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Il n’est pas nécessaire de savoir lire pour avoir accès au sens véhiculé dans les contes, pour en faire quelque chose dans sa vie et pour le transmettre. Il suffit d’être au monde comme un être sensoriel, moteur, pensant, éprouvant des émotions, ce qui génère un rapport de soi à l’espace, au temps, au territoire, aux autres, ce qui donne une expérience du mouvement, des relations, des sensations, de la marche, de la traversée de l’espace, du temps, des territoires. Il suffit de disposer de la parole, de mots et d’images pour l’exprimer. Il y a là des fondements pour une épistémologie des savoirs qui sont très facilement recouverts par l’expérience additionnelle, facilement envahissante, de l’alphabétisation et probablement aussi maintenant des technologies informatiques qui viennent se superposer à ces fondamentaux de l’être au monde. Les courants savants qui ont importé les contes dans leur propre monde alphabétisé, comme objets d’étude ou en tant que sources d’inspiration, n’auront souvent pas vu l’obstacle que posait leur propre alphabétisation à la compréhension du procédé d’élaboration et de transmission « sans la lettre » propre aux savoirs ainsi véhiculés. Un jour, il faudra faire l’épistémologie de ces stratégies parallèles qui ont sillonné l’histoire de l’humanité et de leur importante contribution au répertoire d’expériences dans lequel celle-ci puise pour mieux se connaître et continuer son chemin. Le texte qui suit tente d’attirer l’attention sur quelques mécanismes aperçus en écoutant des conteurs et des conteuses peu ou pas alphabétisés parler de leur expérience du conte, de sa mémorisation et de sa transmission.

Tout l’automne, j’ai cherché des moments à travers une actualité galopante pour préparer cette communication. J’ai essayé d’écrire et je butais dans l’écriture parce que j’aurais voulu apporter du neuf. J’ai pris cette manie, on dirait, de considérer que quand je traverse l’océan pour rencontrer des collègues sur la question des contes, ça doit être non pour répéter le passé, mais pour marquer une étape dans mon cheminement de recherche. Ultreia ! comme dit la devise des pèlerins de Compostelle. Plus loin ! Au-delà !

Or, depuis la rencontre de l’ISFNR de 1998 à Göttingen, où j’ai tenté une sorte de synthèse des vingt années de recherche précédentes, qui a été publiée depuis dans Fabula, j’ai marqué une sorte de pause, comme si l’important avait été dit et consigné à cette occasion. Et mon travail au Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté — maintenant Collectif pour un Québec sans pauvreté — a pris tout mon temps. J’ai mis très peu de temps depuis dans ce qui, pour moi, avait relevé jusque là de la « recherche ». J’ai été tout le temps dans une « quête », dans une lutte qui nous a conduits, à plusieurs, à proposer une loi sur l’élimination de la pauvreté et ce qui s’ensuit. Les contes sont passés en sourdine, vivants, toujours là, mais en arrière-plan, en écho. Alors je me suis demandé ce que je pourrais vous apporter, du coeur de cette lutte, sur le sujet assez audacieux du sens entre les contes et la vie, que nous avons traduit ici par les traverses et les misères.

Qu’avais-je de valable à apporter comme chercheure égarée sur les rives de la militance à cette rencontre sur les contes ? J’ai mis le bouton des contes à « on », si on peut dire et j’ai commencé à brouillonner laborieusement.

En cherchant dans mon parcours ce que je pouvais apercevoir de nouveau à dire, j’ai trouvé qu’il m’est resté pour la vie au quotidien ce que j’appellerais un réflexe topologique, autrement dit une attention aux lieux et à la dynamique des arrangements des personnes, des gestes et des choses dans l’espace et le temps. Je sais que ce réflexe m’est très utile à tout moment. J’ai cherché comment je pourrais arriver à l’expliquer.

Et tout à coup, il est arrivé du neuf, pêle-mêle : d’abord une histoire de coïncidence de sens, comme j’en ai eu souvent, autour d’un film et d’un conte, ensuite une histoire d’escaliers roulants.

Et puis il y a eu cette conversation, un vendredi d’octobre, un beau midi, en plein milieu d’un colloque de Centraide Québec — un organisme de levée de fonds pour l’action communautaire — où j’étais invitée à venir parler de la conjoncture politique et de son impact pour l’action communautaire. J’ai su tout de suite que c’était le début de la présente communication. J’ai pris quelques notes. Si vous permettez, je vous raconte. Et pour le reste, je déroulerai le fil à mesure.

Des liens. « Vous rappelez-vous du fil d’or ? »

Ici je vais simplement nous rappeler que nous faisons des liens entre les histoires que nous entendons et notre vie. Nos vies en fait. Parce que tout ça circule en réseau dans la mouvance de nos quotidiens qui s’entremêlent.

« Vous rappelez-vous du fil d’or ? » m’a dit ce monsieur grisonnant, en me voyant arriver le midi à une réunion d’animateurs où je devais prendre le pouls des ateliers du matin pour ajuster mon intervention de l’après-midi. Je ne l’ai pas reconnu. J’ai vu son beau regard qui sondait le mien. Et ça m’est revenu.

Il faisait référence à une session de ressourcement auprès d’animateurs de pastorale du secondaire que j’avais co-animée, il y a quelques années, avec une petite équipe. Nous avions imaginé toute une démarche autour d’une version du conte du Fidèle serviteur (AT 516) intitulée Ti-Jean et la princesse Eugénie. Une version contée à Dominique Gauthier par Madame Pierrot Haché, de Shippagan, Nouveau-Brunswick, en 1951, que j’avais travaillée dans mon aventure cartographique de 1992 sur les contes et l’aide en situation de transition. Nous avions choisi ce conte pour cette session parce que c’était un conte d’accompagnement. Quand je l’avais étudié, je m’étais mis en note : « à proposer à des prêtres, à des passeurs, à des gens qui prennent des risques en aidant ». À la différence d’autres contes où le héros est un prince ou une princesse, pendant une bonne partie de ce conte, le personnage porteur de l’histoire est un serviteur qui accompagne un prince en quête de sa princesse. C’est l’accompagnateur-passeur qui détient la fonction de héros, si on peut dire, pour la majeure partie de l’histoire. Alors le conte nous avait semblé approprié pour des animateurs de pastorale qui ont à accompagner des jeunes dans leurs parcours périlleux.

Nous défrichons nos mémoires ensemble pour retrouver le fil du fil d’or en question.

  • Nous avions utilisé le conte comme trame de la démarche en prenant l’histoire bout par bout et en lui intercalant des ateliers, questions et moments de réflexion.

  • À la fin de cette session, qui avait duré deux jours, nous avions proposé aux participants de se promener pendant un bout d’avant-midi avec une brique et de « se mettre en contact avec le lourd et le pétrifié dans leur vie ».

  • C’était en lien avec un épisode de la fin du conte.

Pour vous situer brièvement, l’histoire se déroule comme suit.

Ti-Jean et la princesse Eugénie

Un prince qui part chercher une princesse comme épouse demande à son père d’être accompagné par Ti-Jean, un serviteur aimé de la maison. À l’aller et au retour de la quête de la princesse, le petit groupe campe dans un lieu en retrait plutôt que d’aller à l’hôtel. Dans les deux cas, le soir, alors que tout le monde dort, le serviteur, qui veille au pied d’un arbre, entend deux oiseaux raconter ce qui va se passer (on pourrait dire qu’il écoute le téléjournal version contes !). Il sait ainsi quoi faire. Sauf que s’il révèle sa source, il sera changé en « pierre de marbre ». Au retour, il entend dire que le pain et l’eau qui seront offerts à la princesse seront empoisonnés et qu’un homme en train de se noyer sera en fait venu pour assassiner la princesse. Alors quand il voit ces prédictions se concrétiser, il jette par terre le pain offert à la princesse, il casse une cruche d’eau qui lui est destinée, il enfonce dans l’eau l’homme en train de se noyer au lieu de le sortir de là. Son entourage passe de la stupéfaction au mécontentement et il est condamné à mort pour avoir commis ces gestes inacceptables pour son entourage. Il révèle alors, compte tenu qu’il n’a plus rien à perdre, qu’il a agi ainsi après avoir entendu des oiseaux se parler le soir dans un arbre au pied duquel il veillait. Sur cette révélation, il est changé en « pierre de marbre ». En repassant à son tour quelque temps plus tard au pied de l’arbre, le prince, malheureux de la perte de son fidèle serviteur, entend les oiseaux dire que ce dernier ne reviendra à la vie que s’il tranche le cou du bébé qui est venu au monde de son union avec la princesse et frotte la statue de marbre du sang qui coulera. « Ti-Jean reviendra à la parfaite santé, pis i recollera le cou de son enfant, pis yoù ce qu’était la coupure, il aura un collier d’or ». Alors, par reconnaissance, le prince va faire ce qu’il a entendu. L’enfant sera ramené à la vie bien sûr. Un fil d’or restera en cicatrice autour de son cou là où était la coupure.

