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Au Québec, l’histoire des musées est inséparable de l’évolution de la discipline ethnologique. S’inscrivant dans la foulée des études de folklore, les programmes d’ethnologie offerts à l’Université Laval ont eu une forte influence sur la muséologie québécoise (Bergeron 2002). Formés à la pratique d’une ethnologie du proche (Desdouits et Roberge 2004), plusieurs étudiants ont ensuite fait carrière dans les musées et ont participé à cette effervescence qui a marqué le développement du réseau muséal à partir des années 1980[1]. L’intérêt pour la culture populaire, l’histoire locale, la vie quotidienne et les savoir-faire manifesté par ces ethnologues impliqués dans le milieu a participé à la démocratisation de la culture et à la valorisation d’une conception élargie de la notion de patrimoine. Aujourd’hui, cet intérêt marqué pour le patrimoine ethnologique demeure une caractéristique de la muséologie québécoise.

Si le musée est un lieu de travail privilégié pour l’ethnologue, le tournant réflexif qu’a connu la discipline au cours des dernières années a transformé le regard que pose l’ethnologue sur ses objets d’étude, ouvrant notamment la porte au champ de l’ethnologie du patrimoine (Hottin 2012). Par conséquent, passant « de lieu d’observation à lieu observé » (Turgeon et Dubuc 2002 : 9), le musée se présente à la fois comme un objet d’étude et un terrain de recherche (Debary 2002 ; Debary et Roustan 2012). Qualifié de « noeud de compréhension essentiel dans le cadre d’une réflexion sur les objets et les sciences sociales » (Bonnot 2014 : 11), le musée représente un environnement riche pour le chercheur qui tente d’en exposer les coulisses (Coville, Couillard et Schlageter 2016) ou qui interroge « les dimensions cachées des métiers du patrimoine » (Monjaret et Roustan 2012 : 125). Pour Benoît de L’Estoile, l’anthropologie du musée contribue « à une anthropologie de la connaissance, qui analyse les catégories et les pratiques qui nous permettent de “mettre en ordre” les univers naturels et sociaux dans lesquels nous vivons et de leur conférer un sens » (2010 : 24).

Dans le champ des études muséales, l’approche ethnologique demeure relativement marginale. Bien que, dans certains cas, les travaux issus de cette approche puissent suggérer des pistes de solutions pour contrer les difficultés vécues par les institutions, ce ne sont pas là les préoccupations premières de l’ethnologue du musée. Ne s’accordant pas le rôle d’acteur du patrimoine ou d’expert en muséologie, il occupe plutôt une place d’observateur compréhensif et ouvert aux avenues de recherche que le terrain lui propose. Posant ce regard distancié sur l’institution muséale, notre démarche a pour caractéristique de rendre compte de la réalité vécue par les professionnels dans leurs pratiques quotidiennes et d’interroger leurs rapports à l’espace, aux collections et aux visiteurs. Nous appuyant sur les travaux de la sociologue Nathalie Heinich, nous adoptons une approche pragmatique qui met à profit la réflexivité de l’acteur (Heinich 2009 ; 2013 : 9-21). Ainsi la recherche de terrain tient-elle compte des décalages qui peuvent s’installer entre la démarche théorique et la réalité quotidienne, tout en permettant de dégager les pratiques formelles et informelles qui régissent le travail en musée.

L’un des éléments fondamentaux des pratiques et des savoirs du musée est sa collection. Étudier le collectionnement, c’est tâcher de cerner les contours de la collection en contexte muséal et d’identifier ses mécanismes de construction (et de déconstruction). Comparée à une poupée russe (Van Mensch et Meijer-Van Mensch 2010 : 3) ou à un maillage (Harrison 2013), la collection muséale est aujourd’hui considérée comme un objet dynamique, rhizomique, qui entremêle le social et le matériel (Byrne et al. 2011). Comme le définit l’archéologue Fredrik Svanberg, « [c]ollecting is a situated, localizing practice, connecting concentrations of materiality with the authentification of specific themes and perspectives as well as the continued social construction of specific groups of people » (2015 : 409). Dans cette perspective, la collection devient à la fois un discours sur la société à l’origine des objets qui la composent et un miroir renvoyant l’image de la société qui l’a assemblée, conservée et transmise.

Cet article présente un exemple de cette ethnologie en contexte muséal en exposant les résultats d’une recherche exploratoire menée au Monastère des Augustines, à Québec, au cours de l’automne 2016 et du printemps 2017 et portant sur ses pratiques de collectionnement. Cette enquête s’appuie sur un travail de terrain qui combine une journée d’observation, une visite des lieux et des entretiens semi-dirigés avec la conservatrice responsable de la collection[2]. Celle-ci nous a présenté ses espaces de travail, la réserve muséale, la collection, le processus de collecte et le traitement réservé aux objets non retenus par le musée. Son témoignage a permis d’identifier les pratiques mises en place dans cette institution, les différents acteurs impliqués auprès des objets du Monastère, les enjeux qui guident la collecte et les défis quotidiens auxquels la conservatrice, responsable du développement de cette imposante collection communautaire, se voit confrontée.

