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Introduction

Nombre d’institutions éducatives, en particulier scolaires, affichent aujourd’hui leur volonté de lutter contre les stéréotypes, le harcèlement et les inégalités liées au genre[1]. Le but de cette contribution, conduite du point de vue de la philosophie politique de l’éducation[2], est de montrer que les rapports de séduction[3], ainsi que leurs épigones historiques ou linguistiques (galanterie, drague, etc.), constituent une des principales zones grises où peut persister ce que Gazalé appelle Le mythe de la virilité (2017). Or ce mythe est, selon elle, un rouage essentiel de rapports inégalitaires. Cela est donc problématique quant à la volonté d’assomption de ces ambitieux programmes institutionnels. L’enjeu est d’importance, à la mesure en tout cas de la force d’une critique telle que celle formulée sur des bases sociologiques par Bereni, Chauvin, Jaunait et Revillard lorsqu’ils qualifient l’école de « lieu de fabrication de l’ordre du genre » (2012, p. 152). Ils pointent notamment ce qu’ils considèrent comme une certaine tolérance des personnels éducatifs dans les lieux de socialisation mixte envers « les jeux où les garçons "embêtent" […] ou "poursuivent" les filles pour les embrasser » (p. 154), ces comportements étant alors plus ou moins implicitement associés à un apprentissage de ce que serait la vie en mixité et les rapports de séduction qu’elle impliquerait. Stéphanie Rubi[4] note, pour sa part, au terme d’une étude sur l’influence du sexe et du genre portant sur la légitimation ou la contestation de l’autorité éducative, que le genre davantage que le sexe « marque les représentations et les perceptions du sens commun à l’égard de l’autorité » (2010, p. 81). Étudiant un groupe d’adolescentes qu’elle nomme « déviantes » ⸺ en défiance par rapport à l’ordre scolaire ⸺, Rubi montre que le thème de la séduction est très présent dans le discours de certaines éducatrices décrites par ces mêmes jeunes comme celles qui « font leur belle » (p. 73), accusation dont les acteurs éducatifs masculins ne feraient pas l’objet. Ce ne sont là que quelques exemples[5] qui permettent de prendre la mesure du noeud problématique que peuvent constituer ensemble la séduction, l’éducation et le genre.

Une prise en compte conséquente des questions et des enjeux de genre dans l’éducation (Jarlégan, 2009 ; Solar, 2010) paraît donc exiger, en amont de la praxis éducative, une exploration critique de ce que peut être une conception des rapports entre les êtres compatibles avec l’exigence portée par la récente « attribution [effective] du statut d’individu de droit » (Gauchet, 2017, p. 554) à chacun, quel que soit son âge ou son genre. En d’autres termes, cela passe par une critique de la notion de séduction, ici proposée, qui s’inscrira dans le cadre de la société des individus et du système de légitimité individualiste tels que Gauchet les a décrits (2017, p. 487-632). La question sera donc également de savoir comment l’éducateur peut favoriser l’appropriation critique par les élèves des éléments genrés et sexués de leur construction identitaire, et leur projection dans leur rapport aux autres.

Une première partie permettra de poser quelques distinctions essentielles entre éducation, séduction et autorité, et de préciser une orientation de notre texte : il n’y sera pas question de quelque forme de séduction comme « moyen » éducatif éventuel (ce que nous justifierons succinctement) mais de la séduction comme « objet » de réflexion éthique en éducation (en précisant le contexte dans lequel cette proposition s’inscrit).

Une deuxième partie permettra de préciser comment notre propos s’inscrit dans une perspective d’éducation à l’autonomie, qui elle-même gagne heuristiquement et éthiquement à intégrer les questions et les enjeux du genre.

Une troisième et dernière partie, plus longue, fera fond sur une critique de la séduction (comme mode de rapport entre les individus) pour en proposer une solution (à promouvoir dans le cadre d’une éducation soucieuse des questions et enjeux éthiques du genre) davantage compatible avec le fait de faire de l’autonomie individuelle de chacun le but de l’éducation et un idéal social à poursuivre.

1. Quelques précisions préalables

1.1. Éduquer ou séduire ?

Un préalable important est de rappeler une distinction essentielle entre éducation et séduction, ce qui nécessite de faire intervenir une troisième notion : l’autorité. Autorité et séduction sont deux moyens de faire agir autrui sans recours à la force. Ainsi, ils sont parfois confondus comme moyens économes d’une éducation non répressive.