Lors de cette animation, après avoir, dans un moment chargé d’émotions, partagé le lourd émergé de la brique portée pendant un avant-midi, nous avions proposé aux personnes présentes d’aller attacher un fil doré autour de la brique d’une autre personne en signe de ces gestes qui viennent des autres et qui nous re-mobilisent quand nous nous trouvons immobilisés au bout de nos parcours, qui retransforment la pierre en chair et qui recollent ce qui a été coupé. À la fin, chacun, chacune, s’en était retourné avec une brique et son fil.

En évoquant cela avec mon interlocuteur, il me revient d’ailleurs que j’ai toujours la brique avec son fil d’or chez moi.

Et voilà que, quelques années plus tard, cet automne, ce monsieur m’indique, dans un tout autre contexte, qu’il était là cette fois-là, comme dans « et moi ils m’ont envoyé vous conter ça » et qu’il a été marqué par ce conte. Non seulement il a été marqué, mais il a transmis des fils d’or à son tour. Il me dit qu’il a remis des fils d’or aux élèves finissants de son école en 1996. Il a aussi donné un fil d’or à sa fille.

Gilles, c’est son nom, m’explique en effet qu’il a remis à chacun de ses enfants une phrase au moment de leur graduation. À sa troisième fille, il a transmis la phrase « avoir un regard bon » et il lui a donné un fil d’or en lien avec le conte qu’il avait fréquenté. Je saisis qu’il a retenu de ce conte qu’il dit quelque chose à propos d’avoir un regard bon. Il me précise que « le regard, la manière de voir, va influencer la manière de faire ». Il ne se rappelle plus beaucoup du reste de l’histoire, de « pour quelle raison on avait coupé la tête ». Il se rappelle simplement de la « poésie », de l’« appel à la beauté ». Il se rappelle que « pour rejoindre la tête et le corps, on avait mis le fil d’or ». Il a fait un lien avec la notion de cadre de référence — et c’est très intéressant, parce qu’effectivement c’est un conte où le serviteur dispose d’un cadre de référence qui lui est propre pour analyser la réalité, un cadre qu’il ne peut partager sans risque.

Je prends des notes pendant qu’il me parle.

La coïncidence est belle. En plus, je viens ce midi-là partager avec les groupes réunis par Centraide Québec quelques réflexions pour analyser la situation politique actuelle. Et j’ai l’intention de lire une déclaration faite la veille par des personnes en situation de pauvreté à des parlementaires à l’Assemblée nationale, déclaration où il est précisément question de changement de regard.

Tout à coup je vois qu’il se tait. Je pense qu’il pense que je n’écoute pas. Je lui dis que non seulement je suis en train d’écouter, mais qu’aussi je prends des notes. Je réalise que ce n’est pas ça, il est ému[2]. Je comprends que cette expérience a signifié beaucoup pour lui. Il va m’envoyer quelque chose à ce sujet. J’en viens à comprendre aussi que sa fille est partie voyager en Europe, se déplaçant d’auberge de jeunesse en auberge. Il me dit qu’à une période où elle allait plus ou moins bien pendant ce voyage, sa fille l’a appelé : « Papa j’ai retrouvé le fil d’or. Ça m’a recentrée » Elle avait retrouvé le brin doré dans la carte qu’il lui avait remise et qu’elle avait emportée avec elle.

Tout ça à cause d’un fil d’or dans un conte.

Pendant cette conversation impromptue, j’ai reconstruit rapidement le conte dans ma mémoire et en ai rappelé brièvement le canevas à Gilles, tout en revoyant en même temps l’animation que nous avions préparée autour du conte. J’ai pris ses coordonnées pour pouvoir continuer de préciser avec lui ce que nous venions de vivre.

En rentrant à la maison cet après-midi là, j’ai retrouvé la brique et le bout de fil doré qui était toujours noué dessus. Je me suis demandée si je vous l’apporterais. J’ai laissé la brique à la maison. Mais voici le fil.

Quelques jours avant de partir, j’ai reçu une enveloppe de Gilles. Elle contenait une lettre et divers documents, dont son mot de 1996 aux finissantes et finissants. En voici deux extraits :

«… je vous souhaite cette manière de voir, ce regard bon, ce fil d’or, qui fait du bien, donne des ailes, du feu dans les yeux, du courage dans les mains, de l’audace dans la marche ».

« C’est comme si je recousais ma vie avec un fil d’or »

Et il y avait dans l’enveloppe un exemplaire du fil d’or envoyé aux élèves. Nous voici tout à coup dans une abondance de fils !

Voilà pour les liens et pour l’existentiel.

Une posture. « C’est comme… »

Maintenant, nous allons prendre acte de l’étonnant de cette mise en relation du monde concret et des mondes figurés. Remarquons que dans cette posture que nous prenons, l’imagination et la mémoire sont mobilisées.

Nous voici pour ainsi dire dans le vif du sujet, grâce à cette histoire qui est arrivée toute seule, en même temps dans les contes et dans la vie, comme dans cette lithographie de Max Escher intitulée Exposition d’estampes (figure 1). Maintenant que nous y sommes, et que l’histoire n’a tenu qu’à un fil, je vous inviterais à rester un instant sur ce fil conducteur. Ce fil d’or. Que nous apprend-il ? Que quelque chose qui était logé dans un conte s’est transmis, a circulé et fait du sens dans la vie de quelques personnes qui s’en constituent témoins.

Le fait que des histoires nous inspirent et que nous inspirions des histoires n’est pas en soi une nouveauté. C’est un trait de l’humanité qui se perd dans nos origines même. En psychologie, en psychanalyse, en anthropologie, on a abondamment réfléchi et écrit sur les rapports entre le réel et l’imaginaire, sur les médiations que peuvent apporter un rêve, une image, une histoire, pour faire du sens dans nos vies qui se cherchent.

La question devient toutefois moins générale, plus intéressante et plus difficile quand on se demande « comment ça marche » ?

L’angle que j’ai le plus exploré touche à la façon dont la manière de mémoriser est reliée à la façon de construire le sens. Et là où la recherchesur les contes s’est intéressée à leur typologie, c’est-à-dire à ce qui construit des constellations de sens identifiables dans la matière narrative à travers le temps et l’espace, ce que j’ai appris des conteurs, c’est qu’il y a une composante topographique, voire topologique, dans l’aventure de sens constellée dans les contes.

Figure 1

Exposition d’estampes. M. C. Escher.

© 2004 The M. C. Escher Company - The Netherlands. Tous droits réservés. Reproduit avec l’aimable autorisation de The M. C. Escher Company.

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Les conteurs et les conteuses acadiens que j’ai rencontrés dans les années 1970 voyaient en effet les contes merveilleux comme des « histoires de traverses » ou des « histoires de misères ». Plusieurs les apprenaient en mémorisant les « go » et les « stops » des trajectoires des personnages. Autrement dit, ils et elles vivaient ces contes comme la traversée, remplie de risques et de difficultés, d’un monde imaginaire à visualiser d’un point de départ à un point d’arrivée. Ces traversées résonnaient sans doute dans leur propre vie comme leur vie résonnait dans leurs contes. Ce faisant, en se transmettant, comme la tradition orale a sur le faire partout sur cette planète, des récits structurés pleins d’un sens que nous ne finissons jamais d’épuiser, ils et elles transmettaient un univers de référence, distinct du monde réel, qu’on peut explorer et sonder pour lui-même. Un univers dans lequel on peut aller se promener « en imagination ».

