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Introduction

La dénomination d’« éthique » est peu présente dans les programmes scolaires français qui lui ont toujours préféré celle de « morale », y compris dans leurs versions les plus récentes avec la mise en place d’un nouvel « enseignement moral et civique » en 2015. Ce choix terminologique, qui a pu être justifié au nom de l’indistinction sémantique entre « morale » et « éthique » (Kahn 2015) ou d’une plus grande proximité avec le langage commun, peut aussi être lu comme l’indice des tensions constitutives du compromis consistant à réformer la formation du citoyen sans induire de trop fortes ruptures institutionnelles.

Dans un certain nombre de pays comme la Belgique, le Québec, la Suisse ou l’Allemagne (avec des configurations certes diverses suivant les cantons ou Länder), l’éthique constitue en effet une discipline scolaire identifiée renvoyant d’une part à un domaine de compétences et à des objectifs d’apprentissage spécifiques, mais aussi à un corps de professeurs spécialisés chargés d’assurer cet enseignement. La situation française demeure à cet égard ambiguë, puisque l’éthique n’y constitue pas un enseignement à part entière, mais plutôt une composante de l’éducation à la citoyenneté, laquelle revêt en outre dans sa conception un certain caractère de transversalité au sens où la faiblesse de son horaire dédié se trouve pour ainsi dire compensée par le fait que toutes les disciplines enseignées et la vie scolaire ont vocation à y contribuer (Husser, 2017). Les programmes d’enseignement moral et civique (EMC) de 2015 ont cependant incontestablement apporté avec eux une promotion de la formation éthique, non sans s’inspirer des enseignements existant dans d’autres pays francophones comme la Belgique ou le Québec. Le volet des programmes consacré à la « culture du jugement » se propose ainsi de « développer les aptitudes à la réflexion critique en recherchant les critères de validité des jugements moraux » (MENESR, 2015, p. 17), proposition qui s’inscrit assez clairement dans une épistémologie de type philosophique et qui constitue le contrepoids réflexif de l’ambition également assumée de développer des dispositions à la sociabilité. Assumer cette dimension éthique des programmes suppose-t-elle alors que tous les professeurs amenés à prendre en charge l’EMC se fassent philosophes (étant entendu qu’en France, les professeurs de philosophie n’exercent qu’en lycée et que la réforme ne prévoit pas de leur donner une quelconque priorité pour assurer cet enseignement) ? Quelles sont les conditions d’appropriation d’un tel cahier des charges par des professeurs issus d’une autre discipline que la philosophie (sachant qu’au-delà de son horaire dédié, l’EMC revêt également une dimension transversale et qu’il est donc potentiellement appropriable par toutes les disciplines) ?

La mise en place de l’EMC depuis 2015 induit-elle une hybridation des cultures disciplinaires, l’invention d’une discipline nouvelle, ou débouche-t-elle sur une implémentation faible de l’objectif de formation éthique ?

Sur la base d’une exploitation secondaire des quelques travaux empiriques existant sur la mise en oeuvre de la réforme de 2015 (Douniès, 2021 et Amilhat, 2021) ainsi que sur une expérience personnelle de formatrice de futurs enseignants, le présent article se propose d’explorer les conditions de possibilité d’un enseignement de l’éthique aujourd’hui dans les établissements secondaires français en mettant en évidence les différents niveaux de contraintes institutionnelles et didactiques qui pèsent sur celui-ci.

Le propos du présent article se bornera à l’étude de l’incidence de la réforme dans l’enseignement secondaire (c’est-à-dire au collège et au lycée), non que cette question soit dépourvue de pertinence pour l’enseignement primaire, mais parce qu’elle s’y pose en d’autres termes et mériterait d’être étudiée de manière spécifique. En premier lieu, la polyvalence des professeurs des écoles, si elle ne fait pas disparaître la distinction des disciplines, induit toutefois un moindre cloisonnement entre ces dernières que dans l’enseignement secondaire où les professeurs sont spécialisés. Cela ne signifie pas que l’éthique y a nécessairement plus de place, mais qu’elle y est abordée à partir de gestes de métiers moins dépendants des épistémologies de référence. Étudier le déploiement de la dimension éthique des programmes d’EMC à l’école primaire supposerait ensuite d’examiner l’incidence sur l’appropriation de la réforme des pratiques de philosophie avec les enfants qui, quoique ne faisant pas l’objet d’une prescription institutionnelle, se sont développées de manière bien plus importante à l’école primaire qu’au collège (Goubet et Marsal, 2015).

