Corps de l’article

Introduction[1]

Cet article vise à clarifier et à évaluer les présupposés et les implications de la thèse suivante : reconnaître que le care est l’affaire de toutes et de tous, car la vulnérabilité n’est pas un « accident de parcours » qui n’arrive qu’aux « autres » (Paperman, 2009), c’est également reconnaître que l’éducation ⸺ entendue au sens le plus large, comme une croissance qui nécessite des relations avec d’autres que soi ⸺ ne se réduit pas à un moment déterminé de la vie. Cette adoption du processus éducatif comme modèle anthropologique conduit à redéfinir la catégorie morale et politique de l’autonomie. Pour mener cette analyse, je[2] prendrai pour objet l’articulation entre care, éducation et reconstruction critique de la notion d’autonomie telle qu’elle est développée dans un texte fondateur pour les théorisations féministes de l’autonomie. J’adopte pour ce faire deux méthodes qui correspondent à deux moments distincts de ma démarche. J’entreprends d’abord un travail d’explication et de commentaire de ce texte fondateur et fondamental, travail qui me permet de mettre au jour certaines limites du modèle qu’il propose. La prise en considération de ces limites me conduit ensuite à reprendre le travail de reconceptualisation en précisant plus avant la teneur des relations d’une « autonomie relationnelle » féministe, ce qui constitue à la fois un enjeu théorique et pratique.

Jennifer Nedelsky, philosophe du droit canadienne, publie en 1989 un texte intitulé « Reconceiving Autonomy: Sources, Thoughts and Possibilities » dans le Yale Journal of Law and Feminism. Aux côtés de Nancy Chodorow, d’Evelyn Fox Keller, de Seyla Benhabib ou encore de Lorraine Code, elle fait partie des philosophes féministes qui ont formulé une critique de l’idéal d’autonomie et/ou qui ont cherché à en renouveler la conceptualisation (Friedman, 2000, p. 217) ; elle est parfois même considérée comme étant la première à avoir formulé dans une perspective explicitement féministe l’idée d’une « autonomie relationnelle » (Mackenzie et Stoljar, 2000, p. 26). L’article que je commente ici est le premier, mais n’est pas le seul qu’elle publie sur la question (Nedelsky, 1990 ; Nedelsky, 1993 ; Nedelsky, 1995).

Dans ce texte, la théoricienne défend l’idée selon laquelle le féminisme ne doit pas renoncer à l’autonomie, qui est une valeur qui lui a été et qui lui sera utile, mais qu’il a besoin d’en renouveler la conception ; autrement dit, « [l]a théorie féministe doit garder la valeur, mais rejeter son incarnation libérale » (Nedelsky 1989, p. 7, [ma traduction]). Ce geste passe par la substitution d’un modèle intégrant la vulnérabilité comme donnée anthropologique au modèle qui guide la vision libérale (et majoritaire) de l’autonomie, à savoir celui de la propriété [property]. Nedelsky avance alors que « le modèle, la métaphore ou le symbole le plus prometteur pour l’autonomie n’est pas la propriété, mais l’éducation des enfants [childrearing] » (p. 12).

Ma démarche philosophique vise à mettre au jour certaines hypothèses implicites charriées par cette adoption d’un « paradigme éducatif » pour penser « féministement » l’autonomie. La lecture de l’article que je propose n’est ni suivie ni uniforme ; si je me contente de résumer et d’expliquer la critique formulée par Nedelsky à l’encontre de la conception dite libérale de l’autonomie, j’entreprends en revanche non seulement de présenter, mais également de prolonger la réhabilitation féministe de l’autonomie qu’elle propose. Ce prolongement sera poursuivi aussi bien dans les présupposés anthropologiques de sa reconceptualisation que dans ses implications pratiques. Mon hypothèse de lecture est que l’adoption d’un tel modèle est directement liée à la reconnaissance d’une vulnérabilité humaine fondamentale, vulnérabilité qui se décline au travers de trois dimensions : premièrement, le fait d’être soumise ou soumis à l’action du temps, d’être exposée ou exposé aux aléas du devenir, bref, de ne pas être figée ou figé et conservée ou conservé tel quel une fois pour toutes ; deuxièmement, le fait d’être dépendante ou dépendant, d’avoir besoin d’autres que soi pour subsister ; troisièmement, le fait d’être douée ou doué de sensibilité au sens large, autrement dit d’être susceptible d’être affectée ou affecté. Ainsi, dans chaque aspect de l’éducation (ou childrearing, qu’on pourrait traduire littéralement par « le fait d’élever un enfant ») retenu par Nedelsky, on trouve une dialectique implicite entre vulnérabilité et autonomie, entre activité et passivité.