Si les histoires sont une des voies empruntées par l’humanité pour transmettre le savoir, qu’ont-elles de particulier ? Elles sont une voie accessible à toutes et tous sans distinction. On ne sait pas trop comment ça marche. Mais ça marche. Depuis longtemps, dans l’air du temps. Une image, un exemple, une scène, une comparaison et maintenant un bout de film… « C’est comme la fois où… » dirons-nous souvent au quotidien. Et voilà, un sens s’accroche à un autre sens. Ainsi une expérience indicible, une expérience qui se dirait difficilement autrement, comme dans l’histoire du fil d’or de tout à l’heure, vient se connecter à une expérience figurée significative qui, elle, peut être visualisée, décrite, mémorisée et transmise. Nous passons ainsi du monde de l’expérience au monde de l’histoire, de la représentation, du sens figuré, de la théorie en somme, au sens ancien du mot. Des lieux communs se connectent, la mémoire peut les recevoir parce que c’est mémorable, une topologie se transmet dans l’assemblage et avec elle une connaissance systémique, autrement dit la connaissance d’un système et d’une dynamique, d’une mouvance, d’un processus dans ce système avec ses équilibres et ses déséquilibres, avec ses traverses et ses misères, comme dans « passer à travers ».

Si on admet cela, au-delà de la narration, des mots, on peut en venir à aborder les contes comme des figurations, comme des tentatives de communication, passant par un monde figuré compatible avec les meilleures ressources de l’art mnémotechnique, de l’indicible, du « passer à travers ».

Dans le fond, tout ce que j’ai tenté de faire à la suite de ce que j’ai appris des conteurs, c’est de montrer à « voir », comme un tout organisé dans un univers figuré dont on peut « imaginer » et fréquenter les lieux communs, ce qui dans les contes est dit et entendu ou lu[3].

Des lieux. L’image des escaliers roulant en direction opposée

Dans cette nouvelle étape, nous allons préciser le rôle des lieux dans le travail des liens entre le monde réel et les mondes figurés. Nous allons porter notre attention sur un lieu que nous allons générer en imagination et qui va devenir un repère pour fréquenter une dynamique sociale.

Je vais essayer d’illustrer ce que je viens de dire par un exemple arrivé au Collectif et qui, paradoxalement… n’a rien à voir avec un conte.

Nous ne savons pas comment les contes commencent, mais je peux vous raconter l’apparition dans mon présent contexte de travail d’une image comme celles qu’on pourrait trouver dans les contes, qui a pris valeur de véhicule pour transmettre une vision en vue de l’action. Une image avec une dynamique de traverses et de misères.

Récemment, dans ce que nous appelons un carrefour de savoirs, autrement dit un lieu de croisement de savoirs et d’expertises associant des personnes en situation de pauvreté à un processus de construction de savoirs, une image est apparue dans la discussion alors que les personnes cherchaient à nommer « le dur » de l’expérience de vivre la pauvreté dans une société si pleine d’écarts. Nous évoquions depuis plusieurs minutes des échelles et des escaliers. Et l’image des escaliers roulants paradoxaux est apparue.

Il va suffire de quelques mots dans un instant pour la faire apparaître ici.

Cette image a frappé nos esprits. Nous avons commencé à l’utiliser et à la raconter. Des gens autour de nous ont commencé à s’en servir. Elle a donc été transmise. Et quelques jours plus tard, un groupe d’une vingtaine de personnes en situation de pauvreté a choisi de l’intégrer dans sa déclaration, lors d’un petit déjeuner rencontre avec des parlementaires de l’Assemblée nationale à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté.

Le jour du « fil d’or », j’avais amené avec moi cette déclaration. Je l’ai lue à mon auditoire. Après la lecture, les gens dans la salle se sont précipités sur le texte. Je pense que c’était beaucoup à cause de l’image de l’escalier.

Le plus simple sera que je vous lise le début de la déclaration. Vous pouvez vous figurer une cinquantaine de parlementaires en train de l’écouter.

Rencontre déjeuner entre personnes en situation de pauvreté et parlementaires

23 octobre 2003, restaurant Le Parlementaire, Assemblée nationale du Québec

À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté 2003

Déclaration de conclusion du groupe de personnes en situation de pauvreté

Le droit de nos droits

Mesdames, messieurs les parlementaires,

Le thème de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté cette année au Québec nous convie à changer notre regard.

Nous avons répondu aujourd’hui de part et d’autre aux mêmes questions. Nous vous avons écoutéEs. Vous nous avez écoutéEs. Mais votre regard changera-t-il ? Nous avons une image à vous proposer en résumé. Celle-ci a surgi lors d’une rencontre récente de ce que nous appelons un carrefour de savoirs. Quelques membres de ce carrefour sont ici ce matin. L’image va comme suit.

La vie dans notre société est comme un système d’escaliers « isolateurs ». Imaginez un palier duquel partiraient deux escaliers roulants en direction opposée. L’escalier roulant qui part vers le haut roule vers le haut. L’escalier roulant qui part vers le bas roule vers le bas.

Imaginez que vous êtes en bas de l’escalier du bas et que vous voulez monter par l’escalier. Vous mettez une énergie incroyable à monter un escalier qui est en train de descendre. C’est ça que nous avons essayé de vous traduire aujourd’hui.

Imaginez maintenant que vous êtes sur le palier entre les deux et que vous montez dans l’escalier qui monte. Là, c’est tout autre chose. Si l’escalier monte dans le même sens que vous, vous montez plus vite, plus facilement, que si vous montiez toutE seulE. Imaginez maintenant que pendant que vous êtes en train de monter comme ça dans l’escalier roulant qui monte, vous regardez les gens d’en bas qui essaient de monter dans un escalier qui descend. Vous ne voyez pas que l’escalier descend. Vous voyez juste que les gens ne montent pas vite. Et là, vous dites aux gens avec qui vous êtes en train de monter : « As-tu vu comment les gens d’en bas ne se grouillent pas ? Ils ont un escalier pour eux et ils n’arrêtent pas de descendre pareil ». « Y en a vraiment qui sont nés pour un petit pain », répond une autre personne. Et pendant que vous pointez les gens d’en bas du doigt, vous vous trouvez bons.

Si vous ne nous croyez pas que l’escalier du bas descend, sachez que la prestation d’aide sociale qui était de 440$ par mois en 1985 devrait valoir plus de 700$ en dollars de 2003. Or elle n’est plus que 523$. L’escalier a descendu. Pendant ce temps, l’escalier du haut a monté. Et pas mal plus vite.

Alors, nous avons une question : dans un système comme celui-là, sur quoi faut-il agir en premier ? Faut-il s’acharner sur les personnes pour qu’elles arrivent à monter l’escalier qui descend ? Ou faut-il s’occuper des escaliers ?

Qui sait où sont les boutons de commande des escaliers ?

Dans la loi 112 visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, il est dit dans le préambule que les personnes en situation de pauvreté sont les premières à agir pour s’en sortir… Si on ajoute que c’est agir pour s’en sortir « … dans un escalier roulant qui descend », votre admiration pour notre courage ne donne pas grand chose. Vous devez vous occuper d’arrêter les escaliers de descendre. C’est là votre responsabilité.

Changer son regard, c’est aussi l’agrandir pour voir les escaliers roulants dans lesquels l’ensemble des gens se démènent et les sens et les contre-sens dans lesquels ils vont. C’est garder les yeux ouverts. Et commencer à se demander si un escalier est vraiment un bon endroit pour vivre » […]

Est-ce que vous avez vu l’image se former dans votre esprit pendant que je vous lisais cet extrait ? Avez-vous le sentiment maintenant de pouvoir l’explorer de façon autonome ?

Est-ce que je vous surprendrai en vous disant que le vice-président de l’Assemblée nationale a repris l’image de l’escalier dans son intervention de clôture et que plusieurs membres de l’Assemblée nationale sont venus nous dire que l’image avait porté ? Et en vous disant que dans les interventions de la petite délégation que nous avons formée à l’occasion du Forum social européen 2003 et d’un séminaire qui a suivi quelques jours plus tard à l’UNESCO sur les pratiques émancipatoires, c’est probablement le point de nos interventions qui a le plus frappé les esprits ? Les gens en ont reparlé entre eux. Ils ont voulu des copies du texte. Alors qu’elle n’existait pas il y a quelques semaines, l’image se promène maintenant toute seule au gré des conversations.

Dans cette image, la notion de « misères » et celle de « traverses » sont intimement liées à l’idée de devoir se maintenir à flot dans un escalier qui descend tout le temps. On aura beau miser sur la capacité de chacun à monter individuellement dans l’« échelle sociale », la dynamique d’escalier roulant évoquée ici est productrice par elle-même de déséquilibre. Voici des dynamiques de déséquilibre qui renvoient non seulement à des problèmes individuels, mais à un problème de système. Où, quand et comment peut-on reprogrammer le système autrement ?

