrent le souci de dissocier l’espace institutionnel de l’espace civil et de privilégier la cohésion entre les élèves :

Je pense qu’on peut faire comprendre aux gens que les principes religieux sont tout à fait honorables, que la foi est une affaire privée, et que l’éducation est une affaire publique. Mais je pense qu’il faut savoir dissocier les choses, surtout dans un établissement de 2000 élèves. Je crois qu’il faut un terrain d’égalité, un langage à peu près commun.

Assistante d’éducation en lycée, 25 ans, interrogée en 2009

Je suis contre les communautés! Voilà! Et à partir du moment où on commence à reconnaître des particularités dans la sphère publique, on va vers le communautarisme et on va vers l’affrontement. Voilà, c’est mon sentiment profond.

Principal en collège, 55 ans, interrogé en 2008

Je crois que pour la plupart des gens, c’est très clair que cette neutralité, cette laïcité finalement, c’est le meilleur garant d’un équilibre à l’intérieur de l’établissement. En tout cas, c’est la garantie de ne pas se donner un motif d’affront à l’intérieur de l’établissement.

Principal en collège, 50 ans, interrogé en 2008

Il s’agit de montrer qu’on est tous pareils malgré des différences. [...] Il n’y a pas de différences entre les élèves.

Professeur de section d’enseignement général et professionnel adaptée en collège, 50 ans, interrogé en 2009

Il faut forcément en tenir compte et, en même temps, rester républicain dans l’âme. Et leur dire que non, toutes ces différences, vous les laissez dehors, et vous avez plusieurs points communs : vous êtes des élèves, vous êtes là pour réussir, et on est sous le drapeau de la France, sans forcément tenir de discours nationaliste, vous ferez votre vie en France, vous allez vous inscrire dans la société française, avec ses valeurs et ses objectifs, ses obligations, et donc vous ne devez pas mettre de côté vos origines, mais déjà renforcez ce qui va vous permettre de vivre correctement en France. [...] Leur expliquer que payer des impôts, c’est important, respecter le Code de la route c’est important, accepter que l’autre n’ait pas la même idée que vous, c’est important. [...] La République, ça veut dire quelque chose, qu’on a des valeurs communes à apporter à des gens qui vont vivre en société ensemble et qui doivent donc apprendre à se connaître. Donc, il faut essayer de leur inculquer des valeurs communes.

Professeur d’histoire-géographie en collège, 35 ans, interrogé en 2009

Dans l’esprit républicain, la laïcité est envisagée comme un moyen de garantir la frontière entre l’espace public institutionnel de l’État, dédié à l’intérêt général et au bien commun, et l’espace de la société civile, où les intérêts particuliers peuvent s’exprimer librement. L’école constitue en effet un lieu dédié à la construction et à l’expression du bien commun. L’égalité de traitement entre les élèves est ainsi conçue comme une indifférence vis-à-vis des particularismes identitaires. Cette dernière s’inscrit comme une condition sine qua non de la liberté du citoyen, perçue en tant qu’émancipation vis-à-vis des appartenances préalables.

Les différences entre les modèles républicains et libéraux ne s’expriment pas uniquement dans le domaine des idées. Elles ont des implications concrètes sur les attitudes et les comportements adoptés par les acteurs scolaires au quotidien. Comme nous avons pu le constater dans le cadre de notre enquête, les fonctionnaires de l’Éducation nationale animés d’une sensibilité libérale sont davantage prédisposés à accepter l’expression de différences et à mettre en place des aménagements vis-à-vis de la pratique religieuse des élèves. Ces aménagements prennent des formes diverses. Une professeure d’éducation physique et sportive n’hésite pas, par exemple, à reporter l’examen prévu pendant la période de ramadan, car elle estime devoir tenir compte de l’état physique des élèves qui pratiquent le jeûne. De même, un proviseur de lycée consent à assouplir le cadre de la loi de 2004 lors de la fête annuelle de fin d’année organisée à destination des familles. Considérant que cet évènement festif relève du cadre extrascolaire, les élèves de confession musulmane sont alors autorisées à porter le voile. Un principal adjoint de collège tolère également qu’une mère, élue déléguée des parents d’élèves, assiste aux réunions voilée. Dans le cadre de sorties scolaires ou d’évènements festifs de fin d’année, plusieurs acteurs scolaires ont opté pour un menu commun à base de viande halal, soucieux que l’ensemble des élèves consomment le même repas[5].

