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Depuis des siècles, des philosophes et des théoriciens se sont intéressés au jeu. À partir de la Grèce antique et pour les quelques siècles à venir, le jeu est abordé dans une perspective éthique et morale où l’on se questionne sur les bienfaits et les méfaits de la pratique ludique dans l’existence humaine. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le jeu est étudié dans d’autres domaines tels que la biologie, l’anthropologie, la psychologie, l’éthologie, etc. afin de comprendre certains phénomènes qui émanent de cette activité. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que les théoriciens n’ont plus fait du jeu un prétexte pour parler d’autres sujets, mais se sont attardés à définir la spécificité de ce concept.

Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958) sont les deux principaux précurseurs des études sur le jeu. Ils produisent les premières définitions élaborées à partir d’une théorie générale. En tant que précurseurs, ces deux auteurs ont mis en place ce que nous qualifions « l’approche classique » du jeu. Leurs définitions du jeu sont le reflet d’une certaine vision partagée par la majorité de leurs contemporains et répétée au fil du temps par des chercheurs en études sur le jeu tels que Jesper Juul (2005), Katie Salen et Eric Zimmerman (2004). Selon ces tenants de l’approche classique, les conditions du jeu peuvent être énumérées a priori dans une liste de critères supposés valables pour tous les jeux. En définissant le jeu à partir d’une série de critères transcendantaux, ils ont déterminé le sens du jeu avant même l’expérience ludique. Conformément à leur vision, le jeu est une activité réglée, libre, séparée, incertaine, improductive, inoffensive, qui présente des résultats quantifiables, etc.

Or, l’approche classique a été largement critiquée, d’abord par Caillois, Juul, Salen et Zimmerman eux-mêmes qui remettent en question certains critères, mais surtout par des auteurs tels que Jacques Henriot (1969, 1989), Colas Duflo (1997) et Thomas M. Malaby (2007). En énonçant des critères avant même l’actualisation de l’expérience ludique, l’approche classique a l’ambition de prédéterminer le sens d’une expérience. Toutefois, les critiques démontrent que ce sens n’est pas propre à l’activité ludique et que chaque critère pris isolément vaut pour un ensemble d’activités. Même l’addition de tous les critères s’applique à des activités qui n’ont rien à voir avec ce qui est habituellement entendu par « jeu » ou, à l’inverse, ces critères excluent plusieurs jeux. En repassant chaque critère proposé par Huizinga, Caillois et Juul, nous constatons que leurs définitions ne peuvent pas être employées pour définir ce qu’est le jeu[1].

À cette vision classique du jeu est donc venu s’opposer un courant que nous qualifions de « nouvelles perspectives » sur le jeu. Alors que l’approche classique développe sa réflexion à partir de critères transcendantaux, les nouvelles perspectives stipulent que les critères caractérisant le jeu se comprennent à partir des conditions de l’expérience ludique. Ce serait plutôt le rapport particulier du joueur avec une structure qui donnerait le sens de jeu à ces éléments et non pas des critères généraux énoncés a priori. Ces nouvelles perspectives inscrivent le sens du jeu a posteriori de l’expérience et de manière immanente, car le sens réside dans l’interprète (le joueur) qui produit le jeu (en tant que cause immanente).

Dans cet article, nous distinguons donc deux formes d’approches du jeu pour bien comprendre la spécificité du jeu lorsqu’il est étudié sous l’angle des nouvelles perspectives. Cette façon de considérer le jeu nous aidera à exposer ce qu’est la fonction de jeu en discutant de ses limites et de la liberté ludique. Cette liberté ludique créée par des règles nous permettra de mettre en lumière les liens entre le jeu et l’interprétation pour finalement montrer en quoi le jeu est un producteur culturel et non pas seulement un produit issu de la culture.

Définir le jeu de manière « fonctionnelle »

Nous croyons que la principale différence entre l’approche classique et les nouvelles perspectives sur le jeu se situe dans la distinction entre la notion et la fonction de jeu[2]. La notion de jeu est une construction théorique située spatiotemporellement. Le sens du jeu est alors relatif culturellement, car la notion est une construction abstraite de connaissance inventée par une communauté. Les définitions formulées par Huizinga, Caillois, Juul, Salen et Zimmerman fixent le sens de la notion de jeu selon l’époque et l’endroit où ils se trouvent. Or, ce qui nous intéresse est la fonction universelle de production de sens. Cette fonction de jeu représente l’ensemble des conditions de possibilité, peu importe le lieu et le moment historique. La fonction est l’ensemble des conditions de possibilité par rapport à un processus d’ensemble. Lorsqu’il est question de définir le jeu, les nouvelles perspectives font plutôt état de cette fonction de jeu et étudient l’ensemble des propriétés de la production du sens ludique. Ce genre d’approche formule des définitions « fonctionnelles », c’est-à-dire des définitions qui tirent leurs qualités de leur adaptabilité.