Si vous remarquez bien, cette image est stimulante et elle est mémorable. Nous pourrions très bien engager un échange et nous demander ce qui, dans nos vies, ressemble à l’expérience de monter un escalier roulant qui descend, ce qui dans nos vies nous donne l’impression de monter avec un sentiment de facilité et d’accélération. Vous trouveriez des exemples. Il y a aussi de bonnes chances que, maintenant que je l’ai introduite, vous vous rappeliez de cette image forte et qu’elle vous revienne éventuellement. Depuis qu’elle nous est apparue au carrefour de savoirs, en ce qui me concerne en tout cas, elle me revient souvent et me fait explorer des zones de moi qui trouvent ainsi à se nommer.

Si vous remarquez bien aussi, cette image est spatiale. Elle a un caractère topologique. Elle décrit un ensemble de relations qui ne sont pas quantitatives, mais relatives. Votre position dans l’escalier. Votre rapport à l’autre escalier. Les limites entre les deux systèmes. La possibilité de franchir ces limites. Et ainsi de suite. Nous venons de créer un espace imaginaire de référence qui devient pour nous un lieu commun.

Cicéron disait dans le De Herennius : « Un corps ne se comprend que par la place qu’il occupe ». Il ne parlait pas ici de géométrie ou de géographie, mais de rhétorique, autrement dit de la manière de formuler et de retenir un discours. Les spécialistes anciens de la rhétorique avaient en effet pris l’habitude de déposer les éléments d’un discours qu’ils voulaient mémoriser le long d’un chemin dans des lieux, loci, qui leur servaient ensuite de repères pour en récupérer le sens.

C’est un peu ce que nous avons fait dans notre présentation aux parlementaires des escaliers roulant en sens inverse. Nous leur avons fourni un lieu commun pour penser autrement, si possible pour gouverner autrement...

On voit ici que l’expression « lieu commun » qui désigne souvent un procédé vu comme trivial, un procédé rejeté des « bonnes manières » du discours littéraire, est plus constitutive qu’il n’y paraît à nos esprits alphabétisés du bagage de sens sûrement principal que l’humanité se transmet à elle-même par l’oralité depuis des siècles et des siècles. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette approche de la « compréhension des corps », c’est qu’elle n’est pas linéaire. Elle ouvre la place à la compréhension d’un système, de la position relative des objets dans ce système et de la dynamique d’évolution de ce système, avec ses forces, ses mouvements, ses changements. C’est, ni plus ni moins, de la topologie, une manière d’aborder les relations des corps dans l’espace, qui a été beaucoup développée en mathématiques. C’est probablement aussi en raison de son utilité pour la description du fonctionnement d’un système que des chercheurs comme Kurt Lewin (1936) et Urie Bronfenbrenner (1979) ont fait référence à la topologie dans leurs travaux de recherche en psychologie sociale et en économie humaine et sociale.

Cette possibilité passe par l’image. Et peut-être faut-il se rappeler ici que les mots n’en sont que les transmetteurs et les traducteurs. Avec l’image, avec la représentation d’un système, l’esprit peut continuer à explorer le sens.

C’est de cela que je veux essayer de parler. La pauvreté, les inégalités sociales, l’exclusion, les problèmes de justice structurels, sont des réalités complexes qui rencontrent les préjugés, la méconnaissance, les cadres de références restreints qui servent à se conforter dans une explication du monde qui justifie souvent le statu quo. Répondre à des maux par des mots ne suffit pas nécessairement pour convaincre. Proposer des images pour changer le regard a par ailleurs l’avantage de conduire à modéliser un problème et à agir en pensée sur le modèle.

Vous ne retiendrez peut-être que peu de choses de ce que je vous dis là, mais je serais portée à croire que vous conserverez assez facilement l’image de l’escalier et que vous aurez peut-être même le goût de la transmettre. Elle vous aura transmis, comme à moi et à d’autres, quelque chose d’instructif pour la compréhension de notre monde commun. Elle nous aura fourni un espace commun, un lieu commun. Un espace de référence disons. Et si nous regardons bien, ce que nous en apprenons est topologique et même physique. Cette image nous décrit un monde où deux univers se rencontrent et se confrontent. Elle nous raconte un rapport entre des corps et la place qu’ils occupent.

Nos univers sont faits d’équilibres instables et de bonheurs bricolés, souvent sur l’exclusion de personnes ou de groupes. Dans notre recherche pour comprendre ces univers et pour passer à travers, des images s’imposent parfois à nous comme des repères qui nous permettent de faire du sens. Les savants vont appeler cela des théories. Nous pourrions appeler cela des métaphores, des comparaisons, des exemples. Ou une histoire. J’ai été bien intéressée d’apprendre un jour que le mot histoire était rattaché au mot image. Au Moyen-Âge, une histoire c’était la description écrite d’une image dans un texte, sa légende autrement dit.

Il y a un lien subtil et facilement inaperçu entre les mots et la visualisation qui les suscite ou qu’ils suscitent. Quand l’image est bonne, on le sent. On sent que ça fitte. Et les mots s’effacent devant ce qu’ils ont suscité. Par ailleurs, quand l’image a été évoquée par des mots, nous n’avons pas nécessairement besoin de la voir illustrée pour la susciter mentalement. Je pourrais vous fournir une illustration de l’image de l’escalier roulant, mais je parierais qu’elle ne vous est plus nécessaire maintenant. Peut-être même qu’elle dérangera ce que vous avez imaginé.

L’illustration n’est plus utile ici que comme moyen mnémotechnique, ou encore pour faire voir l’image derrière les mots. En même temps, employer une illustration plutôt que les mots pour la signifier est une façon de décentrer de la lettre nos esprits alphabétisés. Par contre, dans le cas d’une longue narration, l’usage de pictogrammes et de cartes ou topogrammes va nous permettre de situer les liens entre les lieux, autrement dit la dynamique des « go » et des « stops », des traverses et des misères.

Figure 2

Escaliers roulants paradoxaux

(image utilisée pour illustrer la déclaration « Le droit de nos droits »). Collectif pour un Québec sans pauvreté, 2003.

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Des lieux en lien. L’exemple de Bonnet Vert, Bonnet Rouge, et les alliances indisciplinées de part et d’autre des guichets

Nous allons maintenant apercevoir un conte comme une succession de lieux mis en lien par un parcours, la traverse. Cette succession de lieux est organisée et propose — tient le propos — d’un sens de l’histoire et d’une « marche à suivre », au sens littéral et figuré à travers une série de misères. C’est ce que la cartographie du conte permet d’apercevoir.

Relativement à une image comme celle de l’escalier, ce qu’il y a de particulier avec les contes, c’est qu’ils nous décrivent non seulement un lieu, mais un assemblage dynamique de lieux, d’images, de personnages qui interagissent. Ils nous décrivent en fait une écologie : un système qui se déséquilibre et se rééquilibre.

Alors, maintenant que nous avons situé le genre de regard dont nous parlons avec l’image de l’escalier, je vous propose d’entrer brièvement et schématiquement dans la dynamique d’un conte en adoptant ce regard particulier qui nous fait apercevoir un univers avec ses royaumes, ses images fortes. La succession des péripéties nous fera déambuler dans cet univers et en changera peu à peu la conjoncture.

J’ai pensé reprendre ici l’exemple de Bonnet Vert, Bonnet Rouge, un conte qu’Hilaire Benoit, un conteur que j’ai bien connu, aimait beaucoup. J’ai déjà présenté ce conte dans d’autres circonstances. Il m’a fourni au cours des ans toutes sortes de clés. Je vous invite simplement ici à accueillir la succession d’images et à tenter d’apercevoir l’univers ainsi décrit.

Bonnet Vert, Bonnet Rouge

Bonnet Rouge est un fils de roi pas fort sur l’école. Il est devenu bon et même imbattable aux « marbres » — « marbres », de marbles, probablement, aux billes autrement dit. Plus personne ne veut jouer avec lui, il gagne tout le temps. Un jour qu’il est sur le bord de la mer, désoeuvré, un bateau arrive à lui. Avec Bonnet Vert dedans. Salutations mutuelles. Dans les contes on est très bon pour sembler se connaître sans s’être jamais vu. Bonnet Vert offre à Bonnet Rouge de jouer une partie, un « deux dans trois » en fait. Celui qui gagnera la partie pourra demander ce qu’il veut à l’autre. Les deux premiers jours, Bonnet Rouge gagne et demande à Bonnet Vert de transformer en or les clôtures et les bâtiments du château de son père. Son père, le roi, qui voit ça, s’inquiète et le met en garde, comme quoi il se passe de quoi de pas ordinaire. Bonnet Rouge persiste. Le troisième jour, Bonnet

Vert gagne et exige de Bonnet Rouge d’être trouvé par lui d’ici un an et un jour, sinon lui, il saura le trouver et sa tête tombera sur le billot. Sur quoi il disparaît.