Les acteurs scolaires animés d’une sensibilité républicaine sont en revanche particulièrement attentifs au respect de la frontière entre l’espace scolaire institutionnel et l’espace de la société civile. Une principale de collège a ainsi refusé de décaler le cross scolaire annuel qui intervenait pendant la période de ramadan, considérant que l’organisation des temps scolaires ne devait pas être influencée par la pratique religieuse des élèves. Dans le cadre de sorties scolaires ou d’évènements festifs de fin d’année, plusieurs professeurs privilégient un menu végétarien et sont attentifs à ne pas imposer un menu confessionnel à tous. Lors de la promulgation de la loi de 2004, des établissements scolaires ont invité d’anciennes élèves de confession musulmane afin d’expliquer la nécessité de retirer le voile dans le contexte scolaire et professionnel.

Ces exemples tirés du terrain illustrent une différence notoire quant au statut accordé à l’expression des particularismes identitaires et des différences en milieu scolaire. Le modèle libéral conçoit l’école comme un espace ouvert sur la société civile. La prise en compte des particularismes identitaires est donc perçue comme légitime, tant que ces derniers demeurent compatibles avec les lois en vigueur et avec la participation aux activités scolaires. Le modèle républicain, quant à lui, estime que l’école publique doit rester indifférente vis-à-vis des particularismes identitaires, et ce, afin de garantir l’égalité de traitement et de favoriser la cohésion sociale.

1.2 Les théories en philosophie politique

Les différences que nous avons identifiées entre la variante libérale et républicaine de la laïcité sur la base des résultats de notre investigation sociologique sont également repérables au sein des théories en philosophie politique. Dans la littérature en philosophie politique, le républicanisme et le libéralisme constituent deux modèles idéaux-typiques distincts qui s’opposent sur plusieurs points. Cette grille de lecture permet, entre autres, de mieux comprendre les débats actuels sur la laïcité. Un des éléments majeurs de divergence porte sur la conception de la liberté, envisagée sous un angle civique pour le républicanisme et sous un angle civil pour le libéralisme. Cette distinction est fondamentale pour comprendre les spécificités respectives de chaque modèle[6]. En outre, le républicanisme et le libéralisme ne revendiquent pas la même conception de la citoyenneté ni de l’État, comme nous allons le voir.

1.2.1 Le modèle républicain : liberté civique, citoyenneté universaliste et État garant de la communauté des citoyens

La version républicaine de la laïcité constitue la forme traditionnelle de la laïcité française. Ayant connu son apogée dans les années 1880 sous la IIIe République, elle puise ses origines dans la pensée de Nicolas de Condorcet, de Jean-Jacques Rousseau, de Ferdinand Buisson ou encore de Jules Ferry. Dans le contexte contemporain, Henri Pena-Ruiz, Catherine Kintzler, Élisabeth Badinter, Laurent Bouvet ou Caroline Fourest constituent des figures incontournables de la sensibilité laïque républicaine.

D’un point de vue philosophique, le républicanisme peut être considéré comme une métaphysique de l’unité politique et de la cohésion sociale. Il accorde en effet une place fondamentale à la communauté des citoyens dans l’association politique démocratique. Dans l’esprit républicain, la communauté des citoyens est souveraine et constitue l’émanation de l’intérêt général. Comme le précise Dominique Schnapper, cette communauté de citoyens repose sur le partage d’une langue commune, mais également sur la volonté de vivre en commun, de se détourner de ses intérêts privés pour contribuer au bien commun (Schnapper, 2003). Particulièrement sensible à la prééminence des valeurs communes universelles et de ce qui rassemble les citoyens dans l’espace public institutionnel, le modèle républicain redoute la fragmentation sociale, le repli communautaire et la prédominance des intérêts privés.