Néanmoins, certains problèmes, aussi bien théoriques que pratiques, apparaissent lorsqu’on adopte un modèle relationnel, et plus particulièrement un modèle « éducatif », pour concevoir l’autonomie. Les relations étroites et asymétriques peuvent en effet constituer un obstacle à l’autonomisation, mais je voudrais montrer, dans un dernier temps, que cela ne signifie pas pour autant que l’autonomie soit synonyme de rupture des relations. Pour défendre une telle thèse, je mobiliserai des théorisations du care qui mettent l’accent sur sa dimension politique.

1. Critique de la conception « libérale » de l’autonomie

L’article s’ouvre sur une critique de la vision libérale (et majoritaire) de l’autonomie, vision qui est façonnée d’après l’autrice sur le modèle de la propriété [property]. Cette conception est triplement critiquée par l’autrice : premièrement, elle reposerait sur une compréhension incomplète de la liberté qui se focaliserait sur les droits négatifs ; deuxièmement, elle serait une réduction de l’idéal d’autonomie à celui d’indépendance ; et, troisièmement, elle serait fondée sur une confusion entre propriété et possession.

Pour le premier point, l’autonomie s’apparente à une liberté négative et individualiste, car on la pense comme devant être protégée par un « mur (de droits) » (1989, p. 12) érigé entre l’individu et celles et ceux qui l’entourent. Le langage des droits renvoie ici à la représentation de frontières, à savoir ce qui limite les relations, comprises comme intrusions. On retrouve des critiques analogues de l’association entre « autonomie » et érection de barrières ou de clôtures chez d’autres autrices féministes, comme Virginia Held (Brison, 1997).

Le deuxième point, qui reprend une critique plus « classique » et qui n’est pas propre au féminisme, vise la réduction de l’idéal d’autonomie à celui d’indépendance. Cette critique peut être résumée par la thèse selon laquelle l’idée que les personnes sont des entités métaphysiquement séparées (individualisme ontologique « faible ») mérite d’être distinguée de l’idée que les personnes qui sont autonomes sont aussi autosuffisantes (individualisme ontologique « fort »), la seconde étant susceptible d’être remise en question[3].

Troisième problème : la conception « libérale » de l’autonomie serait fondée sur une confusion entre propriété et possession, confusion qui relève d’une forme d’atomisme, voire de naturalisme. En effet, Nedelsky affirme que si le symbole central qui guide cette vision de l’autonomie est la propriété [property], c’est toutefois une propriété mal comprise. L’association entre propriété et autonomie vient d’après elle du fait que les deux traits principaux de la propriété sont sa concrétude et le fait que le pouvoir étatique qui la fonde passe relativement inaperçu. Sur ce second aspect, elle précise que (je souligne) « la plupart des gens ne pensent pas que leur droit de propriété [ownership of property] implique d’une façon ou d’une autre l’État ; [les choses sont] simplement à eux [it is simply theirs] » (1989, p. 23). Cet « oubli » de l’implication de l’État relevée par l’autrice est une forme de confusion entre propriété et possession (la seconde renvoyant à une forme d’état de nature dans lequel l’appropriation pourrait se faire hors de tout contrat). Or, une compréhension adéquate de la notion de propriété ne peut se faire dans un cadre « présocial ». Comme le rappelle l’autrice, à l’instar de tout droit, la propriété est garantie par l’intervention de l’État : par conséquent, la propriété n’est pas plus « intrinsèque » qu’un autre droit et son sens formel repose sur des institutions, sur le pouvoir étatique de protéger ce qu’il définit comme « propriété ».