Pour comprendre cette fonction de jeu, nous pouvons considérer l’une des définitions données au mot « jeu », soit l’interstice entre deux pièces. En ce sens, le jeu est l’espace « vide » qui rend possible le mouvement, cet espace libre encadré par des barrières. Pour Henriot (1969, 1989), l’idée de jeu doit d’abord se concevoir d’une façon mécanique. Le jeu est avant tout ce vide qui permet de dire qu’il y a du jeu : dans les pièces d’un engrenage, dans les jointures, dans une penture, etc. Dans un engrenage, le manque de liberté de mouvement des pièces paralyse tout le système. « Lorsqu’on dit qu’un engrenage ne peut fonctionner qu’à la faveur d’un certain “jeu”, on projette dans cette expression l’idée que l’on se fait du jeu ; en retour, cette image d’un fonctionnement réel aide à voir clair dans l’idée dont on se découvre porteur » (Henriot 1989 : 87). Cette image devient un modèle à partir duquel penser le jeu humain et le jeu du monde. « Ce n’est plus le jeu des hommes ou des animaux qui sert de modèle pour nommer le mouvement des choses, mais, à l’inverse, ce dernier qui fournit l’image adéquate pour expliquer l’autre » (Henriot 1989 : 90).

À partir de ce sens mécanique du mot « jeu », nous pouvons mieux comprendre la spécificité générale du sens du jeu et du « jouer ». Ce jeu mécanique représente la particularité du « système jeu » défini par des règles et un cadre interprétatif ludique par lequel les signes sont interprétés afin de concevoir le jeu. De quelque façon que l’on prenne le sens du mot, on entend ce vide, cet espace de liberté, de « jeu du jeu[3] » qui rend possible le mouvement. Dans l’exercice du jeu, le joueur a besoin de liberté pour se mouvoir à l’intérieur des limites du jeu, pour interpréter le sens du jeu, pour s’approprier l’indétermination du système, pour créer une distance par rapport au sens de ses actions, distance qui donne la latitude nécessaire pour changer de paradigme et entrer dans l’espace ludique. Le jeu est un espace de liberté interprétative qui crée le sens d’une expérience : le jeu est une fonction productrice d’une expérience ludique, mais aussi de culture.

Le jeu est producteur de culture grâce à l’indétermination de son système. Il est le lieu par excellence de la création et de l’expression de l’interprète. En même temps, le jeu est un produit culturel issu d’un contexte spatiotemporel. Sa définition dépend d’une communauté d’interprètes qui lui donne ce sens plutôt qu’un autre. Nous remarquons ainsi qu’il y a une importante distinction à faire entre la fonction de jeu, productrice de culture, et la notion de jeu, issue d’une culture spécifique. Étonnamment, c’est Huizinga lui-même qui, le premier, fait état de la fonction de jeu. Selon lui, la fonction de jeu est primaire alors que la notion est apparue dans un second temps (Huizinga 1938 : 59). « Dans cette double unité de la culture et du jeu, le jeu constitue l’élément primaire, objectivement observable et déterminé de façon concrète ; la culture, en revanche, n’est que la qualification attribuée au cas donné par notre jugement historique » (Huizinga 1938 : 85). La notion de jeu est une construction sociale apposée sur une activité qui existe indépendamment de sa qualification. On parle du jeu parce que ce sens a été donné culturellement à une expérience qui était un « jeu », bien avant d’avoir le nom. Le sens produit par cette activité est façonné par le contexte et les discours ambiants.

En ce sens, le jeu est un produit culturel dont les variantes dans les formes reflètent les valeurs et caractères d’une culture (Caillois 1958 : 170). Le jeu exprime l’interprétation du monde faite par une communauté : « tous les domaines, mystique et magique, héroïque et musical, logique et plastique trouvent dans le jeu noble, forme et expression » (Huizinga 1938 : 129). Cette variation culturelle dans le sens accordé au « jeu » fait référence à la notion de jeu telle qu’un peuple ou des chercheurs la conceptualisent.

Les limites du jeu

Cependant, ce qui nous occupe dans cet article, ce n’est pas le sens que chaque culture et chaque chercheur donnent à la notion de jeu, mais plutôt la fonction de jeu productrice de sens ludique. L’Allemand Eugen Fink (1965), un ancien étudiant de Martin Heidegger et d’Edmund Husserl, est le premier auteur contemporain à considérer le jeu comme une fonction symbolique et non plus comme un ensemble de critères prédéterminés et relatifs. Fink concède que l’on peut se contenter des significations offertes par la langue maternelle ou la tradition et celles que le consensus adopte pour parler du jeu. Nous savons ce qu’est le jeu d’un point de vue de son « intelligibilité pratique » (Fink 1965 : 20), car il nous apparaît comme un ensemble de traits familiers. Nous avons un « pouvoir-jouer » (16) qui nous sert d’étalon pour comprendre le jeu de manière empirique et conceptuelle. Or, lorsque l’on s’applique à le décortiquer, nos interprétations courantes sont remises en question : « le phénomène jeu n’est en aucune façon transparent, facile à comprendre » (17). Il est davantage qu’une série de critères. Le jeu porte en lui une signification de la totalité du monde et est « une des figures cosmiques les plus claires de notre existence finie » (22). Fink s’inscrit dans la plus pure tradition allemande de la philosophie phénoménologique et prend pour objet principal le jeu pour saisir la place de l’humain dans le monde.

