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Johannes Fabian est un auteur prolifique dont la contribution à l’anthropologie est originale. Professeur émérite d’anthropologie culturelle à l’Université d’Amsterdam, membre de l’Amsterdam School of Social Research, il est tout autant africaniste, chercheur en anthropologie linguistique, que théoricien de la temporalité, de la mémoire et de l’altérité. Son ouvrage disponible en français Le temps et les Autres se concentrait sur la temporalité dans l’écriture anthropologique. Il y expliquait notamment comment, après l’abandon de l’évolutionnisme qui faisait des « peuples primitifs » un « nous avant », les courants modernes de l’anthropologie ont maintenu avec leur objet ce qu’il nomme l’allochronie, une distance le renvoyant dans un autre temps. Les pratiques du récit anthropologique se sont en fait évertuées à détruire la co-temporalité de l’enquête pour l’enquêteur et l’enquêté. Depuis, il a entre autres publié Memory Against Culture, un recueil de conférences et d’articles récents dans lequel « Ethnography from the Virtual Archive » était la préfiguration d’Ethnography as Commentary.

Le livre est court, 140 pages, notes, bibliographie et index compris, mais se révèle une introduction intéressante à la question de l’interprétation dans le discours ethnographique, ainsi qu’à la construction du document ethnographique en association à des archives virtuelles. Pour Johannes Fabian, il est certain que l’anthropologie et l’ethnographie sont profondément modifiées par la possibilité de mise à disposition des matériaux d’enquête sur Internet. En six chapitres, il nous en fait la démonstration et propose des pistes de réflexion qui interpellent notre pratique de l’anthropologie. ( Internet offre une revigorante ouverture à l’ethnologie.

Le langage courant oppose souvent virtuel à réel, avec un sens dévalorisant pour le virtuel, et l’auteur rappelle que l’étymologie du mot – virtus, vertu – lui confère au contraire une connotation de force, d’efficacité. Il considère ainsi que les archives virtuelles ont plus de « force », de complétude que ne peut avoir l’écrit ethnographique jusqu’ici publié sur papier, en raison de tous les éléments hors du texte qui peuvent permettre une meilleure appréhension du savoir produit par l’enquête. Pour autant, il y a un changement de paradigme : aujourd’hui la diffusion de la recherche ethnographique implique aussi la diffusion des « matériaux » de recherche. Dans ce sens, il travaille depuis plusieurs années à l’élaboration d’un site en ligne de ressources ethnographiques : The Language and Popular Culture in Africa Archives (http://www2.fmg.uva.nl/lpca). Entreprises dans le cadre de ce projet, la transcription et la traduction en anglais d’un entretien qu’il avait conduit trente ans plus tôt est l’occasion pour Johannes Fabian de nous proposer de l’accompagner dans sa démarche.

D’un certain point de vue, tout commence en 1974 au Zaïre (aujourd’hui République Démocratique du Congo), quand l’auteur fait appel à Kahenga, un « guérisseur », pour protéger sa maison des cambrioleurs grâce à un rituel de clôture. Il est à l’époque un jeune chercheur qui travaille sur la langue swahili utilisée par les mineurs au Katanga. À l’issue du rituel, il propose à Kahenga de revenir, pour un entretien cette fois – assez informel en fait. Il enregistrera la conversation, prendra des notes, fera des photos, et laissera le tout dans ses archives personnelles jusqu’en 2004. À cette date, il entreprend ce qu’il nomme une ethnographie tardive : la transcription et la traduction de cet entretien. Et pour remplir la mission qu’il s’est fixé, il replonge dans ses notes et dans sa mémoire. « Il n’y a pas d’autre possibilité que d’écrire une histoire ou des histoires », nous dit-il, « quand nous présentons ou re-présentons un savoir acquis et enregistré dans le passé ; il est impossible de rendre ce passé présent sans le recours à la mémoire ou aux mémoires de l’ethnographe ».

Un nouveau genre d’écriture de l’ethnographie : le commentaire

L’aspect le plus programmatique de cet ouvrage, en relation avec la construction du savoir anthropologique sur Internet, est de considérer un nouveau genre de littérature anthropologique : le commentaire. Rien ne permet mieux, selon Johannes Fabian, de produire et communiquer ce savoir de façon à ce que les résultats de recherche puissent être évalués comme contribution à l’anthropologie. L’intention première du travail de l’auteur était de centrer son attention sur le rituel de clôture exécuté par Kahenga. Très vite pour lui s’est posée la question de la place de cette « ethnographie tardive », comme il la qualifie, dans l’ensemble de sa production scientifique plus de trente ans après les faits. N’était-il pas, au fond, trop tard pour écrire cet ouvrage ? La forme classique de la monographie ne pouvait répondre aux problématiques épistémologiques qui se présentaient à lui. En fait, Johannes Fabian est convaincu que le terme même d’ethnographie va disparaître dans un futur proche. La question, alors, est de mettre sur pied une forme légitime de communication du savoir sur les sociétés et les cultures. Cet ouvrage est donc une occasion de développer une position qu’il a déjà exprimée : « Je prédis que le commentaire est sur le point de se révéler comme un genre d’ethnographie ». En effet, quand les textes ethnographiques sont largement disponibles au public par le biais des archives virtuelles, il n’est plus possible d’écrire comme autrefois. Ainsi, le commentaire comme genre implique la présence simultanée d’un grand nombre de compléments, interprétations, données analytiques et historiques autour de ce texte. Ensuite, il s’agit d’une pratique d’écriture plus que d’un genre littéraire. Enfin, la possibilité d’une ethnographie qui ne soit plus seulement descriptive de faits, d’actions, de lieux, mais aussi interprétative sur l’événement à partir de l’expérience de l’ethnologue est riche en potentialités théoriques, d’autant que les archives virtuelles permettent de « donner la parole » aux sources grâce à l’accessibilité de l’enregistrement.

