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Plus l’Exposition avance et plus on acquiert la conviction qu’il est, pour ainsi dire, impossible de la visiter méthodiquement. Je sais bien qu’il y a des gens qui ont entrepris ce tour de force et de patience et qui arriveront à l’accomplir. Ils ont commencé par le Trocadéro, par exemple, et ne l’ont pas quitté qu’ils n’en aient scruté les moindres parties. Ils sont alors passés au Champ de Mars, ont pris la rue de l’Habitation humaine, maison par maison, le Palais des Arts libéraux, classe par classe… Ils iront ainsi jusqu’à la fin de l’Exposition et auront, à leur avis, sur leurs contemporains le grand avantage d’avoir tout vu.

Et bien ! non, ces braves gens n’auront pas tout vu, pas plus que les autres. L’Exposition, en effet, véritable Protée, se métamorphose et se modifie à chaque instant.

Grison 1889b : 62

En effet, l’exposition universelle est beaucoup plus qu’une simple exhibition muséale d’objets et d’artéfacts destinés à n’être que contemplés par un public avide de connaissances nouvelles. À l’image de la modernité qu’elle proclame et célèbre, elle offre également du transitoire, du fugitif, et du contingent. Elle bouge, se transfigure, interagit avec son public et lui présente des évènements dans l’évènement de manière à l’attirer et à le faire venir et revenir continuellement. Les nombreux chercheurs s’étant déjà intéressés aux expositions universelles ont déjà glosé sur le caractère utopique, réifiant, folklorisant, totalisant de l’Exposition, à tel point qu’une telle démonstration n’est aujourd’hui plus à faire : l’exposition universelle est un microcosme de la totalité de l’expérience humaine, l’exposition universelle célèbre la fraternité des peuples tout en étant le lieu privilégié de l’affirmation nationale (Confino 2000), l’exposition universelle est le lieu de pèlerinage pour les adorateurs de la fétiche marchandise (Benjamin 2000 : 53), l’exposition universelle cristallise les identités ethnoculturelles dans des dispositifs « de monstration » folklorisants (Benedict 1994 : 28-61), l’exposition universelle rassemble, ordonne, classifie, expose (Schroeder-Gudehus et Rasmussen 1992). L’Exposition est une « exposition », aménagement institutionnel et rationalisé construisant du lisible avec du visible (Hamon 1989 : 17).

L’intérêt du commentaire de ce journaliste du Figaro cité en exergue réside en son invitation à porter notre regard sur une dimension trop souvent oubliée dans les nombreuses études portant sur ces carnavals géants de l’ère industrielle. Qu’elles nous proviennent de l’histoire culturelle, de l’anthropologie ou des cultural studies, les recherches portant sur les expositions universelles semblent négliger certaines manifestations éphémères ayant lieu à l’intérieur de ces « univers de l’éphémère » (Rébérioux 1989 : 11). Jusqu’ici, les recherches sur les expositions universelles ont surtout abordé les expositions « permanentes » ou muséales, laissant de côté à la fois les évènements dans l’évènement (fêtes, cérémonies, spectacles) et les lieux de consommation (restaurants « typiques », kiosques, marchés). Pour ce qui est de la section coloniale de l’Exposition de 1889, nous pouvons déjà compter sur de nombreuses études analysant l’exposition et la muséification de l’Autre à travers l’architecture des pavillons (Çelik 1991), les artéfacts ethnographiques et commerciaux (Tran 2005), ou les exhibitions humaines des colonisés (Bancel et al. 2002). Cependant, malgré la qualité ou la pertinence de ces études, un monde reste encore à explorer en ce qui a trait aux expositions universelles.

Selon le spécialiste en études culturelles Tony Bennett, les grandes expositions universelles du XIXe siècle seraient en quelque sorte une synthèse de la foire, par leur caractère éclaté et festif, et du musée public, par leur caractère éducatif, voire paternaliste, destiné à l’élévation culturelle des masses (Bennett 1995 : 2-6). Nous désirons donc nous pencher ici davantage sur des éléments de la section coloniale de 1889 qui rapprochent l’Exposition de la foire plutôt que du musée, c’est-à-dire les manifestations spéciales qui ont cours à l’Exposition coloniale et les lieux de consommation et d’interaction où les visiteurs ne sont plus réduits à regarder des produits ou des artéfacts coloniaux muséifiés et à n’être que des réceptacles du discours colonial républicain. Ces différents dispositifs ont la particularité de proposer des modes dynamiques de contacts interculturels entre les métropolitains et les gens des colonies, contrastant avec le caractère statique d’une exposition muséale, qu’elle soit de nature ethnographique ou commerciale.

Figure 1

Cortège colonial lors d’une fête de nuit sur l’Esplanade des Invalides.

Cortège colonial lors d’une fête de nuit sur l’Esplanade des Invalides.
L’Exposition de Paris 41 : planche hors-texte.

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Ces deux modes de rencontre de l’Autre ne doivent cependant pas tant être mis en opposition qu’en articulation, étant donné qu’autant par l’exposition d’artéfacts que par la présentation de spectacles, l’objectif reste le même, soit une domestication de l’altérité, la construction d’une conscience coloniale bâtie autour de la grandeur économique et culturelle de l’Empire français. Homi Bhabha (1994) a démontré que le contact interculturel en contexte colonial peut s’avérer une source de subversion par une remise en cause des représentations dualistes qui distinguent les métropolitains des colonisés. Dans le contexte particulier de la section coloniale de l’Exposition de 1889, ce contact peut au contraire s’inscrire dans l’horizon discursif de l’idée coloniale française, alors qu’il reproduit à petite échelle la mission civilisatrice de la IIIe République qui prétend diffuser à l’échelle mondiale les idéaux républicains par le biais du colonialisme. Les échanges entre métropolitains et colonisés permettraient ainsi aux premiers d’appréhender « leur » Empire en vivant l’aventure coloniale, et aux seconds de subir l’influence bénéfique de la Civilisation.

