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Introduction

Parler d’éthique enseignante, c’est le plus souvent présenter des vertus ou énoncer des principes éthiques. C’est ce que nous faisons dans la première section de ce texte. Par ailleurs, dans les sections qui suivent, nous explorons une autre voie : nous tentons de comprendre ce qu’elle ne doit pas être. Et pour le dire d’une phrase : elle ne doit être ni minimaliste (sans pour autant être une morale épaisse), ni paternaliste (sans pour autant minorer les dimensions du soin et de l’attention), ni moraliste (sans pour autant oublier l’exigence d’exemplarité). Dans la première section de ce texte, nous montrons que l’éthique enseignante est une éthique de la présence qui noue trois grandes vertus : la justice, la bienveillance et le tact[1]. Dans la deuxième section, nous présentons les forces et les faiblesses du minimalisme moral et montrons que l’éthique enseignante ne saurait être une éthique minimale. Dans la troisième section, nous examinons la difficile question du paternalisme. L’éthique enseignante, comme toute éthique éducative, enferme une forme de paternalisme, mais celle-ci doit être modérée, c’est ce que nous appelons la voie du paternalisme faible. Enfin, dans la quatrième et dernière section, nous montrons qu’il faut se défier du moralisme, mais que cette défiance ne consiste pas à rejeter purement et simplement l’idée d’exemplarité. Elle nous invite, tout au contraire, à la repenser plus modestement, comme fidélité à quelques engagements éthiques.

1. L’éthique enseignante

1.1 Une éthique de la présence

La première vertu éthique du professeur est sans aucun doute la vertu de justice parce qu’elle est reconnaissance des droits et des mérites. Il faut envisager la justice selon deux perspectives distinctes, car le professeur peut se rapporter à l’élève de deux manières différentes. Tout d’abord, il se rapporte à l’élève en tant qu’il est un sujet de droit. Il y a des droits de l’enfant; il y a maintenant des droits de l’élève. Or, en tant qu’il se rapporte à des sujets de droit, le maître juste respecte les textes et il n’est pas au-dessus du droit. Ce n’est pas du formalisme, mais l’assurance donnée que tous les élèves seront traités de la même manière, dans le respect de leurs prérogatives, même quand ils seront sanctionnés. Car il arrive parfois que les élèves fassent des bêtises. Être juste, c’est donc déjà respecter l’élève dans ses droits. Or l’enseignant ne s’adresse pas seulement à des élèves-sujets de droit qui, saisis sous cet angle, se ressemblent les uns les autres. Nous ne saurions en effet distinguer un sujet de droit d’un autre sujet de droit.

Il s’adresse aussi à des sujets apprenants qui, appréhendés cette fois sous le prisme de leurs capacités, apparaissent très différents les uns des autres. Des sujets qui n’ont pas les mêmes motivations, les mêmes désirs ni la même envie de réussir, des sujets qui n’ont pas eu les mêmes chances ni le même soutien. Cette différence – qui est celle du rapport social et épistémique au savoir – l’école ne saurait y être indifférente. En tant qu’il s’adresse à des élèves qui sont des sujets apprenants très différents les uns des autres, le maître juste sait aussi faire vivre la dialectique de l’égalité et de l’inégalité : égalité dans les attentes et les visées, car tous les élèves sont conviés à réussir, et inégalité dans les moyens mis en oeuvre, le soutien, les appuis, les étayages, dans l’accompagnement au nom de difficultés d’apprentissage, certes contingentes, mais bien réelles.