Néanmoins, de nombreux philosophes de l’éducation ont pris soin de distinguer rigoureusement ces notions. Philippe Meirieu a souvent insisté sur la nécessité, en tant qu’éducateur, « de se méfier de toutes les formes de séduction et de manipulation, de toutes les opérations de captation » (2018). Se défier d’une conception de l’enseignant qui en ferait un personnage pour lequel « il s’agirait de séduire ou de capter un auditoire pour l’amener à reproduire un comportement intellectuel standardisé » (2001) est selon lui un enjeu éthique fondamental. Gérard Guillot insiste, pour sa part, sur les dangers qu’il y aurait à confondre « séduction subreptice » (2006, p. 175) et autorité. La séduction pourrait selon lui être « pourvoyeuse d’un prêt à penser » (p. 31) bien peu compatible avec l’ambition d’éducation d’un sujet autonome (car l’individu séduit y imiterait sans réfléchir celui qu’il admire). Elle risque d’amener à considérer l’autre en « objet désiré » (p. 17) et non en sujet libre. Eirick Prairat (2010, p. 46), lui, fait référence aux thèses de Mireille Cifali pour distinguer éducation et « séducation » (processus qui viserait à aliéner l’autre par l’emprise et la rouerie).

Le pédopsychiatre Daniel Marcelli (2003, 2009, 2012) est l’un de ceux à avoir le plus clairement et longuement affirmé l’importance de ces distinctions. Pour lui, la possibilité même que l’autorité soit reconnue exige le renoncement par celui qui l’exerce à l’usage de son pouvoir de contrainte par la force ou la séduction (2003, p. 6). Ce qui, pour Marcelli, fonde la légitimité de l’autorité, c’est la capacité de renoncement à la « jouissance à assujettir l’autre, à en faire un objet de satisfaction pulsionnelle. La pulsion ne connaît pas l’altérité, elle n’agit qu’à son profit » (2009, p. 244). Aussi propose-t-il comme distinction structurante entre éduquer et séduire le fait que l’éducation consiste « à tirer hors de soi, ex ducere » (2003, p. 128) et que « la séduction consiste à attirer vers soi, se ducere[6] » (2003, p. 128). Il ne s’agit pas pour autant pour lui de prôner le renoncement à l’influence éducative ou l’adoption d’une posture abstentionniste. Marcelli fait au contraire de l’illusion de l’autocréation d’un soi, qui serait « déconnecté, libre, indépendant, qui a réussi à effacer de sa structuration intime toute forme d’appartenance » (2003, p. 129), l’une des causes d’un succès de la « séducation » (p. 128). Le sentiment d’abandon qui résulterait de ladite illusion rendrait sensible aux attraits d’un glissement sous emprise.

On peut dire que séduction et autorité sont deux réactions face à une vulnérabilité perçue chez autrui, mais que la première vise, pour celui qui en use, à en profiter pour son intérêt propre (au prix, si besoin, du maintien d’autrui en hétéronomie), alors que la seconde est au service de l’autonomie de l’autre, elle vise à le rendre auteur (Roelens, 2017, p. 96-97).

Notre réflexion sera ici menée plus généralement à l’aune : 1) des conditions de possibilité de l’autonomie individuelle pour toutes et tous dans le monde actuel ; 2) des conditions de possibilité d’une éducation à l’autonomie elle-même (Foray, 2016b, p. 19-49). En effet, le mouvement d’avènement de la démocratie décrit par Gauchet (2017) porte en lui une triple redéfinition de la manière dont l’exigence d’autonomie, le rapport éducatif et le rapport entre les gens et entre les genres peuvent être conçus, ce qui intéresse donc l’ensemble de notre objet d’étude.

1.2. La séduction comme objet d’étude ?

Ces distinctions entre éducation et séduction étant posées, la question de l’opportunité de faire de la séduction un objet sensible de la réflexion éthique en éducation demeure. Pour Blais et al., « ce sont les conditions de possibilité mêmes de l’entreprise éducative qui se voient aujourd’hui remises en question par l’évolution de nos sociétés » (2008, p. 7). Les applications les plus immédiatement sensibles de cette proposition touchent aux moyens et méthodes considérés comme légitimement mobilisables en éducation (Renaut, 2002, p. 365-444). Mais il s’agit de prendre en compte deux autres types de conséquences des progrès de l’individualisme démocratique, sans doute plus massives encore. L’une d’entre elles, à laquelle nous reviendrons plus loin, est de faire de l’autonomie le but de l’éducation (Gauchet, 2015, p. 161, 2017, p. 556-557 ; Foray, 2016b, 2017). L’autre, peut-être la moins bien saisie a priori, est que relèvent désormais de l’éducation au sens large, donc exigent une conceptualisation de ce point de vue, des pans de la vie humaine, dont la part de la socialisation englobe les relations amicales, amoureuses et sexuelles, et pour lesquels on considérait de longue date que les choses se faisaient par un mélange d’imprégnation, de non-dits, de reproduction du donné et de vie culturelle[7], en tout cas hors de toute saisie en termes d’éducation intentionnelle. Toutefois, ces impensés dépendaient en fait de leurs intrications dans les cadres immémoriaux du mode hétéronome de gestion par les sociétés humaines de la question de leur « reproduction biologique et culturelle » (Gauchet, 2017, p. 555), à base de tradition et de hiérarchie symboliques des sexes et des générations. Toutes choses dont la radicalisation de la modernité (p. 201-210) a provoqué l’évanouissement, du moins sur le plan de la légitimité.