Dans son ouvrage Le Québec pour terrain. Itinéraire d’un missionnaire du patrimoine religieux (2004), l’ethnologue Jean Simard relevait la richesse du patrimoine immatériel des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec dans un contexte d’abandon généralisé de la pratique religieuse. Quinze ans plus tard, les Augustines de la province proposent aux ethnologues un terrain de recherche renouvelé. Héritières d’un patrimoine culturel immense, elles ont choisi d’assurer la transmission de celui-ci par la création d’un complexe patrimonial novateur incluant un hôtel, un centre d’archives et un musée. En retraçant le développement de la collection du Monastère et les différents types d’objets patrimoniaux qu’on y conserve, l’ethnologue du musée s’inscrit en rupture avec l’image du « missionnaire du patrimoine » et adopte un regard tourné vers les pratiques muséales contemporaines.

La collection du Monastère des Augustines 

Les Augustines de la miséricorde de Jésus arrivent en Nouvelle-France en 1639 pour fonder l’Hôtel-Dieu de Québec. Depuis 1644, elles occupent sans interruption le site de leur monastère situé dans le Vieux-Québec et fondent, au cours de leur histoire, onze autres monastères-hôpitaux dispersés sur le territoire québécois[3]. En 1948, les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec regroupaient 230 religieuses. Cependant, à partir du milieu du XXe siècle, leur nombre décroît graduellement. Au moment de souligner le 350e anniversaire de leur arrivée en Amérique, en 1989, la communauté comptait 106 membres (Rousseau 1989 : 277, 389) ; aujourd’hui, elles ne sont plus qu’une dizaine à habiter le monastère. Sans relève, les Augustines ont dû, comme l’ensemble des communautés religieuses de la province, réfléchir à ce qu’il adviendrait de leur mission et à l’avenir de leur patrimoine.

Depuis une trentaine d’années, l’avenir du patrimoine religieux au Québec est un enjeu qui préoccupe les chercheurs (Berthold 2018 ; Lefèbvre 2009 ; Noppen et Morisset 2005 ; Turgeon 2005). La diminution des vocations combinée à la baisse de la pratique religieuse est vue comme une menace sérieuse à la conservation de ce patrimoine. Dès les années 1990, les Augustines, réunies en fédération depuis 1957, ont manifesté leur inquiétude quant à la préservation de leur patrimoine culturel. À partir des années 2000, elles se sont engagées de manière proactive dans la recherche d’une solution originale pour assurer la pérennité de leur mission, de leur histoire et de leurs biens accumulés au cours des siècles. Une première étape du projet consiste à faire reconnaître une partie de leur patrimoine matériel en vertu de la Loi sur les biens culturels du Québec. Le classement de quatre fonds d’archives et de plus de 700 objets provenant du monastère de l’Hôtel-Dieu est accordé en 2003.

À partir de 2005, la forme du projet patrimonial se précise. En 2009, elles fondent la Fiducie du patrimoine culturel des Augustines. Il s’agit d’une fiducie d’utilité sociale dont la mission est « d’assurer, pour toute la population et pour les générations à venir, la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine et de la mémoire des Augustines du Québec » (Fiducie du patrimoine culturel des Augustines, s.d.). Des travaux de mise aux normes du bâtiment sont nécessaires et une équipe s’active à l’inventaire, à la mise à niveau et au déménagement des collections vers une réserve temporaire. En 2013, les religieuses cèdent la propriété du monastère de l’Hôtel-Dieu à la Fiducie qui y effectue d’importantes rénovations. Le projet est géré par le Monastère des Augustines, un organisme à but non lucratif. Lors de son ouverture au public en 2015, le monastère fondateur de la communauté est devenu un complexe patrimonial incluant un hôtel, un restaurant, un centre d’archives et un musée. Le projet garantit à la population une proximité avec le patrimoine culturel des Augustines et permet une réactualisation de leur mission. Les publics sont variés. On y accueille à la fois des touristes, des gens qui accompagnent des malades à l’hôpital adjacent et des travailleurs de la santé profitant d’un atelier pendant leur pause de midi. En plus des activités culturelles, on y propose une programmation axée sur le concept de santé globale (yoga, méditation, art thérapie, conférences, etc.). De cette démarche initiée par les religieuses depuis une quinzaine d’années, il résulte un projet novateur, hybride et original qui reçoit une attention importante de la part du public, de l’industrie touristique et du milieu patrimonial. L’institution intéresse les médias, fait l’objet de nombreux reportages et a reçu plusieurs prix depuis son ouverture en 2015[4].

La fonction muséale est l’un des piliers du projet du Monastère. La direction de la diffusion et de la conservation gère les services du musée, des archives et des collections qui emploient une responsable du musée, quatre guides, une historienne-archiviste, une archiviste, une conservatrice et deux techniciennes en muséologie. À cette équipe se joignent périodiquement des stagiaires et des étudiants ainsi que des guides supplémentaires pendant la saison touristique. L’une des responsabilités de l’équipe est de réunir dans un même lieu l’ensemble des objets et des documents d’archives des Augustines du Québec. Ainsi, depuis l’automne 2015, les collections des différents monastères des Augustines convergent vers le musée. Dans quel contexte se fait ce regroupement d’objets ? Parmi l’ensemble des objets collectionnés, les objets du quotidien et témoins de la vie communautaire représentent plusieurs défis pour l’équipe des collections. L’abondance oblige à sélectionner. Comment s’effectue le choix de ce qui est conservé ou non ? Quels sont les enjeux et les limites du développement de la collection du Monastère des Augustines quant au patrimoine quotidien ? Sur quels objets s’accroche la mémoire des Augustines dans son expression contemporaine ?