Notre analyse ne prétendra certes pas à l’exhaustivité et les thématiques que nous aborderons ne constitueront évidemment pas un panorama de l’ensemble de ce qui se produit à l’extérieur des pavillons officiels de l’Exposition coloniale de 1889. Nous choisirons plutôt trois lieux d’échanges qui chacun à leur manière soutiennent ce caractère vivant de l’Exposition coloniale et transcendent le rapport statique de la stricte relation muséale entre le visiteur et l’artéfact : les fêtes coloniales, les spectacles et la consommation de produits coloniaux. Ces manifestations à caractère plus informel ou volatile ayant généré beaucoup moins de rapports ou de témoignages que les expositions commerciales ou ethnographiques, un tel choix s’est donc imposé selon les limites que nous imposent les corpus documentaires disponibles. Les principales sources que nous utiliserons ici seront des témoignages ou relations de visites à l’exposition coloniale tirés de périodiques de l’époque qui, bien davantage que les documents officiels, nous permettent, dans la mesure du possible, de descendre sur le terrain de l’Exposition pour étudier le rapport qu’entretiennent ces visiteurs avec cet éphémère dans l’éphémère.

Fêtes

Pour reprendre les mots de l’essayiste polonais Bronislaw Baczko, les fêtes empreintes de considérations politiques peuvent être abordées en tant que « rite[s] d’unanimité et de fraternité qui [font] se confondre les âmes dans un enthousiasme commun » (2001 : 251). Cela tient presque de l’évidence pour l’Exposition de 1889 qui constitue un gigantesque rite de passage marquant la fin d’une époque, l’achèvement imminent du siècle et l’ouverture vers des lendemains peuplés d’heureuses promesses pour l’ensemble de l’humanité. Le journaliste H. Pendrié exprime clairement cet état d’esprit fin-de-siècle dans un article publié quelques mois avant l’inauguration de l’Exposition : « cette fête, en effet, doit marquer une étape nouvelle dans la voie de la civilisation vraie, de la civilisation pacifique, de celle qui ne veut se servir des progrès de la science que dans un but d’amélioration du sort de chacun et non de destruction » (1889 : 1330). Cependant, si l’Exposition devient pour un temps la terre d’élection de congrès prônant paix mondiale et fraternité humaine (Mattelard 2000 : 200-201), la célébration universaliste donne paradoxalement lieu aux déploiements nationalistes les plus manifestes, particulièrement de la part du pays organisateur[1]. Ainsi, l’évènement articule constamment des conceptions du monde opposées en principe mais conciliées en pratique. L’exposition devient donc non seulement un microcosme de l’expérience humaine dans son ensemble, mais également une résolution symbolique et temporaire des contradictions du monde.

Les nombreuses fêtes qui viennent ponctuer les six mois de l’Exposition coloniale jouent en partie ce rôle de connecter l’universalisme de l’idéal républicain et l’essentialisation coloniale des différentiations culturelles, bien qu’il soit sans doute exagéré d’y voir une stratégie sciemment élaborée par le comité organisateur. Les réels motifs de la tenue de ces fêtes sont en fait de célébrer des évènements spéciaux qui rompent avec le quotidien de l’Exposition ou tout simplement de créer de nouvelles attractions pour le visiteur. Mais, au-delà de ces considérations publicitaires, leur principal intérêt réside dans l’effet de construction d’un moment de brouillage du quadrillage spatial de base divisant et ordonnant les différentes colonies françaises[2] de manière à constituer momentanément une unité symbolique de l’Empire. Nous distinguerons cependant deux types de fêtes répondant à des paramètres fondamentalement différents : les fêtes institutionnelles qui sont fermées au public et les fêtes populaires qui, au contraire, cherchent à l’attirer davantage sur le site de l’Esplanade.

À côté des banquets officiels quotidiens où l’on célèbre indistinctement la bonne entente entre peuples et nations du monde lors d’un incontournable toast, le meilleur exemple de fête institutionnelle se déroulant sur le site de l’Exposition coloniale pourrait être la cérémonie d’inauguration de la dite section. Plusieurs hauts responsables de l’État et de l’Exposition coloniale y participent, dont le président de la République Sadi-Carnot, le sous-secrétaire d’État aux colonies Eugène Étienne, le Commissaire général de l’exposition Louis Henrique et les autres membres du comité organisateur. Lors de cette célébration, il est dit dans un article anonyme de LExposition de 1889, périodique spécialement consacré à l’évènement, que le président doit tout d’abord faire une visite rituelle de l’Exposition selon un itinéraire déjà établi pour ensuite assister à divers spectacles « d’indigènes » : « cent vingt-deux personnages de l’Annam et du Tonkin formeront une procession du Dragon. Le Gabon présentera des simulacres de combats et des jeux de sagayes. Enfin, le Sénégal donnera également divers spectacles très curieux » (Anonyme 1889b : 6). La définition d’un parcours de visite et l’établissement d’un horaire strict des activités qui met en évidence la séparation entre l’autorité métropolitaine, incarnée par le président Carnot et les autres dignitaires, et les colonisés qui sont présentés dans un spectacle organisé à leur intention, font ressortir de cette cérémonie une surenchère normative par rapport au quotidien de l’Exposition (Rivière 1988 : 219-247 ; Baczko 2001 : 246). Alors qu’en situation régulière, durant les heures d’ouverture de l’Exposition coloniale, les colonisés n’ont pour seule consigne, flexible et appliquée avec souplesse, que de vaquer à leurs occupations quotidiennes, jouant en fait leur propre rôle dans un spectacle à l’intention du public parisien, ils se voient cette fois imposer une mise en scène qui les soumet à un programme de cérémonie et qui doit souligner leur différence devant l’autorité politique incarnée.