Toutefois, la vertu de justice, pour importante qu’elle soit, requiert la compagnie de deux autres vertus – la bienveillance et le tact – pour que l’on puisse parler d’une présence éthique du professeur, car l’éthique enseignante est une éthique de la présence. On peut thématiser cette idée de présence en explicitant les trois lignes de sens qui la structurent. La présence, c’est d’abord un art d’être présent, à soi, aux autres, être en résonnance avec la classe, le groupe avec lequel on travaille. La présence, c’est aussi un art d’être au présent, être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. C’est être disponible, pourrions-nous dire. La présence, c’est enfin un art du présent au sens du cadeau, de ce que l’on donne, du don de ses connaissances, de son savoir-faire, de son expérience… La présence est une manière d’être. Mieux, c’est une manière d’habiter la classe, d’où les exigences de bienveillance et de tact.

1.2 La bienveillance et le tact

Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur la bienveillance ces derniers temps, et lorsque beaucoup de choses sont dites et écrites, alors inévitablement, quelques bêtises sont aussi dites et écrites. Il n’est pas sérieux, par exemple, de dire, comme certains ont pu le dire à la rentrée dernière, que la bienveillance n’est que de la complaisance. La bienveillance ne suppose pas de plaire, mais de veiller. Le bienveillant est un veilleur : il veille au bien-être. Il est attentif à celui qui est en difficulté et dans le besoin. Par-delà le fait de « se soucier », la bienveillance est un acte de « prendre soin »[2]. Un regard, un mot, un geste peuvent suffire. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà beaucoup.

En écrivant La morale du professeur, il y a quelques années déjà, nous avons été frappé de voir l’importance du tact dans les métiers de la médecine et du soin, et son absence quasi totale dans les métiers de l’éducation et de l’enseignement. Le monde de l’enseignement ignore le tact. Nous suggérons de le thématiser en le distinguant de la civilité et en l’y opposant. Il ne s’agit pas de faire disparaître la civilité – vive la civilité –, mais nous croyons que l’on ne comprend vraiment ce qu’est le tact qu’en le distinguant de cette autre grande qualité relationnelle qu’est la civilité. La civilité est le respect des usages et des conventions, alors que le tact se manifeste précisément là où les préconisations et les règles viennent à manquer. On peut inventorier les préceptes de la civilité pour en faire des traités, mais on ne peut faire rien de tel avec le tact, qui s’invente dans son effectuation même. Le tact est improvisation, car il est à la fois sens de l’adresse et sens de l’à-propos.

Le tact est sens de l’adresse, car quand je parle à Paul, je ne parle pas à Suzanne, et quand je parle à Suzanne, je ne parle pas à Mohammed. Il est sens de l’à-propos : sens de ce qui doit être dit et comment cela doit être dit, mais aussi sens de ce qui doit être tu. Le tact n’est pas une simple habileté, mais il est bel et bien une vertu. C’est la vertu du comment : comment on dit et comment on fait les choses, car en éducation, la manière dont on dit et dont on fait les choses est tout aussi importante que ce que l’on dit et fait. Il se manifeste dans le tact une sensibilité à autrui où s’esquissent les premiers mots, peut-être les premiers silences, d’une éthique de la parole. Justice, bienveillance et tact. L’éthique professorale doit nouer ces trois vertus : la justice, car elle est reconnaissance des droits et des mérites, la bienveillance, car elle est attention à la fragilité, et le tact, car il est souci du lien.

2. Forces et faiblesses du minimalisme moral

2 .1 La thèse minimaliste

L’idée de minimalisme moral ou d’éthique minimale est liée, dans les débats francophones, au nom de Ruwen Ogien[3] et à son ouvrage L’éthique aujourd’hui, qui a connu un grand retentissement lors de sa parution, même si son auteur avait déjà eu l’occasion de défendre cette thèse[4]. Le minimalisme moral se caractérise par deux principes. Tout d’abord, c’est une option qui évite de juger d’un point de vue moral tout ce qui dans nos façons de vivre ne concerne que nous-mêmes (Ogien, 2007, p. 197). L’attention toute légitime que l’on peut porter à sa propre personne dans le souci de se préserver ne relève pas de la morale, mais de la prudence (Ogien, 2007, p. 50‑51). De même, vivre de manière débauchée n’est pas de l’immoralité, mais tout simplement de l’imprudence. Il y a « une indifférence morale du rapport à soi-même »; en d’autres termes et plus simplement, chacun fait ce que bon lui semble de sa propre vie (Ogien, 2007, p. 155). Il n’y a donc pas, pour le minimaliste, de devoirs envers soi-même, comme pouvait le penser Kant (1994, p. 267‑309). La morale ne concerne que le rapport à autrui[5]. Cependant, cette limitation du domaine moral au seul rapport à autrui ne nous met pas à l’abri du maximalisme, car l’attention à autrui peut devenir envahissante pour ne pas dire excessive. Des relations trop intrusives deviennent vite attentatoires à ce que l’autre entend faire de sa propre vie.