Telles sont les questions qui ont orienté cette recherche exploratoire. Après une brève présentation des premières expériences muséales des Augustines, nous nous intéresserons à la constitution de leur collection, des origines à aujourd’hui. Puis nous nous attarderons au processus de tri mis en place par l’équipe des collections qui effectue le regroupement des artefacts provenant des douze monastères-hôpitaux. Nous proposerons ensuite une typologie des objets qui sont soumis à ce tri et exposerons les défis que représente celui-ci.

Collections communautaires et premières expériences muséales chez les Augustines

Les musées communautaires ont eu leur rôle à jouer dans l’histoire de la muséologie québécoise en assemblant, conservant et diffusant un patrimoine historique, religieux et artistique témoin d’une culture et d’une histoire collective. Entre 1852 et 1967, une vingtaine de musées gérés par des communautés religieuses, majoritairement féminines, ouvrent au Québec (Piché 2012 : 255). En fait, l’histoire des musées de communautés s’inscrit dans celle du développement des musées privés qui se multiplient à partir des années 1930. C’est à cette époque que, prenant conscience de la richesse culturelle des objets accumulés au fil du temps dans leurs institutions, certaines congrégations ouvrent leurs portes aux laïcs (Bergeron 2005 : 18 ; Lacroix 2002 : 14-15). Elles accueillent tout d’abord un public très restreint de connaisseurs, puis un public de plus en plus large. À partir des années 1960, les musées communautaires, comme l’ensemble du réseau muséal québécois, se professionnalisent graduellement et les communautés religieuses intègrent des laïcs à leurs équipes muséales. Aujourd’hui, le vieillissement de leurs membres et la diminution de leurs effectifs obligent plusieurs communautés à modifier leur projet muséal, voire à envisager la fermeture de leur musée[5].

Pour les Augustines, la première expérience muséale remonte à 1930 avec la création du Musée de l’Hôpital général. À cette époque, la collection de cette communauté est déjà considérable et composée d’objets divers. L’historien de l’art Guillaume Savard énumère les différents types d’artefacts qu’on y découvre dès les origines.

[…] argenteries, vêtements et autres objets de vénération étant entrés en contact ou ayant appartenu au « pieux » fondateur de l’institution, devants et parements d’autels, chandeliers, ornements sacerdotaux, vases sacrés et vases à fleurs, croix, statues processionnelles, patènes, calices, burettes et autres orfèvreries propres à la digne célébration du service divin. Se joignent à ces pièces sacrées, quantité d’objets confectionnés à partir de matières précieuses : or, argent, émaux, ivoires, étoffes rares s’y côtoient avec faste et ostentation. À ces objets précieux s’additionnent des oeuvres d’art aux médiums variés, de provenances multiples et d’origines stylistiques étrangères : peintures européennes et canadiennes des XVIIe – XIXe siècles, gravures « rares et précieuses », sculptures en bois et statues de pierre ornant jadis les murs et les couloirs de l’édifice. S’y greffent encore nombre d’articles d’utilité pratique à l’usage des « anciennes mères » (vaisselle, mobilier profane et sacré issu des cellules monacales), des manuscrits, auxquels s’additionnent les artefacts les plus variés.

Savard 2006 : 167-168

Selon Savard, deux motifs principaux poussent les religieuses de l’Hôpital général à créer un musée, les Augustines souhaitant « d’une part, préserver et transmettre la mémoire communautaire, en regroupant certaines oeuvres dans un lieu clos construit en matériaux incombustibles, spécifiquement aménagé afin de les recouvrir d’une protection toute spéciale ; de l’autre, soumettre les oeuvres à la disponibilité d’un public extracommunautaire » (154-155).

À cette époque, chaque monastère est autonome. Les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec, quant à elles, accueillent dans leur cloître quelques privilégiés, historiens de l’art ou médecins, à partir de 1932. C’est en 1958 qu’elles ouvrent officiellement un musée au public dans la nouvelle aile Saint-Augustin. Le musée a occupé cet emplacement jusqu’en 2003, moment où il fut déménagé dans l’aile la plus ancienne du monastère, où étaient accueillis les visiteurs jusqu’en 2008, année de fermeture du musée. Les objets ont ensuite été entreposés dans une réserve temporaire à partir de 2009 pour réintégrer graduellement les lieux en 2015.