Les fêtes populaires nous intéressent évidemment davantage puisqu’elles s’adressent directement au public et leur raison d’être principale est d’occuper et de rentabiliser le site de l’Exposition coloniale pendant les heures nocturnes grâce aux merveilles de l’éclairage au gaz. Comme le précise un autre article anonyme de L’Exposition de 1889, « on a voulu réagir à cet injuste abandon et les commissaires généraux de l’Algérie, de la Tunisie et des colonies se sont mis d’accord avec l’administration pour organiser des fêtes originales qui attirent le public à l’Esplanade » (Anonyme 1889a : 18). Un résumé succinct des évènements de l’une de ces fêtes nous est offert dans le journal Le Plaisir à Paris.

Toute l’esplanade était magnifiquement illuminée.

La soirée s’est terminée par un grand défilé dans l’ordre suivant :

4 cavaliers (2 arabes et deux sénégalais).

Spahis et janissaires tunisiens à pied.

Nouba algérienne.

Acteurs annamites en costume de théâtre.

Femmes arabes, tunisiennes, javanaises en pousse-pousse, entre une haie formée par les piétons annamites porteurs de lanternes.

Personnel arabe avec bannières et étendards.

Palanquins avec femmes javanaises escortées de lanternes. Il y avait une délicieuse javanaise, surtout dont les gracieux déhanchements d’épaules ont dû tourner bien des têtes. Elle était croustillante au possible cette adorable javanaise teinte en jaune.

Enfin, promenade du fameux dragon d’Annam, la Tarasque du pays[3].

Milchoze 1889 : 3

La fameuse promenade du dragon, dite Tarasque annamite, suscite par ailleurs un commentaire particulièrement intéressant de l’historien et futur académicien Georges Lenôtre qui y voit littéralement un renversement carnavalesque de l’ordre en employant l’expression, au début de son article, L’Exposition de Paris : « Lorsque les Annamites occupés à coloniser l’Esplanade des Invalides… » (1889b : 170). Sans trop extrapoler sur cette remarque, disons qu’elle témoigne bien de la transfiguration du rapport à l’espace qui se produit en contexte festif. Le lieu central de démonstration du pouvoir colonial devient ainsi, à la simple occasion d’un défilé, le théâtre d’une réappropriation de l’espace métropolitain, le verbe « coloniser » étant alors évidemment vidé de son sens politique. Cette inversion purement symbolique de l’ordre ne peut que nous rappeler le moment liminaire du schéma tripartite des rites de passage, lors duquel les frontières statutaires se dissolvent pour faire apparaître un portrait momentané de la communauté idéale (Centlivres 2000 : 38). La fête coloniale rend ainsi possible l’immixtion des colonisés de toutes provenances avec les visiteurs métropolitains dans un contexte fantasmagorique de célébration fraternelle des peuples. Ainsi, il s’agit bien d’une actualisation du discours colonial républicain, fortement teinté d’universalisme, qui fait de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789 un argument en faveur de la colonisation. L’argumentaire est d’ailleurs maintes fois répété par les tenants de l’expansion coloniale tels que Jules Ferry, qui défendent l’objectif d’une communauté humaine mondiale érigée autour des idéaux républicains par l’élévation des peuples colonisés encore dans l’enfance.

Il est d’ailleurs intéressant de noter à cet effet que les expositions coloniales françaises sont beaucoup plus libérales que leurs homologues britanniques ou que les exhibitions d’Amérindiens aux États-Unis, en ce sens qu’elles laissent une relative liberté de circulation aux indigènes sur le site et, surtout, elles encouragent fortement l’interaction entre colonisés et visiteurs métropolitains. L’Exposition devient ainsi l’occasion pour les visiteurs parisiens de se renseigner sur les colonies et l’occasion pour les colonisés de se franciser au contact de la métropole. L’écrivain colonial Eugène-Melchior de Vogüé déplore pour cette raison la courte durée de l’Exposition : « Il est bien regrettable pour la philologie que l’Exposition ne dure pas deux ou trois ans ; on verrait naître ici, par voie de création naturelle, un langage universel » (Vogüé 1889 : 455). La fête coloniale n’est donc pas tant une inversion carnavalesque de l’ordre remplissant une fonction légitimatrice (Balandier 1992 : 71), que l’actualisation théâtrale d’une conception du monde qui s’insère dans l’espace discursif de l’idéologie coloniale républicaine malgré le fait qu’elle aille à contre-courant de la rationalité positiviste de l’Exposition ou de la différentiation essentialiste des peuples dans l’imaginaire colonial.

