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Les musées d’ethnologie se développent et se répandent à une vitesse saisissante, tant au Québec qu’au Canada, tant dans les pays du Premier monde que dans les pays du Tiers-monde. Au Canada, le nombre de musées s’est considérablement accru au cours des trente derrières années. On compte maintenant au pays plus de 1 300 musées qui accueillent quelque 26 millions de visiteurs chaque année. Devenues les temples des temps postmodernes, les institutions muséales poussent comme les églises dans nos campagnes et dans nos villes au 19e siècle. Les états, les provinces, les régions, les villes et même les plus petites municipalités veulent leur musée pour reconstruire leur mémoire, négocier un nouveau lien social, affirmer leur identité, bref, exister dans notre monde. Comme autrefois un village ou un quartier urbain sans église restait en marge de la communauté des croyants, aujourd’hui une population sans musée est privée de lieu d’appartenance culturel et se trouve hors des circuits touristiques, autant dire hors du monde. Pour répondre à cette demande sociale, les gouvernements créent des programmes de subventions pour financer le nombre croissant de musées et les universités mettent en oeuvre des programmes de formation en muséologie pour fournir une main d’oeuvre qualifiée. Les étudiants d’ethnologie aussi se tournent de plus en plus vers le musée, devenu leur principal débouché. Comment expliquer cette croissance vertigineuse des musées ? Que signifie l’importance prise par cette institution dans la nouvelle économie politique de notre monde postmoderne et postcolonial ?

Ce bilan globalement positif ne doit pas toutefois cacher les problèmes profonds que vivent actuellement les musées d’ethnologie. Certains chercheurs perçoivent des signes de décadence et se demandent si les musées d’ethnologie n’ont pas déjà connu leur âge d’or, si leurs jours ne sont pas comptés (Halpin et Ames 1999 ; Hudson 1991). D’autres pensent qu’ils sont devenus de simples lieux de mémoire, souvent décalés par rapport à leur fonction première et vidés de leur sens ; des lieux donc qu’il vaudrait mieux brûler (Galinier et Molinié 1998 ; Gonseth, Hainard et Kaehr 2002 ; Jamin 1998). C’est le cas notamment des musées d’ethnologie des anciennes puissances coloniales d’Europe — France, Angleterre, Hollande, Belgique, Espagne, Portugal — qui avaient pour mission de concrétiser et de nourrir le lien colonial. Avec la décolonisation, ces institutions sont devenues de simples abris de collections d’objets hétéroclites, dépouillés de tout pouvoir de représentation et n’intéressant plus personne. En revanche, les musées des pays issus de la colonisation, où cohabitent encore les héritiers des anciens colons et des colonisés, souffrent d’un trop plein d’intérêt et de contestations de toutes sortes. Au Canada, comme aux États-Unis et en Australie, les Amérindiens remettent en cause l’autorité de l’institution muséale, réclament une participation à l’exposition d’objets autochtones et exigent parfois le rapatriement de leurs collections (Jones 1996 ; Mauzé 2001 ; Parezo 1998 ; Peers 2000 ; Simpson 1996 ; Dubuc 2002). Dans ces pays « neufs », les membres des communautés culturelles issues de l’immigration veulent aussi un accès au musée pour se faire reconnaître et valoriser au sein de la nation. Comment faire coexister dans un même lieu le discours du colonisateur et celui du colonisé, celui de l’ethnologue et celui des groupes ethnographiés ? Dans nos sociétés de plus en plus pluralistes, comment réunir dans les musées nationaux les intérêts forcément divergents des groupes différents qui composent la nation ?