Il convient alors de préciser le rapport que l’on doit entretenir avec autrui pour ne pas menacer son intimité et les choix privés d’autrui. Il suffit de ne pas intervenir et d’éviter de lui nuire, un point c’est tout. Regarder quelqu’un avec mépris et cynisme, n’est-ce pas déjà lui nuire? N’est-ce pas déjà lui porter tort? Non, nous dit Ogien, en apportant trois précisions pour que l’on s’entende sur ce principe de non-nuisance (Ogien, 2007, p. 76‑99). Première précision : il faut tout d’abord distinguer les torts causés à soi-même de ceux que l’on cause à autrui. Il s’agit ici de la thèse de l’asymétrie morale : le rapport à soi n’est pas le rapport à autrui. Le rapport à soi est en deçà de la morale. Nous l’avons vu, c’est le principe premier, le principe commun à tous les minimalismes. Deuxième précision : il faut exclure de la classe des torts les dommages auxquels on consent. Les dommages consentis ne sont pas des torts, car, comme le dit le fameux adage latin : « Violenti non fit injuria » (on ne fait pas de tort à celui qui consent). Troisième précision : il faut enfin limiter les torts aux dommages physiques. Pour Ogien, se moquer ou regarder quelqu’un avec mépris, pour reprendre notre exemple, n’est pas lui faire tort. Il faut récuser l’idée qu’il puisse exister des torts de nature émotionnelle ou psychologique, car la liste des préjudices deviendrait infinie. Voici la thèse du minimalisme moral brièvement résumée.

2.2 Le minimalisme politique et juridique

Avant d’être moral, le minimalisme a été politique et juridique. Il a été exposé de manière très convaincante par le philosophe anglais John Stuart Mill. La thèse millienne est des plus séduisantes, car elle épouse les exigences de liberté qui caractérisent notre modernité. L’objectif de Mill est de préserver coûte que coûte la liberté d’action des personnes, et donc de réduire autant que faire se peut les obstacles et les entraves à cette liberté. Mill souhaite que chacun puisse librement vaquer à ses occupations et se définir comme il l’entend. D’où, chez lui, deux principes majeurs qui sont, comme il le dira lui-même, les « deux maximes qui constituent toute la doctrine » (Mill, 1990, p. 207).

Le premier principe est qu’il existe une sphère d’actions qui n’affectent que l’agent et dans laquelle la société n’a aucun droit de regard, même si elle peut toujours donner des conseils ou faire des recommandations. Le second principe consiste à affirmer que l’on ne peut restreindre la liberté d’un individu que pour l’empêcher de nuire à autrui. C’est la seule et unique bonne raison de limiter sa liberté : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire à autrui » (Mill, 1990, p. 74). C’est le fameux principe de non-nuisance (no harm principle) qui, plus qu’un mot d’ordre, constitue chez Mill et ses héritiers l’orientation qui doit organiser et structurer l’ensemble des rapports sociaux. Les travaux d’Ogien s’inscrivent, on le voit, dans le prolongement de ceux de Mill. Ils sont plus exactement une explicitation de la thèse millienne sur le terrain moral.