D’objets communautaires à patrimoine collectif

L’histoire de la collection des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec peut être grossièrement divisée en trois périodes, chacune s’inscrivant dans un mode de collecte particulier. La première phase est celle de l’accumulation, qui a entraîné la constitution d’une collection latente. Lors de cette phase, les objets ont des statuts à la fois multiples et ambigus. Ils peuvent être considérés comme des objets usuels ou hors d’usage, communs ou exceptionnels, reliés au culte ou à la vie quotidienne, reçus en cadeaux ou produits pour les besoins de la communauté, précieux ou banals, etc. Ils occupent les greniers, les armoires, les tiroirs, les meubles de sacristie, les voûtes, ou décorent les murs sans former un ensemble distinct ou autonome. En ce sens, la phase d’accumulation correspond à une période pré-muséale où la collection se construit de manière inconsciente.

La collection connaît ensuite une première phase muséale marquée par l’ouverture du Musée des Augustines de l’Hôtel-Dieu et par ses premières expositions en 1958. Jusqu’à la fermeture du musée en 2008, la collection fait l’objet d’études et d’inventaires, généraux ou thématiques, qui offrent une occasion de nommer, de compter et de catégoriser le contenu de la collection de manière plus ou moins détaillée. Bien que conservée in situ, une partie de la collection est extraite de son contexte d’origine ou de son contexte d’usage pour être déménagée dans le musée. Le regroupement des objets dans un espace d’exposition correspond à un premier degré de muséalisation et officialise leur statut d’objets de collection.

En 1990, le Réseau canadien d’information sur le patrimoine analyse l’état de documentation de la collection des Augustines de l’Hôtel-Dieu estimée alors à 15 000 objets, dont 2000 sont présentés dans l’exposition permanente. La collection y est qualifiée de multidisciplinaire, regroupant des objets reliés à l’histoire, à l’ethnologie, aux beaux-arts et aux arts décoratifs. Bien que plus détaillée pour les 2000 objets exposés, la documentation du reste de la collection demeure sommaire, comme le notent les analystes : « peu de documentation sinon celle qui vit dans la mémoire du personnel du musée et celle des religieuses, dépositaires de toute une richesse d’information » (Réseau canadien d’information sur le patrimoine 1990 : 1). Ce rapport conclut que le nombre d’objets de la collection est plutôt stable et que les artefacts non exposés sont dispersés en divers endroits, incluant la chapelle, les greniers et les voûtes du monastère.

En 2001, en préparation au classement d’objets par le ministère de la Culture et des Communications, un inventaire général est effectué. Bien que non exhaustif, il s’agit de l’inventaire le plus complet réalisé jusqu’alors. On y dénombre les objets du musée ainsi que le mobilier de l’ensemble du monastère, encore en usage ou non. On y consigne 3052 objets dont 500 sont datés des XVIIe et XVIIIe siècles. L’inventaire divise la collection en six grands ensembles. Plus du tiers des objets inventoriés sont alors des pièces de mobilier. Le rapport contribuera au classement en 2003 de 735 objets de la collection de l’Hôtel-Dieu[6].

Avec la création de la Fiducie du patrimoine culturel des Augustines et du Monastère des Augustines, la collection entre dans une seconde phase muséale. Les objets sont réunis dans la nouvelle réserve aménagée selon les normes de conservation actuelles. Ils intègrent une base de données informatisée. Ils sont numérotés, catalogués, photographiés et rangés selon les méthodes de conservation préventive. Une politique de gestion des collections a été adoptée en 2006 et est en cours de révision. Depuis 2009, le processus de mise à niveau a permis une bonification de la documentation des objets et a entraîné l’intégration de milliers de nouvelles pièces à la collection. Croissant rapidement, celle-ci se développe presque exclusivement par le regroupement des objets provenant des autres monastères[7]. Elle contient à ce jour 28 000 objets et ce nombre devrait passer à 40 000 objets au terme du processus de regroupement.

La collection actuelle s’articule autour de trois axes qui définissent la mission des Augustines : la vie de soins, la vie de prière et la vie communautaire. Cette première classification permet d’organiser la collection de manière conceptuelle. Dans la pratique quotidienne du travail en musée, les axes sont peu utilisés. Les objets sont également classés selon huit ensembles thématiques, puis divisés en catégories et en sous-catégories[8].

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C’est cette classification thématique basée sur la fonction des artefacts que l’on retrouve dans les fiches d’objets et qui guide la disposition en réserve.

Tri et typologie des objets

Le projet de regrouper les collections de l’ensemble des Augustines du Québec est l’occasion de faire un tri parmi le grand nombre d’objets qui ont meublé les douze monastères-hôpitaux. Ayant débuté en 2015, le regroupement a d’abord consisté à rapatrier les objets provenant du monastère de l’Hôtel-Dieu de Québec, de la maison de la Fédération, des monastères fermés au cours des dernières années et une partie de la collection de l’Hôpital général. Ces objets avaient été entreposés dans une réserve temporaire à proximité pour la durée des travaux de mise aux normes du monastère. La conservatrice, qui était au coeur de ce processus de regroupement, organisait le transfert des objets de la réserve temporaire et gérait la mise en réserve dans les nouveaux espaces permanents. Cela représentait un ballet de boîtes, d’objets et de mobilier aux dimensions variées à coordonner de manière quotidienne. Ce rapatriement intensif s’est terminé en décembre 2016.