[Excusez les raccourcis. Si j’empruntais le chemin de la narration d’Hilaire, toute l’heure y passerait.] Bonnet Rouge va déprimer pendant la majeure partie de l’année suivante. Puis à l’approche de l’échéance, à la suggestion d’une servante qui le réfère à des parents à elle, il va se mettre en route. La mère, le frère et l’autre frère, tous plus vieux les uns que les autres vont chercher dans tous les livres qu’il y a au monde pour lui dire qu’y en a pas de Bonnet Vert. Sauf que chez le frère le plus vieux, au bord de la Mer Bleue, une dispute lèvera parmi tous les oiseaux du monde qui s’y réunissent justement cette journée-là. La cause de la dispute, un vieux t-aigle arrivé en retard, arrive justement de chez Bonnet Vert.

Bonnet Rouge va traverser la mer sur le dos du vieux t-aigle en le nourrissant à mesure de quartiers de mouton. De l’autre bord, l’aigle va expliquer à Bonnet Rouge comment aborder la Jarretière Verte, une des filles de Bonnet Vert. Celle-ci vient souvent se baigner changée en canard avec ses soeurs : qu’il lui prenne sa jarretière, ce qui l’empêchera de retourner avec les autres. En échange de sa jarretière, la Jarretière Verte va aider Bonnet Rouge et lui expliquer quoi faire pour faire face à son père. Celui-ci, voyant Bonnet Rouge arriver juste au moment où, après un an et un jour, il se préparait à aller lui faire son affaire, convient, non sans soupçons, que Bonnet Rouge a rempli l’exigence. Il lui donnera sa fille en mariage, s’il réussit trois épreuves. Pour faire une histoire courte, Bonnet Rouge sera incapable sans l’aide de la Jarretière Verte de brider le troupeau du roi, de trouver un anneau dans l’étable, de s’emparer de la boule au sommet d’un mat au milieu d’un lac. Celle-ci va littéralement « se décarcasser » pour lui porter secours et Bonnet Rouge réussira techniquement les épreuves. Bonnet Vert va devoir concéder la main de sa fille, non sans avoir imposé à Bonnet Rouge de la repérer parmi ses soeurs.

Ce mariage ne sera que le début d’une autre série de problèmes. Les nouveaux époux vont devoir fuir un père vengeur qui va se mettre à leur poursuite. Ils vont le faire en jetant derrière eux un bout de bois, une bouteille, une dent de peigne, qui deviendront une forêt, un lac, une montagne à contourner, ce qui leur fera gagner du temps. Bref, ils réussiront à passer la frontière au-delà de laquelle les pouvoirs de Bonnet Vert et de sa femme perdent de leur force. [Je vous passe les détails : il s’en passe encore de belles.] Libérés de l’emprise de Bonnet Vert, ce sont les tribulations de la Jarretière Verte qui vont commencer dans le monde de Bonnet Rouge. Celui-ci rentrera d’abord seul au royaume de son père pour s’assurer du bon accueil de sa conjointe,

dont il perdra la mémoire. Pendant ce temps, la Jarretière Verte vivra une retraite forcée chez un cordonnier qui l’aura aperçue dans un arbre par son reflet dans une source juste au-dessous. À la nouvelle du mariage prochain de son conjoint amnésique, la Jarretière Verte se rendra aux noces avec l’invitation du cordonnier et rétablira la vérité. Au moment où, dans les noces, chacun y va de son récit, elle fera conter leur histoire à une petite poule et à un petit coq en bois. Retrouvant la mémoire, le double marié plaidera l’argument de la vieille clé retrouvée pour reprendre son épouse oubliée. Tout le monde sera content. Et devant une histoire qui arrive à sa conclusion heureuse — « ils sont heureux seulement cinq minutes à la fin » disait une auditrice de contes ! —, nous pourrons reprendre nos sens et rentrer dans notre monde.

Mon petit récit est bien schématique, mais voilà, ça y est, nous partageons maintenant une histoire, un monde de référence. Il vient de se transmettre une histoire. J’en ai réanimé l’univers préexistant dans ma mémoire en vous le racontant et il vous en restera selon les cas un déroulement ou quelques images. Imaginez maintenant si Hilaire l’avait conté ici dans toute la beauté de son art.

Plusieurs personnes parmi celles qui se réunissent pour les présentes journées d’étude auront pour ainsi dire passé leur vie à étudier des contes comme celui-ci, à les comparer entre versions et entre types, à chercher à comprendre leur origine, leur mouvement, leur évolution. À chercher à en faire sens. Parce que nous sentons bien, en entendant une histoire comme celle de Bonnet Vert, Bonnet Rouge, qu’elle fait sens, à défaut de nous paraître immédiatement faire du sens. Dans la salle, il y a sûrement quelques personnes qui savent maintenant que je viens de faire référence à une version du conte type 313 de la classification internationale Aarne-Thompson, au titre de la Fuite magique. Toutefois, qu’on connaisse ou pas le conte type 313, un conte comme celui-là marque l’esprit et fait son effet.

Ce n’est pas banal. Sur la planète Terre, des milliers de personnes ont été, sont et seront fascinées par les différentes versions tout aussi intemporelles qu’actuelles de ce conte.

Quelque chose en nous est sensibilisé — mais en quoi et comment ? — devant le merveilleux et les agencements du merveilleux qui, par exemple, nous mettent ici en face de l’idée d’un bateau qui surgit de la mer et d’un adversaire qui disparaît comme il est arrivé, de l’idée de chercher dans tous les livres qu’il y a au monde, de nourrir un aigle pour traverser la mer, y compris parfois avec un bout de sa propre fesse, du fait que trois soeurs se changent en trois canards, qu’une alliée puisse être mise au chaudron pour que de ses os on fasse une échelle avec laquelle aller chercher une boule au bout d’un mât, que de ces os se reconstitue une princesse, sauf le petit doigt resté croche d’un os mal placé qui permettra de la reconnaître, qu’un père se transforme en nuée noire, une mère en pie, un couple en servants de messe. Le merveilleux tient aussi de l’ordre de la mise en scène fine des rapports entre les êtres et les choses. Notre esprit reçoit quelque chose — mais quoi ? — devant le cumul de la scène d’une fille, puis d’une mère, qui, voyant le reflet d’un beau visage dans la source où elles vont puiser et se croyant belles, quittent illico père et époux pour aller chercher fortune à la ville, puis de la scène du père qui, parti à la recherche de sa fille et sa femme, voyant le reflet d’une femme dans la source, lève plutôt la tête et aperçoit la Jarretière Verte perchée dans un arbre en attendant Bonnet Rouge.

De quoi s’agit-il ? Avec les contes, nous sommes amenés à fréquenter un mystère. En même temps, il y a dans ce mystère quelque chose d’organisé. De repérer cette organisation et de chercher à la saisir et à la nommer ne nous privera pas du mystère et de sa beauté. Je suis persuadée pour ma part qu’il y a une belle part à faire aux contes, et plus généralement au processus de la fiction, dans l’aventure du savoir humain.

Figure 3

Schéma de l’itinéraire de Bonnet Vert, Bonnet Rouge.

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Bonnet Vert, Bonnet Rouge est un des premiers contes que j’ai essayé de cartographier par moi-même en suivant grosso modo les indications données par les conteurs[4]. Le résultat m’a étonnée par sa beauté formelle. On avait là une histoire de type there and back again, une configuration assimilée depuis par Geneviève Calame-Griaule (1984) à une dynamique initiatique, où une personne doit passer dans un territoire autre — there — pour en revenir transformée — and back again. Le retour se faisait dans un monde modifié où les deux héros ont changé de statut à travers leurs tribulations. Par ailleurs, la structure cartographiée du conte laissait voir des symétries insoupçonnées à la lecture ou à l’audition. Par exemple, d’une part, la quête de Bonnet Vert chez les trois vieillards, juste avant la frontière vers le monde de Bonnet Vert et, d’autre part, la fuite magique de Bonnet Vert en trois étapes, juste avant la frontière pour repasser vers le monde de Bonnet Rouge.