1. L’éthique dans le cadre de l’enseignement de la philosophie en classe de terminale

Avec la métaphysique, l’esthétique, la politique et l’épistémologie, l’éthique constitue de longue date une sous-division de l’enseignement de la philosophie en classe de terminale. Si cette division a cessé d’apparaître explicitement dans les programmes scolaires qui sont aujourd’hui des programmes par « notions », potentiellement transversales à ces domaines, certaines de ces notions (4 sur 17) sont plus directement liées à l’éthique comme « le devoir », « le bonheur », « la liberté » et « la justice » (MENJ, 2019). Mais une notion comme « la liberté » peut aussi être traitée à un niveau métaphysique, par exemple sous l’angle de la question de l’existence du libre arbitre. À l’inverse, plusieurs notions a priori moins directement associées à l’éthique comme « la science » ou « la vérité » peuvent tout à fait se prêter à un traitement éthique. Si l’éthique n’est plus un domaine identifié comme tel dans le cours de philosophie, elle reste en outre une des divisions de la philosophie opératoire dans le champ académique et dans la formation des enseignants dans le cadre de l’enseignement universitaire et des concours de recrutement.

On peut toutefois douter que cette présence de thèmes éthiques dans le cours de philosophie au lycée puisse faire office d’enseignement de l’éthique à part entière, et ce, pour plusieurs raisons.

Le traitement des notions susmentionnées ou le choix d’une oeuvre suivie permet certes d’examiner avec les élèves des questions éthiques, et le croisement des notions permet à cet égard de couvrir une assez grande diversité de problèmes en la matière[1], mais, sauf décision pédagogique forte de l’enseignant, il s’agit là d’un travail relativement ponctuel qui peut difficilement prétendre constituer un cours d’éthique suivi dans le cadre duquel l’élève pourrait construire quelque chose comme un cheminement éthique personnel, mettre en relation les questions les unes avec les autres, ou éprouver la cohérence de ses positions. Ces éléments d’enseignement éthique demeurent en outre subordonnés aux finalités propres de l’enseignement de philosophie en classe de terminale et à son mode d’évaluation. Ce qui est évalué en dernière instance, c’est la capacité des élèves à acquérir un bagage de connaissances et un savoir-faire dissertatif qui n’est sans doute pas inutile à l’exercice du jugement éthique, mais qui n’en fait pas sa priorité. L’enseignement de la philosophie en France a bien l’ambition de promouvoir l’exercice d’une pensée en première personne, mais le questionnement existentiel n’est pas au coeur de la pratique de classe qui met l’accent sur l’apprentissage de la problématisation et de l’argumentation. Son bénéfice escompté n’est pas tant de permettre à l’élève de se forger des opinions ou des convictions que de faire la preuve de sa capacité à s’inscrire dans une rationalité discursive partagée.

La philosophie comme discipline scolaire offre à n’en pas douter des ressources précieuses pour un enseignement de l’éthique : elle exige en effet que soient élaborés de manière rigoureuse et dans toute leur complexité les problèmes qui se présentent à la réflexion éthique ; elle donne à voir au travers des textes différentes perspectives sur ces problèmes, elle permet d’identifier différents types de raisonnement éthique, ou encore de spécifier des concepts opératoires comme la distinction entre « fait » et « droit », « normes » et « valeurs », etc.