La transgression ou les fourberies de l’ethnologue

Pour Fabian, cette ethnographie est transgressive : il y a transgression dans le lien qui unit l’informateur et l’ethnologue – ce dernier étant « client » du premier –, il y a transgression de la part d’un Européen à faire appel à un « magicien », il y a transgression, enfin, à utiliser ses souvenirs pour écrire une ethnographie. Mais il est certain que cette ethnographie n’aurait jamais existé sans cette duplicité consciente : il n’aurait pas pris de notes pendant le rituel, il n’aurait pas enregistré l’entretien ni fait de photo, enfin, il n’aurait pas été question de sa mise en ligne. Et d’un point de vue plus général, à son avis toute recherche implique une certaine duplicité, en particulier dans la relation interpersonnelle de l’échange. Y aurait-il une « tromperie » nécessaire et préliminaire à toute recherche en ethnologie ? Pour autant, le texte de l’ouvrage est une ethnographie dans toute sa dimension scientifique : il nous présente ce que nous pouvons apprendre du travail et du monde de Kahenga ainsi que de ses représentations. Les allers-retours complémentaires dans les ouvrages de référence lui ont par ailleurs permis de bien situer dans l’histoire, à la fois celle avec une grande H que celle de la discipline, comment a été fabriquée l’ethnie (ici Luba, mais dans un article tonique, Jean Bazin nous a fait une démonstration similaire à propos des Bambaras).

Présence et coprésence

Très tôt après avoir commencé ce travail, il est frappé par le sentiment de proximité que lui procure l’écoute de l’enregistrement, cette coprésence que l’archive virtuelle permet : il est possible d’écouter simultanément l’entretien avec Kahenga et d’en lire transcription et traduction mises en regard à l’écran. Écouter l’entretien « présentifie » les voix de l’enregistrement d’une part, mais aussi sont coprésents les textes issus de cet enregistrement. La temporalité de la recherche est ainsi bousculée. D’ordinaire, les textes produisent une situation paradoxale : en tant qu’il est le reflet d’un moment de communication, le texte signale l’absence. Au mieux documente-t-il l’événement. L’événement est dans le passé, le texte dans le présent. Ce projet n’est pas que formel ; le but visé est de re-présenter le document issu d’un événement ayant eu lieu dans le passé et de le confronter au présent. Tout comme les contextes d’enquête, les contextes d’interprétation changent avec le temps et cela demande à l’ethnologue de renouveler ses efforts de compréhension à chaque fois qu’il se penche sur ses archives.

L’anthropologie est une confrontation

Johannes Fabian qualifie l’anthropologie de confrontation : un face-à-face de l’ethnologue avec l’informateur, mais aussi avec lui-même et les pratiques de sa discipline. Le terme n’est pas entendu ici comme un ensemble de polémiques, mais comme une vision dialectique des étapes de la construction de l’ethnographie. Le terrain de l’enquête n’est pas seulement un sujet de débat après qu’il ait été effectué, mais aussi pendant qu’il s’effectue. L’auteur reconnaît cependant que cette confrontation ne s’est pas faite sans compromis. Il nous rappelle au passage comment l’ethnologie coloniale a produit l’ethnie et aussi comment les différences académiques d’un pays à l’autre ont permis l’éclatement du savoir. Les connaissances étaient produites en fonction des besoins politiques de l’état qui la finançait.

Ce travail procure un grand plaisir au lecteur. Au minimum partageons-nous les interrogations de Johannes Fabian sur ses données et leur mise en récit. Au-delà, nous sommes interpelés par ses propositions théoriques. Le livre peut se lire avec ou sans le site internet. Avec, il fournit aux chercheurs un ensemble de données complémentaires aux textes et à l’enregistrement sonore présents sur le site ; sans, il permet à chaque page des occasions de réflexions et d’interrogations sur la façon dont nous pratiquons notre discipline. Par certains aspects, Ethnography as Commentary est une écriture de l’expérience, un chantier en cours. Mais il est des auteurs dont il est enrichissant d’observer la pensée en action.