Selon Catherine Kintzler, la paternité de la conception républicaine de la laïcité peut être attribuée à Nicolas de Condorcet, qui fût l’un des premiers philosophes à envisager l’association politique démocratique comme le partage d’un espace commun dans lequel les individus ne sont reconnus qu’en leur qualité de citoyen (Kintzler, 2012). Dans cette association politique pensée comme autoconstituante, les citoyens sont appréhendés en tant que tels, indépendamment de leurs liens préalables d’origine familiale, culturelle, ethnique ou religieuse. Ces appartenances préalables sont étrangères à la communauté des citoyens et à la République. Comme l’affirme Catherine Kintzler :

Le déraciné est le paradigme du citoyen. Il en est le paradigme en ce sens que l’association politique ne requiert rien d’autre de ses membres que de commencer avec elle, de se constituer comme sujets politiques en suspendant (et non en abolissant) momentanément leurs attaches particulières […].

Kintzler, 2012, p. 61-62

Le modèle républicain garantit en effet aux citoyens la possibilité de s’affranchir de leurs liens préalables et d’exister collectivement et politiquement en dehors de la société civile. La sensibilité républicaine privilégie ainsi une conception civique de la liberté, associée au statut de citoyen. Cette liberté est conçue comme une émancipation vis-à-vis de toute affiliation préalable. Dans ce cadre, la citoyenneté est envisagée dans sa dimension universaliste (Leca, 1991). L’État ne reconnaît que des citoyens égaux et indifférenciés, dotés de droits universels. Comme le mentionne l’article un de la Constitution de 1958[7], les citoyens sont considérés comme égaux, indépendamment de leurs particularismes liés au sexe, à la couleur de peau ou à la religion. Dans l’esprit républicain, la prise en compte des particularismes au sein de la communauté politique des citoyens est considérée comme un frein à l’exercice de la liberté démocratique et à l’intérêt général (Rosanvallon, 2004).

De manière plus générale, le modèle républicain repose sur une géographie des espaces de la société démocratique qui distingue l’espace privé de l’espace civil et de l’espace public institutionnel (Bouvet, 2019). Dans l’espace civil – la rue, la plage, la place publique –, les citoyens sont libres d’exercer leurs droits (liberté de culte, liberté d’expression, liberté de circulation, liberté d’association, etc.). Les convictions religieuses ou antireligieuses s’expriment librement dans le respect des lois. L’espace public institutionnel de l’État est quant à lui dédié à la communauté des citoyens et à l’intérêt général. En vertu du principe de laïcité, le principe de séparation des Églises et de l’État et le devoir de neutralité de l’État, de ses services et de ses représentants garantissent la liberté et l’égalité des citoyens. Cette neutralité prend la forme d’une abstention. Pour autant, elle n’est pas assimilée à une forme d’inaction de la puissance publique. Comme le précise Henri Pena-Ruiz : « Cette abstention ou neutralité de principe, situe l’État, communauté de droit des citoyens, hors de toute emprise confessionnelle. […] Sa raison d’être consiste à promouvoir ce qui est commun à tous les hommes, non à certains d’entre eux. » (Pena-Ruiz, 2003, p. 73).

Afin de garantir l’égalité et la liberté, l’État doit activement protéger le citoyen vis-à-vis de formes de pression, de domination ou de contrainte qu’il pourrait subir dans l’espace public institutionnel (Pettit, 2004). Selon Henri Pena-Ruiz :

Construire l’autonomie rationnelle de la personne, par l’instruction qui élève au principe des choses, c’est lui assurer la capacité de s’affranchir des tutelles et des groupes de pression. […] Libérer le jugement personnel de toute tutelle, c’est permettre à la société de se mettre à distance d’elle-même.

Pena-Ruiz, 2003, p. 41

C’est dans cette logique que s’inscrit la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique. Cette loi d’inspiration républicaine prolonge en effet l’esprit des circulaires Jean Zay de 1936 et de 1937[8]. Considérant que les élèves du primaire et du secondaire sont des mineurs, dont la liberté de conscience et de culte est encore en voie de formation, l’État se doit de les protéger de toute influence extérieure. En dehors de l’école publique, les usagers des services publics ou les citoyens dans la rue sont toutefois libres de porter des signes religieux[9].