Plus étonnant encore, la similitude formelle, dans des lieux correspondants des deux mondes, entre la boule sur le mât au milieu d’un lac d’une part, et, d’autre part, la Jarretière Verte juchée dans un arbre au-dessus d’une source, un arrangement qui ne se dégageait que dans la mesure où on tentait de le représenter graphiquement de façon simplifiée et schématique. L’étape de marge de Bonnet Rouge dans le monde des Verts. L’étape de marge de la Jarretière Verte dans le monde des Rouges. Et ainsi de suite. Avec en plus une énigme : comment se faisait-il que le passage du monde des Rouges vers le monde des Verts se fasse par une mer et que le retour du monde des Verts vers le monde des Rouges passe par la terre ? Je vous laisse réfléchir à l’énigme qu’on pourrait résumer ainsi : dans quoi entre-t-on par l’eau et ressort-on par la terre ?

Par la suite, j’ai eu l’occasion de mener une recherche de quelques années sur la culture bureaucratique. En particulier, nous avions entrepris avec une petite équipe de poser une même série de questions à des personnes assistées sociales ainsi qu’à des fonctionnaires et des cadres de l’aide sociale.

Par exemple : « racontez-nous votre dernière aventure avec des papiers ». Ou encore : « racontez-nous une fois où vous avez eu de la misère avec des papiers ». Ou encore : « que veut dire le mot dossier pour vous ? » Quand il a fallu faire du sens avec les réponses recueillies, la différence de culture bureaucratique de part et d’autre du guichet est devenue très évidente. Le monde des papiers était manifestement de l’ordre de l’autre pour les uns, alors que les autres évoluaient là-dedans avec une aisance remarquable. La misère étant de niveau très différent de part et d’autre. Quand j’ai cherché comment organiser les résultats de la recherche et en tirer du sens, le conte de Bonnet Vert, Bonnet Rouge, que je connaissais bien, s’est facilement imposé comme cadre organisateur. Les personnes assistées sociales étaient devant l’univers bureaucratique comme Bonnet Rouge devant le monde des Verts. La Jarretière Verte jouait le rôle de l’agente de première ligne, avec la double solidarité que suppose de servir à la fois un client et un patron. Le monde des Verts, un monde organisé, contrôlé, ritualisé au possible, ressemblait fort à l’au-delà bureaucratique et à ses épreuves en apparence insurmontables et destinées avant tout au contrôle social observée dans la recherche sur la bureaucratie.

Bref, au lieu d’interpréter le conte de Bonnet Vert, Bonnet Rouge, c’est le conte lui-même qui s’est avéré une bonne théorie de la réalité. Je vais encore une fois devoir omettre les détails, mais ça ne s’est pas arrêté là. Hilaire avait raconté un autre conte, le conte de L’Aufrage, très proche formellement, mais en beaucoup plus plat, sans merveilleux comme tel, et probablement pas d’origine très ancienne. C’est l’histoire d’un enfant trouvé à l’occasion d’un naufrage qui, peu à peu, à force d’excellence et de réussite scolaire — vous voyez la différence de posture avec le conte précédent —, réussira à être repéré et embauché de l’autre côté de la mer, dans une entreprise dont il séduira la fille du patron. Il succédera au patron grâce à son talent remarqué. Il apprendra, en revenant chez ses parents adoptifs montrer sa fortune, que le patron en question est en fait son père, réchappé de son côté du même naufrage, ce qui fera qu’il a en fait épousé… sa soeur, un petit problème sur lequel le conteur glissera, mais qui trouvera son équivalence dans les films que je vais évoquer dans quelques instants. Nous avions avec le conte de l’Aufrage une parfaite histoire d’ascension sociale avec ses ambiguïtés. Le Rouge devenu un Vert n’était pas un Rouge finalement, mais un Vert… Nous avions ici un récit de type there and back again, mais à l’envers. Bref, je vous passe les subtilités. Tout ceci pour dire que l’un dans l’autre, Bonnet Vert, Bonnet Rouge et le conte de l’Aufrage ont servi à caractériser les deux cultures et les deux mondes, de part et d’autre du guichet. J’en avais tiré à l’époque une trousse d’animation avec une carte et différents documents.

Puis ces deux contes ont à leur tour servi de clé pour apercevoir des schémas similaires dans trois autres fictions d’ascension sociale qui, elles, nous viennent du cinéma contemporain : The Story of my Success, Working Girl et Trois places pour le 26. L’ensemble a permis une réflexion sur « lui », « elle » et le « patron », parue dans un ouvrage collectif intitulé Undisciplined Women (Greenhill et Tye 1998). J’y présentais ce que j’ai appelé à ce moment-là le « dilemme du fonctionnaire », soit le choix d’allégeance qui se présente aux personnes en fonction d’accueil au guichet entre deux mondes, avec, en filigrane, le choix du monde auquel on adhère. C’est le choix que doit faire la Jarretière Verte par exemple, en décidant d’aider son « client » aux dépens de son « patron ». Il m’est resté de ces travaux de comparaison et de mise en commun entre genres sur des topologies comparables une compréhension renouvelée des enjeux « de part et d’autre du guichet » qui m’a été fort utile par la suite, dans mon travail militant. Je pense que sans Hilaire et sans Bonnet Vert, Bonnet Rouge, il y a de grands pans de ma compréhension actuelle du monde qui se serait construite autrement, pour le meilleur ou pour le pire.

Des mondes de lieux en lien.

On peut penser que chaque conte type explore une topologie et une théorie particulière, autrement dit une dynamique des traverses et des misères qui a ses correspondances avec des problématiques existant dans les univers de nos vies. Autrement dit, chaque conte-type serait associable à une constellation de sens qui peut être abordée à divers niveaux et par diverses expériences et diverses productions. Il y a beaucoup à apprendre sur ces constellations de sens. Par ailleurs le travail d’éducation populaire ouvre toutes sortes de fenêtres pour appréhender les essentiels de ces mondes de lieux en lien.

C’est ce que je vois que font les contes : pointer une exclusion, un problème, un tabou, un silence, une écologie humaine et sociale perturbée en au moins un de ses points. Nous donner à le visualiser dans un espace imaginaire avec ses règles, que nous pouvons faire fonctionner en imagination et dans lequel nous pouvons déambuler. Puis nous donner à assister à une lutte persistante, sans autre mérite que ses alliances et sa persistance qui en vient à imposer, souvent dans l’épisode final de la comparaison des récits des protagonistes, un nouveau regard et une nouvelle programmation sur un royaume. Les exigences de la bête à sept têtes, la jalousie dévorante de l’entourage, les rivalités fratricides, la maladie du souverain, l’intoxication du héros par sa propre force, les transgressions hors des limites et des règles du monde connu, les impostures diverses, trouvent une résolution stable, inclusive, qui en termine avec « cette histoire-là ». Ce qui n’empêche pas que l’inexorable tapis roulant du temps recommence ou a déjà recommencé à générer de nouveaux déséquilibres et de nouvelles aventures. De sorte qu’on est bien vite, ou simultanément, replongé dans une autre histoire qui a sa propre voie.

Par exemple, avec l’histoire du fil d’or, nous sommes entrés dans l’univers du Fidèle serviteur, qui a lui aussi ses représentations. C’est un univers à plusieurs royaumes qui a comme particularité de receler un lieu de retrait à la jonction des royaumes, l’arbre dans cette version, qui est central à l’histoire. C’est par ce lieu que sont introduites des informations décisives sur le fonctionnement des royaumes en question et ce qui va se produire.

Par ailleurs, si je vous avais conté une version de Peau d’âne ou de Merlin, nous aurions quitté un royaume au début du conte, celui du parent, dont nous ne serions plus jamais revenus, l’histoire se déployant et se concluant ensuite dans un autre royaume. Il est assez logique d’ailleurs, quand on pense aux teintes incestueuses qu’on trouve dans un conte comme celui de Peau d’âne, où un père est en désir de sa fille, de trouver ici une dynamique qui ferme la porte à un univers de relations inacceptables. Parfois, dans nos vies aussi, c’est le mieux que nous ayons à faire.

Et si je vous avais conté plutôt le conte du Mouton crotteux, nous aurions déployé un univers qui défie les cadres physiques normaux de notre vie courante : un aigle vient voler une dent à un roi assis dehors sur sa galerie et plonge dans la mer. Le héros à sa poursuite va trouver au fond de la mer une trappe. En la soulevant, il va se trouver à descendre dans un autre royaume dans lequel il va vivre diverses aventures. Il en reviendra, paradoxalement en montant un cheval qui va plus vite que l’« éloise », autrement dit que l’éclair. Et on se retrouvera à passer d’un royaume sous la mer au royaume initial comme s’ils partageaient le même air, ce qui est impossible dans la configuration initiale du conte.