S’inspirant des travaux de Fink, les chercheurs en études du jeu, Henriot, Duflo et Malaby, développent à leur tour une théorie et une définition du jeu à partir de critiques qu’ils formulent envers leurs prédécesseurs. Tous trois exposent une définition fonctionnelle où le jeu est un « procès métaphorique » (Henriot 1989 : 300), une « invention d’une liberté dans et par une légalité » (Duflo 1997 : 57) et un « domaine » de contingences circonscrites à interpréter (Malaby 2007 : 96). Ces tenants des nouvelles perspectives sur le jeu se sont davantage attelés à définir une structure productrice de sens que le sens lui-même (au contraire de l’approche classique). Selon Duflo, ce genre de définition établit le lien entre les critères essentiels du jeu à partir desquels la spécificité des autres critères (tels que présentés par Huizinga et Caillois) peut être déduite.

Les critères essentiels du jeu se résument à un rapport spécifique entre les limites du jeu et la liberté de les interpréter. Tout jeu est limité et le sens du jeu se définit par ses limites appelées règles (et principes régulateurs). Ces règles sont des limitations déterminant ce que le joueur peut faire ou non[4] (Nielsen, Smith et Tosca 2008 : 97). Ainsi, tout jeu porte en lui au moins une règle, ne serait-ce que celle de ne pas avoir de règle. « On ne saurait concevoir de jeu qui soit totalement dépourvu de règle. Un tel “jeu” serait quelque chose de flasque, d’invertébré : nul ne pourrait comprendre en quoi il consiste » (Henriot, 1989 : 228). Sans une règle minimale qui organise les éléments du jeu, le jeu n’a pas de sens.

La fonction des règles est donc de créer un espace dans lequel les signes seront interprétés à partir du cadre ludique pour leur donner le sens de jeu (en tant que notion). Elles servent à discriminer ce qui est de l’ordre du jeu et ce qui ne l’est pas. Selon les mots de Duflo, les règles du jeu produisent des « objets ludiques », parce qu’elles composent le sens du jeu. Tous les signes contenus dans le cadre délimité par ses règles doivent être interprétés comme du « jeu », à partir des règles propres à chaque jeu et les relations entre elles.

« La différence entre un match de boxe et un combat de rue ne tient pas à l’emploi des gants, mais au fait que le boxeur, son adversaire, la situation et la forme de leur rencontre sont produits comme tels par la légalité ludique : en ce sens, ils sont des “objets ludiques”, c’est-à-dire produits par les règles du jeu » (Duflo 1997 : 250).

Les règles distinguent aussi les signes du jeu entre eux et, comme le disent Salen et Zimmerman (2004 : 103), elles caractérisent finalement la forme du jeu, son organisation interne et la structure de l’objet réel. Le sens est créé par des règles qui remplissent une fontion bien précise de production du sens du jeu. Définir les règles du jeu est, en quelque sorte, définir le sens du jeu : « a game is its rules » (Nielsen, Smith et Tosca 2008 : 99). Les règles du jeu ne produisent que du jeu et que ce jeu-ci, ce pourquoi Duflo, Juul, Salen et Zimmerman affirment que les règles constituent la structure du jeu (son identité formelle) qui distingue chaque jeu les uns des autres. Ces règles génèrent le contexte d’interprétation pour le joueur. Les limites du jeu doivent alors être comprises comme un ensemble de balises à partir desquelles l’interprétation doit être menée.

La liberté ludique

Pour les joueurs, l’idée n’est pas de sortir des limites imposées par le jeu (sans limites, il n’y a plus de jeu), mais de les interpréter en se ménageant un espace de liberté. Le jeu est limité, mais les joueurs ont nécessairement un espace de liberté pour interpréter les règles et les signes du jeu. Pour Duflo, la « liberté » est une propriété dominante du jeu : « dans tout jeu, le joueur possède une liberté de choix, de mouvement ou de décision » (Duflo 1997 : 57). Les règles du jeu créent des possiblités parmi lesquelles le joueur doit choisir, librement. Il est question d’une liberté proprement ludique, engendrée par l’existence des règles : la liberté est l’effet de la structure des règles du jeu[5].