Les musées d’ethnologie ne sont pas tous coulés dans le même moule. Il faut reconnaître la très grande diversité des missions et aussi des problèmes. Une première distinction s’impose entre les musées qui renferment des collections de peuples colonisés et qui traitent de « l’autre lointain », souvent appelés musées d’ethnographie, et les musées de culture populaire qui se préoccupent de « l’autre proche », c’est-à-dire de cultures populaires régionales ou nationales. Souffrant d’une indifférence complète ou d’un trop plein politique, les premiers tâchent de se donner de nouvelles vocations en traitant des problèmes sociaux contemporains et controversés comme la famine, le féminisme, l’identité sexuelle, la drogue, le colonialisme, la guerre ou les pratiques muséales elles-mêmes. C’est le cas du Musée d’ethnographie de Neuchâtel en Suisse qui a connu un succès phénoménal depuis plus de vingt ans. Le tout nouveau Musée de la civilisation à Québec, inauguré en 1989, s’est aussi orienté vers le traitement de thématiques contemporaines avec tout autant de succès. En revanche, les musées de culture populaire éprouvent des difficultés. Après avoir vécu une période de gloire à la suite de sa fondation en 1970, le Musée des arts et traditions populaires à Paris a stagné. Aujourd’hui, il est prévu de le convertir en musée du monde méditerranéen et de le déménager à Marseille. Le Musée des arts et traditions populaires de Trois-Rivières, Québec, fut fermé deux ans après son inauguration en 1996, faute de fonds et de visiteurs. La nouvelle direction souhaite maintenant en faire un musée de société, à l’instar du Musée de la civilisation. Ces quelques exemples ne démontrent-ils pas que les musées qui renvoient à nos racines, à la culture populaire, bref, à une identité construite à partir du soi, n’attirent plus personne ? Pourtant, le Musée du paysan roumain à Bucarest, essentiellement un musée d’arts et traditions populaires, est devenu le musée le plus estimé et le plus fréquenté de la Roumanie depuis la chute du communisme. Le retour aux racines rurales et à la culture paysanne est sans doute un moyen de suspendre la mémoire du communisme et la dictature de Ceaucescu, de passer outre cette période traumatisante, pour repartir sur de nouvelles bases et rasseoir l’identité nationale sur un passé antérieur au déferlement communiste. Cet exemple ne révèle-t-il pas l’importance qu’il faut accorder aux contextes ? La situation socio-politique très particulière du postcommunisme en Europe de l’Est suscite des problématiques très différentes de celles du monde occidental.

L’institution muséale s’est elle-même considérablement transformée au cours du XXe siècle. Pendant longtemps, elle a priorisé la constitution de collections, leur conservation et leur analyse avec l’aide d’importantes équipes d’ethnologues, d’anthropologues, d’archéologues, et d’historiens de l’art, rattachés au musée de manière permanente. La recherche occupait une place importante et les expositions, généralement permanentes, devaient transmettre de nouvelles connaissances scientifiques à partir des collections du musée (Sturtevant 1969). Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l’exposition a pris le pas sur la recherche, les gestionnaires sur les chercheurs, qui ont progressivement abandonné le musée pour l’université. Destinée à distraire autant qu’à instruire, l’exposition est maintenant conçue comme un produit à consommer, par la mise en marché de thématiques sociales d’actualité capables d’attirer les foules (Terrel 1991). Le traitement de sujets d’actualité ne va pas sans provoquer des protestations, des controverses et des litiges qu’il faut arbitrer. Ainsi, le musée consacre de plus en plus de temps à la diffusion et aussi à la négociation, et moins à la production de nouveaux savoirs scientifiques (Clifford 1997 : 210). On expose des objets empruntés ou fabriqués de toutes pièces, pas nécessairement ceux de la collection. La recherche est souvent confiée à des universitaires qui sont rétribués par projet, sous forme de contrats. La restauration et la conservation des objets ne sont plus assurées par le musée non plus, mais par des organismes spécialisés tels que le Centre de conservation du Canada à Ottawa ou le Centre de conservation du Québec à Québec. Comme une marchandise, l’exposition doit circuler et elle est montée pour des périodes relativement courtes, quelques mois au plus, exprimant ainsi une caractéristique bien connue de la consommation moderne qui est celle de l’esthétique de l’éphémère (Appadurai 1996 : 84). Les expositions offrent-elles aux visiteurs de simples produits à consommer dans une institution régie par une économie de marché ? Mais, si c’était le cas, pourquoi le visiteur ne consomme-t-il pas passivement le produit ? Pourquoi les expositions suscitent-elles des réactions aussi vives et des controverses aussi acharnées ?