L’interprétation républicaine de la laïcité relève ainsi d’une volonté de rassembler les citoyens au sein d’une communauté politique, au-delà des différences qu’ils sont libres d’exprimer dans l’espace civil. Comme l’exprime clairement Henri Pena-Ruiz dans sa définition de la laïcité, la variante républicaine repose sur un idéal universaliste :

Elle recouvre un idéal universaliste d’organisation de la Cité et le dispositif juridique qui tout à la fois se fonde sur lui et le réalise. Le mot qui désigne le principe, laïcité, fait référence à l’unité du peuple, en grec le laos, telle qu’elle se comprend dès lors qu’elle se fonde sur trois exigences indissociables : la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions spirituelles, leur sexe ou leur origine, et la visée de l’intérêt général, du bien commun à tous, comme seule raison d’être de l’État. La laïcité consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. »

Henri Pena-Ruiz, 2003, p. 71

1.2.2 Le modèle libéral : liberté civile, citoyenneté individualiste et État garant des droits individuels

La version libérale de la laïcité émerge quant à elle dans les années 1970-1980. Elle s’inscrit dans le prolongement du libéralisme classique hérité de Thomas Hobbes, de John Locke, ou encore d’Alexis de Tocqueville (Manent, 1987). Toutefois, elle prend principalement corps dans le libéralisme renouvelé de John Rawls (Rawls, 1971; Donegani et Sadoun, 2007; Leboyer, 2013). Comme l’observe Marcel Gauchet, l’effondrement des idéologies séculières et totalitaires du XXe siècle constitue un terrain privilégié à l’essor du libéralisme à partir des années 1960-1970. Les années 1970 marquent un tournant idéologique avec l’émergence de la figure du sujet autonome, porteur d’une identité singulière qui demande à être reconnue (Gauchet, 1998). Des auteurs comme Alain Touraine, Michel Wievorka ou encore Alain Renaut s’inspireront alors du modèle libéral anglo-saxon pour défendre la thèse du droit individuel à la différence (Portier, 2018). Dans le contexte contemporain, Jean Baubérot[10], Charles Taylor et Jocelyn Maclure (2010) ou encore Cécile Laborde (2010) constituent des figures emblématiques d’une interprétation libérale de la laïcité.

D’un point de vue philosophique, le modèle libéral érige la liberté individuelle en valeur cardinale. Cette liberté est conçue comme un droit inaliénable à l’autodétermination et comme une indépendance vis-à-vis de toute forme d’autorité. Le sujet démocratique est en effet le seul juge à même de choisir ce qui est bon pour lui. Le libéralisme envisage le sujet démocratique comme un individu souverain. Comme l’indique Catherine Audard : « Ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain » (Audard, 2009, p. 29)

À l’inverse du républicanisme, le libéralisme privilégie une métaphysique de la multiplicité et de la diversité. Le souci principal du libéralisme est de protéger la souveraineté de l’individu, de ses choix et de ses droits. Dans l’esprit libéral, la société démocratique est davantage pensée comme une société des individus, c’est-à-dire comme un lieu de coexistence de citoyens porteurs d’une identité subjective, d’une authenticité et de liens préalables avec leurs semblables. Le modèle libéral privilégie ainsi la liberté civile en tant qu’extension des libertés individuelles dans le monde commun. Il valorise à ce titre une citoyenneté de type individualiste (Leca, 1991). Contrairement au modèle républicain, le citoyen exerce sa citoyenneté depuis la société civile.

Par ailleurs, l’État n’est pas pensé comme une instance incarnant la communauté des citoyens, dédiée à la préservation de l’intérêt général. L’État est davantage envisagé comme un arbitre neutre chargé de réguler les libertés individuelles et civiles, dans le respect des droits de chacun. Il n’a pas vocation à assurer activement la place des individus dans une communauté des citoyens. Le libéralisme récuse en cela toute définition substantielle du bien commun. Dans la mesure où il existe une pluralité d’opinions et de motivations subjectives quant à la définition du bien commun, l’État doit les accepter et les respecter. Dans la philosophie libérale, le bien commun renvoie à une société où chacun est meilleur juge de ses intérêts et de ses choix, et est libre de poursuivre ses propres objectifs. Comme l’indiquent Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun : « Pour le libéralisme, […] le bien public ne peut s’affirmer aux dépens du bien privé, la cité n’a pas de prise sur le for intérieur de l’individu » (2007, p. 49).