Ces ressources sont disponibles et le plus souvent familières aux professeurs de philosophie, mais le cours de philosophie en classe de terminale autorise assez peu leur déploiement dans cette perspective. Il ne faut d’ailleurs pas le lui reprocher, car il a par ailleurs bien d’autres tâches à mener à bien. À cela s’ajoute le fait que la philosophie ne survient qu’en toute fin de l’enseignement secondaire (à raison de quatre heures en séries générales et de deux heures en séries technologiques) et que les élèves de lycée professionnel n’y ont pas accès.

Par bonheur, le législateur français s’est de longue date préoccupé de la formation morale des élèves sans s’en remettre totalement à la philosophie. Ce fut le rôle de l’instruction morale et religieuse jusque dans les années 1880, puis de l’instruction morale et civique à l’école primaire laïcisée. Dans l’enseignement secondaire, on tabla d’une part sur une formation morale immanente à la culture des humanités tout en s’essayant dès la fin du XIXe siècle à plusieurs tentatives d’instituer un cours de morale avec des configurations différentes, selon qu’il s’agissait de l’enseignement secondaire féminin, classique ou spécial (Verneuil, 2018).

Le fait est qu’après une certaine éclipse de l’enseignement moral des années 1970 à 2000, celui-ci a d’abord fait son retour à l’école primaire en 2008 sous la forme de « l’instruction morale et civique », puis en 2015 par le biais d’une importante refonte du curriculum qui, dans une visée de cohérence et de progressivité du cours préparatoire à la terminale ou au certificat d’aptitude professionnelle, a débouché sur la mise en place de l’actuel enseignement moral et civique (EMC). C’est dans ce cadre unifié que nous nous situons aujourd’hui, et c’est ce dernier qui sera examiné pour déterminer dans quelle mesure il fait effectivement et potentiellement place à un enseignement de l’éthique.

2. Les programmes d’EMC de 2015 : entre promotion de la formation du jugement éthique et culture d’une morale civique

Il n’existe pas en France de « cours d’éthique » à proprement parler, au sens où ce qui relève de la formation éthique dans le curriculum des élèves s’avère largement dépendant d’un projet qui relève avant tout de l’éducation à la citoyenneté. S’il est incontestable que l’éthique constitue une dimension de la fabrique du citoyen, en tant que questionnement collectif sur des enjeux et choix de société, l’y réduire serait laisser de côté son volet plus personnel d’exploration du pouvoir sur soi-même (la réforme de 2015 présente à cet égard une certaine ambivalence sur laquelle nous reviendrons). On peut en outre présager qu’un enseignement de l’éthique en tant que telle et un enseignement d’éthique à visée civique n’appellent pas tout à fait le même type de didactique.

S’agissant du premier point, l’articulation de l’éthique à l’éducation à la citoyenneté, il faut d’emblée indiquer qu’une des caractéristiques majeures de la réforme de 2015 (préparée dès 2013) a été la volonté de légitimer et de renforcer la présence à l’école d’un enseignement moral (ou « éthique », puisque les concepteurs des programmes utilisent indifféremment les deux termes). Il s’agissait donc bien de prendre acte d’une certaine irréductibilité du civique au moral (Kahn, 2015).

Initiée par le politique dans le cadre d’une campagne de refondation de l’école de la République, la revalorisation de la dimension morale de la formation scolaire s’est d’abord engagée avec des accents nostalgiques certains. Avec le retour de la gauche au pouvoir en 2013, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Vincent Peillon, fervent lecteur de Ferdinand Buisson, un des pères fondateurs de l’école laïque à la fin du XIXe siècle, fait de la relance de l’enseignement de la morale un pilier de la revalorisation de l’école et de sa mission éducatrice. S’exprimant dans la presse à ce sujet, il entend bien légitimer la promotion d’une éducation de la personne au sens large au-delà de la seule formation du citoyen :

Je n’ai pas dit instruction civique mais bien morale laïque. C’est plus large, cela comporte une construction du citoyen avec certes une connaissance des règles de la société, de droit, du fonctionnement de la démocratie, mais aussi toutes les questions que l’on se pose sur le sens de l’existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne

Peillon, 2012

Si depuis les années 2000 la formation scolaire du citoyen tendait à compléter l’approche très institutionnelle de l’instruction civique par une initiation à la réflexion sur des questions de société (Bozec, 2010 et 2016), la volonté explicite de prendre en charge un questionnement sur la vie bonne et le sens de l’existence humaine introduit une approche nouvelle dans le curriculum des élèves français. Tout en se présentant comme une réactivation du projet d’éducation morale porté par les républicains dans les années 1880, la référence au questionnement existentiel constitue assurément une reformulation contemporaine des enjeux de cet enseignement qui cohabite avec l’idée chère au ministre d’une transmission scolaire des « notions de morale universelle, fondée sur les idées d’humanité et de raison ». Très vite, les experts chargés de réfléchir au projet de réforme vont d’ailleurs faire évoluer ce dernier vers un enseignement réflexif et problématisant, en prenant acte de la complexité des conditions de possibilité d’un accord sur les contenus d’une morale commune dans les sociétés démocratiques contemporaines et de sa reconnaissance par les citoyens. Assez révélateur à cet égard est le glissement opéré dans le titre du rapport remis en avril 2013 par la commission chargée par le ministre de dégager des perspectives d’opérationnalisation du projet : ladite commission, nommée initialement comme « mission sur l’enseignement de la morale laïque », rend en effet un rapport intitulé « Pour un enseignement laïque de la morale », suggérant le passage d’une approche de la laïcité comme contenu déontologique à une compréhension de cette dernière comme méthode.

La morale commune ne peut plus, à l’image de la morale laïque du passé, prescrire et imposer la conception d’une vie bonne, ce qui reviendrait à imposer une conception du bien parmi d’autres, en violation de la neutralité laïque, et pourrait mettre les élèves et leur famille dans une situation délicate. Le principe et le fait du pluralisme doivent être respectés. Mais l’École a en même temps pour rôle et pour mission de faire respecter les valeurs qui fondent la République et la démocratie. […] Celle-ci ne peut bien entendu pas être comprise comme une inculcation. C’est toujours une appropriation libre et éclairée des valeurs par les élèves, y compris des valeurs impliquées dans les savoirs, que l’École et les enseignants visent

Bergougnioux, Loeffel et Schwartz, 2013, p. 23

Il s’agit bien de promouvoir une morale commune, mais celle-ci s’assume dorénavant comme limitée dans son périmètre, le cadre pluraliste de la société contemporaine rendant plus délicate l’ambition de promouvoir un modèle existentiel particulier au détriment des autres. On s’en tiendra donc à ce qui concerne le « vivre ensemble » et le rapport à l’autre plutôt que le rapport à soi. Tout en mettant en avant l’importance de la transmission des valeurs démocratiques et républicaines, les rédacteurs invitent à porter une attention particulière au développement du jugement moral dans un souci d’initiation à la complexité des questions morales. Ce souci, qui se retrouve également dans le travail du groupe d’experts chargé de l’élaboration des programmes (Kahn, 2015), se nourrit en outre de l’état des lieux des modalités de l’enseignement de l’éthique observées dans d’autres pays, en particulier francophones. La bibliographie du rapport de la mission pour l’enseignement de la morale laïque et les documents d’accompagnement des programmes d’EMC mis en ligne sur le portail Eduscol font ainsi une large place aux travaux et ressources didactiques développés pour l’enseignement moral québécois à partir des années 1970 et l’enseignement moral laïque belge. On y voit ainsi apparaître des démarches assez exotiques pour les enseignants français, comme la méthode de la « clarification des valeurs » de Raths, Harmin et Simon (1978) popularisée par les travaux de Claudine Leleux (2006) et Raymond Laprée (2002). D’autres démarches, comme les dilemmes moraux, avaient déjà fait l’objet d’une certaine diffusion en France notamment auprès des professeurs des écoles s’intéressant à la philosophie avec les enfants, mais elles connaissent à ce moment-là une validation institutionnelle sans précédent.