Dans un récent article[8], Gauchet nomme ce phénomène, qui est pour lui peut-être l’évènement le plus important de notre temps : « La fin de la domination masculine » (2018). Cette domination est elle-même à inscrire dans ce qui est pour Gauchet le principe générateur du monde moderne : la sortie de la religion (1985) et l’avènement de la démocratie (2017). Le plein dégagement du principe de légitimité moderne, le principe individualiste, se parachève par l’attribution du statut d’individu autonome de droits à tous, y compris les femmes et les enfants, qui en ont longtemps été exclus (p. 551-560). À partir de là se pose la double question de l’appropriation subjective de ce statut pour chaque individu (p. 609-632) et du fonctionnement d’une société des individus chargée de faire vivre concrètement ce principe.

Or la domination masculine était depuis des millénaires « l’incarnation institutionnalisée de la supériorité de l’ordre culturel et de sa transcendance par rapport à la précarité de la vie biologique » (2018, p. 78), le ciment de la construction de l’identité personnelle par l’« identification des êtres par leur sexe » (p. 81), le principe organisateur de la distinction entre espace public et espace privé (p. 84-90), la pierre angulaire d’un ordre symbolique dont les conceptions de l’éducation, et tout particulièrement de l’autorité dans l’éducation, se déduisaient (p. 93-98). Des défis majeurs demeurent dans chacun de ces domaines, mais la fin à poursuivre en relevant ces défis et les moyens de les relever sont à repenser radicalement.

Bref, la domination masculine « est morte dans son principe, tout en laissant dans son sillage un cortège de séquelles » (p. 75). Détaillons-en certaines. Tout d’abord, une inégalité de fait persiste entre les hommes et les femmes dans nombre de dimensions de la vie sociale (une inégalité d’autant plus choquante qu’elle est désormais en contradiction avec les principes structurants de la vie collective). Ensuite, une nouvelle économie du symbolique est à rebâtir sur les décombres de l’ancien ordre patriarcal. Enfin, non seulement la structuration autonome de leur monde impose aux humains contemporains de « ne plus pouvoir compter que sur leurs propres forces » (2017, p. 713) pour faire face aux nouveaux défis qui se posent à eux, mais les défis constitutifs de la vie humaine sociale se posent sous un nouveau jour. Ces défis sont tout particulièrement ceux de l’individuation psychique (2002, p. 229-295), dont le genre est une dimension. On demande ni plus ni moins aux individus de se prendre en charge de manière autonome sur ce point.

2. Vers une éducation à l’autonomie… au prisme du genre

Ainsi, selon Gauchet, s’« il y a aujourd’hui une question vive pour la philosophie de l’éducation, c’est : qu’est-ce que l’autonomie, qu’est-ce que devenir autonome et à quelles conditions » (2015, p. 161). Foray montre bien qu’aujourd’hui, la part du « devenir sexué » (2016b, p. 83-85) dans le devenir autonome doit bien davantage se penser en termes d’influences et de médiations d’autres individus (parents, enseignants, proches, etc.) que de déterminisme naturaliste. Disons-le autrement : l’une des responsabilités des éducateurs contemporains est d’aider les élèves à gérer leurs confrontations singulières face à ces défis inédits, particulièrement en ce qui a trait au genre.

Or, dans ce domaine tout particulièrement, intervenir dans le respect de l’autonomie d’autrui[9] ne saurait signifier prescrire, fût-ce insidieusement. D’ailleurs, entrer dans un rapport de séduction avec autrui peut être un moyen insidieux de prescrire. C’est un moyen qui repose sur le souci de plaire, que l’on souhaite faire naître ou entretenir chez l’autre. En effet, nul besoin d’être activement et ouvertement viriliste (Gazalé, 2017) ou discriminant pour avoir, par les comportements les plus quotidiens dans la famille ou dans la classe (Foray, 2016b, p. 83-84), une forme d’action prescriptive implicite concernant le genre sur les individus en devenir. Pour qu’une autorité éducative puisse réellement rendre auteur sur ce point, deux garde-fous paraissent nécessaires.