Le modèle libéral envisage ainsi la laïcité comme un régime de liberté individuelle et civile. Parce qu’il privilégie une conception autonome du sujet démocratique, le libéralisme est davantage prédisposé à reconnaître les singularités et les particularismes dans l’espace public institutionnel. Dans ce cadre, la laïcité est pensée comme un principe de tolérance et de respect des identités.

Malgré leurs différences, le républicanisme et le libéralisme se rejoignent par leur rejet du modèle multiculturaliste anglo-saxon. Bien que la version française du libéralisme s’inspire largement du modèle libéral multiculturaliste anglo-saxon, elle récuse, à la manière du modèle républicain, toute forme de reconnaissance institutionnelle des groupes minoritaires et de citoyenneté différenciée (Kymlicka, 2001). Pour autant, les variantes libérales et républicaines de la laïcité sont loin de constituer les faces d’une même pièce. Elles ne portent pas leur attention au même endroit. Tandis que la laïcité républicaine focalise son regard sur la citoyenneté universaliste, au-delà des particularismes, sur la volonté partagée de vivre dans un monde commun au-delà des différends qui opposent les citoyens, la laïcité libérale pose la reconnaissance de la subjectivité comme une condition essentielle du respect de la dignité humaine (Honneth, 2000). Depuis la fin des années 1980, ces postures intellectuelles font valoir leurs arguments dans le débat médiatique, politique et intellectuel. Dans le contexte contemporain, le modèle libéral rencontre un succès croissant pour diverses raisons, que nous allons à présent explorer.

2. Les raisons du succès croissant du libéralisme moral

Comme l’affirment plusieurs auteurs, l’interprétation républicaine de la laïcité semble peu à peu perdre du terrain au profit d’une sensibilité libérale et d’une laïcité de reconnaissance (Bouvet, 2019; Portier, 2016; Gauchet, 2002). Le succès croissant du libéralisme moral peut s’expliquer en premier lieu par des raisons cognitives, par la force intrinsèque du message qu’il propose, qui est davantage en adéquation avec la sensibilité morale et les aspirations contemporaines. Les raisons qui expliquent le succès du libéralisme peuvent également être recherchées du côté des critiques adressées au modèle républicain depuis les années 1960, de l’influence du relativisme moral, de la mondialisation et, plus généralement, de l’essor de l’individualisme et du principe d’autonomie du sujet.

2.1 La critique du modèle républicain

L’interprétation libérale de la laïcité émerge au cours des années 1970-1980, dans un contexte d’effondrement des idéologies totalitaires. Comme l’analyse Marcel Gauchet, le libéralisme prend son essor au moment où les idéologies politiques porteuses d’une métaphysique du commun rencontrent une vive méfiance, en raison des drames de l’histoire (Gauchet, 1998). À l’inverse, le libéralisme privilégie la figure du sujet autonome, porteur de droits individuels et d’une identité singulière qui demandent à être reconnus. Dans ce contexte, les critiques se multiplient à l’encontre du modèle républicain, dans la mesure où ce dernier revendique des valeurs universalistes communes.

Les sciences de l’éducation, les sciences humaines et sociales et, de manière plus générale, une partie des intellectuels de gauche ont développé un regard particulièrement critique sur le modèle républicain universaliste et ont dénoncé l’échec de son projet émancipateur. De nombreux travaux sociologiques d’inspiration néomarxiste, en particulier ceux de Pierre Bourdieu, de Michel Foucault ou encore de François Dubet, se sont employés à identifier les mécanismes de la reproduction sociale des inégalités socioéconomiques et à mettre en lumière les rapports de pouvoir et de domination. Dans ces écrits critiques, l’école républicaine est accusée de privilégier les valeurs élitistes des classes sociales dominantes, de perpétuer les inégalités sociales, économiques et culturelles, et en définitive, de discriminer les classes sociales dominées et les groupes minoritaires (Bourdieu et Passeron, 1970; Foucault, 1975; Dubet, 2002). Tandis que l’école républicaine prétend garantir l’égalité, elle ne constitue qu’un rouage du système de domination. Comme l’affirme Pierre Bourdieu : « La fonction la plus spécifique du système d’enseignement consiste à cacher sa fonction objective, c’est-à-dire à masquer la vérité objective de sa relation à la structure des rapports de classe » (1970, p. 250).