À cette étape critique succède une (re)conceptualisation féministe de l’autonomie dont je voudrais montrer qu’elle révèle une anthropologie processuelle et relationnelle dans laquelle la vulnérabilité occupe une place centrale.

2. (Re)construction féministe de l’autonomie

Dans la partie positive ou reconstructive de son propos, Nedelsky avance qu’il faut adopter une conception alternative de l’autonomie pour éviter ces écueils, dont la symbolisation la plus pertinente est l’élevage des enfants ou l’éducation au sens large[4] :

Si nous nous demandons ce qui rend effectivement les gens capables d’être autonomes, la réponse n’est pas l’isolement, mais les relations – avec des parentes et parents, des enseignantes et enseignants, des amies et amis, des êtres chers [loved ones] – qui assurent le soutien et l’aide nécessaires pour qu’on développe et qu’on fasse l’expérience de l’autonomie [the support and guidance necessary for the development and experience of autonomy]. C’est pourquoi je pense que le modèle, la métaphore ou le symbole le plus prometteur pour l’autonomie n’est pas la propriété, mais l’éducation des enfants.

1989, p. 12

Elle présente ainsi ce modèle comme celui qui permettrait le mieux de mettre en avant l’aspect relationnel de l’autonomie. Or, il importe de ne pas réduire ce que Nedelsky entend par « relations » aux relations sociales, comme ont pu le faire certaines commentatrices (Friedman, 1997), même si elles occupent une place importante dans cette redéfinition. À cela s’ajoute que, dans son travail de reconceptualisation, Nedelsky mobilise des aspects de l’éducation qui ne relèvent pas directement de sa dimension relationnelle. Je voudrais ainsi montrer que l’éducation n’engage pas à définir l’autonomie de façon équivalente selon l’aspect qui en est retenu – et que dans cette variation, c’est moins le contenu de la définition qui change que la façon même de définir l’autonomie.

Sur quels points retrouve-t-on alors des analogies entre éducation et autonomie dans le propos de Nedelsky ? On remarque que la façon même dont elle mobilise l’éducation est relativement indéterminée, hésitant entre la volonté d’en faire un « modèle », une « métaphore » ou un « symbole ». S’agit-il de faire de l’éducation un exemple, une instanciation concrète de l’autonomie ? S’agit-il d’un schème, soit ce qui rend sensible un concept pour que celui-ci ait des effets ? S’agit-il d’un idéal (idéal éducatif et/ou idéal d’autonomie) ?

Pour répondre à ces questions, je souhaiterais analyser le modèle-métaphore-symbole du childrearing sous trois aspects, en soulignant à chaque fois la place qu’occupe la vulnérabilité dans cette reconstruction conceptuelle. Suivant la typologie proposée par Natalie Stoljar (2018) pour aborder les théories relationnelles de l’autonomie (procédurale, substantielle et causale), je voudrais également montrer que ce n’est pas seulement le contenu de la définition de l’autonomie qui varie suivant ces trois aspects, mais bien la façon même dont elle est définie.

2.1 L’autonomie comme devenir

L’éducation est d’abord appréhendée comme croissance, ce qui permet à Nedelsky d’esquisser une définition de l’autonomie qu’on pourrait qualifier de « procédurale ». L’autonomie, littéralement, signifie le fait d’être gouvernée par sa propre loi ; l’autrice affirme que, dans ce cas précis, l’étymologie rend bien compte du sens qu’on lui attribue, puisque devenir autonome, c’est être capable de trouver une règle et de vivre en accord avec celle que l’on considère être la sienne propre. Elle insiste sur l’idée de « devenir » autonome, car

ce n’est pas une qualité qu’on peut simplement postuler chez les êtres humains. Nous devons développer et entretenir la capacité de trouver notre propre règle, et la tâche est de comprendre quelles formes sociales, quelles relations et quelles pratiques personnelles la promeuvent. […] la règle est la sienne dans un sens profond, mais elle n’est pas créée par l’individu ; l’individu la développe, mais en étant connecté avec les autres ; elle n’est pas choisie, mais reconnue.