Tout ça pour se dire que les ensembles ainsi dessinés par la narration ne sont pas banals et ne se réduisent pas à une représentation unique. J’ai pris le parti dans ma vie, tant du côté de la recherche que du côté militant, de considérer que les topographies ainsi représentées ne sont pas gratuites, qu’elles tentent de signifier quelque chose.

En 1992, j’ai eu l’occasion de m’extraire de mon travail d’éducation populaire pour me replonger pendant presque un an et demi dans un exercice attentif de cartographie de quelques dizaines de versions d’une trentaine de contes-types différents. Cet exercice a fini de m’en convaincre. Je me suis trouvée, à cette occasion, examiner le processus de l’aide et la relation passant-passeur, tant dans des contes que dans des histoires d’aide réelles recueillies pour l’occasion. Ces topogrammes me sont restés ensuite comme des références. Disons comme un répertoire de situations dynamiques.

Ce travail plus systématique m’a aidée à apercevoir certaines dimensions du sens dans les contes, qui deviennent plus évidentes quand on se met à aborder les contes de façon topologique, comme des dynamiques d’univers à saisir comme des systèmes décrivant un passage d’un point de déséquilibre vers un nouveau point d’équilibre. Une collaboration assez soutenue avec le Laboratoire de recherche en écologie humaine et sociale de l’Université du Québec à Montréal au moment de cette recherche m’a permis aussi d’explorer les liens entre les contes étudiés et des questions d’actualité dans le domaine de l’écologie humaine et sociale.

Par exemple, en suivant les déplacements des personnages pour les cartographier et en examinant qui aidait qui, j’ai fini par saisir que l’idée d’un héros unique, telle qu’on peut se la faire à première vue, ne correspondait pas aux dynamiques observées. D’un point de vue cartographique, la caractéristique la plus évidente de celui ou de celle qu’on pourrait identifier comme le héros principal serait de relier le plus grand nombre de lieux et de territoires. Ni tout-puissant, ni nécessairement méritant, le héros serait plutôt un connecteur. Par ailleurs, quand on y regarde de plus près, le relais de l’histoire passe plutôt dans plusieurs mains, de sorte que le personnage identifié comme le héros ne joue ce rôle que pour une partie de l’histoire, alors que d’autres personnages vont prendre le relais à un moment ou un autre. C’est une leçon que je me répète souvent pour notre travail au Collectif.

Par ailleurs, en les cartographiant, il devient très facile de décrire les transitions dans les contes et de s’intéresser pour chacune à qui est le passant, qui est le passeur, par quelle forme d’action et quelle forme d’aide s’opère le passage. Je me suis rendu compte aussi que la plupart des gestes secourables pouvaient être décrits de façon topologique, c’est-à-dire comme un geste transformateur dans la dynamique de l’espace imaginé. Par exemple, dans le conte du Fidèle serviteur, celui-ci aide en empêchant une malfaisance d’atteindre sa destination. Il est lui-même aidé par une opération qu’on pourrait bêtement qualifier de « couper/coller ».

Tous ces apprentissages ont peu à peu trouvé des applications ou des répercussions dans mon travail d’engagement social. Je vous ai parlé un peu de mes aventures avec Bonnet Vert, Bonnet Rouge. Une autre fois, l’histoire de La petite moitié de coq qui s’en va à Paris nous a fait réfléchir, en milieu d’alphabétisation, sur les enjeux de l’éducation aux adultes et, dans un autre contexte, sur les enjeux des luttes alter-mondialistes face aux grandes « royautés économiques ». Dans ce conte, comme dans le mot educare, « sortir de », une petite moitié de coq unijambiste s’en va à Paris en sautillant « chercher cinq sous qu’ils lui doivont ». Mise en danger, elle sort littéralement de sa jambe de culotte libre des compères plus peureux, qu’elle a rencontrés sur son parcours — un renard, un loup, une rivière — et qu’elle a cachés là pour l’accompagner. Ces « ressources » lui sont alors fort utiles pour se sortir des impasses.

Une autre fois, dans une version intitulée Le conte des trois princes, c’est la quête de l’eau qui guérit de tout mal qui nous a fait réfléchir sur nos stratégies et nos quêtes parfois pleines de rivalités « fraternelles », dans une société où le roi a perdu la vue et où ses fils partent en quête du remède qui le sauvera.

Une autre fois encore, les coïncidences de la vie ont fait se rencontrer le conte de L’oiseau de vérité et la satya agraha de Gandhi, permettant de mieux appréhender la notion de « saisie de la vérité » et son rôle possible dans l’action transformatrice d’agrandissement de mondes de demi-vérités par l’intégration de valeurs d’utopie. Je ne donnerai pas tous les détails ici du processus de mise en parallèle, mais dans une version intitulée La barrière verte cartographiée en 1992, qu’on pourrait assez bien aborder comme un conte sur la quête et la concrétisation de l’utopie, l’héroïne part à la recherche d’atouts merveilleux, dont un oiseau de vérité. Elle apprend que si elle veut ramener cet oiseau, elle devra littéralement le « saisir » par les pattes. Or, cette image saisissante trouve un parallèle étonnant dans le concept gandhien de satya agraha, qui veut dire « saisie de la vérité ». Qui plus est, ce même conte contient également un épisode centré sur la justesse des gestes en zone dangereuse qui peut facilement trouver écho dans une autre concept gandhien, l’ahîmsa, ou absence de nocivité. À travers ces coïncidences entre sens figurés et sens propres, les deux univers de référence s’enrichissent mutuellement.

Figure 4

Itinéraire schématique de la version La barrière verte, du conte type 707, L’oiseau de vérité.

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Il m’est arrivé aussi carrément d’importer le procédé de cartographie pour représenter l’état du chemin et de la conjoncture dans notre travail au Collectif (Figure 5). Nous avons même commencé à utiliser une méthode de chemins pour procéder à des évaluations d’objectifs (Figure 6).

Dans un séminaire qui vient tout juste de se terminer à l’UNESCO sur les pratiques émancipatoires, il y a eu de ce réflexe topologique aussi dans un travail d’atelier auquel j’ai participé sur le thème de la re-fondation du politique.

Et il faudrait parler de l’histoire de l’homme qui n’avait pas de chance, de la soupe au caillou, de leur usage et de leur impact dans notre travail d’animation avec le réseau du Collectif et de quoi d’autre encore…

Figure 5

Représentation « État de la conjoncture ».

Collectif pour un Québec sans pauvreté, printemps 2003.

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Figure 6

Exemple de tableaux-affiches servant à l’évaluation des objectifs d’un projet

Collectif pour un Québec sans pauvreté

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Mystère et étonnement des lieux et des liens. Quel lien y a-t-il au juste entre Solaris et Chien Canard ? 

À l’usage, à force de fréquenter les topologies d’un répertoire de contes qui ont été cartographiés et mis en lieux, des liens complexes et imprévisibles surgissent et conduisent à mettre en relation sur plusieurs points des univers de référence et d’expérience distincts, univers qui peuvent se situer dans la réalité comme dans la fiction. Le système de liens qui se dégage alors surprend par le congru et l’incongru des lieux communs qui le composent. On est ici à la frontière du connu. Il faut se dire qu’on sait très peu de choses sur la façon dont ça marche. Il y a ici des pistes pour la recherche.

Ceci dit, en règle générale, je ne cherche pas activement ces liens entre les contes et la vie. Ils se sont en général imposés par la médiation de coïncidences de formes qui surgissent tout à coup, dans des contextes imprévus, et qui ne font sens qu’ensuite. Encore que, plus souvent qu’autrement, je ne fais qu’en fréquenter le mystère avec étonnement. Quand ça m’arrive, je mets à contribution le « réflexe topologique » et je note ce qui arrive. C’est un peu, si vous permettez la comparaison — et pour rester dans les fils —, comme Tintin qui bute sur un fil qui dépasse dans Tintin et l’île noire. Il se met à tirer dessus et découvre tout un réseau cohérent de filage qui se trouve former un éclairage.

Voici un exemple récent qui illustre assez bien la façon dont cela m’arrive. Ce n’est pas facile à décrire, mais je vais essayer.