L’autorité du musée n’est-elle pas aujourd’hui menacée ? Chose certaine, le musée d’ethnologie est sous surveillance, tant par les muséologues et les ethnologues eux-mêmes que par les journalistes, les politiciens, les marchands d’objets d’art et les artistes. Son rôle dans la production du savoir a changé. Traditionnellement, les conservateurs et les chercheurs du musée définissaient les terrains de recherche, recueillaient des objets et des savoirs et les ramenaient au sein de l’institution pour être analysés, classés, exposés. Le musée représentait la frontière entre un espace extérieur, le terrain ethnographique, et l’espace intérieur du musée, lieu d’institution du savoir ethnologique. On assiste aujourd’hui à une inversion de cette relation avec la migration des chercheurs vers le monde universitaire. Situés à l’extérieur, ceux-ci jettent maintenant un regard distancié sur le musée. Sous un faux-semblant de réflexivité, les anthropologues et les ethnologues proposent de faire du musée lui-même le terrain d’observation des nouvelles pratiques sociales (Handler 1993). On envisage de l’étudier comme zone de contact, lieu de négociation identitaire, espace d’institution des rites de passage et lieu d’instauration de nouvelles hiérarchies sociales (Clifford 1997). Le visiteur se substitue à l’informateur, l’observateur devient l’observé. Que signifie ce passage de lieu d’observation à lieu observé ? Est-ce le signe que le musée a perdu son pouvoir de production de nouveaux savoirs ? L’ethnologue est-il en train de se réapproprier ce territoire jadis abandonné ?

Faire l’histoire des musées et des collections est une autre manière d’appréhender le musée comme terrain. Plusieurs approches ont été mises en oeuvre. Celle qui est sans doute la plus répandue consiste à faire l’histoire des musées à titre d’institutions pour dégager les similarités et les singularités, comprendre le fonctionnement administratif, et pour suivre l’évolution des pratiques muséales (Ames 1992 ; Barringer et Flynn 1998 ; Bennett 1995 ; Pearce 1999 ; Stocking 1985). Comme la plupart des musées ont à leur origine des collections privées, certains chercheurs jugent plus opportun de commencer par l’histoire des collectionneurs et des collections (Baudrillard 1968 ; Krech et Hail 1999 ; Pomian 1987 ; Pearce 1995, 1998 ; Poulot 2002). Faire la biographie des collectionneurs permet de comprendre la logique de la constitution des collections et de voir à quel point la collection représente l’incarnation et la projection du collectionneur, l’érige en agent social qui transforme une matière chaotique en un système d’ordre et de sens. La prise de possession d’objets et l’élaboration de séries complètes transportent le collectionneur hors de lui et le projettent dans le monde social. Une troisième approche consiste à étudier l’objet lui-même et ses déplacements dans le temps et dans l’espace (Appadurai 1986 ; Feest 1998 ; Meyers 2001 ; Thomas 1991 ; Turgeon 1997). L’étude du mouvement des objets d’une personne à une autre et d’une culture à une autre, par le biais de l’échange, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du musée, offre la possibilité de mieux comprendre la vie sociale des objets : les rituels de prise de possession, les mécanismes d’appropriation et de désappropriation, les manipulations lors des recontextualisations culturelles et les transformations de sens. Rompant avec ce courant sociologique qui met l’accent sur la relation entre l’objet et l’homme, la culture matérielle et la vie sociale, un courant plus phénoménologique propose d’étudier plutôt la matérialité de l’objet pour voir comment des notions abstraites comme la nation, le désir et le sacrifice sont concrétisées dans la matière (Bazin et Bensa 1994 ; Miller 1998). Faut-il s’intéresser à la socialisation des objets ou à la matérialisation des relations sociales ? Peut-on retrouver les structures transcendantes de la conscience dans la matière ? Ces différentes approches ne sont-elles pas complémentaires ?

Les ethnologues, les muséologues et les marchands tendent à attacher plus de valeur aux objets « authentiques ». Bien que la notion d’authenticité soit toute relative, elle renvoie généralement à l’objet produit localement par des sujets locaux et conservé dans son état d’origine. Il ne nous viendrait pas à l’idée de recueillir et d’exposer un objet ethnographique provenant d’un autre groupe et acquis par l’échange. On attacherait encore moins d’importance à l’objet hybride constitué d’un mélange d’éléments autochtones et occidentaux. Les ethnologues considèrent généralement ces mélanges comme le signe d’une assimilation et le début d’une décadence culturelle (Muller 1999). Pourtant, ce que les ethnologues interprètent comme une perte de la tradition est souvent, pour les autochtones, un changement stimulant et régénérateur de la mode. De même, un objet classé hybride par les ethnologues ou les muséologues occidentaux peut être totalement intégré à la culture de réception et jugé authentique par les autochtones (Clifford 1997 : 161). En réalité, un même objet peut être considéré comme authentique à plusieurs étapes de sa vie et en fonction des groupes ou des individus qui le possèdent. Plutôt que de faire une fixation sur l’authenticité, ne vaudrait-il pas mieux essayer de comprendre les processus d’authentification et de dés-authentification des objets ? Les groupes indigènes ne produisent-ils pas leur propre fusion de la tradition et de la modernité ? Pourquoi faut-il toujours recourir à l’objet matériel pour traduire l’authenticité ? Des photographies montrant l’usage de l’objet dans son contexte d’origine ne seraient-elles pas plus évocatrices du sens premier donné à l’objet ?