Articulée avec l’adoption d’une approche par compétences, cette curiosité comparatiste semble avoir constitué le terreau d’une certaine relecture éthique de la formation scolaire du citoyen à l’oeuvre dans les programmes d’EMC de 2015. Ces derniers assument en la réinterprétant la volonté du ministre de s’aventurer sur le terrain de l’éthique en prenant en charge la formation de la personne morale. Si les objets d’enseignement proposés sont clairement à dominante civique (comme le thème des discriminations, du respect de la personne, du souci de l’environnement, etc.), ils rencontrent bien par moment la question du bien-vivre. Au cycle 2 (qui correspond aux trois premières années de l’école élémentaire avec des élèves âgés de six à neuf ans), le domaine du jugement moral prescrit par exemple un travail sur « les raisons qui font juger une action bonne ou mauvaise », tandis que le domaine de l’engagement propose le sous-thème suivant : « L’engagement moral : la confiance, la promesse, la loyauté ». Au cycle 3 (deux dernières classes de l’école élémentaire et première année du collège) sont abordées les notions « de choix et sa justification » et la question des « valeurs personnelles et collectives ».

Au lycée, l’orientation éthique est présente en terminale avec le thème « Biologie, éthique, société et environnement », et en première avec « Les enjeux moraux et civiques de la société de l’information ». Si l’on retrouve ici une focale citoyenne engageant une réflexion collective sur des enjeux de société, l’élaboration d’un positionnement personnel des élèves est bel et bien recherchée.

Au-delà des thèmes, c’est cependant sans doute le mode de rédaction de ces programmes (en particulier ceux de l’école et du collège) qui ouvre la voie à une didactisation de l’éthique jusque-là inédite en France. Il s’agit en effet de programmes par compétences qui décomposent la formation morale et civique en quatre sous-domaines d’apprentissage : le domaine de la sensibilité morale qui va toucher aux compétences émotionnelles, le domaine du rapport à la règle et au droit qui va porter sur l’élucidation et l’appropriation des normes morales et juridiques, le domaine du jugement moral qui vise à développer chez l’élève le raisonnement éthique, et enfin le domaine de l’engagement centré sur le développement de dispositions à agir.

L’approche par compétences n’est certes pas nouvelle dans l’enseignement français (Del Rey, 2013), mais son application à l’enseignement moral et civique induit un travail systématique d’explicitation d’objectifs d’apprentissage demeurant jusque-là souvent implicites. Cela va permettre d’identifier différentes opérations en jeu dans l’exercice du jugement moral comme l’élucidation de ses critères de validité, le repérage des différents types de raisonnement, mais aussi tout un ensemble d’habiletés discursives et dialogiques nécessaires à la conduite d’une discussion productive en matière éthique.

En posant les jalons d’un vaste chantier didactique, les programmes d’EMC de 2015 font aussi apparaître l’étendue du travail à mener par les professeurs dans un cadre institutionnel somme toute assez peu facilitateur. La réforme n’est pas entrée en vigueur sans poser quelques difficultés aux professionnels chargés de mettre en oeuvre ce nouvel enseignement dans un pays où l’on n’enseignait plus ou peu la morale depuis 50 ans.