2.3 Les insuffisances du minimalisme moral

Revenons au minimalisme moral[6]. Le minimalisme moral, tel que nous venons de le présenter (§ 2.1 La thèse minimaliste), n’est pas sans poser quelque difficulté en ignorant une intuition morale communément admise selon laquelle on est tenu d’assister les personnes en souffrance ou en danger. Peut-on en effet s’en tenir à un « ne pas nuire » et donc s’abstenir d’intervenir pour apporter aide et réconfort au proche en détresse? Le minimalisme ainsi défini semble en effet difficilement défendable, d’où la voie que préconise Ogien, qui ne défend pas, contrairement à ce que l’on dit parfois, un minimalisme radical. On peut intervenir pour aider autrui, mais il faut que cette aide ne porte pas atteinte à l’autonomie de la personne aidée. C’est possible, nous dit Ogien, si cette intervention est une intervention en réponse à une demande, demande que par ailleurs tout un chacun pourrait être amené à formuler dans la même situation.

Ogien suggère alors d’ajouter, au principe d’indifférence morale du rapport à soi-même et au principe de non-nuisance, « un principe d’égale considération de la voix et des revendications de chacun pour autant qu’elles possèdent une valeur impersonnelle » (comprenez : pour autant qu’elles puissent être revendiquées par toutes et tous). Cette nouvelle clause fait du minimalisme moral un minimalisme un peu moins fin que celui présenté en début de section. Ce principe « d’égale considération de la voix et des revendications de chacun » n’est pas une simple règle de réciprocité (« ne fais pas à autrui ce tu ne voudrais pas qu’on te fît »)[7], mais bien un principe substantiel qui nous oblige à « traiter tout le monde aussi bien et pas aussi mal » (Ogien, 2007, p. 152) soit en répondant à une demande d’assistance, soit en nous mobilisant pour faire valoir un droit bafoué. Toutefois, même ainsi amendé, le minimalisme reste une option morale peu défendable.

Le droit protège, nous le savons, les personnes qui sont par nature vulnérables (enfant, personne âgée ou personne souffrant de déficiences physiques ou mentales). Cette protection est assurée sur le plan civil par des mesures particulières afin que la personne vulnérable qui est dans l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts ne soit pas tenue d’y renoncer. Sur le plan pénal, la vulnérabilité a des incidences juridiques importantes, puisqu’elle est érigée en circonstance aggravante (lorsque l’auteur du méfait ne peut ignorer la fragilité de sa victime). On ne voit donc pas très bien pour quelle raison l’éthique – et plus particulièrement l’éthique enseignante – devrait renoncer à une telle obligation d’aide et de protection, même si elle ne fait l’objet d’aucune demande. C’est pour cette raison que l’éthique enseignante en appelle à la bienveillance, à une attitude attentive à la fragilité et à la vulnérabilité de l’enfant-élève. Mais ouvrir la porte à la bienveillance, à cette intention attentive et prévenante, n’est-ce pas prendre le risque du paternalisme, avec tout ce qu’il renferme de manipulation sourde et d’emprise dissimulée? Abandonner le minimalisme, n’est-ce pas finalement se jeter dans les bras du paternalisme? Nous ne le pensons pas.

3. Le paternalisme : entre nécessité et risque

3.1 Que faut-il entendre par paternalisme?

Nous préférons à la définition que propose Ogien (interférence dans la liberté d’autrui au nom de grands principes) celle du philosophe Gerald Dworkin selon laquelle le paternalisme est « une interférence avec la liberté d’action d’une personne justifiée par des raisons qui renvoient exclusivement au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs de la personne ainsi contrainte » (Dworkin, 1984, p. 20). Le paternalisme est une manière de réduire la liberté d’action de l’autre pour le protéger, pour son bien. John Stuart Mill, grand libéral, a vivement contesté le paternalisme. « Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante », écrit-il (Mill, 1990, p. 74). Nous ne saurions donc nous cacher derrière l’argument du bien ou du bien‑être pour contraindre autrui ou réduire ses libertés publiques. La question se pose en revanche d’une autre manière dans le domaine éducatif, avec un sujet qui n’a pas toute la lucidité ni le discernement requis pour toujours faire des choix éclairés, ce que reconnaît Mill.