Vous avez peut-être vu le film Solaris de Tarkovsky ou encore la version récente de Soderbergh. C’est l’histoire d’un psychologue qui va à la rescousse d’une mission scientifique en orbite dans une station spatiale autour d’une planète appelée Solaris. Les membres de la mission sont en détresse en raison de visiteurs qui leur apparaissent. Les soupçons vont vers l’océan de cette planète qui aurait des pouvoirs hallucinatoires étranges. Bref, il y a plusieurs semaines, le conjoint de ma fille me prête la cassette vidéo du Tarkovsky. Je tarde à visionner le film. Récemment, apercevant le Soderbergh dans un club vidéo, je me dis que je vais me faire le plaisir de visionner les deux versions de film. Je regarde donc le Tarkovsky un beau samedi soir et je commence à regarder le Soderbergh le lendemain. J’arrive à un moment où Kelvin, le psychologue, après avoir vu apparaître sa conjointe décédée en chair et en os et après s’être débarrassé de cette apparition en l’enfermant dans une cabine spatiale qu’il éjecte, voit avec stupeur une nouvelle version de son ancienne épouse lui réapparaître. Là, ça fait « tilt » : je revois une version du conte type 652, intitulée Chien Canard, où il y a un épisode semblable d’un engagé qui demande au héros, un petit gars, de faire apparaître successivement la plus belle fille de Paris, de France, puis d’Angleterre. L’engagé va charger la première fille de se débarrasser du héros. Comme elle n’aura pas le courage de le faire, il va la supprimer et l’enfermer à clé dans un cabinet. Même chose le deuxième soir pour la deuxième fille. Quant à la troisième, elle va faire alliance avec le petit gars et il font trouver le moyen de se débarrasser de l’engagé en le neutralisant, en le transformant en Chien canard, pas capable d’avancer ou de reculer de plus de trois pas.

Je mets sur pause et vais noter la coïncidence. Et là, je commence doucement à tirer sur le fil en construisant comme ça m’arrive un petit résumé des éléments narratifs qui pourraient faire un dénominateur commun compatible Solaris/Chien Canard, du point où j’en suis, avec la connaissance qui me reste de la version russe. Ce qui donne ce qui suit :

  • Une histoire

  • où ce qu’on souhaite apparaît.

  • Le personnage fait apparaître une belle fille

  • et la fait disparaître en l’enfermant dans un petit espace clos.

  • Une autre belle fille apparaît.

  • La troisième fois, à force de parler au héros, c’est elle qui va donner les clés au héros pour résoudre le problème.

Sur ce, j’appelle le conjoint de ma fille, qui m’a prêté le film (la version russe) et je lui lis mon résumé en lui demandant de quelle histoire il s’agit. Il répond : « T’as fini par le regarder ? » Je le fais préciser : « De quel film tu parles ? » « Solaris ». Je lui dis : « C’est Chien Canard ». Autrement dit, mon petit résumé l’amène clairement au bon film. Et en le faisant je n’ai rien trahi de Chien Canard auquel ce résumé s’applique aussi.

Je note à ce point que dans Chien Canard, il y a une épouse au cachot. En effet, dans la version que je connais, l’engagé ayant eu vent que le petit garçon de ses patrons aura le don d’obtenir ce qu’il souhaitera, il cherche à subtiliser le bébé au berceau. Pour ce faire, il remplacera le bébé par une tripe de sang qu’il percera. La mère sera accusée par son mari en colère d’avoir tué son enfant. Elle sera mise en réclusion par celui-ci. L’enfant sera élevé chez une nourrice jusqu’au jour où l’engagé reviendra le chercher pour obtenir de lui ce qu’il souhaite.

Bref, je retourne voir le film en me demandant s’il y a un équivalent dans Solaris au remplacement du bébé par une tripe de sang dans le début sanglant de Chien Canard.

Le film continue et arrive peu après à un épisode similaire en flashback, un épisode dont je ne pouvais soupçonner l’existence car il est traité différemment dans le Tarkovsky. On apprend en effet que, dans leur vie antérieure, Rheya, la femme de Kelvin, le psychologue, s’est trouvée enceinte et a avorté sans le lui dire. En l’apprenant, Kelvin a fait une colère et a rejeté violemment sa femme. Ce qui a conduit au suicide de celle-ci.

C’est tout de même étonnant. Je fais une nouvelle pause pour aller le noter.

Dans le film comme dans le conte, on a :

  • Le bébé d’un couple disparaissant dans un épisode sanglant.

  • La colère du père devant la disparition sanglante de l’enfant.

  • Le rejet et la réclusion de la mère laissée à elle-même hors du monde.

Je retourne voir le film. Dans une scène subséquente, il y a une discussion sur « comment neutraliser la force qui génère les apparitions ». Discussion sur la matière dont sont faits les visiteurs et proposition de contrebalancer en les bombardant de la négative de ce dont ils sont faits. Le dernière version apparue de l’ancienne épouse prend peu à peu une individualité. Elle s’intéresse au problème et discute avec le héros sur la façon de faire pour régler le problème. Dans Chien Canard aussi, le héros et la jeune femme apparue discutent. Elle lui propose de neutraliser l’engagé fauteur de troubles et de confusion en lui souhaitant de devenir un chien-canard, pas capable d’avancer ou de reculer de plus de trois pas.

Notons enfin que la fin du film, le russe comme l’américain, jouent avec une confusion sur les lieux qui suggère un contact avec la maison d’origine en présence de la force dérangeante. De même, à la fin du conte, tout le monde se transporte, y compris le Chien Canard, dans la maison paternelle où l’histoire est révélée au père et à la mère délivrée de son cachot.

Comment expliquer ces rencontres de sens et ces parentés formelles entre des fictions qui sont manifestement distinctes et à distance ? Sans lien évident entre elles, elles sont pourtant identifiables à un arrangement narratif très spécifique. Ici je constate sans pouvoir expliquer. Il faut mettre : à suivre…

(À suivre)

En attendant de comprendre mieux comment ça marche, il y a dans les contes pleins d’outils ou, pour reprendre le langage des logiciels, plein d’utilitaires qui peuvent rendre des services dans nos vies, ne serait-ce que pour visualiser les traverses et les misères.

Je pense de plus en plus que quand les humains passent par la métaphore, le merveilleux et la fiction, ils cherchent à exprimer dans un monde figuré une dynamique de rapports entre des objets, des personnes ou des concepts qui est pertinente pour comprendre et agir dans le monde réel. Une théorie sur le monde autrement dit. Sans qu’elle puisse s’expliquer facilement, la parenté « topologique » entre Solaris et Chien Canard nous révèle quelque chose d’organisé.

On va les laisser là, eux-autres, là, comme ils disent dans les contes.

À ce point-ci de ma vie, je ne saurais tirer de conclusions de ces expériences de métissage de sens entre mondes figurés et monde réel. Tout ce que je sais, c’est que le réflexe topologique développé en étudiant les contes nourrit maintenant mon rapport au monde. Je ne cesse de m’étonner des rencontres souvent très consistantes qu’il permet, à plusieurs niveaux, entre ces constellations de sens figurés et de sens propres qui se retrouvent ainsi parfois en coïncidence sur de riches séquences, comme autant de mondes superposés sur les « sept étages de la vérité », pour reprendre la belle expression de Kasantsakis.

Il me semble qu’il y a de belles pistes pour la recherche à continuer d’explorer ces constellations. S’il est à supposer que cette quête de sens est aussi multiple et dynamique que l’activité humaine avec laquelle elle se met en lien, nous n’en épuiserons pas la complexité. En deçà de ces mystères, je terminerais sur une note très simple. On dit souvent que les mots ne suffisent pas et qu’il faut passer à l’action. Dans la systématisation des apprentissages liés à ces différents travaux de recherche, j’ai réalisé que les gestes qui font passer au travers et sortir de la misère dans les diverses « marches à suivre » étudiées sont des gestes très simples : informer, héberger, nourrir, soigner, transporter, localiser, faire entrer, faire sortir, protéger, retenir, libérer, briller, embellir, engager, percuter, tuer, fournir une grande énergie, couper, coller, réparer, encourager, aimer, enseigner, être en lien, écouter, dire quoi faire, prévenir, sauf-conduire, accompagner, échanger, porter, donner, équiper, argenter, départager, rappeler, raconter, prouver, rendre justice. Ce sont des gestes à notre portée. En tant que passants et en tant que passeurs. Pour faire exister cet autre monde qui est possible à même celui dans lequel nous sommes.