Si la liberté a été un critère du jeu défini par Huizinga (« activité volontaire ») et Caillois (« activité libre »), la liberté dont il était question avant l’arrivée des nouvelles perspectives sur le jeu était une liberté « métaphysique » où les contraintes sont absentes, le sujet est indépendant et le joueur est libre ou non de jouer. Pourtant, la liberté ludique dont il est question est créée par les limites du jeu et n’est pas la liberté métaphysique de décider de jouer ou non. « La décision de jouer, comme telle, n’appartient pas au jeu proprement dit, elle lui est encore radicalement extérieure » (Duflo 1997 : 59). Au contraire de la liberté métaphysique qui peut exister avant toute règle, la liberté du joueur n’existe pas avant le jeu. Aucune liberté permise par le jeu n’est préexistante ni jeu ni à ses règles : « la loi ludique instaure des libertés qui n’existaient pas avant elle » (64). La liberté « a cours dans un espace et un temps précis déterminés par la règle, mais elle n’existe et ne s’accomplit que là » (58).

La liberté ludique est produite par le cadre du jeu, en tant que liberté immanente au jeu et non pas transcendante à son expérience. Ce sont plutôt les décisions du joueur qui font partie du jeu et reflètent les possibilités mises en place par les règles. La liberté ludique est celle de décider de jouer de telle manière ou non à travers les règles du jeu ou, du moins, d’avoir « l’impression » de décider[6]. Sans pouvoir décisionnel à l’intérieur du jeu, le mécanisme du jeu se paralyse comme un engrenage sans espace. Dans les limites du jeu, le joueur a une liberté de « mouvement ».

« Ce préjugé encore plus tenace d’être sous-jacent qui empêchait de voir que, dans le jeu, une liberté est produite par une légalité est celui qui consiste à poser la liberté comme un principe transcendant, comme une chose qui existerait toute seule et idéalement avant toute légalité. C’est de là pourtant que naissaient tous les aveuglements qui rendaient la spécificité du jeu si incompréhensible. C’est de là que naissaient tous nos problèmes, parce que nous étions ainsi empêchés de saisir le rapport spécifique qui s’instaure dans le jeu entre liberté et légalité ».

Duflo 1997 : 66-67

Comme le dit Henriot, « dans le jeu tel qu’on l’entend, ces limites ne sont jamais imposées du dehors, par la force contraignante d’une autorité extérieure : elles font partie du jeu » (Henriot 1989 : 91). Alors que certains types de règles (morales, juridiques, etc.) obligent de « l’extérieur » ou d’une manière a priori, les règles du jeu ne sont valides que dans le cadre du jeu. Le joueur accepte de se soumettre à des règles qui n’ont pas le même sens qu’à l’extérieur du jeu, car ces règles créent une liberté ludique pour le joueur. La liberté « n’est inventive dans une légalité que parce qu’elle est toujours en même temps inventée par cette légalité » (Duflo 1997 : 60). Si cette liberté est « inventive », c’est qu’elle laisse au joueur une marge de manoeuvre dans le jeu qui permet l’invention de solutions à des problèmes engendrés par les règles du jeu, par la « légalité ». Ainsi, les règles et limitations du jeu définissent non seulement le cadre de la liberté, mais la liberté elle-même, car cette liberté ludique est artificielle et interchangeable selon les règles du jeu. Au moment du jeu, les règles inventent la liberté du joueur de manière arbitraire, puisque l’ensemble des règles est arbitraire.

En d’autres mots, ce cadre strict est la possibilité même de l’existence de la liberté : il crée un « espace de jeu » pour une liberté spécifiquement ludique et réglée. Comme le dit Camus, la liberté n’est pas absolue, mais se donne des critères qui sont justement les règles (du jeu). « Sa liberté [à l’homme], dit-on, n’est pas la faculté purement intérieure en vertu de laquelle sa volonté se détermine elle-même; sa liberté est surtout une faculté de produire des objets sensibles, elle est objectivation d’un sens humain dans un objet » (Fink 1965 : 194). Elle est liberté de créer le sens du jeu par les limites du jeu : c’est une liberté interprétative de construire le sens du jeu en actualisant le jeu. « La liberté du joueur n’existe que toujours déjà réglée, n’existe qu’en tant que toujours déjà réglée, et n’existe que parce qu’elle est toujours déjà réglée » (Duflo 1997 : 72). Henriot relève le fait que nous ne jouons peut-être pas plus qu’un engrenage et nous n’avons aucune preuve de notre liberté (1989 : 294-295). Or, même si nous ne sommes pas libres, nous jouons et l’humain trouve une liberté qui est nécessairement présente dans le jeu. La liberté ludique porte le sens du jeu et sa nature est d’être délimitée par les règles.

Jouer avec l’interprétation

À l’intérieur des bornes existe un espace de mouvement nécessaire à l’existence du jeu où un va-et-vient dynamique stimule le joueur à poursuivre l’exercice du jeu. Si le joueur ne devait obéir qu’à des impératifs prédéterminés, sans qu’il n’ait de latitude pour proposer des choix ou laisser aller le hasard alors, par définition, il n’y aurait pas de jeu. Henriot affirme que s’il n’y a plus de distance entre le jeu et le joueur[7], le jeu est inexistant, que ce soit dans n’importe quel type de jeux, même ceux de hasard. Le jeu est nécessairement basé sur une liberté accordée au joueur d’avoir un rôle dans l’actualisation du jeu.