Le premier est à chercher dans la mise en oeuvre d’une éthique minimale (Ogien, 2007, 2013a, 2013b, 2014a). Les trois principes essentiels en sont : « 1. Indifférence morale du rapport à soi-même. 2. Non-nuisance à autrui. 3. Égale considération de chacun » (2007, p. 196). Ce positionnement éthique est rigoureusement antipaternaliste. Il désamorce en effet la possibilité de contraindre l’autre pour faire son bien contre sa volonté (au nom d’une violation de ses devoirs, qu’il aurait commise envers lui-même). Par cette égale considération de la voix de chacun ou chacune et de ses positions telles qu’il ou elle les exprime, il rend aussi caduque toute forme de justification selon laquelle seuls certains (les hommes, par exemple) sauraient vraiment ce qu’ils veulent, quand d’autres se laisseraient duper par leurs émotions ou leurs illusions. Ce principe d’égale considération de la voix de chacun et chacune permet aussi de prendre en charge une critique formulée par Bereni, Chauvin, Jaunait et Revillard (2012, p. 153), à savoir qu’une moindre attention serait accordée par les éducateurs à la parole des filles qu’à celles des garçons[10]. Cette option est aussi est radicalement antimoraliste, car elle s’attache à maintenir une rigoureuse neutralité axiologique et à ne pas promouvoir une conception particulière du bien. L’attitude adéquate envers autrui est alors de l’aider, si besoin, à se doter des moyens de réaliser la conception de la vie bonne qui a ses préférences, même si cette conception diffère de la nôtre. Appliquée à notre thème, cette attitude implique que tout rapport d’un individu aux enjeux de genre doit être respecté pour lui-même. Cependant, si ces dimensions engendrent chez autrui une souffrance, il peut être justifié de faire preuve de sollicitude envers lui et d’être en cela ponctuellement au service de ce que lui-même souhaite réaliser.

Pour Roger Monjo, il est ainsi possible de penser sur cette base « un minimalisme d’attention plutôt que d’abstention, en comprenant l’injonction centrale de "ne pas nuire à autrui" en un sens plus substantiel (prendre soin[11] de ne pas lui nuire) » (2018, p. 32). Une prise en compte substantielle des questions et enjeux éthiques du genre en éducation implique alors « une attention active à l’autre » (p. 33), à ses expériences et à ses vulnérabilités sur ces points.

Autrement dit, il ne s’agit pas ici de nier les enjeux du genre pour ne pas risquer de mal les prendre en compte ou d’être discriminant, mais plutôt d’être attentif aux moyens concrets que l’on peut mobiliser pour parer en quelque manière aux vulnérabilités individuelles qui se déploient dans le contexte des démocraties occidentales contemporaines.

Le second garde-fou est donc qu’une telle autorité soit bienveillante, au sens large que nous avons donné à cette notion[12], et il est basé sur trois dimensions de la bienveillance (Roelens, 2019b, p. 201-254). L’autorité bienveillante (dans sa dimension « bien veiller ») permet d’abord à l’éducateur d’allier une meilleure compréhension de chaque situation et de ses enjeux concernant le genre, en même temps qu’une dimension autoréflexive lui permettant de mieux se situer lui-même dans ladite situation et face auxdits enjeux. Elle impose ensuite (dans sa dimension « bien veiller sur ») d’agir avec la sollicitude inhérente à la difficulté du défi qui est posé à autrui, et avec le tact (Prairat, 2017) nécessaire. Elle ouvre enfin (dans sa dimension « bien veiller à ») sur l’exigence de permettre à autrui l’appropriation des outils intellectuels et culturels, ici en ce qui concerne le rapport éthique (Gauchet, 2012, p. 233) au genre, qui lui permettront de comprendre le monde dans lequel l’autre évolue et d’y progresser vers une vie qu’il ou elle estime bonne.

Il s’agit donc de permettre à chaque individu de développer des capabilités[13] relativement au genre, dans le rapport à lui-même et le rapport à autrui. Ou encore, si l’autonomie consiste à être capable de se diriger soi-même dans un monde de culture (Foray, 2016b, p. 19) en mobilisant pour cela des « appuis de socialisation » (p. 26), il est nécessaire de penser un rapport interindividuel soucieux d’égalité et de respect de chacun et chacune, en particulier dans le cadre des relations amicales, amoureuses et sexuelles[14]. Un terme vient alors à l’esprit : celui de séduction. Il nous semble néanmoins désigner davantage ce qu’il faudrait aujourd’hui pouvoir repenser et dépasser que ce sur quoi on pourrait sans risque s’appuyer[15].

