Les musées d’ethnologie se développent et se répandent à une vitesse saisissante, tant au Québec qu’au Canada, tant dans les pays du Premier monde que dans les pays du Tiers-monde. Au Canada, le nombre de musées s’est considérablement accru au cours des trente derrières années. On compte maintenant au pays plus de 1 300 musées qui accueillent quelque 26 millions de visiteurs chaque année. Devenues les temples des temps postmodernes, les institutions muséales poussent comme les églises dans nos campagnes et dans nos villes au 19e siècle. Les états, les provinces, les régions, les villes et même les plus petites municipalités veulent leur musée pour reconstruire leur mémoire, négocier un nouveau lien social, affirmer leur identité, bref, exister dans notre monde. Comme autrefois un village ou un quartier urbain sans église restait en marge de la communauté des croyants, aujourd’hui une population sans musée est privée de lieu d’appartenance culturel et se trouve hors des circuits touristiques, autant dire hors du monde. Pour répondre à cette demande sociale, les gouvernements créent des programmes de subventions pour financer le nombre croissant de musées et les universités mettent en oeuvre des programmes de formation en muséologie pour fournir une main d’oeuvre qualifiée. Les étudiants d’ethnologie aussi se tournent de plus en plus vers le musée, devenu leur principal débouché. Comment expliquer cette croissance vertigineuse des musées ? Que signifie l’importance prise par cette institution dans la nouvelle économie politique de notre monde postmoderne et postcolonial ? Ce bilan globalement positif ne doit pas toutefois cacher les problèmes profonds que vivent actuellement les musées d’ethnologie. Certains chercheurs perçoivent des signes de décadence et se demandent si les musées d’ethnologie n’ont pas déjà connu leur âge d’or, si leurs jours ne sont pas comptés (Halpin et Ames 1999 ; Hudson 1991). D’autres pensent qu’ils sont devenus de simples lieux de mémoire, souvent décalés par rapport à leur fonction première et vidés de leur sens ; des lieux donc qu’il vaudrait mieux brûler (Galinier et Molinié 1998 ; Gonseth, Hainard et Kaehr 2002 ; Jamin 1998). C’est le cas notamment des musées d’ethnologie des anciennes puissances coloniales d’Europe — France, Angleterre, Hollande, Belgique, Espagne, Portugal — qui avaient pour mission de concrétiser et de nourrir le lien colonial. Avec la décolonisation, ces institutions sont devenues de simples abris de collections d’objets hétéroclites, dépouillés de tout pouvoir de représentation et n’intéressant plus personne. En revanche, les musées des pays issus de la colonisation, où cohabitent encore les héritiers des anciens colons et des colonisés, souffrent d’un trop plein d’intérêt et de contestations de toutes sortes. Au Canada, comme aux États-Unis et en Australie, les Amérindiens remettent en cause l’autorité de l’institution muséale, réclament une participation à l’exposition d’objets autochtones et exigent parfois le rapatriement de leurs collections (Jones 1996 ; Mauzé 2001 ; Parezo 1998 ; Peers 2000 ; Simpson 1996 ; Dubuc 2002). Dans ces pays « neufs », les membres des communautés culturelles issues de l’immigration veulent aussi un accès au musée pour se faire reconnaître et valoriser au sein de la nation. Comment faire coexister dans un même lieu le discours du colonisateur et celui du colonisé, celui de l’ethnologue et celui des groupes ethnographiés ? Dans nos sociétés de plus en plus pluralistes, comment réunir dans les musées nationaux les intérêts forcément divergents des groupes différents qui composent la nation ? Les musées d’ethnologie ne sont pas tous coulés dans le même moule. Il faut reconnaître la très grande diversité des missions et aussi des problèmes. Une première distinction s’impose entre les musées qui renferment des collections de peuples colonisés et …
Parties annexes
Références
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