Ce projet de fraternité universelle reste néanmoins confiné au territoire de l’utopie (ou de l’uchronie, rejetée dans un futur lointain) et de la démonstration symbolique, tandis qu’il est inutile de souligner que, dans les faits, la colonisation française sous la IIIe République s’avère très peu respectueuse des idéaux de 1789 (Manceron 2003 ; Bancel, Blanchard et Vergès 2003). La mise en contexte de l’évènement dans un cadre spectaculaire et la théâtralisation des rôles se traduisent donc, en quelque sorte, en une réverbération de son caractère imaginaire. Une impression de fabuleux ou de fantastique se dégage ainsi de cette fête dans l’article du journaliste Philippe Augier, qui conclut, après avoir décrit la composition du cortège colonial : « on se croit tout d’un coup transporté dans quelque contrée enchantée, en proie à quelque délicieuse magie, ou le jouet d’un songe merveilleux » (Augier 1889 : 8). Évidemment, il faudrait éviter de confondre l’expérience réelle du témoin oculaire et les effets de rhétorique du journaliste. Cependant, le ton onirique emprunté par Philippe Augier nous entraîne à l’extérieur de la rationalité coloniale et des réalités de la colonisation et plonge le lecteur dans une atmosphère fantasmagorique qui se présente comme telle et ne renie pas son caractère imaginaire. Il nous apparaît donc que la fête actualise un discours colonial qui oscille continuellement entre instrumentalisation politique et désir ou fantasme inaccessible de l’exotique (Young 1995 : 159-162). D’un côté, elle réalise sur le terrain métropolitain la communion des peuples de la « Plus Grande France », mais de l’autre, elle isole cette union dans la sphère de l’imaginaire et de l’éphémère. Ce n’est donc plus, pour la conscience du visiteur, qu’un rêve momentanément concrétisé qui ne renvoie pas tant aux réalités de l’action coloniale qu’à la projection d’un ordre idéal.

Cette rencontre à la fois directe, vivante et imaginaire avec l’altérité dans le contexte de la fête nous ramène à ce processus de domestication de l’altérité par la mise en scène du contact interculturel dans un univers festif en apparence chaotique, mais en réalité balisé : « Certes, c’est le peuple qui se parle dans la fête. Mais l’éducateur habile ne se doit-il pas d’exploiter cet écart et de mettre à profit les rouages de la fête par une ordonnance cachée, dissimulée sous la spontanéité de la transparence ? » nous dit Bronislaw Baczko (2001 : 247-248). Une dialectique attachement-détachement du visiteur face à l’Autre se déploie ainsi à l’intérieur d’un simulacre du retournement symbolique du rapport à l’espace[4]. Malgré le caractère éclaté de l’évènement, la distinction entre le métropolitain et le colonisé subsiste justement par la théâtralisation des rôles joués par les indigènes qui convertissent certains traits culturels en spectacle pour le public parisien. Celui-ci peut s’imprégner d’une certaine image des colonies, se l’approprier et ainsi prendre symboliquement part à la mission civilisatrice, tout en restant détaché de la réalité coloniale.

Spectacles

Le pendant de ces manifestations ponctuelles se déroulant sur l’ensemble du territoire de l’Exposition coloniale pourrait se trouver dans les spectacles de variétés, offerts régulièrement en différents endroits du site de l’Exposition, et qui, tout comme les fêtes, ne sont pas inclus dans le prix du billet d’entrée. Nous limiterons ici notre propos aux trois manifestations qui, semble-t-il, attirent le plus de regards, ou qui, à tout le moins, ont suscité le plus de témoignages : la fantasia arabe, le théâtre annamite et les séances des Aïssaouas au Café maure.

La fantasia arabe

Ce tonitruant spectacle équestre et musical lors duquel des cavaliers lancent leurs chevaux au galop tout en tirant des coups de feu vers le sol ou au ciel se produit de manière quasi-quotidienne dans l’arrière-cour du Palais de la Tunisie, située à proximité du Palais Algérien à l’entrée de l’Esplanade des Invalides. Considérant le fait que la page frontispice du numéro 19 de L’Exposition de Paris lui est consacrée, nous pouvons en déduire que son intérêt populaire n’est pas négligeable.

Dans un article de Georges Lenôtre publié à l’intérieur de ce même numéro de L’Exposition de Paris, l’auteur se contente de faire une description sommaire et photographique des composantes de la manifestation. Ce texte se signale par une légère critique concernant l’environnement général de la scène qui, selon l’auteur, serait inapproprié à une représentation authentique de ce que devrait être l’expérience de la Fantasia, alors que l’ambiance bruyante de l’Exposition et surtout l’exiguïté de l’espace concédé aux acteurs rappellent difficilement les grands espaces sahariens[5]. Ce commentaire reflète en fait le constant écueil des grandes expositions du XIXe siècle qui est la conciliation impossible de représentations qui se veulent hyperréalistes et de contingences spatiales inévitables qui, dans ce cas-ci, peuvent devenir source de désillusion. À l’opposé, pourtant, le commentaire de Gaston Jollivet dans le Figaro, qui prend la forme d’un dialogue imaginaire entre une épouse et son mari, est beaucoup plus enthousiaste devant l’exotisme sonore et visuel du spectacle équestre.

Nous avons eu pendant cinq minutes la plus charmante des visions. Sur la chaussée, dans un espace assez large pour permettre une petite évolution, sept ou huit arabes en burnous caracolaient, lançaient leurs chevaux les uns sur les autres, tantôt debout, tantôt couchés sur l’encolure de leur bête, poussant des cris, tirant des coups de fusil. C’était superbe ! Moi qui me bouche les oreilles quand j’entends un coup de pistolet au théâtre, je n’ai pas perdu un de ces pan ! pan ! À la bonne heure, vive l’Afrique !

1889 : 76

Figure 2

Les cavaliers de la Fantasia arabe dans l’arrière-cour du Palais Tunisien.

Les cavaliers de la Fantasia arabe dans l’arrière-cour du Palais Tunisien.
Revue de l’Exposition universelle 1 (6) : 169.