« Un jeu entièrement contraint, auquel il ne serait pas permis d’échapper, un système d’obligation qui pèserait de tout son poids sur l’individu, au point de lui interdire toute pensée autre – ne serait pas un jeu, dans le sens que l’on donne habituellement à ce terme, mais l’expression d’une totale nécessité, un mécanisme d’asservissement ».

Henriot 1989 : 115

Le jeu est alors à la fois la distance entre le joueur et les limites du jeu ainsi que la création même de cette distance pour produire un sens ludique. « Le jeu suppose un détour par rapport à l’objet, une manière de le prendre, une distance. Quel que soit le type de jeu auquel on s’attache, il tient d’abord au jeu qu’il y a entre le joueur et son jeu » (Henriot, 1969 : 66). La fonction de jeu est opérée grâce à cette mise à distance du joueur face à son activité, grâce à la liberté qu’il a d’inférer et d’interférer sur l’actualisation de l’action. Comme le disent Salen et Zimmerman, le sens se trouve dans le jeu (play) entre le joueur et le jeu (game) : « the meaning of the interaction between player and gamer is mediated by play » (2004 : 32). Le joueur a la liberté de jouer son jeu, dans les limites du jeu où il a une marge de jeu « mécanique ».

La distance est la forme initiale du jeu. Il y a jeu, en quelque sens que l’on prenne ce terme, quand il y a d’abord distance, à partir du moment où, dans l’être se dessine et se creuse un intervalle qui l’amène à exister pour soi. Il y a jeu, dans un objet quelconque — naturel, technique, biologique, humain —, lorsque s’introduit dans son fonctionnement une marge d’indétermination, lorsque se manifeste dans son comportement, pour lui-même et celui qui l’observe du dehors, une certaine imprévisibilité (Henriot 1969 : 73).

Il devient clair que la liberté ludique est intimement liée à la liberté d’interprétation. « Dans l’idée d’interprétation s’introduit celle de jeu » (Henriot 1989 : 78). L’interprétation est justement le processus par lequel se remplit ce vide, exactement à la manière dont est produit le sens du jeu. Celui-ci émerge à la fois du système de règles (interne) et du contexte (externe) dans lequel il prend forme. L’interprétation fait le relais entre les deux notions et devient, dans les jeux, l’acte de jouer : « the act of play is the act of interpretation » (Salen et Zimmerman 2004 : 372). Jouer, c’est interpréter, mais, interpréter, c’est aussi bien souvent jouer. Ces deux actions sont délimitées, mais laissent une totale liberté au sens final à donner à l’action. Si le sens des signes du jeu est prédéterminé, il n’y a plus de jeu, le « joueur » devant suivre des étapes prédéfinies au jeu. Si tel était le cas, chaque « partie » et séance de jeu se répéteraient constamment.

Or, le jeu est basé sur la contingence dans l’actualisation du jeu : la contingence est la part de « jeu du jeu ». Le sens effectif du jeu est en partie répété, mais aussi à chaque fois renouvelé. « Du point de vue du joueur, tout jeu est incertain, aucun n’est complètement déterminé, et c’est ce qui en fait le caractère ludique. À cet égard, le plaisir ludique ressemble à celui de certains romans à suspenses : il repose en partie sur l’ignorance et l’attente » (Duflo 1997 : 13). Alors que les règles d’une société tentent de réduire la contingence du monde en prévoyant l’indétermination, la fonction des règles d’un jeu est de créer de l’imprévisibilité. Dans tout jeu, toute manifestation de sens aurait pu être autrement ; cette incertitude est la part de liberté interprétative du joueur pour construire le sens ludique de son expérience. C’est parce qu’il y a un flottement de sens dans le monde que le jeu existe (fonction) et que certaines cultures l’ont « institutionnalisé » en une activité précise qui prend le sens de jeu (notion)[8].

Henriot discute longuement du jeu constant des interprètes (principalement les comédiens et les musiciens), ce jeu particulier qui crée du sens grâce à l’appropriation de l’oeuvre par les interprètes. Le jeu des interprètes est à la fois cet « agencement intelligent et efficace » et « à la fois une mise à distance, un écart, une sorte de survol ou de surplomb (marge de jeu, espace modulé entre le texte pris dans sa littérature et l’idée que se fait l’interprète de la manière dont il doit être dit) » (Henriot 1989 : 78). Le joueur est comme un comédien ou un musicien qui est libre d’interpréter les signes du jeu et leur organisation pour inventer de nouvelles stratégies, de nouvelles manières de faire, de nouvelles interprétations, de nouveaux « coups », etc.