Si la réserve temporaire est désormais vide, le travail est loin d’être terminé pour l’équipe des collections. La deuxième phase du regroupement consiste à terminer le déballage des objets rapatriés et à assurer la réception des objets provenant des autres monastères toujours en fonction et dont l’affluence dépend des religieuses. Périodiquement, celles-ci transfèrent des boîtes à la réserve. Ainsi, bien qu’il ne s’effectue plus sur un rythme aussi soutenu, le regroupement des collections est en cours et doit s’échelonner sur plusieurs années.

Tous ces objets doivent être déballés, regroupés puis triés. L’objectif du travail de tri est de sélectionner les objets qui intègreront de manière définitive la collection sur la base de leur caractère patrimonial ainsi que de leur lien avec l’histoire de la communauté et la mission du Monastère. À l’arrivée des boîtes ou des meubles dans la réserve, on retrouve trois types d’objets : des objets de collection, des objets inventoriés ou des objets non inventoriés. La première catégorie d’objets est exemptée du processus de tri. En effet, ayant déjà obtenu le statut particulier d’objets de collection, ceux-ci sont automatiquement rangés dans la réserve. Les objets inventoriés sont des artefacts ayant été relevés dans un inventaire général et thématique sans que leur intégration ou non à la collection ait été décidée. La catégorie des objets non inventoriés concerne l’ensemble des artefacts que les Augustines proposent au musée et qui n’ont jamais été listés.

Si le statut d’objet de collection accordé précédemment n’est pas remis en question aujourd’hui, le tri vient inévitablement modifier le statut des objets inventoriés et non inventoriés. Le tri permet de classer les objets en trois catégories et chacune implique un traitement particulier. (Figure 1)

Figure 1

Typologie et traitement des objets ayant appartenu aux Augustines

Typologie et traitement des objets ayant appartenu aux Augustines

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L’objet de collection

Le Monastère des Augustines a pour mandat de représenter par sa collection la vie communautaire, une vie qui se caractérise notamment par une culture matérielle composée de plusieurs objets similaires ou identiques (Figure 2). Combien de voiles, de couverts, de porte-savons, de couvre-lits, de chandeliers, de chaises, de malles ou de commodes doivent être conservés dans la collection pour rendre compte d’une communauté qui a déjà réuni 230 religieuses sous un même toit ? Pour la conservatrice, le nombre représente un défi dans la gestion des collections. Combien d’exemplaires sont nécessaires pour représenter adéquatement la vie communautaire à une époque donnée ? La réponse prend alors la forme d’une interrogation témoignant du doute qui plane toujours. « On avait peut-être cinquante porte-savons sculptés en bois. On a décidé d’en conserver vingt. Mais vingt, est-ce que c’est nécessaire ? » Elle ajoute : « [i]l faut montrer cette ampleur en conservant beaucoup [d’exemplaires], mais pour la pérennité, est-ce qu’on ne pourrait pas seulement dire qu’il y en avait 200 et n’en conserver que deux ou trois ? » (A. B.-R., communication personnelle) Ces objets usuels ont l’avantage d’occuper peu d’espace. Toutefois, la dimension des pièces mise en relation avec les contraintes d’espace devient rapidement un élément incontournable du processus de tri.

Quand ce sont des petits objets de la vie quotidienne, comme de la coutellerie, des assiettes ou des petits instruments, c’est facile de les conserver et ça demande moins de ressources. Ils se placent mieux en tiroir ou en tablette. Mais, dès que l’on parle de pièces de mobilier, de penderies ou de commodes, on arrive vite à une saturation de l’espace disponible en réserve. (A. B.-R., communication personnelle)

Figure 2

Lot de 39 pots à crème identiques provenant de l’Hôtel-Dieu de Lévis

Lot de 39 pots à crème identiques provenant de l’Hôtel-Dieu de Lévis
Collection du Monastère des Augustines

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Un autre défi pour l’équipe du musée tient à son mandat qui consiste à représenter la vie communautaire de l’ensemble des monastères des Augustines. Ainsi, l’histoire et la vie quotidienne de chaque monastère-hôpital doivent être visibles dans la collection. En ce sens, la représentativité devient un critère de sélection supplémentaire au moment du tri. La conservatrice rappelle qu’il ne faut pas céder à la tentation de conserver uniquement les exemplaires les plus anciens, ce qui aurait comme conséquence de n’accorder qu’une faible place aux monastères les plus récents[9] : « L’âge, pour nous, c’est sûr que ça a une valeur […] mais le meuble de dix ans peut avoir une valeur aussi forte s’il a un lien précis avec la communauté. La valeur d’âge est très modulable » (A. B.-R., communication personnelle). En ce sens, si l’ancienneté d’un objet peu garantir son intégration à la collection, l’absence de ce caractère ancien ne devient pas un critère d’exclusion.