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Bien que ces deux appréciations divergent qualitativement, il nous apparaît que le coeur du discours reste néanmoins le même, appuyé sur l’évaluation du pittoresque et de l’authenticité de la représentation. Si, d’un côté, le manque de réalisme est déploré, alors que de l’autre, le charme semble avoir fait effet, dans chacun des cas, le visiteur embrasse pleinement son rôle de spectateur qui ne traverse pas une zone opaque d’altérité restant à être explorée, mais un théâtre colonial qui maintient une distinction de statut entre le public et les acteurs. Sa raison d’être est précisément de re-présenter la culture des colonisés, c’est-à-dire d’en présenter certains éléments sélectionnés replacés dans un contexte d’exhibition soumis ici à la rationalité de la mission civilisatrice républicaine. Le contact interculturel prend ainsi la forme d’un étonnement balisé à partir duquel les visiteurs peuvent appréhender, puis s’approprier, la culture d’un Autre distillé dont « l’étrangeté » est transformée en « curiosité ».

Le Théâtre annamite

Décidément le Tonkin a conquis la France (Lenôtre, 1889b : 162).

Est-ce le résultat d’une lubie, d’une inspiration épuisée ou tout simplement d’une fascination pour les colonies indochinoises ? Lenôtre, futur académicien, semble avoir de la suite dans les idées et rajoute d’ailleurs un élément de réponse quelques lignes plus loin : « C’est une chose à remarquer que les peuples vaincus par la France ont, de tout temps, exercé sur elle une irrésistible séduction » (162). Les Annamites, Tonkinois ou autres Cochinchinois, que les métropolitains semblent parfois (souvent) confondre lors de leurs visites, ont en effet beaucoup à offrir sur l’Esplanade des Invalides et les pièces improvisées accompagnées d’une musique cacophonique pour les oreilles profanes des spectateurs métropolitains au Théâtre annamite semblent frapper l’imaginaire des différents chroniqueurs qui s’y arrêtent[6].

Pour certains, cela peut aller de pair avec leurs intérêts personnels, ce qui semble être le cas pour E. Langer-Mascle qui, dans la Revue de l’Exposition de Paris, affirme que le théâtre « [c]’est toujours l’encyclopédie en mouvement d’une société, le tableau animé de ses croyances, de ses opinions, de ses préjugés, de ses aptitudes et de ses tendances » (1889 : 273). C’est cependant l’impression de nouveauté qui marque les observateurs tels que Georges Grison, qui note dans le Figaro-Exposition les grandes différences par rapport aux spectacles parisiens (1889a : 23), et Georges Lenôtre qui est surtout ému par la nature de la représentation qui dément l’image généralement véhiculée du caractère des Indochinois (1889c : 162). De l’ensemble des descriptions se dégage une réaction générale de surprise devant cette musique étrange[7] et le fait que le Théâtre annamite se présente comme un lieu où les Annamites n’apparaissent plus sous le jour sobre et impassible qui fait leur réputation.

Figure 3

Représentation du Roi de Duong au Théâtre annamite.

Représentation du Roi de Duong au Théâtre annamite.
Revue de l’Exposition universelle 1(9) : 277.

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Ce décalage par rapport aux représentations types ne débouche cependant pas sur un étiolement de l’exotisme mais plutôt sur une surenchère dans la mesure où les spectacles du Théâtre annamite repoussent les frontières de l’imaginaire colonial en offrant un nouveau portrait des « indigènes » qui se distingue de ce qui est présenté dans le reste de la section coloniale. La radicalité du choc culturel qui s’opère au Théâtre annamite se traduit ainsi en un apprivoisement enclavé dans un « espace autre » à l’intérieur même de l’Exposition. Dans un tel contexte, l’étrange séduit plus qu’il n’effraie et le plus célèbre des envoûtés a sans doute été Claude Debussy qui, dans un article de 1913, se remémore la puissance de l’impression laissée par les pièces du Théâtre annamite de 1889 (1987 : 229-230)[8].

Le contact interculturel au Théâtre annamite ne se limite cependant pas aux Indochinois et aux métropolitains. Il réunit également en son sein des « indigènes » d’autres provenances à l’occasion des représentations, reproduisant là aussi une fusion des différentes populations de la France coloniale. Langer-Mascle nous décrit cette scène.

[Ils] sont tous venus, du reste, les habitants des villages coloniaux : graves arabes en longs burnous ; Tunisiens à moustache noire… ; Sénégalais dont on ne distingue, dans la pénombre, que les yeux brillants et les dents blanches ; Canaques à cheveux crépus et au large rire ; Javanais ébahis et timides, à la face jaune et imberbe… et tous, remplissant le promenoir du théâtre… mettent là comme un de ces tableaux où l’on voit, dans des architectures de fantaisie, s’entasser des foules bigarrées, oeuvre de quelque Véronèse oriental.

1889 : 275

Ces nombreuses descriptions et appréciations qui paraissent décrire le Théâtre annamite comme un lieu insolite dans l’Exposition nous ramènent à ce qui a déjà été dit au sujet de la fête coloniale : une suspension momentanée, mais normative, des codes gouvernant l’ensemble de la section coloniale. Alors que la fête coloniale abordée plus haut constitue un moment d’exception pendant lequel le quadrillage territorial de l’indigène est momentanément levé, le théâtre annamite devient un espace d’exception permettant la même fusion des peuples. Il s’agit donc en quelque sorte d’une autre porte de sortie conduisant à l’extérieur ou en marge de la rationalité positiviste et classificatoire de l’Exposition, mais débouchant encore une fois sur une représentation théâtralisée de l’Autre en plus d’être compartimentée à l’intérieur d’un édifice. La rencontre de l’inconnu qui est exaltée dans les témoignages de visite au Théâtre annamite, est ainsi domestiquée spatialement et orchestrée sur un mode spectaculaire.