Il n’y a pas de doute que les musées d’ethnologie nord-américains renfermant des collections d’origine amérindienne ont vécu un tournant au cours des vingt dernières années. Les protestations de différents groupes amérindiens ont entraîné une profonde remise en question de la gestion et de l’exposition de ces collections. Au Canada, le boycott par les Cris de l’exposition The Spirit Sings, au Glenbow Museum de Calgary, montée à l’occasion des Jeux Olympiques d’hiver de 1989, a connu un retentissement international et a forcé le gouvernement canadien à réunir un groupe de travail composé de membres de l’Assemblée des premières nations — une organisation indienne nationale — et de l’Association des musées canadiens. Déposé en 1992, le rapport proposait des mesures destinées à faire participer les Amérindiens à toutes les étapes de la gestion des collections et à construire un nouveau partenariat muséal entre Amérindiens et Euro-canadiens (Dubuc 2002 ; Hill et Nicks 1992). Sans avoir force de loi, le rapport a créé un nouveau consensus et une responsabilité partagée envers les collections amérindiennes. Aux États-Unis, on a procédé autrement en passant une loi, la Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA), qui donne aux communautés autochtones le droit de rapatrier des musées d’État les ossements humains et les objets qui leur sont associés (Mihesuah 2000). Loin de nuire, cette loi a permis aux conservateurs de musées de faire l’inventaire de leurs collections ethnographiques, de mieux connaître leurs contenus et de se rapprocher de ceux qui les avaient possédés. Plus encore, le rapatriement de collections a permis aux Amérindiens de réparer quelque peu les dommages du colonialisme, de restituer la mémoire de leur passé, de restaurer la conscience de leur identité, de réaliser leurs propres musées et de rééquilibrer les rapports de force avec les Blancs (Ames 1999 ; Mauzé 1999, 2001). Il serait important d’évaluer avec plus de détermination les retombées du rapatriement et de voir dans quel mesure celui-ci représente une prolongation des échanges et des négociations entre Amérindiens et Blancs.

Ces considérations nous invitent à réfléchir sur la notion du passé et sur notre relation à l’autre. Les collections ethnographiques sont au coeur des tensions du colonialisme et du nationalisme. À qui appartient le passé ? Qui peut parler de qui ? Et au nom de quoi ? Voilà autant de questions auxquelles tentent de répondre, chacun dans son domaine, les auteurs de ce numéro thématique sur les musées d’ethnographie. L’heure est à la remise en question. Nombre d’idées, de conventions et de pratiques sont ici interrogées et redéfinies.

De prime abord, la notion de collections ethnographiques doit être précisée. Historiquement chargée et embrassant des réalités différentes, elle porte aujourd’hui à confusion. Dans un article qui renouvelle l’approche des collections, Miriam Clavir spécifie d’entrée de jeu le paradoxe que renferme le qualificatif « ethnographique ». D’une part, cette appellation restreint un corpus, celui de l’autre. Les collections des peuples aborigènes sont ainsi cantonnées à un secteur de connaissance, à une discipline universitaire, à une méthodologie (celle du terrain), voire même à un type d’institution muséale spécifique, les musées ethnographiques. Elles créent ainsi artificiellement une scission entre l’utile et l’agréable, entre le fonctionnel et le beau, pour ne mentionner que ces quelques aspects. Nous pouvons ajouter ici que cette acception s’applique également aux collections issues des classes rurales et populaires. Elle reflète toujours un déséquilibre dans l’autorité du discours entre les Occidentaux et ceux qu’ils ont colonisés, entre les urbains scolarisés et les autres. En même temps, le terme « ethnographique » indique aussi une ouverture à l’autre qui se concrétise par l’instauration d’un partenariat plus équitable. Cette voie de plus en plus empruntée, du moins en Amérique du Nord, incite à considérer les diverses compréhensions de la notion d’héritage, la variabilité culturelle de la définition de ce qu’est le patrimoine et les relations que chaque société entretient avec ce dernier.