Étudier le jeu à partir de la production de sa signification mène à comprendre que le joueur joue avec le sens qu’il produit par le jeu : « games not only create meaning, but they play with meanings as well » (Salen et Zimmerman 2004: 479). Le sens des signes présents dans le jeu se renouvelant sans cesse par rapport aux mêmes signes à l’extérieur du contexte ludique, les joueurs « jouent » avec l’interprétation de ces signes. Le jeu ne se compose que par l’interprétation du joueur, car il prend forme grâce à la libre interprétation ludique du joueur : « l’interprète est le médium de ce jeu » (Henriot 1989 : 78). Le joueur est ce qui rend possible le jeu et il s’approprie ce que les règles du jeu laissent comme « vide » à interpréter.

Ainsi, les limites du jeu proposent un cadre interprétatif à l’intérieur duquel existe un flottement du sens final, flottement dont profite le joueur pour se ménager un espace de liberté ludique. Henriot présente l’exemple du jouet, en tant que signe du jeu : « la signification symbolique de cet objet résulte de son ambiguïté » (Henriot 1989 : 259). Un bâton laisse davantage de marge à l’interprétation qu’un échiquier (il peut être une épée, une canne, un projectile, etc.). Pourtant, rien n’indique que l’échiquier sera interprété comme un objet sur lequel on joue aux échecs. Le joueur donne du sens à un objet qui représente un « jeu » interprétatif, un vide à remplir par l’interprète. Le jouet n’est jouet qu’à partir du moment où le joueur crée son sens.

Les signes du jeu renvoient alors à une absence que le joueur comble pour produire le sens du jeu. « On ne joue jamais qu’avec de l’absence » (Henriot 1989 : 255). Le statut de l’absence est créé si l’interprète sait qu’il manque quelque chose : lorsqu’il construit du sens avec cette absence. « L’absence ne parle qu’aux initiés » (Henriot 1989 : 256). Le signe fonctionne par l’absence[9], tout comme le jeu, d’où la parenté entre l’interprétation et le jeu : on joue avec ce qui est absent, dans « l’à-venir », et on produit du sens avec le passé, par l’ensemble de nos connaissances et expériences acquises.

« Le propre du jeu consiste à prendre l’absence pour étoffe, à dépasser le présent dans le sens de l’avenir, à transformer le réel par le moyen du possible en lui donnant la dimension de l’imaginaire. Quel que soit le jeu considéré, il n’est pas difficile de voir qu’il est fait d’absence beaucoup plus que de présence ».

Henriot, 1989 : 256

Cette absence est ce « vide » permettant la création de sens qui n’a de « réalité » que pour le joueur qui l’actualise grâce à sa liberté ludique. « L’espace de jeu où s’organise la mise en scène, présentation/représentation de l’absence, n’est pas à proprement parler dans le monde, parmi les choses : c’est plutôt un espacement des choses dans le temps, une redistribution du réel par la pensée » (Henriot 1989 : 259). Comme le dit Henriot, le jeu n’est toujours qu’imaginé : la liberté ludique n’est toujours qu’imaginée par le joueur qui crée une distance entre lui et les règles. Le jeu est cette distance mise entre les règles et le joueur qui engendre la liberté ludique et le sens du jeu.

Le jeu comme producteur culturel

C’est en ce sens qu’il faut comprendre que le jeu est la porte de sortie du déterminisme, puisqu’il vise nécessairement création et innovation pour le joueur grâce à cet espace de mouvement. Le jeu permet à l’humain de se retirer, de créer une distance entre lui et le monde afin de retrouver une liberté et ne plus simplement répondre à des besoins primaires. Sartre affirme d’ailleurs que

dès qu’un homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, quelle que puisse être d’ailleurs son angoisse, son activité est de jeu : il est en effet, le premier principe, il échappe à la nature naturée, il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu’il a lui-même posées et définies (Sartre 1943 : 669).

Pour Fink, le jeu vient s’opposer aux diminutions de choix qui s’imposent au fur et à mesure du déroulement de notre vie : à chaque choix que nous posons, nous éliminons des possibilités qui ne se représenteront plus de la même manière et devenons le produit de nos actions. Le jeu permet de « récupérer » ces possibilités supprimées en visant une vie non déterminée (Fink 1965 : 79-80). « Par le jeu, notre vie fait l’expérience d’une création particulière, du bonheur de créer ; nous pouvons tout être, toutes les possibilités s’offrent à nous, nous avons l’illusion d’un commencement libre, sans entraves » (79).

Fink croit que Platon et Aristote ont fait du jeu une simple mimésis, ce qui annonce la victoire de la métaphysique sur la poétique dans l’interprétation du sens du jeu. Pendant des siècles, nous avons occulté le pouvoir de création du jeu pour favoriser d’autres significations : repos de l’effort, aide pédagogique, vice, enfantillage, etc. Pourtant, le jeu est aussi l’occasion de créer, ce que des poètes et artistes de l’Antiquité avaient compris (Fink 1965 : 102). La poièsis grecque est la force productrice dont parle Fink : le joueur participe à la création du monde par le jeu, car le jeu produit le monde (41).