L’usage renouvelé de l’objet

Le Monastère ne pouvant conserver l’ensemble des objets offerts par les religieuses, quel traitement est réservé aux objets qui, au terme du processus de tri, n’accèdent pas à la collection ? L’une des originalités du Monastère est qu’il a développé, à l’usage, une classification originale des objets ayant appartenu aux Augustines. Entre les objets collectionnés et les objets élagués, il existe une catégorie d’artefacts ayant un statut intermédiaire et pour laquelle la valeur muséale n’est pas fixe. Il s’agit d’objets employés à de nouveaux usages et qui obtiennent donc, en quelque sorte, un statut utilitaire renouvelé. Ces objets étant dans plusieurs cas des objets témoins de la vie quotidienne des Augustines, il s’agit pour eux d’une réactualisation ou d’une réinterprétation de leur valeur d’usage dans un cadre à la fois patrimonial et muséal. Les tables d’appoint, les chaises en bois, les commodes et les penderies des « chambres authentiques »[10] (Figure 3) ont toutes été utilisées par les religieuses, tout comme les chaises du restaurant (Figure 4) ainsi que les bancs et les petites tables qui meublent le hall d’entrée. La conservatrice insiste sur le caractère atypique de l’approche muséologique développée et précise : « [o]n veut vraiment que les gens soient en contact avec le patrimoine des Augustines dès leur arrivée » (A. B.-R., communication personnelle).

Figure 3

Chambre authentique. Le Monastère des Augustines

Chambre authentique. Le Monastère des Augustines

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Figure 4

Salle à manger du restaurant. Le Monastère des Augustines

Salle à manger du restaurant. Le Monastère des Augustines

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Sans recevoir formellement le statut d’objets de patrimoine ou d’objets de musée, ces artefacts se retrouvent à meubler le complexe patrimonial et à enrichir, par leur présence et leur réemploi, l’expérience du visiteur. Tous subissent une certaine forme de muséalisation. Chaque objet et sa localisation sont inscrits dans un catalogue des objets en usage dans le Monastère et dans lequel est consigné l’état de conservation de chacun. Deux fois par an, les techniciennes en muséologie font l’inventaire de l’ensemble de ces objets, notant chaque nouvelle égratignure. De plus, pour les meubles placés dans des endroits où la présence des employés n’est pas constante, comme dans les chambres et les corridors des étages supérieurs, ce travail d’inspection est fait mensuellement.

Les limites de cette catégorie d’objets accessoires sont toutefois poreuses. Par exemple, il arrive à l’occasion qu’une commode, un porte-voile ou une armoire meublant une chambre ou un corridor proviennent de la collection muséale. Si, à l’occasion, une affiche avise le visiteur de l’ancienneté d’une malle ou d’une table en l’invitant à ne pas s’y appuyer, dans la très grande majorité des cas, il n’a pas d’information quant à l’objet qui meuble le lieu. En effet, à l’extérieur de l’espace réservé spécifiquement aux expositions, les objets de collection et les objets accessoires se côtoient sans être distingués. Le Monastère joue volontairement avec cette ambigüité pour créer un sentiment d’authenticité qui provoque une certaine confusion chez le visiteur peu habitué à cette proximité avec l’objet patrimonialisé.

Dans ce contexte, comment assurer la conservation du mobilier de collection et favoriser celle des autres meubles ayant appartenu aux Augustines ? À ce sujet, deux ans après l’ouverture, l’équipe du Monastère teste encore ses méthodes. Différentes stratégies sont mises en place et s’appuient sur les observations des premiers mois d’activités. Par exemple, l’équipe a constaté qu’un meuble placé trop près d’une porte d’entrée deviendra rapidement aux yeux du visiteur un espace propice pour y déposer son sac ou son café le temps d’enlever son manteau. Un meuble à tiroir dans un corridor du rez-de-chaussée sera inspecté de manière plus ou moins délicate par un visiteur curieux et une malle décorant une salle multifonctionnelle servira de chaise pendant la pause du cours de yoga. Ces observations ont permis à l’équipe de constater un rapport entre l’usage d’un objet par les visiteurs et l’étage du Monastère où cet objet est exposé. Ainsi, les meubles des voûtes, de l’entrée principale, du restaurant, des salles d’expositions et de la boutique, tous situés aux niveaux inférieurs du bâtiment, sont particulièrement exposés au toucher des visiteurs. La situation est similaire à l’étage où l’on retrouve une entrée secondaire, les salles multidisciplinaires et le choeur des religieuses, bien que le caractère plus solennel de ce dernier lieu impose une plus grande retenue. Néanmoins, il semble que les objets qui meublent les étages supérieurs réservés aux usagers de l’hôtellerie soient traités avec un plus grand respect, alors que le dernier étage réservé au personnel demeure un espace complètement protégé de tout contact avec les visiteurs (Gaumond et Robitaille 2016).

Ainsi, il est apparu à l’équipe que des meubles de la collection pouvaient être exposés aux étages supérieurs, notamment dans les endroits dédiés à la détente et au ressourcement. À l’inverse, les objets des étages inférieurs doivent être choisis en tenant compte du fait que les visiteurs les toucheront. « Il faut être conscient que si on met des bancs ou des chaises, les gens vont s’y asseoir » (A. B.-R., communication personnelle). Dans ce cas, les meubles ne sont généralement pas choisis parmi les objets de la collection.