Yves Bergeron propose un regard rétrospectif sur l’expérience québécoise du patrimoine et la façon tout à fait particulière dont elle se concrétisa à travers ses institutions muséales. L’auteur souligne l’importance de la filière française, dont des penseurs comme Georges-Henri Rivière demeurent des figures importantes, et l’influence pénétrante qu’elle a eue dans la formation d’institutions muséales consacrées au domaine ethnologique. Faisant état de la crise actuelle que vivent celles-ci et ce plus particulièrement depuis une dizaine d’années, il observe néanmoins l’émergence d’un modèle nouveau, celui des musées de société, et met en valeur le rôle prépondérant que le Musée de la civilisation du Québec a assuré dans ce domaine.

Le rapport entre le soi et l’autre apparaît en toile de fond dans l’ensemble des textes proposés. Les articles de Nathalie Hamel et d’Andrée Gendreau font clairement ressortir ce rapport dans leurs études de la collection Coverdale. Cette collection majeure pour l’histoire de la muséologie au Québec y est déclinée dans ses deux constituantes principales : l’americana et le canadiana — auxquelles s’ajoute la collection d’art — qui sont autant de prismes par lesquels les Autochtones et les ruraux du Québec ont pu être stéréotypés par la vision d’un collectionneur passionné, homme d’affaires influencé par les impératifs de l’industrie touristique. L’étude de Nathalie Hamel sur les collections amérindiennes de Coverdale fait montre d’une recherche en profondeur, se préoccupant des détails et des contextes. C’est ainsi que la recherche avance et que nous pouvons sortir du cercle vicieux des répétitions d’un auteur qui cite un auteur, lui-même citant un autre auteur. Des données inédites tirées de sources primaires en archives révèlent un pan inconnu de cette importante collection. Hamel s’interroge sur les conséquences culturelles qu’un tel héritage peut avoir sur le patrimoine collectif d’une société, notamment en ce qui a trait à notre actuelle conception des cultures autochtones et de leur exposition. Dans la même veine, mais portant le regard cette fois sur la société traditionnelle québécoise, Andrée Gendreau s’intéresse à la construction de soi à travers l’oeil de l’autre. Inversant la perspective, elle fait ressortir l’importance des lieux de présentation par rapport aux classes sociales et aux groupes culturels ainsi mis en scène. Les collections iconographiques de Coverdale habillaient les murs du Manoir Richelieu, un hôtel de luxe de Charlevoix ; le mobilier de style «habitant», dont on a fait la caractéristique des Canadiens français, meublait l’hôtel Tadoussac, à l’embouchure du Saguenay ; et les objets amérindiens furent exhibés dans une petite maison adjacente en une reconstitution convenue de ce qu’aurait pu être l’un des premiers postes de traite au Canada. Tant Hamel que Gendreau font ressortir les avatars de la définition par l’autre de soi, qu’il ait été exotique, à travers les collections d’americana, ou encore archaïque, à travers les collections de canadiana.

Les musées en général, et les musées d’ethnographie en particulier, sont des lieux où se mesurent les limites de la tolérance d’un groupe majoritaire envers différents groupes minoritaires. Le texte de Reesa Greenberg nous fait entrer dans les subtilités des rapports entre le regard de soi et le regard de l’autre, mais cette fois vus de l’intérieur. Elle exhorte à se garder de définitions trop réductrices et d’explications superficielles ou dualistes entre le soi et l’autre. Par une étude de cas précise, celle des musées juifs européens, l’auteur élève le questionnement à un niveau général qui peut aisément s’appliquer à l’ensemble des musées. Le drame du génocide, les troubles non résolus de l’Holocauste se présentent ici en tant qu’épiphénomène d’un mouvement plus large de commémoration qui investit de plus en plus le champ de la représentation muséale et ce, à travers le monde. Il demeure important de prendre en compte le fait que l’expérience du visiteur, la charge émotive qui lui est communiquée, tout comme son seuil de tolérance, sont indissociables de considérations globales ayant trait à l’histoire nationale ou régionale des différents pays dans lesquels la représentation prend assise.

Également par l’entremise de l’étude de cas, le texte de Daniel Arsenault et Louis Gagnon aborde la question du lieu comme paradigme de l’action muséale. La difficile conciliation des visions des scientifiques, des touristes, et des communautés autochtones est bien démontrée. Le patrimoine est-il un gisement qu’il sied d’exploiter ? Par qui et pour le bénéfice de qui au juste ? Voilà autant de questions laissées ouvertes à la discussion. Elles permettent aux auteurs d’aborder des thématiques qui sont utiles à une réflexion plus générale sur les défis de la « mise en valeur » d’un patrimoine autochtone. Les questions soulevées —l’exploitation de sites naturels, culturels (et notamment le sujet du chamanisme) — font bien comprendre la tentation du potentiel d’exploitation « éco » et « ethno » touristique et les pièges de l’ère du « New Age ». Les intérêts des uns et des autres sont pondérés entre virtualité et in situ, des préoccupations correspondant tout à fait à celles de notre époque.