Partant des fragments d’Héraclite, Fink explique que ce qui est produit dans le monde a le caractère de jeu (Fink 1965 : 29). Les humains peuvent « produire », car ils ont un rapport ouvert avec le monde. « En jouant, l’homme ne demeure pas en lui-même, dans le secteur fermé de son intériorité ; plutôt il sort extatiquement hors de lui-même dans un geste cosmique et donne une interprétation riche de sens du tout du monde » (Fink 1965 : 22). Cette « force de production dérive du jeu du monde » (29), de l’espace de jeu entre les choses. Le jeu d’Héraclite n’a pas de lieu et de durée, car il ne se trouve pas dans la sphère du donné, mais est ce qui donne lieu et durée. Le jeu est « la course du monde » (62) et est producteur du monde (« de mondes », pourrions-nous aussi ajouter). Tout ce qui est produit, et principalement les interprétations, a le caractère du jeu en tant qu’« espace de jeu » à s’approprier. Tout n’est pas prédéfini, surtout pas le sens du jeu et du joueur, et l’actualisation de la part créative du monde est la fonction de jeu.

Ainsi faut-il aussi comprendre Henriot lorsqu’il affirme que l’artiste et le technicien laissent une place au jeu quand ils « produisent » oeuvres et biens. « Par leur audace et une certaine perte de contrôle » sur leur production, ils introduisent une part de jeu dans leur travail et cette part est la part proprement créative. C’est le flottement de l’interprétation qui intègre de la différence dans le monde grâce à l’acte créatif. Ces « producteurs » ont besoin du jeu (mécanique) pour créer et le jeu constitue probablement leur principale motivation. Le jeu est productif (Henriot 1989 : 173) puisqu’il instaure de la nouveauté dans le monde (de nouvelles occurrences). Comme le dit Fink, tout ce que l’humain produit est issu du jeu et a la forme du jeu. Le jeu produit le monde et est le symbole pour interpréter l’humain et le monde. C’est à partir de cette démonstration que nous pouvons affirmer que la notion de jeu est produite par la culture, alors que la fonction de jeu est productrice de culture, en tant qu’acte créatif.

Conclusion : la responsabilité du joueur

Cet acte créatif est l’interprétation : il y a un « jeu » dans l’interprétation. Jouer, c’est faire l’interprétation de signes à partir d’un cadre interprétatif défini par un rapport de tension et de nécessité entre certaines limites du jeu et la liberté ludique de les interpréter. Ce rapport est particulier au domaine ludique et Duflo relève le fait qu’il a été difficile de concevoir que des règles pouvaient produire une marge de liberté au lieu de la contraindre. La liberté, soit l’espace de jeu et de mouvement, a besoin de limites pour se définir. En même temps, ces limites existent et « délimitent » parce qu’elles ont un vide ou un espace à encadrer. Les deux sont essentiels l’un à l’autre et permettent au jeu d’exister puisque grâce à ce vide créé par les limites « les choses se mettent en rapport, se touchent, s’épousent » (Henriot 1989 : 88). Henriot ajoute que « des éléments de jonction et de séparation rendent possible le jeu, par distanciation du vide et rapprochement des limites. Trop de liberté et le système ne fonctionne plus (il y a “trop de jeu”), mais, au contraire, pas assez de liberté et le système s’immobilise » (1989 : 88-89). Il existe un équilibre ténu entre la liberté ludique et les limites du jeu.

Ce que les règles permettent, la liberté s’en empare, mais ces règles n’ont de cesse que de limiter la liberté. La liberté ayant la forme des règles, elle est constamment prise entre le fait de les repousser et celle de les conserver. Si la liberté devait nier l’existence des règles (telle que pourrait le faire la « liberté métaphysique »), elle disparaîtrait, n’ayant plus de possibilités de choix. En même temps, les règles ont aussi besoin de liberté pour prendre forme, car la structure des règles n’a de sens que par la liberté ludique qu’a le joueur de jouer avec les règles. Sans liberté, le jeu n’existe plus – et donc les règles non plus. Ce n’est pas la présence des règles qui est spécifique au jeu (dans tous les pans de la vie existent des règles), mais son rapport à la liberté.

Dans tout jeu, il y a ce vide dont la liberté interprétative s’empare pour produire le sens du jeu entre des règles. Même si les règles sont les mêmes pour tous les joueurs, le jeu produit n’est jamais identique. Les chaînes sémiosiques des joueurs étant si différentes les unes des autres, il serait impossible de définir le jeu à partir d’une interprétation unique. Chaque joueur fait une interprétation qui lui est propre, car le sens du jeu est à créer et n’est pas donné a priori. Il n’y a pas un sens transcendantal à l’expérience qui est faite du jeu qui prédéterminerait l’interprétation à faire. L’interprétation est justement ce qui est en puissance dans la manifestation du jeu. Comme le mentionnent Salen et Zimmerman (2004, 366), le sens du jeu est construit au moment de l’expérience. La manifestation du jeu passant nécessairement par le joueur, celui-ci interprète ce que sera le jeu dans son actualisation. La mise en place des règles du jeu dépend ultimement de facteurs qui relèvent du joueur : ses connaissances, son humeur, ses convictions, sa personnalité, etc. Le joueur joue le rôle de médiateur et malgré les limitations dans les interprétations, la contrainte n’est jamais totale (Rorty 1992). Le joueur actualise la forme du jeu, peu importe la structure ludique, car le jeu naît du rapport différentiel et répétitif qu’entretient le joueur par rapport aux règles. Par définition, le jeu est un lieu d’expression pour l’individu.