1989, p. 10

Parler d’un devenir-autonome plutôt que d’autonomie constitue un premier point d’analogie avec l’éducation, en particulier si l’on considère celle-ci comme une croissance indéfinie et qui peut aussi être une fin en soi. L’argument repose donc sur une conception de l’éducation similaire à celle qu’on trouve par exemple chez John Dewey (2011), qui en fait une croissance qui ne dépend d’aucune fin – il n’y a pas de « croissance accomplie » qui serait l’âge adulte par exemple – l’adulte étant aussi en « pleine croissance ». L’autonomie n’est donc pas un donné, mais pas non plus un état (final) – elle est de l’ordre du procès, toujours en cours. L’éducation permet de comprendre cette nature de l’autonomie à condition de ne pas la penser comme un processus qui est susceptible d’avoir une fin déterminée (au double sens de finalité et d’achèvement). Dans ce cas, il semble que ce soit davantage la dimension procédurale de l’autonomie qui intéresse Nedelsky : en effet, elle est définie par le fait qu’elle est un certain type de processus – en l’occurrence analogue à l’éducation – plus que par son contenu ou ses valeurs, par exemple.

Ici, c’est la vulnérabilité dans ce qu’elle implique de prise en compte du devenir qui semble intégrée à la définition de l’autonomie. Être un individu vulnérable, c’est être un individu qui n’est pas défini une fois pour toutes de façon statique, donc c’est être un individu en proie aux changements, aux aléas, aux amoindrissements (la sénescence, par exemple). Or c’est cette même temporalité qui permet également la croissance, le développement progressif de qualités qui permettent de reconnaître une loi comme sienne, le développement de la capacité à trouver sa propre règle. « Subir le temps » et « pouvoir croître » sont en effet les deux faces d’une même médaille.

2.2 L’autonomie comme relations

Si Nedelsky commence son travail de reconceptualisation en intégrant une temporalité dans l’autonomie, l’aspect sur lequel elle insiste le plus reste la relationalité. En effet, lorsqu’elle critique le modèle de la propriété, c’est d’abord en tant qu’il est un « symbole d’isolement et de distance », qu’elle oppose à la relatedness (1989, p. 12). La relation est présente au moins à deux titres dans le fait de trouver et de vivre selon sa propre règle :

premièrement [...] la capacité de trouver sa propre règle ne peut se développer que dans un contexte de relations aux autres (intimes et plus largement sociales) qui nourrissent [nurture] cette capacité, et, deuxièmement, […] le « contenu » de cette règle propre ne peut être compris qu’en référence à des normes, valeurs et concepts socialement partagés.

1989, p. 11

Cette conception de l’autonomie est donc doublement relationnelle. Elle engage à sortir d’un certain solipsisme moral, puisque l’autonomie est alors comprise dans ce qu’elle doit au commerce avec d’autres, bref, dans sa dimension sociale. Est « introduit un principe de réalité – sociale – dans les débats philosophiques contemporains relatifs aux jugements moraux » pour citer Elsa Dorlin lorsqu’elle caractérise l’éthique du care (2011, p. 118). Ici, c’est clairement la relation éducative et plus largement socialisatrice qui sert de modèle : pas d’éducation hors relations. L’autonomie est donc relationnelle dans sa forme et dans son contenu : ce sont nos relations qui nous permettent d’élaborer les contenus mêmes de nos règles, mais aussi d’avoir la force et la volonté de suivre ces règles. Les autres constituent un soutien et une ressource qui permettent de développer l’autonomie comprise comme capacité à déterminer un choix qui est sien et à le suivre ; mais ils fournissent également la matière même qui compose ce choix.