3. Un enseignement ambitieux qui se heurte à des conditions de mise en oeuvre peu favorables

La première difficulté précarisant le déploiement de l’enseignement moral et civique en général, et de sa dimension éthique en particulier, est l’écart entre les ambitions considérables des programmes et le peu de moyens effectivement déployés pour se rapprocher des objectifs de formation affichés. L’EMC dispose d’un faible horaire dédié : une heure hebdomadaire dans l’enseignement primaire et 30 minutes dans l’enseignement secondaire. Au collège (c’est-à-dire au premier cycle de l’enseignement secondaire), l’EMC est intégré aux trois heures hebdomadaires d’histoire et géographie et donc assuré par les seuls professeurs de cette discipline. Au lycée, il peut être pris en charge par n’importe quel professeur volontaire : en pratique, il s’agit souvent des professeurs d’histoire et géographie, de philosophie et, plus rarement, de lettres ou de sciences économiques et sociales. Pour compenser ce faible horaire dédié, les programmes soulignent très explicitement la transversalité des apprentissages prescrits en invitant l’ensemble des disciplines et la vie scolaire à contribuer à la poursuite des objectifs d’EMC. Il faut bien reconnaître cependant qu’il s’agit là d’une prescription faible qui n’est, sauf exception, que peu relayée par l’inspection de l’éducation nationale. Sur la base de l’enquête empirique qu’elle a menée sur la mise en oeuvre de la réforme entre 2017 et 2019, Camille Amilhat rapporte ainsi que bien souvent quand les inspecteurs viennent voir les professeurs de l’enseignement secondaire en charge de l’horaire d’EMC, ils demandent à voir autre chose que de l’EMC, c’est-à-dire un « véritable » enseignement disciplinaire (Amilhat, 2021).

Héritage de l’histoire scolaire française, la seconde difficulté majeure est d’ordre épistémologique et didactique : l’éthique ne constitue pas une discipline de référence pour les professeurs en France. Cela signifie que, sauf à bénéficier d’un accompagnement leur permettant de développer une nouvelle valence, ces derniers se rapportent forcément à cet élément du curriculum à travers leur propre culture disciplinaire d’origine (histoire, géographie, français, philosophie, etc.). Or il n’est pas certain qu’on ait pris toute la mesure des conditions épistémologiques et didactiques de possibilité de la traduction des objectifs éthiques dans les différentes disciplines, ni des tensions qui peuvent surgir à cette occasion. Alors que les professeurs d’histoire et géographie (qui sont statistiquement plus souvent des historiens que des géographes de formation) ont une habitude ancienne de la conduite d’apprentissages relevant de l’instruction civique et qu’ils se sont approprié avec un certain succès depuis les années 2000 la pratique du débat citoyen, on peut douter que le volet des programmes qui porte sur le développement du jugement moral soit pour eux d’appropriation aisée. Même abordé dans une perspective problématisante, l’exercice du « jugement moral » interfère en particulier avec le type d’analyse auquel l’enseignement de l’histoire cherche à initier les élèves et qui consiste à appréhender des faits historiques en mettant à distance les catégories normatives qu’un contemporain est tenté de projeter sur le passé. En passant du cours d’histoire au cours d’EMC, il y a donc tout un changement de culture didactique à opérer, lequel ne va pas absolument de soi. Cet obstacle ne serait pas insurmontable, il est vrai, si les professeurs pouvaient faire fond sur une didactique constituée de l’EMC, laquelle intégrerait donc un volet éthique et un volet plus axé sur l’instruction civique. Or cette didactique peine à s’institutionnaliser en France, la transversalité jouant ici contre l’institutionnalisation en maintenant l’EMC au rang de quasi-discipline mineure à laquelle on consacre peu de temps, en formation initiale comme en formation continue. On manque également d’espaces de concertation et d’expérimentation permettant aux professeurs d’affronter ces difficultés internes au cours d’EMC et de construire une didactique de l’EMC comme enseignement transversal, car cette transversalité implique qu’on s’attache un peu précisément à réfléchir aux complémentarités et aux points d’articulation entre les disciplines ou aux démarches qui pourraient être spécifiques à cet enseignement.