3. La séduction, entre sujet et objet

3.1. Un nouveau paradigme ?

On doit récemment à Gilles Lipovetsky (2017, 2018) l’un des traitements les plus ambitieux et systématiques du thème de la séduction[16]. Dans Plaire et toucher.Essai sur la société de séduction, il ne vise rien de moins qu’une saisie globale de la modernité démocratique par ce qu’il nomme « l’irrésistible extension du domaine de la séduction » (2017, p. 16-19). Cela irait jusqu’à l’émergence d’un nouveau paradigme séductif (p. 21), véritable clé heuristique du monde contemporain. Cette thèse doit ici être discutée. Ayant montré ailleurs (Roelens 2019b, p. 272-274) que ce principe séductif, tel que Lipovetsky le décrit, loin d’être fondamental, peut être dérivé du principe de légitimité individualiste dans son acception contemporaine (Gauchet, 2017, p. 2), nous nous concentrerons ici sur les questions éthiques soulevées, du point de vue du genre.

Signalons d’abord que, si Lipovetsky déclare consacrer son essai à « la » séduction, il en mobilise au moins deux formes différentes. L’une est présentée par l’auteur comme une représentation traditionnelle, dans laquelle la séduction est « posée comme un instrument destiné à prendre au piège l’autre, un outil au service d’un désir malfaisant de pouvoir et de conquête » (p. 21). Tout en s’en défiant parfois, Lipovetsky lui-même parle ainsi de procédés visant à « retenir » (p. 247) ou à « capter » (p. 254) l’attention d’autrui, emploie le lexique de la « conquête » (p. 262) et parle de capacité à « créer de l’adhésion » (p. 279) par la séduction.

Il pense néanmoins possible de dépasser une conception de la séduction comme « pure opération machiavélique destinée à duper et manipuler les individus » (p. 27). En d’autres points de l’ouvrage, Lipovetsky esquisse une séduction ni captatrice ni manipulatrice, « orientée non plus vers la conquête de l’autre, mais centrée sur ses besoins émotionnels du Soi » (p. 259). Il affirme notamment que, dans la société de séduction qu’il décrit, les individus sont souvent « moins dominés par les dispositifs du capitalisme affectif qu’acteurs en quête [...] de reconnaissance, d’expression de soi » (p. 261). Ainsi, ce qui ferait pour Lipovetsky le succès de certaines innovations telles que les réseaux sociaux numériques serait leur prise en compte de la dimension subjective des existences individuelles (p. 258), tout en dégageant les personnes d’une dimension contrainte et conflictuelle du collectif perçue par eux comme aliénation (p. 260). Face à une « demande de relationnel et de satisfactions narcissiques exacerbées par l’individualisation extrême de la société hypermoderne » (p. 261) se dresserait ainsi une offre correspondante. On remarquera toutefois que l’auteur tient un propos analogue lorsqu’il envisage non plus une relation intersubjective, dont le réseau numérique est le support, mais un rapport sujet/objet dans un acte d’achat : « ce qui fait la différence et séduit les consommateurs, c’est l’abondance de l’offre enrichie par les recommandations prédictives […] la stimulation personnalisée, […] ciblage sur mesure, […] propositions hyperindividualisées des systèmes de suggestion » (p. 241).

Quelle que soit, donc, celle de ces deux définitions entremêlées que l’on retienne, il y a, dans le cadre d’une relation entre deux individus, le risque qu’un des deux membres de la relation soit objectivé par l’autre, au service de la propre construction subjective de celui qui séduit. S’il était établi que le risque augmente pour un individu de se trouver à l’un ou l’autre pôle (sujet ou objet) selon son genre, on peut dire que la situation serait éthiquement problématique du double point de vue de la lutte contre les stéréotypes de genre et de la promotion de l’égalité.