Même si d’autres peuvent produire le même sens que lui, le joueur est le seul responsable du sens à donner au jeu : « nul ne peut jouer pour moi. Et pourtant je sais bien que n’importe qui a le pouvoir de le faire » (Henriot 1989 : 290). Comme le jeu est toujours jeu avec ce qui est en puissance, le joueur est responsable de l’actualisation du jeu. La forme qu’il prendra dépend de chaque action du joueur. Henriot rappelle d’ailleurs que « Kierkegaard introduit, avec l’idée de Jeu celle d’un choix libre, d’une incertitude radicale qui place l’individu dans une situation d’absolue responsabilité » (1989 : 250). Le joueur a un ensemble de possibilités et un espace d’appropriation dont il est responsable. « Ce qui définit le jeu […] c’est le fait que le sujet qui s’y engage assume sa responsabilité en allant au-devant d’un avenir dont il n’est pas parvenu à supprimer le plus grand nombre possible d’aléas » (Henriot 1989 : 244). En d’autres mots, le joueur est responsable de sa liberté ludique et de son rapport (tendu) avec les règles du jeu.

Le joueur doit donc porter un jugement sur le jeu qu’il actualise, mais ce jugement ne concerne pas seulement le sens produit par ses actes, mais le sens de lui-même. Puisque le joueur se définit par son action (le jouer), le sens qu’il donne à cette action le définit lui-même et le rend entièrement responsable quant au sens qu’il produit et au sens qu’il s’accorde : « le jeu est […] exercice de soi » (Henriot 1989 : 279). Le jeu est toujours jeu devant soi, car il est un acte créatif dont le joueur est le responsable. « Au joueur d’en décider, et, par la même occasion, de décider de soi » (Henriot 1989 : 248). Le jeu est « idée d’homme », mais « l’idée de jeu est en même temps une idée de l’homme : idée qu’il se fait lui-même, de ce qu’il est, de ses pouvoirs » (Henriot 1989 : 158).

Le joueur est responsable du sens à donner au jeu pour lui-même, mais est aussi responsable du sens qui est partagé dans la communauté des joueurs. Pour Caillois et Henriot (1989 : 290), même si le joueur est seul, il joue avec d’autres. Pour Salen et Zimmerman aussi, le jeu est toujours une activité sociale et une façon d’entrer en contact. Le jeu apparaît comme un système symbolique par lequel les joueurs communiquent. Ils se présentent aux autres joueurs, produisent du sens par leurs actions dans le jeu et forment une communauté. Les joueurs deviennent des producteurs, non seulement pour le sens de leur jeu, mais aussi le sens du jeu pour les autres joueurs. Toutes ces actions dans le jeu constituent finalement le sens commun du jeu que les joueurs partagent dans un même espace ludique. Les joueurs prennent part à l’édification d’une culture ludique qui ne se confine pas au champ sémantique du jeu : les effets de la pratique ludique sont multiples et ont des échos dans toutes les sphères de la société. Le jeu devient alors producteur de culture, ce qui confère au joueur une grande responsabilité dans le sens qu’il veut produire pour lui-même, mais aussi pour la société dans laquelle il vit.

En postulant le sens du jeu de façon transcendantale, l’approche classique exclut la responsabilité du joueur dans le sens produit : le sens est déjà donné. Grâce aux nouvelles perspectives sur le jeu, le joueur apparaît responsable du sens du jeu en tant que cause immanente et le jeu n’est plus nécessairement une activité séparée, fictive, improductive, etc. Le jeu n’est pas un ensemble de critères prédéfinis définissant son sens, mais un rapport de sens entretenu par un joueur face à une activité qu’il qualifie de jeu (notion). Plus encore, le jeu est cet espace de liberté interprétative permettant au joueur de produire du sens par différenciation ou répétition lors de l’actualisation (fonction). Jouer n’est en rien insignifiant à partir du moment où l’on comprend que la fonction de jeu est celle qui rend possible le renouvellement du monde grâce à un acte créatif. Faire l’exercice de sa liberté ludique, aussi encadrée soit-elle par les règles du jeu, relève de questions éthiques. Le jeu et l’éthique sont inextricablement liés, car jouer est un « acte éthique » : c’est la conclusion à laquelle nous parvenons à partir du moment où le jeu est considéré comme un producteur culturel.