Non sans lien avec ces difficultés épistémologiques et didactiques, l’éthique et l’éducation à la citoyenneté posent ensuite des questions de posture spécifiques qui ne sont pas transférables depuis les autres champs d’enseignement. Il n’est par exemple rien moins qu’évident que dans le cadre d’un enseignement de l’éthique et de la citoyenneté, on puisse se permettre de balayer les convictions créationnistes d’un élève de la même manière que pourrait le faire le professeur dans le cadre du cours de sciences et vie de la terre en indiquant que le discours créationniste est hors sujet, car il ne satisfait pas aux critères d’une théorie scientifique ou qu’il va à l’encontre des fondements mêmes de la biologie moderne. Dans une perspective de formation éthique et citoyenne, la prise en compte du rôle des convictions dans l’élaboration du jugement et la réflexion sur la manière dont elles peuvent s’exprimer dans le cadre de la discussion publique constituent au contraire des enjeux didactiques majeurs. On peut ici se référer aux analyses très éclairantes de Gaïd Andro (2022) sur la formation des professeurs d’histoire et géographie dans l’académie de Nantes. Celles-ci montrent combien il est difficile pour les enseignants débutants de mettre en oeuvre l’EMC comme un enseignement qui se donne pour objectif de permettre aux élèves de se faire une opinion critique, et non pas de transformer leur opinion en savoir critique. Analysant le traitement par les apprentis professeurs du mouvement des gilets jaunes en 2018 et 2019, elle souligne ainsi la force du réflexe qui consiste pour les professeurs à chercher à transmettre des valeurs comme si c’étaient des savoirs et, ce faisant, à s’installer dans une forme de dogmatisme qui, sous couvert de neutralité, finit par se contenter de reproduire le discours du pouvoir en place dénonçant la violence des manifestants, sans se donner les moyens d’engager véritablement les élèves dans une réflexion politique sur le mouvement et ses enjeux.

Une élucidation des enjeux didactiques et de posture spécifique à l’EMC apparaît donc éminemment nécessaire pour accompagner les professeurs dans la mise en oeuvre de cet enseignement, d’autant plus que le contexte politique français après les attentats islamistes de 2015 a favorisé une réorientation de l’EMC vers la promotion d’une idéologie de défense républicaine.

4. Un contexte politique post-attentat qui a eu pour effet de reléguer au second plan le projet de formation éthique au profit de la promotion d’une idéologie de défense républicaine

Le projet de relance de la morale à l’école initié en 2013 s’est vu percuté de plein fouet en 2015 par la série d’attentats qui ont ébranlé la France et eu un retentissement majeur sur le plan de la politique scolaire, à tel point qu’on a parfois pu entendre dire que les programmes d’EMC étaient une réponse au terrorisme. Si comme nous l’avons vu précédemment, la réforme est initiée quelques années plus tôt en 2012 et 2013, les attentats ont incontestablement pesé sur la rédaction finale des programmes qui seront publiés en juin 2015. Dans son étude de la genèse et du déploiement de la réforme, Thomas Douniès montre ainsi comment la volonté du gouvernement d’inscrire ce nouvel enseignement dans une campagne de transmission des valeurs de la République[2] ainsi que l’urgence de la communication politique ont pu impacter, non sans tensions, le travail du groupe d’experts et induire, outre des contraintes de calendrier accrues, des modifications de contenus comme l’augmentation massive des occurrences du terme de laïcité dans le programme (Douniès, 2021, p. 85).

L’injonction à faire partager « les valeurs de la République » et la focale sur la laïcité s’inscrivent, il est vrai, dans une dynamique plus ancienne qui rythme la politique scolaire française depuis la fin des années 1980. À partir de 2015 cependant (et avec une continuité non démentie par l’alternance politique), cette injonction tend à saturer le discours institutionnel relatif aux questions de formation morale et civique au détriment du développement didactique de ce nouvel enseignement. Il suffit pour s’en convaincre de dresser un état des lieux des ressources d’accompagnement[3] proposées aux enseignants : si une quarantaine de fiches pédagogiques ont ainsi été mises à disposition en 2015 sur le portail Eduscol, portail national d’informations et de ressources pour les professionnels de l’éducation, celles-ci demeurent succinctes et ne couvrent les programmes que de manière très partielle, demeurant centrées sur certaines classes et certains sujets, frugalité dans laquelle Camille Amilhat, qui en a dressé une cartographie minutieuse, voit le « reflet de l’importante liberté pédagogique laissée aux enseignants pour minimiser les investissements dans leur accompagnement » (Amilhat, 2021, p. 126-128). À l’été 2018, avec l’actualisation des programmes pour la rentrée suivante, une partie de ces ressources disparaît du portail Eduscol. D’autres leur ont succédé depuis avec un format certes plus cadrant, mais en nombre encore plus réduit, la page actuelle du portail proposant une majorité d’entrées « à venir » dont on peut supposer qu’elles ne viendront pas en raison de la promulgation d’un nouveau programme en septembre 2024 (MEN, 2021). Pour rendre justice à ces nouvelles ressources publiées en 2021, il faut cependant leur reconnaître le mérite d’avoir proposé des repères de progressivité qui avaient longtemps manqué, et en l’absence desquels les professeurs pouvaient avoir l’impression d’être invités à puiser dans les programmes au petit bonheur la chance et selon l’inspiration du moment. Le projet de programme publié en janvier 2024 semble avoir quant à lui tranché cette difficulté de manière radicale en renonçant à l’entrée par domaines de compétences (sensibilité, jugement, culture de la règle et du droit, et engagement) et en proposant une thématique annuelle pour chaque niveau de classe avec trois ou quatre notions à aborder. Reste à espérer que cette simplification des programmes, certes plus sécurisante pour les enseignants, ne fasse pas office de dispense de conduire le travail de clarifications épistémologiques et didactiques nécessaire au processus de constitution de la discipline « enseignement moral et civique ».