À ce titre, le traitement par Lipovetsky de la question de la « perpétuation de l’inégalité séductive » (p. 118-122) interpelle[17]. Précisons d’emblée qu’il se veut ici descriptif et non prescriptif, et qu’il précise bien qu’aujourd’hui, il n’est « plus illégitime pour une femme de faire des avances à un homme » (p. 119). Cependant, selon lui, il existerait une dimension anthropologique et transhistorique[18] des logiques de séduction, selon lesquelles « les hommes et les femmes obéissent à des codes dissemblables » (p. 121), la galanterie constituant une forme de manière moins mauvaise pour gérer cette dissemblance. Si l’on peut être en accord avec Lipovetsky lorsqu’il souhaite sortir d’une pensée entièrement polarisée autour de la question de la « domination masculine »[19] (p. 121), on peut craindre que sa position ne permette pas de penser hors de ce schéma et risque, par corollaire, de nous y ramener inlassablement[20].

Manon Garcia nous semble plus conséquente lorsqu’elle soutient qu’il y a un certain continuum entre la promotion, aujourd’hui, de la « galanterie à la française » (p. 241) et celle de l’idée qu’il « est dans la "nature[21]" de l’érotisme d’être inégalitaire et violent » (p. 241). L’enjeu ne semble pas aujourd’hui de rendre, comme tente de le faire Lipovetsky, la « division sexuelle des rôles séductifs » (p. 120) et la « culture galante » (p. 120) solubles dans l’individualisme démocratique. L’ambition de se donner les moyens de penser un individualisme substantiel semble plus adaptée. Nous entendons un individualisme capable de considérer chacun avant tout comme un individu de droit et sur une base égalitaire, mais pensant également les conditions de possibilités pour chacun d’assumer concrètement son devenir individu, son devenir autonomie et la part qu’y prennent l’incarnation sexuée et les dimensions de genre.

3.2. Critiques du consentement (et de l’explicite ?)

Pour ce faire, un enjeu éthique massif dans le cadre de la lutte contre les stéréotypes de genre et contre l’inégalité entre femmes et hommes (et plus globalement entre les individus, sur la base des critères de genre) nous paraît être de penser « un érotisme qui ne soit pas fondé sur un schéma dans lequel "l’homme propose, la femme dispose", c’est-à-dire un schéma inégalitaire et sexiste » (Garcia, 2018, p. 241). Faute de quoi, c’est l’idée même de consentement, voire celle d’autonomie, qui peut être remise en question au nom d’une critique de la domination (en faisant, en quelque sorte, des victimes conceptuelles collatérales).

La notion de consentement a ainsi fait l’objet de discussions critiques plurielles dans une période récente. Fraisse et Garcia ont par exemple largement insisté sur la nécessité de distinguer rigoureusement ce que serait un consentement autonome d’une autre acception du terme qui l’entraînerait vers une signification plus proche de « céder face à des forces contre lesquelles on ne pourrait rien ». Bref, le consentement n’est pas la soumission face à la puissance, l’insistance ou la nécessité matérielle. Il conviendrait alors de rejeter une conception non dite et passive du consentement, voire de la présomption de consentement. Il semble néanmoins possible d’intégrer ces critiques sans renoncer à l’idée de consentement comme notion centrale pour penser les rapports entre des individus autonomes. L’idée de consentement positif ou affirmatif défendue par Garcia semble la plus indiquée pour sortir de la confusion existant entre consentir et se soumettre. « L’idée du consentement positif est de dire que consentir, ce n’est pas ne pas dire non mais c’est dire clairement oui » (2017), en d’autres termes « seul un "oui" exprimé et enthousiaste peut valoir le consentement » (2018, p. 241). Se pose alors la question concernant la manière dont ce consentement peut être demandé. Comment la porte peut-elle s’ouvrir à un « oui » ou à un « non » qu’il s’agira ensuite de respecter ?

Une telle proposition ouvre à son tour sur son lot de critiques, auxquelles il s’agit de pouvoir répondre. Une première critique, qui nous semble faible, est qu’une expression explicite des désirs érotiques, comme de n’importe quels autres désirs dans le cadre de la vie sociale, remettrait en cause l’érotisme et l’amour eux-mêmes[22]. À cela, Garcia répond avec justesse qu’« on peine à imaginer que chuchoter son désir au creux de l’oreille de l’amant.e soit nécessairement tue l’amour ! » (2018, p. 241). Nous avons ainsi montré ailleurs (Roelens, 2019d) comment, dans une perspective d’éducation à la sexualité s’appuyant sur un ouvrage de bande dessinée, la mise en cases et en bulles d’une telle scène (incluse dans une construction graphique et scénaristique permettant de poser les deux protagonistes, un jeune homme et une jeune fille, comme des individualités autonomes à part entière) peut être mobilisée pour contribuer à rendre chacun auteur de l’appropriation singulière de ses désirs.