Dans ce deuxième aspect, c’est une conception plutôt génétique (constitutive ou causale) de l’autonomie que propose Nedelsky ; en effet, ce sont les conditions et les « ingrédients » qui rendent possible l’existence de l’autonomie, qui permettent de la définir. Ici, la vulnérabilité apparaît à travers la dépendance – dans le fait qu’elle s’oppose à l’autosuffisance et au plein contrôle sur soi. Ce sont ces relations de dépendance qui constituent également les ressources nécessaires pour élaborer des règles qu’on reconnaît comme siennes.

2.3 L’autonomie comme ressenti

Le troisième et dernier aspect qui occupe une place importante dans la définition de l’autonomie élaborée par Nedelsky est la sensibilité – le ressenti, les sentiments, les affects ; soit le « feeling », avec toutes les difficultés de traduction que le terme implique :

L’autonomie est difficile à saisir, car elle est pratiquement inséparable d’une expérience ou d’un ressenti [feeling] […][,] la plupart d’entre nous doivent apprendre à quoi ressemble le ressenti d’une réelle autonomie [what real autonomy feels like].

1989, p. 24

Ce ressenti est un enjeu d’apprentissage. On comprend alors que le fait d’avoir choisi le terme « childrearing » est aussi une façon d’insister sur la dimension affective de l’éducation (plutôt que sur une dimension cognitive, notamment). L’autonomie est donc (re)définie par un critère qui serait le fait d’être capable de reconnaître son ressenti, d’être en mesure d’identifier un feeling qui signale, pour citer l’autrice, « qu’on suit une direction en soi » [that we are following an inner direction] (p. 24). Une sensibilité à soi, susceptible d’être apprise, serait donc nécessaire pour actualiser l’autonomie. D’une certaine façon, on pourrait dire que cette exigence normative d’une estime, considération ou attention à soi-même, aussi minimale soit-elle (et qui ferait l’objet d’une « éducation sentimentale »), tend à définir l’autonomie de façon substantielle, au moins en un sens faible.

Là encore, la vulnérabilité occupe une place importance dans cette troisième dimension de la (re)définition de l’autonomie : c’est aussi et surtout en tant qu’êtres sensibles que nous sommes vulnérables, en particulier parce que la sensibilité est ce qui permet la souffrance. La sensibilité apparaît ici comme l’aiguille d’une boussole pour reconnaître ce qui nous appartient en propre[5], elle nous guide dans l’identification de ce qui relève du « soi-même ». Or, c’est par le même canal que notre bien-être est susceptible d’être atteint et rompu ; sont ainsi intimement liées la capacité d’être affectée ou affecté et la puissance d’agir, pour employer un vocabulaire spinoziste.

3. Le care et le childrearing ne sont pas (seulement) des relations intimes

L’adoption du modèle éducatif pour penser l’autonomie ne va toutefois pas sans poser certains problèmes théoriques et pratiques. En particulier, l’asymétrie qui constitue la relation éducative peut grever la portée émancipatrice du projet engagé dans l’article de 1989. Nedelsky est consciente que certaines relations peuvent constituer un obstacle à l’autonomie – c’est plus largement le cas de toutes les philosophes qui cherchent à promouvoir une « autonomie relationnelle », en tant qu’elles reconnaissent « la violence et les violations que les relations sociales infligent parfois aux femmes » (Friedman, 2000, p. 219). Néanmoins, si le paradigme choisi par l’autrice est bien l’intime dyade relationnelle « mère-enfant » (Mackenzie et Stoljar, 2000, p. 9), en particulier pour la mobiliser contre une certaine conception « bureaucratique » (Nedelsky, 1989, p. 12), il importe de mesurer les implications d’un tel parti pris.