« Ceux qui sont encore dépendant [sic] des soins d’autrui, écrit-il, doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre les risques extérieurs »

Mill, 1990, p. 75

En matière éducative, le paternalisme a donc sa place, et Mill a raison. La question se pose de la même manière dans le champ pédagogique, qui est également une activité de tutelle et de guidance et qui mêle étayages et contraintes, initiatives et obligations. Si l’enseignant est habilité à interférer dans la liberté d’action de l’élève, c’est en raison de son expertise. Non seulement il maîtrise ce qu’il enseigne, mais il sait aussi comment il doit l’enseigner (Reboul, 1983, p. 111). Cet inévitable paternalisme doit cependant prendre une forme acceptable et respectueuse à l’égard de l’élève, pour ne pas compromettre la visée émancipatrice de l’acte d’enseigner. On peut dire que c’est en ce point que réside toute la difficulté de l’art d’enseigner, qui est l’art des interférences pertinentes, c’est-à-dire de celles qui contraignent pour… émanciper. Expliquons-nous.

3.2 La voie du paternalisme faible

Il nous faut préalablement préciser, avec le philosophe Philip Pettit, les différents types d’interférences possibles dans la liberté d’autrui. Pettit distingue deux grandes catégories d’interférences : les interférences intentionnelles et les interférences non intentionnelles. La catégorie qui nous intéresse est celle des interférences intentionnelles, car l’enseignement use précisément de ce type d’interférences. Celles-ci se subdivisent, si l’on suit toujours Pettit, en deux sous-catégories : les interférences intentionnelles arbitraires (qui sont sans raison et qui échappent au contrôle de celui qui les subit) et les interférences intentionnelles non arbitraires. Pettit propose d’appeler non arbitraire une interférence intentionnelle qui est sous le contrôle de celui qui la subit et qui s’effectue dans l’intérêt de ce dernier (2007). Les différents syntagmes de la formule – intentionnelle, sous le contrôle de celui qui la subit et dans son intérêt – ont leur pertinence. À la différence des interférences intentionnelles arbitraires, qui compromettent la liberté d’autrui dans sa substance même, les interférences intentionnelles non arbitraires en modifient seulement (et momentanément) l’étendue[8].

Nous allons voir qu’il est possible et souhaitable de penser un enseignement procédant par ce type d’interférences. Les droits de l’enfant, nous l’avons dit, se sont invités à l’école depuis quelques années déjà. Il faut bien évidemment les respecter. Il convient aujourd’hui d’en penser le prolongement sur le terrain de l’apprentissage sous la forme de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Philippe Perrenoud, les « droits de l’apprenant ». À quoi ressembleraient ces droits? Donnons quelques exemples. Le droit à des explications limpides et motivantes, le droit de choisir avec qui on veut travailler, le droit à des dispositifs de remédiation et d’aide personnalisée, le droit de ne pas être jugé publiquement, le droit à un véritable entraînement avant toute évaluation… Ces exigences – le terme est peut-être plus adéquat que celui de droit – doivent être perçues par l’enseignant comme de légitimes demandes, car elles offrent à l’élève – c’est-à-dire à celui qui est en position inférieure – la possibilité de contrôler le processus dans lequel il est « enrôlé ».

On peut alors dire d’un enseignement qui procède de la sorte qu’il assume un paternalisme faible, puisqu’il recourt à des interférences intentionnelles, temporaires et non arbitraires : temporaires parce qu’elles ne durent que le temps de l’apprentissage, et non arbitraires parce qu’elles sont au service de l’autonomie intellectuelle de l’élève en lui reconnaissant des prérogatives qui sont les conditions d’appropriation de son propre processus d’émancipation intellectuelle. Ces exigences illustrent à merveille le paradoxe qui est finalement au coeur de l’art d’enseigner et que résume on ne peut mieux la devise montessorienne : « Aide-moi à faire seul ».