D’autres doutent de la nécessité d’en passer forcément par une explicitation verbale. Ainsi Froidevaux-Metterie, tout en précisant que « le consentement court comme un fil rouge possible de toute relation[23] » (2018, p. 68) et que cela renvoie « au présupposé égalitaire qui devrait présider à toute intimité sexuelle », affirme qu’il n’est nul « besoin pour cela de se dire explicitement les choses » (2018, p. 68). Elle précise cependant que si les « modalités du consentement n’impliquent pas la formalisation, elles exigent […] d’être entendues et acceptées » (2018, p. 68), ce qui suppose une forte attention et une empathie envers les significations émises par l’autre.

Michela Marzano (2006), entendant proposer une éthique de l’autonomie, interroge de son côté la possibilité d’une articulation fiable entre autonomie, consentement et manière de signifier ce dernier. Elle exprime une certaine méfiance quant à l’adéquation entre ce qui est dit (et peut être reçu comme un consentement éclairé) et ce qui est signifié, autrement dit entre les manifestations de pulsions et d’affects fugaces et les éléments signifiants de l’autonomie et d’un désir plus substantiel. D’une certaine manière, on ne serait jamais sûr que ce qui est explicité corresponde « vraiment » à une expression de la liberté d’un individu ou à ce qu’il désire, jamais sûr non plus que celui qui parle soit vraiment le sujet autonome de son consentement ou que sa parole n’ait pas été contrainte indirectement par des enjeux socioéconomiques. Ce disant, elle soulève en réalité deux ordres de questionnement : conceptuel (quand peut-on dire qu’un désir est une expression de l’autonomie individuelle ?) et contextuel (dans quelles conditions une expression autonome est-elle possible ?). Ces deux questions recoupent en quelque sorte l’enjeu qui constitue le fil rouge de notre texte : comment saisir les potentialités permises par la fin de la domination masculine sur les plans de la légitimité et du droit, pour rendre possible, notamment par une éducation repensée à cette aune, une réelle égalité entre des individus concrets, incarnés, genrés, et devant faire face au défi de l’individualité autonome ?

Sur le premier point, nous répondrons avec Foray que « l’autonomie morale ne se joue pas tant dans ce que chacun fait que dans ce que chacun fait de ce qu’il découvre en lui-même, dans ce que chacun fait de ce qu’on a fait de lui » (p. 123), autrement dit dans l’appropriation singulière et critique de désirs, d’influences et de propositions. « Que ces capacités [à agir, choisir et penser par soi-même] s’enracinent ou non dans la liberté n’est pas essentiel » (p. 32).

Sur le second point, il nous semble soutenable qu’un excès d’explicitation vaut mieux qu’un défaut, et qu’un consentement doit toujours être envisagé non seulement comme un possible parmi une pluralité de choix[24], mais aussi comme limité dans le temps, dans l’espace, dans la nature précise de ce qui est ou non consenti (Renard, 2018, p. 128-131).

Nous soutenons donc qu’une approche négative de la construction des stéréotypes de genre et des rapports qu’ils sous-tendent entre les êtres est nécessaire pour travailler à les déconstruire, mais insuffisante pour permettre à l’éducateur d’accompagner le devenir autonome des élèves sur ces points tout en maintenant un positionnement éthique compatible avec ce qui a été esquissé précédemment. Un éducateur qui pourrait dire aux éduqués ce qui n’est pas compatible avec un système de légitimité individualiste ne pourra prendre en charge que la première partie de cette proposition. Repenser les rapports entre les êtres sous le double régime de l’explicite et du consentement implique, ce qui est plus difficile, de faire l’effort de donner à chacun l’ensemble des éléments nécessaires pour faire ses choix sous une forme qui lui est appropriable ; les moyens, notamment par l’éducation, de formuler à l’avenir des propositions positives de rapports interindividuels éthiquement respectueux des égales libertés de chacun ; ainsi que la réception et la compréhension des libertés des autres.

Tel est plus globalement l’horizon de réinvention individualiste du lien social que nous avons appelé connexions démocratiques (Roelens, 2018, 2019e), et dans lequel cette critique de la séduction s’inscrit. Concilier l’hypersocialisation (Gauchet, 2017, p. 623) nécessaire au devenir individu contemporain et le primat du consentement au lien, porté par une logique individualiste, implique de gérer au mieux le fait qu’un individu soit obligé pour exister de consentir librement à du lien, sans que rien ne puisse l’obliger légitiment à maintenir un lien en particulier. Comment permettre à chacun de percevoir les connexions qui peuvent soutenir une autonomie toujours plus ou moins vulnérable (Foray, 2016b, p. 34-35) ? Comment permettre à chacun de se déconnecter lorsque ces liens deviennent aliénants ? Une prise en compte conséquente des enjeux éthiques soulevés par l’analyse concernant le genre impose de faire face à ces questions.