Pour ce faire, je voudrais prendre un exemple développé par Amrita Banerjee dans un article consacré à l’intérêt d’une ontologie des relations pour penser les violences faites aux femmes (Banerjee, 2008). L’autrice évoque le cas d’un mariage dans lequel l’épouse serait battue par son mari. Dans ce cas, il semble bien que la relation soit synonyme d’abus et de coercition et qu’il faille briser le lien pour mettre fin à la violence. En réalité, penser uniquement la libération en termes de séparation ou de rupture des relations signifie qu’on en reste à une ontologie substantialiste, qui considère la dyade abusive du couple comme un « tout statique aux frontières rigides » (p. 8). Une véritable ontologie relationnelle conduirait à percevoir que les relations sont elles-mêmes prises dans d’autres relations, à différentes échelles :

Il est toujours possible de voir la situation de cette dyade époux-épouse dans un contexte plus large où la famille élargie, les amies et amis, les voisines et voisins, et d’autres aspects de ce qui était auparavant à l’extérieur peuvent être importés dans la situation. Alors que davantage de gens et d’institutions, par exemple les associations de femmes qui luttent contre la violence, sont impliqués, la dynamique de pouvoir dans la situation actuelle est transformée. Il y a un mouvement depuis le « pouvoir sur » vers le « pouvoir avec » tandis que cette femme devient de plus en plus en capacité d’agir [more empowered] du fait de l’implication de toutes ces personnes et de ces institutions au sein de la communauté.

Banerjee, 2008, p. 8

La relation peut donc être synonyme d’émancipation ou de gain d’autonomie à partir du moment où elle n’est pas réduite à une dyade et à partir du moment où les différentes échelles relationnelles (intimes, interpersonnelles, communautaires, institutionnelles, etc.) sont mobilisées. Joan Tronto souligne ainsi que la réticence vis-à-vis de toute forme bureaucratique peut empêcher de reconnaître l’importance des « types institutionnels et structurels du care » (Tronto, 2009, p. 209). Une valorisation de la relation intime telle que celle esquissée par Nedelsky peut traduire une croyance en la possibilité d’une introduction, sans médiation, du care comme idéal moral dans la vie politique et publique[6]. C’est par exemple ce qui transparaît dans les réflexions d’une autre philosophe, Nel Noddings, lorsque celle-ci affirme que la meilleure aide à apporter à une femme victime de violences domestiques serait de l’entourer, elle, ainsi que son mari maltraitant, de « modèles aimants » (citée par Tronto, 2009, p. 210). Tronto avance que cette réponse est révélatrice d’une ignorance de l’autrice quant à la nature des violences domestiques, en particulier l’isolement, le silence et le déni constitutifs de ce phénomène. C’est une certaine pensée incomplète de la relation – réduite à une dyade – qui informe ces choix théoriques et pratiques. Le présupposé selon lequel le care est dyadique (docteure ou docteur et patiente ou patient, parente ou parent et enfant, enseignante ou enseignant et élève) est une forme de robinsonnade théorique « dans laquelle une personne prend soin d’une autre, et c’est le tout de la situation » (Tronto, 2013, p. 152). En ne voyant pas que la relation dyadique est elle-même prise dans un tissu d’autres relations et rapports, on tend ainsi à reconduire une forme d’atomisme. Joan Tronto, dans sa volonté de penser le care à différentes échelles, prend véritablement au sérieux le tournant relationnel amorcé par les éthiques du care. Comme le rappelle Liane Mozère, citée dans Tronto (2009, p. 8), « loin de la figure dyadique le plus souvent au fondement des activités de soin aux personnes, le care, tel que le définit Tronto, se déploie au coeur d’actions et de responsabilités collectives ».