Les Aïssaouas

Les singulières séances des « Aïssa-Ouas » présentées au café algérien bouleversent aussi énormément les spectateurs et se rapprochent, bien davantage que les deux autres spectacles que nous avons évoqués, du phénomène de foire. Moins culturel que le Théâtre annamite et plus étrange encore que la Fantasia, le spectacle des Aïssaouas, membres d’une confrérie religieuse maghrébine qui s’infligent diverses mutilations en public, suscite probablement les commentaires les plus émotifs sur l’Exposition coloniale.

Dans un article de la Revue de l’Exposition universelle qui lui est consacré, le journaliste Henri Lavedan fait part de ses inquiétudes a priori quant à la teneur du spectacle.

J’allais à ce spectacle avec une certaine appréhension. Des camarades, sans même déguiser le plaisir de m’épouvanter, m’avaient parlé de broches pénétrant à travers des chairs en lambeaux, d’estomacs tailladés à coups de rasoirs, de globes oculaires extraits de l’orbite à la pointe du couteau. J’étais donc un peu nerveux à la perspective d’un écoeurement probable.

1889 : 305

L’évènement a donc déjà sa réputation, qui ne tarde d’ailleurs pas à être confirmée sous les lignes de Georges Grison qui le considère comme « le spectacle le plus extraordinaire, bien que répugnant » (1889c : 95).

Ce qui fait la particularité des rituels des Aïssaouas par rapport aux autres spectacles, c’est finalement leur statut de curiosité pure. Si leurs représentations suscitent énormément de commentaires, ceux-ci ne vont jamais plus loin qu’une description des spectacles, avec parfois quelques mots d’information sur l’histoire de la secte (Lavedan 1889 ; Anonyme 1889d). Il ne s’agit donc plus tant d’instruire en amusant[9], de présenter une « leçon de choses qui respire et qui parle » pour reprendre un poncif des grandes expositions universelles, mais tout simplement de divertir un public en demande d’extraordinaire en suivant bien davantage une logique de marchandisation de l’exotisme qu’une stratégie politique d’instruire le public métropolitain sur les traits culturels des peuples colonisés (les deux n’étant évidemment pas exclusifs)[10]. C’est en fait ce qui distingue principalement ces trois spectacles des expositions officielles de la section coloniale de 1889. Au lieu de construire du lisible avec du visible pour éduquer la population (Hamon 1989), l’objectif est plutôt de faire du sensible avec du visible pour amuser le public. Non que la vocation pédagogique de l’Exposition soit complètement mise de côté dans ces trois dispositifs (ils restent toujours des lieux de « découverte » de l’Autre), mais nous pouvons déceler dans tous ces commentaires sur les différents spectacles un effet de « trivialisation » du discours colonial. Alors que les expositions des pavillons et des villages reconstitués amènent des considérations, parfois élaborées, parfois épisodiques, mais à tout le moins prétendument positives sur le travail français de colonisation, ces divertissements qui mettent en scène le colonisé ne font que produire chez les différents témoins une imagerie qui tient davantage de l’onirisme et du fantasme, ou sinon qui réduit la culture des indigènes à ces quelques spectacles payants organisés pour un public en demande de sensations, qu’elles soient intellectuelles, foraines, ou simplement hors de l’ordinaire.

Ainsi, contrairement à la fête qui tendait à brouiller les frontières culturelles par une utilisation alternative de l’espace de l’Exposition, ces spectacles ont plutôt l’effet inverse de fixer spatialement le colonisé. Le processus d’aseptisation des rencontres interculturelles propre à une exposition coloniale se trouve, dans le cas de ces trois manifestations, modulé à travers la marchandisation et la spectacularisation des figures de l’altérité. Les expositions universelles, rappelons-le, sont les filles du développement du capitalisme mondial et de la libéralisation des échanges internationaux (Benedict 1983 : 2). À cet effet il faudrait donc éviter de trop réduire les expositions coloniales à leur dimension ethnographique ou plus généralement culturelle, et garder à l’esprit qu’elles témoignent aussi d’une compression progressive du temps et de l’espace (Harvey 1989 : 240) qui accompagne le développement du capitalisme mondial. L’essor des échanges internationaux, par le développement des moyens de transport et de communication, accélère la circulation non seulement des marchandises mais également des représentations culturelles à travers le monde.

Figure 4

Spectacles des Aïssaouas.

Spectacles des Aïssaouas.
Revue de l’Exposition universelle, 1(10) : 304 ter.

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Ces développements appellent donc des négociations ou des agencements identitaires qui ne s’inscrivent pas toujours directement dans un idéal type de la rationalité coloniale républicaine. Ainsi, la Fantasia arabe, le Théâtre annamite ou les Aïssaouas ne sont pas tant présentés à l’Exposition coloniale pour convertir l’opinion publique au bien-fondé de l’expansion coloniale et de la mission civilisatrice, mais plutôt pour attirer une masse de citadins en quête d’exotisme. L’imagerie coloniale bénéficie d’ailleurs à l’époque d’une diffusion à grande échelle par le biais des réclames de produits exotiques, rhum, café ou dattes (Archer-Straw 2000 : 23-49). Il nous semblerait donc pertinent d’associer ces différents spectacles présentés à l’Exposition coloniale aux nombreuses autres manifestations culturelles qui émergent avec le développement d’une protosociété de consommation dans le Paris des dernières années du XIXe siècle, des music-halls au musée Grévin, des cafés-concerts au cinéma naissant. L’historienne américaine Vanessa Schwartz décrit très bien l’émergence de ce phénomène qui institue un nouveau rapport à l’expérience urbaine : « life in Paris became so powerfully identified with spectacle that reality seemed to be experienced as a show — an object to be looked at rather than experienced in an unmediated form » (1998 : 10). Le spectateur qui va à la rencontre de l’Autre à l’Exposition est alors détaché de ce dernier, qui s’éloigne dans ses représentations alors qu’il est au même moment intégré à la sphère de la culture de masse et du discours universaliste de la communauté impériale française.