4. Les dangers du moralisme

4.1 De l’exemplarité obsédante…

Le troisième et dernier écueil est celui du moralisme. On appelle moralisme une conception de la morale qui épouse les moeurs dans ses contours les plus amples. À la différence du minimalisme, qui refuse précisément de confondre moeurs et morale, le moralisme les identifie bien volontiers.

Dans ses tout premiers débuts, remarque l’anthropologue Raymond Massé, l’anthropologie et la sociologie ont eu tendance à considérer comme morales l’ensemble des normes sociales. Durkheim, Lévy-Bruhl et Westermarck cherchent la morale dans la conformité aux normes édictées par la société.

Massé, 2015, p. 59

Le moraliste voit de la morale partout. Il tente de moraliser des comportements que l’on juge habituellement neutres d’un point de vue moral, souvent dans le but de les stigmatiser. Ce que nous demande finalement le moraliste, c’est de nous comporter en respectant les moeurs et les usages socialement dominants. On peut dire du moralisme qu’il est une sorte de penchant au sens où il est une propension psychologique qui guette tout groupe dominant. On le voit aujourd’hui, dans nos sociétés, avec des jugements quasi moraux portés sur les obèses, les homosexuels, les sédentaires ou encore des populations dites à risque. On se sert de la morale pour montrer du doigt des modes de vie marginaux ou atypiques, mais rigoureusement neutres d’un point de vue moral.

Dans le domaine éducatif, le cheval de Troie du moralisme est l’exemplarité. Nous ne saurions faire l’économie de cette notion dans le travail éducatif. Cependant, toutes les formes d’exemplarité ne sont pas recevables. Si l’exemplarité du moraliste a parfois la figure du conformisme bon teint, elle a surtout et le plus souvent la figure d’un pouvoir imaginaire, omnipotent.

Qui n’a pas rêvé d’être, dans la vie de quelqu’un, celui qui déclenche un changement irréversible et illumine son existence? Qui n’a pas rêvé un jour, au moins une fois dans sa carrière d’éducateur, d’être celui par qui tout est arrivé?

Meirieu, 1991, p. 54

Il faut assurément se déprendre de ces formes obsédantes. L’exemplarité comme tentation démiurgique s’alimente toujours à la source souterraine du désir de maîtrise. Le maître, comme l’a bien vu Rousseau, doit revendiquer une humanité plus modeste qui, paradoxalement, est celle-là même qui fait grandir.

Une autre erreur que j’ai combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la dignité magistrale et de vouloir passer pour un homme parfait dans l’esprit de votre disciple… Montrez vos faiblesses à votre élève si vous voulez le guérir des siennes; qu’il voie en vous les mêmes combats qu’il éprouve, qu’il apprenne à se vaincre à votre exemple…

Rousseau, 1999, livre IV

4.2 … À l’exemplarité libératrice

L’exemplarité n’est donc pas à chercher du côté de la perfection ou d’une forme modélisante, mais du côté d’une fidélité à quelques grands principes éthiques. À quelques grands principes seulement, et c’est déjà beaucoup. La justice, la bienveillance et le tact, comme nous le proposons. C’est cette fidélité silencieuse, cet engagement obstiné et sans emphase qui rend le professeur respectable aux yeux de ses élèves. L’exemplarité professorale, et ce n’est pas un paradoxe de dire cela, est une exemplarité ordinaire. Dans la mesure où elle ne demande pas au professeur d’être un héros ou un saint, tout professeur, tout éducateur peut librement souscrire à cette conception non héroïque de l’exemplarité.

Mais ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’une telle conception de l’exemplarité favorise l’autonomie morale de l’élève. Précisons ce que l’on entend par autonomie morale. On peut définir l’autonomie de trois manières différentes, mais complémentaires.