Conclusion : responsabilités et limites de l’éducation intentionnelle

Que chaque sujet humain développe des capacités à formuler dans son rapport à l’autre (à n’importe quel autre) des consentements positifs et situés, ainsi qu’à produire ou à recevoir des explicitations bienveillantes, constitue donc des conditions de possibilités d’un rapport aux questions et enjeux éthiques du genre à la hauteur des ambitions formulées actuellement par les différentes instances et institutions démocratiques s’emparant de ces thématiques. Ces capacités sont de celles qu’un individu ne peut ni « former de son propre mouvement, par l’intérieur » (Blais et al., 2008, p. 166), mu par quelque prédisposition naturelle, ni voir façonnées de l’extérieur par quelque discours volontariste. À l’instar des autres dimensions constitutives de l’autonomie individuelle, développer ces capacités exige des ressources intellectuelles, sociales, morales et affectives (Foray, 2017, p. 24-25), ainsi que des médiations pour se les approprier. Cela donne une certaine responsabilité aux éducateurs (Prairat, 2012), pour autant qu’ils se reconnaissent dans les ambitions ou que leur mise en oeuvre relève de leur déontologie professionnelle (Prairat, 2014, p. 29-30) et de leurs prescriptions institutionnelles. Ils se doivent à des êtres dont l’autonomie est singulièrement vulnérable, sur ce point comme sur d’autres.

Froidevaux-Metterie pointe ainsi « l’immense bouleversement que représente l’apparition d’un sujet englobant l’exigence universaliste des droits individuels et l’irréductible incarnation de toute existence » (2015, p. 362). D’une certaine manière, l’exigence éducative accrue d’aujourd’hui (Blais et al., 2008, p. 163-165) est fille du premier de ces deux termes (visant à donner à tous les moyens d’exercer leurs droits), alors que l’exigence éthique d’humilité quant à ce que peut l’éducation intentionnelle est fille du second.

[L]es individus de droits, pour abstraits et égaux qu’ils soient, continuent bel et bien de vivre et de se penser comme des sujets incarnés et sexués. C’est même le défi principal de leur existence. D’un côté, la légitimation de tous les choix sexuels, amoureux et familiaux ouvre un large champ de possibles vis-à-vis desquels il peut être malaisé de se situer. De l’autre côté, la disparation des prescriptions sociales en matière de modèle genré[25] laisse chacun bien seul face à la nécessité de se définir dans sa singularité sexuée du dedans de soi.

Froidevaux-Metterie, 2015, p. 365

Les éducateurs, face à ce défi, ne peuvent éthiquement, du point de vue défendu dans cet article, prétendre situer ou définir autrui à sa place, mais ils ne sauraient non plus se dérober à leur rôle de médiateur. Disposer d’une proposition positive de ce que peut être un rapport interindividuel basé sur l’explicite et le consentement ⸺ et permettre aux éduqués de se l’approprier ⸺ constitue une médiation certes indirecte, qui ne détermine pas les connexions que les éduqués vivront, mais qui influe sur les conditions dans lesquelles ces connexions pourront se dérouler. Or cette médiation indirecte est essentielle.

Notre dernier mot voudrait cependant souligner les limites de ce que peut l’éducation intentionnelle sur ces points. Précisons d’emblée que lesdites limites ne nous semblent pas devoir être considérées comme des imperfections, mais bien comme des conditions, elles aussi, de l’autonomie individuelle. Chaque lieu éducatif contribue à une éducation à l’autonomie (Foray, 2017, p. 26-27), mais cette dernière trouve son indispensable complément dans « l’éducation que la vie donne à chacun » (p. 28) via, notamment, « le travail, la vie affective et amoureuse, les engagements sociaux » (p. 28). C’est en ce sens que Foray écrit que, même si l’on suppose qu’on ne se trouve pas dans une situation où l’on parviendrait effectivement à annuler tout le poids des stéréotypes contre lesquels on lutte, le « combat pour l’égalité des sexes […] peut compter sur les singularités personnelles et encourager la façon proprement unique que chacun a de devenir soi-même » (p. 84-85). Au sein d’un système de légitimité traditionnelle et holiste, cette singularité peut être contestée au nom de l’exigence de conformité sociale. Au sein d’un système de légitimité individualiste, chacun peut disposer d’un précieux point d’appui pour faire valoir cette même singularité, elle-même féconde.