Lieux de restauration

La découverte de la culture coloniale ne se limite cependant pas à une contemplation et peut également se faire à travers l’acquisition de produits des colonies ou la dégustation de mets étrangers, comme il est possible de le faire dans les différents kiosques, restaurants, souks et autres bazars[11]. Les produits industriels ou agricoles présentés dans les pavillons coloniaux deviennent ainsi accessibles en d’autres lieux réservés à leur vente et à leur consommation. Cette distinction est importante, puisque elle implique la création de lieux particuliers où s’effrite le hiatus spatio-temporel entre l’Exposition et le visiteur et où ce dernier a la possibilité d’effectuer un échange palpable, matériel, avec les colonies. En fait, par la consommation, le visiteur se trouve lui-même intégré à la scénographie de l’Exposition où il est représenté en train de participer à l’oeuvre de colonisation en tant que métropolitain découvrant son empire (Marin 1977 : 297-311). Ces lieux de consommation peuvent donc apparaître comme des lieux d’échanges, dans lesquels le colonisé n’est plus éloigné de la représentation, comme dans les spectacles, mais matériellement capturé par l’échange marchand. Ainsi, nous pouvons assister à la fois à une accumulation d’exotisme dans l’expérience du visiteur, par son intégration aux dispositifs scénographiques, mais également à la construction de ponts ou de « branchements » (Amselle 2001) entre le colonisateur et le colonisé par lesquels les échanges ne se font plus à sens unique.

Un regard sur les pratiques alimentaires à l’Exposition coloniale de 1889 nous amène à distinguer deux phénomènes en miroir : les découvertes alimentaires de visiteurs métropolitains et l’alimentation des colonisés présents sur le site de l’Exposition. Ceux-ci font apparaître le double processus d’interpénétration culturelle qui se met en scène à l’Exposition, alors que la consommation de produits coloniaux permet au métropolitain d’incorporer une partie de l’empire et que la consommation de produits métropolitains permet à l’indigène de se franciser progressivement.

L’article de Paul Arène intitulé « Les cuisines exotiques » est, tel que son nom tend à l’indiquer, une exploration gastronomique à travers l’ensemble de l’Exposition universelle. La relation de sa visite au restaurant annamite pique déjà notre curiosité par certains éléments incongrus.

Oh, cet Orient ! oh, cet exotisme ! Nous trouvons là, s’escrimant aux accords d’un violon florentin et d’une clarinette napolitaine, deux Transtévérines fort jolies qui chantent en sonnant du tambourin… Tant pis pour la couleur locale : c’est en écoutant Maria-Nina, Santa-Luccia, Funiculi-Fulicula, que nous dégustons le karri au piment rouge, où se mêlent des fragments de poisson séché au soleil. Comme boisson, du thé naturellement. Et pour compléter cette débauche, panachée d’Orient et d’Italie, nous ne refusons pas la pipe d’opium, le classique houké, que viennent gentiment nous offrir des femmes Kong-aï aux yeux bridés.

Ce curieux mélange ne fait cependant pas exception, comme on peut le voir au paragraphe suivant, décrivant la visite du restaurant créole.

[Nous] rencontrons des Tahitiennes au restaurant Créole. De plus, un orchestre hongrois y fait rage. Peu importe, rien désormais ne nous étonne… Et nous expédions, avec une dextérité incomparable, des potages Combo, des croquettes à l’indienne, des kadgiori de turbot, du pilaf à la persane, des ousou kebaba à la turque, du koulbac, du veau au papricka, sans compter l’omelette créole, le riz à l’indienne et l’inévitable mufle de boeuf au karri.

1889 : 209-213

Cette babélisation alimentaire peut être tout d’abord expliquée par le fait que ces deux restaurants situés sur le site de l’Exposition coloniale sont en fait des édifices privés dont la construction et l’administration ne relèvent pas du comité organisateur mais d’exploitants particuliers. Cela peut donc expliquer les nombreuses libertés dans le mélange des styles qu’on ne retrouve pas dans les pavillons coloniaux, plus cohérents sur le plan ethnique. Le même phénomène est d’ailleurs relevé au café maure, autre bâtiment privé situé en annexe du pavillon tunisien, dans lequel se produit un orchestre formé de « sang-mêlés de Juifs ou de Maltais et de Mauresques » (Lindenlaub 1889 : 409). Par contre, bien que le contraste soit frappant entre ces restaurants bigarrés et la plupart des pavillons coloniaux qui ont plutôt tendance à compartimenter les différentes colonies, l’articulation entre ces deux types d’espaces n’en est pas moins évidente. Cette flânerie gastronomique multiculturelle expérimentée sur le site de l’Exposition doit en fait s’inscrire dans le processus déjà énoncé de compression de l’espace dans ce contexte de micro-village global propre à l’exposition universelle. La transparence des rapports d’interpénétration culturelle est ainsi représentée dans ces effets de réel et simulacres marchands de rencontre de l’altérité qui tendent à constituer imaginairement une communauté éphémère autour des idéaux de l’entreprise coloniale républicaine.