Ces analyses ont eu un retentissement non négligeable et sont toujours plébiscitées, certainement en raison de l’effet de dévoilement qu’elles occasionnent à l’égard de la complexité de la réalité sociale. En outre, les professeurs ont d’autant plus de raisons d’être sensibles aux analyses de Bourdieu ou de Dubet, qu’ils ont quotidiennement l’occasion de constater, sinon de confirmer l’idée selon laquelle le système éducatif se caractérise par une reproduction des formes de domination. De manière plus contemporaine, les critiques du modèle universaliste républicain trouvent un écho dans les courants intersectionnalistes, qui présentent la conception républicaine de la laïcité comme un instrument institutionnalisé de la domination de l’État, voire d’un racisme d’État (Scott, 2018). De manière générale, les théories d’inspiration néomarxiste ont contribué à déconstruire la légitimité du modèle républicain, considéré comme élitiste, car porteur de discriminations, et ont fourni des arguments en faveur d’une interprétation libérale de la laïcité. Elles témoignent d’un mouvement d’érosion de la confiance politique et de défiance à l’égard de l’État, lequel est de moins en moins perçu comme à même de garantir la liberté et l’égalité des citoyens.

Par ailleurs, le modèle républicain perd peu à peu du terrain en raison du sentiment de frustration relative ou de privation aspirationnelle qu’il suscite (Boudon, 1977). En effet, le modèle républicain a toutes les chances de décevoir lorsqu’il promet l’égalité et la liberté à tous. Comme le remarquait déjà Tocqueville, « le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (Tocqueville, 1986, p. 522). Par sa forme exigeante, le modèle républicain peut également entrer en décalage avec les aspirations contemporaines. Comme l’indiquent Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun : « La République est exigeante, elle attend du citoyen qu’il s’intègre et s’identifie à la cité, au besoin en renonçant à ses attaches particulières et à son confort personnel » (Donegani et Sadoun, 2007, p. 58).

2.2 L’influence du relativisme moral

Les opposants au modèle républicain remettent en cause sa prétention à l’universalité et au bien commun. En effet, les défenseurs d’une conception libérale de la laïcité valorisent la démocratie en tant qu’association politique neutre, anormative par essence, garantissant la non-interférence de l’État dans les libertés individuelles. L’espace commun partagé doit être marqué du sceau de la neutralité morale, de l’absence de hiérarchisation des valeurs et des conceptions du bien (Baubérot, 2014). Cette philosophie du relativisme moral se justifie par la nécessité de respecter toutes les croyances et les identités subjectives qui ne contreviennent pas aux lois de la république. En effet, la philosophie du relativisme normatif apparaît comme une condition de l’ouverture à autrui dans les sociétés démocratiques. Comme le précise Raymond Boudon : « Le relativisme est perçu comme une doctrine adéquate dans un monde postcolonial, en cours de globalisation, qui veut que toutes les cultures se vaillent; où l’individualisme tend à imposer l’idée que tout est opinion et que toute opinion mérite le respect » (Boudon, 2008, p. 4).

Cette philosophie du relativisme moral a fortement imprégné le modèle libéral. Dans ce cadre de pensée, la laïcité est naturellement entendue comme une forme de tolérance à l’égard des opinions d’autrui. C’est à ce titre que la croyance et la pratique religieuse sont respectées en tant qu’opinions individuelles. Elles peuvent même être considérées comme porteuses de vérités symboliques.

2.3 L’individualisme et la mondialisation

Le succès du libéralisme moral est également largement favorisé par le phénomène de mondialisation. Le modèle français d’organisation de la cité a fortement été concurrencé par les modèles européens et occidentaux, largement favorables à une laïcité de reconnaissance (Baudouin et Portier, 2001).

De nos jours, ce désir de liberté s’exprime au travers d’un besoin d’être reconnu dans son identité authentique et singulière. Cette reconnaissance se présente comme une condition du respect de la dignité humaine. Comme l’analyse Raymond Boudon :

S’agissant de l’évolution récente des conceptions de la laïcité, en conséquence de l’individualisme dont Tocqueville et Durkheim ont prévu la montée, on observe bien en France un dépérissement de la conception de la laïcité que l’on peut qualifier de traditionnelle, celle de la Troisième République, au profit d’une conception libérale, cette dernière accordant une primauté marquée au principe de la liberté de conscience et de culte, ainsi qu’au droit de pouvoir exercer effectivement le culte de son choix. Cette conception moderne de la laïcité est conforme aux analyses de Tocqueville et de Durkheim. Elle reconnaît avec eux l’irrésistible progression de l’individualisme, de l’esprit de libre examen, de la demande de respect pour les choix individuels en matière de croyances, de la demande pour une atténuation aussi marquée que possible du contrôle exercé sur l’individu par l’État, et en même temps d’une demande adressée par l’individu à l’État de lui donner les moyens lui permettant de pratiquer la religion de son choix.