La thématique du lieu, du territoire d’ancrage de l’action muséale, est abordée par Nadia Guzin-Lukić dans son étude des musées d’ethnographie en Croatie. En mettant l’accent sur le costume folklorique, les coutumes religieuses et les traditions rurales, le musée offre une « authentification scientifique à cette culture liée au sol et au sang ». De même, Philippe Dubé traite des liens avec le territoire, mais cette fois sous l’angle de la muséologie en région. Faisant état des travaux de son Groupe de Recherche-Action en Muséologie à l’Université Laval, l’auteur utilise les interventions qui ont eu lieu dans les territoires du Saguenay-Lac-Saint-Jean et du Kamouraska afin de mettre en perspective la participation directe des acteurs du milieu et les possibilités de mise en réseau des institutions concernées. Soulignant, à juste titre, la situation critique que vivent les musées dit périphériques, délaissés par les grands centres et oubliés des instances gouvernementales, Dubé entrevoit cette étape cruciale comme autant d’opportunités de développement, à condition bien sûr que soit prise en compte l’action culturelle proposée.

Le texte d’Élisabeth Kaine prend les traits du témoignage personnel où la mise en relation entre les différentes identités prend tout son relief. Sous la forme d’une « histoire de vie » (que nous connaissons bien en ethnologie), ce professeur de design à l’Université du Québec à Chicoutimi — métisse elle-même, étant de père irlandais et de mère wendate — présente différents aspects d’une démarche qu’elle a longuement mûrie. Le projet « design et culture matérielle » gagne à être connu dans le milieu muséal, tant dans ses réalisations concrètes que pour la philosophie qui l’anime. Il s’attache à penser la réactivation des objets du passé dans une pratique contemporaine. Par la remise en question des voies tracées par le design moderniste, Kaine nous fait part ici des principes de base qui sous-tendent le projet, puisés aux sources de la tradition et résolument tournés vers le développement créatif. Ses expériences professionnelles menées dans des communautés inuites et innues incitent à nuancer la notion de musée et de son utilité dans les communautés autochtones.

Deux exemples d’implantations de musées en France offrent un contraste intéressant. Dans un chassé-croisé inversé, il est intéressant de prendre connaissance du projet de rénovation entrepris par le Muséum d’histoire naturelle de Lyon et son directeur, Michel Côté. Après avoir intégré le modèle métropolitain, la nouvelle muséologie québécoise s’exporterait-elle en France ? C’est ce que l’on peut se demander en voyant les propositions d’une approche réseau « fondée sur la complémentarité et le renforcement des actions culturelles », comme le stipule celui qui fut longtemps le directeur de la recherche et un acteur important du Musée de la civilisation à Québec. « Musée des Confluences » et « Musée des Cultures du Monde » forment ici deux pôles — science et société — et font de l’institution muséale un acteur social dédié à ses publics. Son questionnement sur le droit d’auteur ou encore sur le rapatriement des collections indique déjà un détachement de l’institution de la sacro-sainte relation qui la liait traditionnellement à l’expression matérielle de la culture. L’implantation de nouveaux musées en France repose sur des traditions établies mais on tente en même temps de redéfinir la vocation de l’institution. Par exemple, Emmanuel Désveaux, directeur du projet pour la recherche et l’enseignement du nouveau Musée du Quai Branly, créé sur les cendres du Musée de l’Homme et du Musée des arts africains et océaniens, porte une attention particulière au renouvellement de la présentation muséographique. Héritière de pratiques désuètes tels que les dioramas, voire même les zoos humains, c’est ici au modèle canadien du Musée canadien des civilisations, à Gatineau, que l’on fait appel afin de rompre avec l’évolutionnisme. Conscient de la nécessité d’inventer une nouvelle muséographie, Désveaux propose de faire une évaluation critique de la mise en valeur des collections depuis le XVIIIe siècle et de développer de nouvelles perspectives de catégorisation et de mise en exposition des objets. Il expose clairement son souci d’éviter les pièges de la fiction, comme ceux du marché, que toute institution nouvelle ne peut ignorer.