L’objet élagué

Environ 95% des objets transmis par les religieuses intègrent la collection ou sont utilisés dans le Monastère. Les autres se retrouvent dans la catégorie des objets exclus de la sphère du musée. Comment disposer de ces objets ? La première étape est de les présenter aux religieuses pour s’assurer qu’aucun objet n’évoque de souvenir particulier chez elles, qui viendrait justifier son intégration à la collection. Puis on leur demande si elles sont intéressées à conserver ces objets pour leur usage personnel. Les objets restants sont donnés ou vendus[11]. Le don est l’option privilégiée. Par exemple, des cadres anciens en mauvais état et qui nécessitaient une restauration longue et coûteuse – alors que le musée conserve déjà plusieurs autres cadres anciens en meilleur état – ont été donnés au Centre de conservation de Québec pour la formation des restaurateurs. Le Monastère a aussi appris qu’une paroisse de la région de Québec souhaitait réaliser une exposition d’ornements religieux. Il lui a fait don d’un meuble aux dimensions imposantes datant des années 1990, utilisé pour l’exposition des textiles religieux et qui ne répondait pas aux critères de sa collection. Les religieuses vont aussi favoriser les dons à des organismes de bienfaisance ou à des missions à l’étranger. Bref, l’élagage des objets se fait dans un esprit de partage en continuité avec les valeurs prônées par les Augustines.

Le reste des objets peut être offert à la population. Les ventes d’objets provenant de communautés religieuses se multiplient un peu partout au Québec. Il s’agit d’un sujet délicat rappelant la réalité difficile de ces communautés dont la disparition semble inévitable. Pour les employés du Monastère, la vente d’objets ayant appartenu aux Augustines est un sujet traité avec sensibilité et discrétion. On veut éviter les mauvaises interprétations quant au motif de ces ventes.

On ne veut pas créer un tollé […] Dès que tu dis que ça vient d’une communauté religieuse, les gens disent : « Ah ! Mon Dieu ! Cette communauté se départit de son patrimoine ». Alors que non ! On a les infrastructures pour conserver au-delà de 40 000 pièces de collection. Ce qu’on vend, c’est ce qui ne passe pas le tri. Pas que c’est dénué d’intérêt pour le commun des mortels… c’est qu’au niveau des collections, ça n’a pas d’intérêt. Et si on vend celui-là, c’est peut-être qu’on en a vingt autres dans les réserves.

A. B.-R., communication personnelle

La conservatrice tient d’ailleurs à rappeler qu’il ne s’agit pas d’aliénation muséale, ces objets n’ayant jamais fait partie de la collection du musée. « On est vraiment dans la vente de ce qu’on a de trop, de surplus » (A. B.-R., communication personnelle).

À l’été 2016, avec l’accord des religieuses, l’équipe des collections et des archives a organisé une journée de vente ouverte au public où des objets étaient vendus pour quelques dollars au profit de la mission sociale du Monastère. L’évènement publicisé sur les réseaux sociaux a attiré une centaine de personnes. La vente se déroulait dans les voûtes du Monastère (Figure 5). Le choix de ce lieu ajoutait à l’expérience de l’acheteur potentiel. Pour accéder à l’espace de vente principal où des centaines de livres et de cadres s’empilaient sur les nombreuses tables préparées pour l’évènement, l’acheteur traversait une petite salle au plancher accidenté et à l’éclairage tamisé. Des objets divers, disponibles à la vente, étaient disposés çà et là : des chaises droites, des bancs, des tabourets, des paravents, un lit, une boîte contenant des serre-livres, un coffre, une radio, des cintres, un prie-Dieu. L’acheteur était invité à fouiller le contenu des nombreuses boîtes remplies de cadres et d’affiches déposées le long des murs ou entassées dans un petit réduit. Pour éviter toute confusion, les objets meublant les voûtes et n’étant pas destinés à la vente étaient clairement identifiés par une étiquette indiquant « Je ne suis pas à vendre ». Dans ce décor où s’accumulaient les objets à vendre, l’objet historique attirait quand même l’oeil de l’acheteur attentif (Figure 6). Les objets à vendre étaient tous de fabrication industrielle et appartenaient à un passé relativement récent. Pour certains acheteurs, l’objet pouvait néanmoins acquérir une valeur particulière en raison de son appartenance aux religieuses. À cause de ce lien, une valeur d’authenticité s’ajoutait à la valeur décorative d’un laminé datant des années 1980 reproduisant une image pieuse ou d’un encadrement d’une Joconde surdimensionnée.

Figure 5

Vente publique dans les voûtes du Monastère

Vente publique dans les voûtes du Monastère
Photographie de l’auteur.

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Figure 6

Acheteurs potentiels regardant une armoire portant l’étiquette « Je ne suis pas à vendre »

Acheteurs potentiels regardant une armoire portant l’étiquette « Je ne suis pas à vendre »
Photographie de l’auteur.

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Au cours de cette journée, une augustine portant le voile et l’habit religieux blanc est descendue dans les voûtes. Facilement identifiable dans la foule, quelques acheteurs s’empressaient d’échanger avec elle. La religieuse devenait par sa seule présence la représentante de toute sa communauté. On lui adressait un remerciement, on lui confiait que c’était un privilège de pouvoir accrocher chez soi un encadrement provenant de la communauté ou on échangeait avec elle à propos d’une cousine ayant étudié les soins infirmiers avec une augustine aujourd’hui décédée. L’expérience de l’acheteur était alors bonifiée par cette rencontre fortuite.

