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Après L’ombre de Baudelaire (1996), Fabienne Pasquet publie en 2001 son deuxième roman, toujours chez Actes Sud, La deuxième mort de Toussaint-Louverture. Revisitant le genre de la fiction historique, l’auteure a été, pour ce dernier roman, lauréate du Prix Schiller (Suisse) en 2002 et du Prix Marcel Aymé (France) en 2003.

L’histoire nous ramène en 1807. Henrich von Kleist, poète prussien arbitrairement arrêté pour espionnage, est enfermé dans la prison du fort de Joux, dans la cellule où, quatre ans plus tôt exactement, est mort le héros patriotique haïtien, Toussaint-Louverture. Kleist, qui se trouve en proie à la solitude et à l’humidité lugubre des lieux, impuissant face aux insinuations grossières de ses geôliers, décide de tirer profit de cette oisiveté forcée en reprenant ses activités d’écriture. Il se place ainsi sous « la protection d’Odin… inventeur de l’écriture et de la poésie, accompagné de ses deux corbeaux, Mémoire et Réflexion » (19-20) et se grise à l’idée que les murs qui l’enferment ont vu s’éteindre « le Spartacus noir » (28) d’Haïti. Il s’enflamme alors dans un panégyrique du héros, connu pour avoir « mis en échec le monstre corse » (29). C’est à la suite de cette incantation sentie que le fantôme de Toussaint-Louverture revient habiter la cellule où il mourut, perturbant par son apparition le jeune poète qui croit avoir des hallucinations.

Par l’entremise de ces deux personnages s’engage alors un dialogue historique fictif sur les notions de civilisation, de courage, de raison, d’idéal et d’héroïsme. Bien qu’elle soit souvent teintée de controverse, la forme d’amitié qui lie le poète et le spectre les amène à reconsidérer, au fil de leurs échanges, leur rapport à la vie et à la mort, ainsi que leur conception de la liberté. Cette expérience radicale d’altérité représente pour eux l’occasion d’éprouver les « masques » (culturels, historiques, romantiques) avec lesquels ils perçoivent la réalité et de se raconter mutuellement les grands récits fondateurs à partir desquels ils se sont respectivement inventé un destin. Le lecteur comprend que Toussaint-Louverture est, en fait, revenu « pour réussir sa mort » (188) et que le rôle de Kleist est précisément de l’accompagner (à l’instar d’Odin, qui guide les guerriers défunts vers le paradis) dans cette deuxième mort, afin de mettre un terme à son errance. Toussaint, mort en héros, voudrait cette fois mourir en homme, se souvenant de cette part de lui-même qu’il a sacrifiée à l’aventure historique. Parsemée d’écueils, cette « longue marche » dans les dédales de l’esprit permettra aux deux hommes d’abandonner graduellement cette habitude (attitude ?) qui consiste à « juger selon les critères du monde » (211). Estimant, en effet, que cette conception fausse leur rapport à l’autre (et à l’Homme) et ne constitue, somme toute, qu’une contingence relative, ils préféreront « saluer [en eux] la sublime beauté d’un homme grandi par la connaissance de soi et l’aveu de ses faiblesses » (211).

Dans l’économie du roman, cette recherche de la vérité de la condition humaine s’incarne dans l’omniprésence des récits mythologiques (au sens large) et de leurs icônes. Que ce soit par l’évocation d’Achille, du Centaure, des rebelles marrons, des sorciers vodous ou des batailles germaniques, la convocation de ces intertextes vient illustrer le substrat symbolique et fondateur qui préside à la représentation du monde des deux personnages. Kleist et le fantôme de Toussaint prennent conscience de la surdétermination culturelle qui caractérise leur pensée, mais également, paradoxalement, des constantes de l’esprit humain. Leur conversation, qui fait se croiser leurs mémoires, donne ainsi à voir une humanité unique, mais qui se déploie dans un foisonnement de diversité formelle. En faisant affleurer à la surface du texte tous ces « arrière-mondes », l’auteur permet à ses personnages d’habiter transversalement le monde et de déjouer leur stricte condition historique par la puissance de l’imaginaire.

Cette mise en abyme des pouvoirs du verbe donne lieu à d’intéressantes réflexions autour de la question de l’oralité. Comprise habituellement dans une vision manichéenne l’opposant à l’écriture, l’oralité est ici abordée en relation avec la mémoire.

En ce qui le concernait, le vieux assura qu’il n’oubliait jamais rien de ce qu’il avait vu, entendu ou lu. Il avait appris à lire sur le tard, mais sa tête était déjà aussi bien organisée que la bibliothèque du gouverneur et moins encombrante à transporter. Chez eux, personne ne connaissait l’écriture, mais depuis l’enfance ils écoutaient des récits, chacun les apprenait par coeur et devenait conteur à son tour. La nature était le livre où ils puisaient leurs connaissances et l’observation leur apprentissage de la lecture. Parce qu’ils n’avaient pas de livre sous la main leur permettant d’oublier, ils se souvenaient.

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L’oralité s’entend ici non pas comme un stade primitif de la pensée ou de l’écriture, mais plutôt comme le socle de tout récit, la source d’une mémoire vivante qui actualise sans cesse ses histoires et en assure ainsi la transmission. En ajoutant un peu plus loin que « pour écrire cette page de l’histoire du monde, [Toussaint] n’avait pas eu besoin de savoir écrire » (104), le narrateur se fait complice du personnage et ironise implicitement sur son propre rôle.

Non dénué d’humour, le roman donne donc à voir la parole comme fable fondamentale. Par toutes les mythologies qui s’y déploient, le langage s’accomplit comme création humaine devenue matrice de l’Homme.

Le charme que peut opérer la parole s’éprouve, en l’occurrence, par l’expérience même de la lecture, puisque le lecteur se trouvera finalement piégé (certains l’auront prévu !), comme Kleist, dans cette cathédrale de papier érigée par l’esprit. La temporalité onirique se trouve ainsi confirmée (et dissoute) par la fin du roman qui nous indique que nous n’avons cessé, toutes ces pages durant, d’être sous la plume du poète, dans un espace imaginé qui s’est rêvé réel.