Pour reprendre l’opposition entre la propriété/possession et le childrearing formulée par Nedelsky, il importe donc de ne pas réduire le second à ce qu’elle qualifie de « relation intime ». Qui, dans l’ordre social actuel, se préoccupe de la croissance des enfants[7] ? À quelles sphères d’activités[8] renvoient les différents phénomènes mis en opposition par Nedelsky, et par qui ces sphères sont-elles plus particulièrement « habitées » ? Les théories et pratiques qui valorisent l’isolement au nom de l’autonomie ne dévalorisent pas seulement un ensemble de pratiques mais également certaines institutions, en l’occurrence celles « qui domestiqu[ent] le petit enfant humain » (Martin, 1992, p. 178). Par conséquent, si l’autonomie gagne à être rapprochée de l’éducation pour être conceptualisée, c’est si et seulement si l’éducation est appréhendée dans ses différentes échelles de relations.

Conclusion

D’après Catriona Mackenzie et Natalie Stoljar, cinq critiques féministes de l’autonomie méritent d’être distinguées : la critique symbolique, la critique métaphysique, la critique du care, la critique postmoderne et la critique de la diversité (2000, p. 5). Les critiques symboliques visent moins une théorie déterminée qu’un idéal culturel de l’autonomie ; les critiques métaphysiques visent l’ontologie atomiste de l’individu fondant certaines définitions de l’autonomie ; les critiques du care portent sur l’occultation de l’importance de la dépendance et de l’interconnexion et la survalorisation de l’autosuffisance et de la séparation ; les critiques postmodernes passent par une critique du sujet comme transparent à lui-même, psychiquement unifié et capable de se maîtriser ; et enfin, les critiques de la diversité s’appuient sur l’idée que tout agent porte une identité multiple et conflictuelle. Dans leur classification, les autrices prennent Jennifer Nedelsky comme exemple pour illustrer (avec Nancy Chodorow et Virginia Held, notamment) la catégorie « critique du care ». Je considère toutefois qu’elle relève également de la première et de la deuxième catégorie, à savoir la critique symbolique (compte tenu de son travail sur le modèle de la propriété dans la culture occidentale) et la critique métaphysique (compte tenu de l’ontologie relationnelle qu’elle défend).

Les trois aspects de l’éducation que Nedelsky retient, à savoir la temporalité, la relationalité et la sensibilité, offrent trois façons de définir l’autonomie ⸺ une définition plutôt procédurale, une définition plutôt génétique et une définition plutôt substantielle. Dans le contexte de chaque définition, c’est une dialectique entre capacité d’être affectée ou affecté et puissance d’agir qui est en jeu ⸺ dialectique qui articule autonomie et vulnérabilité. Autrement dit, nous sommes autonomes au même titre que nous sommes vulnérables : en tant qu’êtres dans le temps, en tant qu’êtres dépendants et en tant qu’êtres sensibles. À partir de l’éducation, Nedelsky propose donc à la fois un symbole culturel, une métaphysique et une éthique qui permettent d’articuler vulnérabilité et autonomie, en les considérant non pas comme antinomiques, mais bien comme l’endroit et l’envers de la même étoffe.

Cependant, j’avance que cette éthique gagne à être prolongée dans une politique, sans quoi elle risque de réduire les relations à leur forme interpersonnelle dyadique, forme qui peut être aliénante, asservissante, voire violente. Joan Tronto admet que « le concept de care n’est pas suffisamment spécifique pour nous orienter […] vers une compréhension complète de ce qu’est le care » (Tronto, 2009, p. 16, 17). La définition qu’elle livre avec Berenice Fisher est en effet relativement indéterminée :

Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.

Tronto, 2009, p. 143

À partir de l’enjeu particulier de l’éducation, j’ai cherché à souligner la nécessité de concevoir cette activité générique au-delà de sa seule incarnation interindividuelle. Penser le care comme une responsabilité collective dont la prise en charge relève aussi d’institutions est une façon de rappeler les différentes échelles de relations qui rendent possible l’autonomie. C’est pour cette raison que les travaux sur le care en éducation qui réduisent ce dernier à un seul enjeu éthico-pédagogique et/ou qui « dépolitisent » l’usage du concept en occultant son ancrage féministe originel (Gilligan, 2008) – le féminisme étant d’abord une lutte qui vise la justice sociale – restent problématiques, d’un point de vue tant théorique que pratique.