Nous pouvons dire déjà que l’autonomie est la capacité à se gouverner. C’est ce que dira Kant (1976, Troisième section). Elle est la capacité à régler ses passions et ses désirs. Être autonome, c’est savoir placer ses appétits sous l’autorité d’une raison législatrice; en d’autres termes, c’est savoir se donner une ligne de conduite raisonnable.

L’autonomie est aussi la capacité à se définir. Elle est la capacité à se donner un plan de vie, ce que Rawls préfère appeler « projet de vie » (1997, p. 449‑457). Être autonome, c’est en somme être l’auteur de sa vie, mener la vie que l’on souhaite, celle que l’on juge la plus conforme à notre conception de la vie bonne.

L’autonomie, c’est enfin pouvoir jouir d’une forme de souveraineté. Ainsi comprise, l’autonomie passe par la garantie d’un espace propre. « L’autonomie personnelle, écrit le philosophe américain Joel Feinberg, comprend l’idée d’avoir un domaine ou un terrain de souveraineté pour moi et un droit de le protéger – une idée étroitement liée aux idées de caractère privé et de droit à la vie privée » (Feinberg, 1986, p. 19), ce que confirmera la Convention internationale des droits de l’enfant de 89 dans l’article 16, hélas trop peu cité.

Lorsque l’on parle d’autonomie morale de l’élève, on se réfère d’abord à cette dernière, à la reconnaissance d’un espace personnel. Les deux premières conceptions évoquées – l’autonomie comme capacité à se gouverner et l’autonomie comme capacité à se définir – sont, elles, l’objet d’une lente et difficile conquête qui requiert précisément d’offrir un espace de souveraineté et le modèle émancipateur d’une exemplarité ouverte.

Retour sur l’éthique enseignante

L’éthique enseignante, avons-nous dit dans la première section de cet article, est une éthique de la présence organisée autour de trois vertus : la justice, la bienveillance et le tact. Cette éthique n’est ni minimaliste, ni paternaliste, ni moraliste. Elle subit avec succès le test des écueils. Elle recommande la bienveillance, car celle-ci est attention à la fragilité et aux besoins de celui qui nous fait face. Cette présence de la bienveillance invalide d’emblée l’option minimaliste, car le principe négatif de non-nuisance ne peut cohabiter avec le principe volontariste et positif de bonneveillance. Faisons une ultime précision à propos de cette vertu de bienveillance. C’est Aristote qui en parle le premier. Il écrit dans Éthique à Nicomaque : « La bienveillance, en effet, est ressentie même à l’égard de gens que l’on ne connaît pas, et elle peut demeurer inaperçue, ce qui n’est pas le cas de l’amitié » (Aristote, 2007, Livre IX, p.5). L’important – et il faut le relever – est que toute personne peut être l’objet de la bienveillance. À la différence de l’amitié ou de l’amour, qui sont toujours des sentiments électifs, qui choisissent celles et ceux qui seront aimés; la bienveillance peut s’adresser à toutes et à tous. Elle peut donc être une vertu professionnelle[9]. Mais la bienveillance a un revers : elle enferme un risque de paternalisme, soit d’envahir l’autre, de le submerger. C’est pour cette raison qu’elle ne peut à elle seule tenir lieu d’éthique et qu’il faut la marier avec deux autres vertus : la justice et le tact – la justice parce qu’elle s’attache notamment à garantir les droits et les prérogatives de l’élève, et le tact parce qu’il marque une forme de retenue dans la manière de se rapporter à autrui. « Sa valeur, note le philosophe David Heyd, ne réside pas dans l’harmonie interne ou l’excellence de l’agent en tant qu’être humain, mais principalement dans le fait de faciliter les relations humaines […] » (Heyd, 1995, p. 227). L’éthique de la présence permet aussi de tenir à distance l’écueil du moralisme.