Boudon, 2012, p. 176

Le succès de la laïcité de type libéral renvoie à des causes complexes et enchevêtrées. Néanmoins, l’essor de l’individualisme a précipité les aspirations et les sensibilités morales en faveur d’une demande de respect et de reconnaissance de l’individualité de chacun et de ses opinions. Jugeant les institutions et les normes à l’aune de leur capacité à reconnaître la dignité humaine, les citoyens ont de bonnes raisons de délaisser le modèle républicain au profit du modèle libéral. L’État tel que pensé par le modèle républicain leur apparaît de plus en plus contre-intuitif, alors qu’ils aspirent à restreindre le pouvoir de l’autorité publique et le contrôle qu’elle exerce sur l’individu. L’État tel que perçu par les libéraux est un État neutre, qui arbitre les libertés individuelles et civiles, qui assure la reconnaissance de la dignité de chacun et qui garantit ainsi l’égalité de tous. Il ne doit en aucun cas, par goût de la raison et du bien commun, promouvoir une forme de liberté civique au-delà des libertés individuelles. Aux yeux des libéraux, cette idée contrevient au principe de neutralité de l’État et de l’espace institutionnel, dans lequel se doit de prévaloir une absence de hiérarchisation des opinions et des conceptions du bien. Dans ce cadre, le critère du bien n’est pas retenu comme pertinent pour fonder l’association politique démocratique. La primauté de la justice sociale, au sens d’impartialité quant aux conceptions du bien, est en revanche plébiscitée. Comme l’analysent Michel Forsé et Maxime Parodi :

Face au conflit toujours possible des visions du monde et des conceptions de la vie qui vaut d’être vécue, les Modernes ont pris le parti de relativiser ces convictions en reconnaissant à chacun la liberté de penser. Dès lors, la certitude morale sur le bien en soi, sur la nature véritable de l’homme ou même sur la religion vraie ne peut plus être l’unique critère axiologique pour juger de ses actes ou de ceux d’un autre. Il faut encore que chacun puisse justifier son point de vue vis-à-vis d’autrui. Et, cela est impossible sans un effort d’impartialité à l’égard des autres conceptions du bien, même si l’on ne leur accorde de valeur que parce qu’un autre y croit. Un tel effort revient tout simplement à chercher à faire du juste une priorité devant le bien.

Forsé et Parodi, 2004, p. 2

Conclusion

En somme, il apparaît que les significations contemporaines attribuées à la laïcité suivent l’évolution plus générale de la sensibilité morale et des aspirations des individus, amplement marquées par l’individualisme, le relativisme et le libéralisme moral. La laïcité de type libérale est dès lors davantage à même de répondre à ces aspirations en privilégiant la liberté individuelle et civile. Pour autant, il ne faudrait pas conclure par empressement à la mort du modèle républicain et à l’abandon des valeurs universalistes. Comme le remarque Philippe Portier, la laïcité de reconnaissance a succédé à la laïcité de séparation à partir des années 1960-1970. Concernant la période contemporaine, il observe une polarisation du débat entre une laïcité de reconnaissance et une laïcité de cohésion (Portier, 2016). De même, Marcel Gauchet analyse l’essor du libéralisme comme le triomphe d’une politique de l’autonomie fondée sur une idéologie des droits de l’homme. Ce mouvement, précise-t-il, conduit à une plus grande liberté individuelle. Dans le même temps, le succès de la politique d’autonomie réduit les capacités des individus à délibérer et à vivre en commun (Gauchet, 2002). Dans ce contexte, il n’est pas improbable que le modèle républicain connaisse un regain d’intérêt, dans la mesure où il propose de fonder la société démocratique sur le partage d’un espace commun au-delà des identités subjectives.