Le Monastère, à la fois typique et singulier

Cette recherche sur les pratiques de collectionnement au Monastère des Augustines permet de mettre en relation cette nouvelle institution avec d’autres musées québécois. Parmi ces pratiques, lesquelles sont représentatives des pratiques muséales contemporaines et sur quels points le Monastère se distingue-t-il ? Dans tous les musées, le travail de tri nécessaire à la saine gestion des collections est difficile, voire déchirant. Quels objets acquérir ? Lesquels conserver ? Ces interrogations ne sont pas nouvelles et les réponses fournies par les musées varient dans le temps, selon les contextes et les institutions. D’un côté, l’exemple du Monastère des Augustines confirme que le tri se complique lorsque le conservateur se retrouve face à un objet anonyme, fabriqué en série, appartenant à un passé relativement récent et conservé en de multiples exemplaires. Ses limites imprécises et son apparente banalité rendent le patrimoine du quotidien difficilement identifiable[12]. À cet exercice complexe qui consiste à déterminer quels objets composent le patrimoine culturel des Augustines et quelles sont les limites de celui-ci s’ajoute la question du nombre d’exemplaires à conserver, de l’espace limité en réserve et de l’obligation d’être représentatif d’une communauté donnée. Ces défis et ces préoccupations dont témoigne cette recherche chez les Augustines sont typiques de la collecte dans les musées.

D’un autre côté, le Monastère des Augustines se révèle comme une institution singulière en ce qui concerne son rapport aux donateurs. Partout dans le Monastère, la relation étroite qu’entretient l’organisme avec la communauté religieuse qui l’a créé est évidente et colore l’ensemble de ses activités, notamment son processus de collectionnement et la gestion des objets non sélectionnés pour la collection. Cet attachement et cette responsabilité envers les donatrices le distinguent des autres institutions muséales. En effet, lorsqu’un musée ne peut faire l’acquisition d’une collection, en tout ou en partie, il en avise le propriétaire et peut, parfois, le diriger vers une autre institution susceptible d’accepter la donation. L’implication de l’institution muséale envers le donateur et son objet s’interrompt généralement à cette étape. Or, dans le cas du Monastère, le musée – en collaboration avec les religieuses – doit gérer les objets non sélectionnés. Par conséquent, l’équipe a développé une typologie originale qui participe au caractère unique de l’institution et enrichit l’expérience du lieu pour le visiteur. Si l’équipe du Monastère est consciente de la fine ligne qui sépare un objet de collection d’un objet accessoire, cette limite s’avère très peu perceptible pour le visiteur, ce qui encourage un rapport de proximité avec l’objet. Ce traitement audacieux permet une immersion dans un espace subtilement muséalisé qui charme le visiteur et qui pique la curiosité de l’ethnologue.

Questions et réponses de l’ethnologie du musée

Les musées exposent rarement leur démarche de collectionnement. Bien que la majorité des musées québécois s’appuient sur une politique d’acquisition pour guider le développement de leurs collections, on sait peu de choses sur l’application concrète de ces documents dans la pratique muséale quotidienne. L’enquête de type ethnologique expose des pratiques qui dépassent la mécanique rigide des politiques des collections et informe sur ce qui n’est pas consigné dans les manuels de muséologie ou dans les dossiers d’acquisitions des musées. Par exemple, cette étude met de l’avant le caractère à la fois pragmatique et affectif qui agit sur le développement des collections ainsi que la diversité des rapports qui s’installent entre les individus et les objets. Le témoignage de la conservatrice fait apparaître divers acteurs (les religieuses, les employés, les visiteurs, les clients de l’hôtellerie, les acheteurs de la vente publique) qui s’engagent tous dans un rapport d’attachement (ou de détachement, dans le cas des augustines) différents devant l’objet ayant appartenu à la communauté.

L’ethnologie en contexte muséal ne prétend pas transformer la pratique ethnologique ni révolutionner les recherches en muséologie, mais propose d’aborder le musée sous un autre angle. Elle permet de documenter des pratiques patrimoniales et de relever les enjeux et les défis qui colorent le travail actuel en musée. C’est aussi une occasion pour l’ethnologue de mesurer la place de l’ethnologie dans les institutions muséales actuelles. Le portrait produit à la suite de la recherche de terrain devient une fenêtre réflexive pour jeter un regard sur l’évolution de la discipline. Quelle place occupe la démarche ethnologique dans les pratiques muséologiques actuelles ? Comment se développent les collections ethnologiques aujourd’hui ? Ce premier portrait du collectionnement au Monastère des Augustines que permet de dresser cette étude exploratoire questionne à la fois le praticien du musée et l’ethnologue en laissant entrevoir le caractère émotionnel de la gestion des surplus matériels pour les musées, la sensibilité des acteurs dans le processus de tri et la complexité parfois insoupçonnée des rapports sociaux qu’engage le collectionnement en contexte muséal.