Conclusion : Vers une didactique de l’éthique comme enseignement transversal ?

À ce jour, l’enseignement de l’éthique, même restreint au cadre que lui impose son inscription dans la perspective de l’éducation à la citoyenneté, n’existe pas ou peu dans les établissements scolaires français en raison de sa faiblesse didactique et de son statut mineur dans la hiérarchie curriculaire. Lorsqu’il est mis en oeuvre, il apparaît particulièrement exposé au risque dogmatique du fait des incertitudes entourant son statut épistémologique. Cette pente dogmatique peut se trouver encouragée par un climat de défense républicaine qui pousse à voir dans le dissensus une atteinte aux valeurs de la République plutôt qu’un matériau de travail dans le cadre d’une activité pédagogique normale.

Cet écueil pourrait cependant être évité par un accompagnement spécifique des enseignants à la mise en oeuvre de cet enseignement moral et civique, en particulier dans sa dimension transversale. Des travaux de recherche sont déjà disponibles pour penser la poursuite d’objectifs de formation éthique à partir des différentes disciplines d’enseignement dans le respect de leurs cadres épistémologiques respectifs. Outre les contributions de Gaïd Andro, précédemment citée, on peut mentionner par exemple les travaux de Marion Mas sur le traitement des valeurs au prisme de la lecture littéraire, où elle montre que l’enjeu n’est pas de mobiliser la littérature à des fins illustratives, mais de donner à voir le potentiel d’ébranlement éthique des expériences littéraires et de s’en saisir pour permettre la « découverte de son propre système de valeurs, [la] mise à l’épreuve de celui-ci, et [la] capacité à appréhender le monde suivant d’autres points de vue » (Mas, 2017, p. 33).

On peut enfin également penser que la spécialité « Humanités, littérature et philosophie », créée dans le cadre de la réforme du lycée en 2021, pourrait constituer un terrain d’expérimentation et d’analyse des possibilités d’articulation des approches philosophiques et littéraires des questions morales. Les thèmes de la classe de terminale apparaissent en effet plutôt hospitaliers à l’éthique (« la recherche de soi » et « l’humanité en question ») (MENJ, 2019). Même s’il s’agit là d’un enseignement optionnel qui n’intervient qu’au lycée, il serait intéressant de pouvoir analyser les effets de cette expérience de collaboration entre professeurs de lettres et professeurs de philosophie et, le cas échéant, valoriser dans la formation des éléments de divergence ou de convergence didactique. Des expérimentations et des propositions ne font cependant pas une didactique, et encore moins une didactique incorporée par les professeurs. De telles perspectives ne deviendront véritablement fécondes pour l’EMC que si elles font l’objet d’une reprise institutionnelle qui affronte le problème de la constitution d’une didactique transversale de la formation morale et civique sans se reposer sur la volonté individuelle des enseignants de s’emparer de telle ou telle ressource.