Le chemin inverse peut également être emprunté si on se déplace vers une cantine située de l’autre côté de l’Esplanade des Invalides, dans l’exposition d’Économie sociale. Les Fourneaux économiques de la Société philanthropique qui offrent pour deux sous une portion de pain, de boeuf, de soupe, de jambon ou un verre de vin attirent non seulement les ouvriers de l’Exposition, mais également les coloniaux de toute provenance qui peuvent découvrir à prix modique la nourriture française. L’oeuvre saint-simonienne de fusion des classes sociales qui traverse la conception des expositions universelles parisiennes du XIXe siècle, et dont la manifestation la plus évidente en 1889 est ce pavillon d’Économie sociale, est donc ici étendue des indigents aux « indigènes ». La nourriture devient médiatrice de l’intégration sociale et économique des colonisés dans l’imaginaire républicain. Elle se voit ainsi investie d’un rôle civilisateur et unificateur, comme le souligne cet extrait d’un article intitulé « Nos coloniaux à table », portant sur ce restaurant : « [n]aturellement, cette promiscuité de races si diverses autour d’une même table ne saurait manquer de hâter l’avènement de la grande fraternité universelle ! » (Anonyme 1889c : 311).

Cette ingestion de l’altérité préfigure en quelque sorte les hybridités normatives des appropriations identitaires postcoloniales, notamment l’ingestion de l’altérité dans les restaurants exotiques (Turgeon 2003 : 161-187). Un double processus d’interpénétration culturelle se met ainsi en scène dans les lieux de restauration de la section coloniale.

D’une part, la consommation d’aliments français par les indigènes sur le site de l’Exposition concrétise leur intégration à l’ordre économique français[12]. De plus, leur promiscuité autour des tables des Fourneaux économiques en vient à symboliser l’union des différents peuples de la France coloniale autour du flambeau républicain. À l’inverse, les visiteurs parisiens, préfigurant en quelque sorte les actuels clients de restaurants exotiques qui recherchent un succédané de voyage à travers la nourriture (Bell et Valentine 1997 ; Cook et Crang 1996), participent également à ce processus d’intégration en incorporant physiquement le monde colonial, répondant de cette manière au désir des organisateurs de faire prendre conscience au public français de l’étendue de son empire. Ces dispositifs de contact interculturels font ainsi le pont entre la culture coloniale et la culture populaire parisienne de la fin du XIXe siècle : dans le contexte de l’émergence d’une consommation de masse dans le Paris de l’époque (Williams 1982 : 61-64), l’exotique est mis en marché dans sa nourriture en même temps qu’il achète et ingère son appartenance à l’empire français.

Figure 5

Les soldats coloniaux de diverses provenances attablés sous la tente des Fourneaux économiques.

Les soldats coloniaux de diverses provenances attablés sous la tente des Fourneaux économiques.
Revue de l’Exposition universelle 1(15) : 45.

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Conclusion

Les trois types de manifestations que nous avons abordées présentent plusieurs dynamiques de rencontres interculturelles qui témoignent ainsi de la complexité à la fois des modalités d’interaction entre la métropole et les colonies et du discours colonial de la IIIe République[13]. Alors que les fêtes populaires coloniales mettent en scène, le temps d’une soirée, la communion des peuples colonisés sur l’ensemble du site de l’Exposition, les spectacles procèdent à une compartimentation et à une marchandisation de la découverte de l’exotique en fixant l’Autre dans une représentation payante enfermée dans un espace circoncis, tandis que les restaurants matérialisent par l’ingestion alimentaire l’intégration des colonies dans la métropole et vice versa.

Cela ne signifie cependant pas que nous nous trouvions devant un ensemble chaotique de pratiques ou de représentations et que l’espace de déploiement ou d’actualisation du discours colonial de la IIIe République soit fondamentalement éclaté ou disparate. Ces dispositifs vivants, bien qu’étant circonscrits à des lieux ou à des moments précis de l’Exposition, bénéficient d’un espace de déploiement des représentations qui déborde des frontières d’une essentialisation à la fois encyclopédique et positiviste des colonies. Malgré tout, nous remarquons que le processus de rencontre interculturelle activé par les fêtes, les spectacles ou la consommation alimentaire répond à la fois à l’articulation de la domination coloniale et des idéaux de 1789 se réalisant autour de l’idée de « mission civilisatrice », et au processus de marchandisation de l’exotisme qui accompagne l’internationalisation des échanges et le développement d’une proto-société de consommation dans le Paris de la fin du XIXe siècle.

Le concept « d’articulation » tel qu’entendu par Stuart Hall nous semble ici très pertinent, en ce qu’il invite à penser les différentes connexions idéologiques qui s’énoncent ou se matérialisent en tant que contingentes et non nécessaires, ce qui nous permet de contourner une vision déterministe ou essentialiste des rapports interculturels (Grossberg et Hall 1996 : 141-142). L’hybridité des cultures qui, en contexte colonial, peut construire un espace de remise en question de l’ordre (Bhabha 1994 : 112-115), sert cet ordre dans le contexte particulier de l’Exposition universelle, alors que les représentations coloniales peuvent se conjuguer — « s’assembler » en un tout cohérent[14] — avec l’idéologie universaliste et que l’Autre qui est présenté est à la fois théâtralisé, domestiqué et mis en marché. Pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari, le projet colonial ne procède pas par une exclusion de l’Autre mais par une détermination d’écarts de déviance (1980 : 218), donc par une disposition des formes de l’altérité à l’intérieur d’un plan dans lequel elles seraient positionnées par rapport à un point central représentant l’autorité métropolitaine. Les fêtes, spectacles et lieux de consommation agiraient ainsi symboliquement comme des champs magnétiques attirant les cultures des colonisés sur la cartographie de la raison coloniale.