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L’ouvrage de Jeanne Pomerleau constitue un essai ethnographique sur le sujet des corvées et des quêtes qui ont eu cours chez les Francophones d’Amérique du Nord. À notre connaissance, il s’agit de la première synthèse systématique sur ce thème. Construit dans une seule intention descriptive, l’ouvrage s’appuie sur une documentation abondante de nature factuelle, puisée surtout dans des sources de première main, écrites et orales. L’un des plus grands mérites de cet ouvrage est de rassembler sous un même couvert la description minutieuse des principales corvées et quêtes. L’entreprise rigoureuse couronne d’ailleurs une dizaine d’années de recherche d’une auteure expérimentée. Jeanne Pomerleau cumule plusieurs titres de la même facture qui recensent des métiers disparus, inusités ou des aspects des travaux de la vie d’autrefois tels que : Métiers ambulants d’autrefois (1990) ; Arts et métiers de nos ancêtres, 1650-1950 (1994) ; Les chercheurs de trésors (1996) ; Gens de métiers et d’aventures (2001).

L’ouvrage comprend deux parties. La première traite des corvées en cinq chapitres de longueur inégale. À l’exception du premier chapitre qui donne un aperçu général des catégories de corvées, chacun est divisé selon un type de corvées. La seconde partie comporte sept brefs chapitres qui portent sur une quête particulière (la Guignolée, la quête de l’Enfant-Jésus, la Chandeleur, le Mardi gras, la mi-carême, la quête du bedeau et l’Halloween). L’information sur les corvées est présentée judicieusement selon un regroupement typologique, ce qui fait l’une des grandes forces de l’ouvrage. La description de chaque type de corvées respecte l’ordre qu’elles occupaient dans le cycle annuel.

Pomerleau définit la corvée comme un travail fait en groupe, sans rémunération, dans le but de s’entraider ou d’échanger du temps et qui s’accompagne le plus souvent d’un repas ou deux pris en commun et, parfois, d’une soirée divertissante qui fait place à la danse et aux jeux. Cette forme d’entraide est aussi désignée par le terme anglais bee, orthographié « bi » ou « bis », ou frolic chez les Acadiens. L’ouvrage traite surtout des corvées au Québec, mais des variantes sont également puisées dans d’autres milieux francophones d’Amérique, notamment chez les Franco-américains de la Nouvelle-Angleterre ou en Acadie. Beauceronne d’origine, l’auteure exploite naturellement le matériel provenant des nombreuses enquêtes orales qu’elle a menées dans cette région, dont elle souligne d’ailleurs la renommée des corvées. En outre, elle traite surtout des corvées en milieu rural, affirmant qu’elles sont plus rares en ville (visibles entre autres lors de déménagements ou d’incendies). Quoique plus diffuses, les quêtes sont abordées sur le même plan que les corvées car, pour l’auteure, ces deux modes d’expression de solidarité ont un but commun : soulager la misère ou s’entraider pour que la vie suive son cours au fil des saisons.

D’entrée de jeu, elle distingue deux grands types de corvées : celles qui sont imposées ou obligatoires et les corvées volontaires et spontanées. Les premières renvoient aux obligations et servitudes des censitaires envers leur seigneur sous le Régime français, dont certaines, comme la construction des chemins, ont perduré sous le Régime anglais. L’auteure décrit également la plantation du mai, seule corvée honorifique recensée, tout en précisant qu’elle n’est pas représentative de l’esprit des corvées car elle n’avait pas de fonction utilitaire. Quant aux corvées volontaires, elles se subdivisent en trois catégories : les corvées communautaires associées aux pratiques religieuses (par exemple construction de la chapelle, de l’église, coupe du bois de chauffage de l’église, réparation et entretien de l’église et du cimetière) ; les corvées de charité associées au rituel de la vie (surtout lors des naissances, des mariages et des décès) ; les corvées d’entraide avec ou sans échange de temps (notamment les corvées agricoles, des travaux de la terre selon le cycle annuel, de survie matérielle ou alimentaires). Ces dernières, regroupées au chapitre cinq, sont les plus nombreuses et constituent l’essentiel de l’ouvrage. En tout, l’auteure décrit le nombre impressionnant d’une centaine de corvées, de façon plus ou moins élaborée, selon leur importance dans la tradition et dans les récits recensés. Chaque description est agrémentée de citations provenant de sources écrites (monographies paroissiales, récits de voyage, ouvrages historiques) ou d’extraits d’entrevues orales, de poèmes ou de chansons de tradition orale. L’ouvrage est complété de quelque cent illustrations, gravures et photographies, qui forment un ensemble iconographique original et souvent inédit. Deux tableaux répartissent les corvées et les quêtes selon leur place et leur intensité dans le cycle des saisons. Leur examen nous apprend entre autres que le printemps est la saison où il y a le plus de corvées tandis que les quêtes sont plus intenses à l’hiver. À travers ces descriptions, Jeanne Pomerleau dégage les aspects de divertissement et de sociabilité comme caractéristiques des corvées et des quêtes. Elle mentionne que ces pratiques étaient marquées par des bonnes relations de voisinage et paraissent avoir été essentielles au maintien de la cohésion sociale. En plus de reprendre les corvées les plus connues et les mieux documentées par les historiens et les ethnographes, comme l’épluchette de blé d’Inde, le broyage du lin, le levage des bâtiments domestiques ou la boucherie, l’auteure nous fait découvrir plusieurs aspects oubliés de la vie ardue des ancêtres. Elle explique brièvement la disparition de plusieurs corvées liées au travail de la terre par l’arrivée de la mécanisation des activités des agriculteurs. La centaine de corvées répertoriées par l’ethnologue révèle que « tout prétexte est bon pour faire une corvée ». Cependant, si certaines d’entre elles exigent un grand nombre de participants, plusieurs tâches mentionnées ici étaient exécutées par un nombre restreint de personnes, souvent limité à la famille immédiate et à quelques voisins. Pour Jeanne Pomerleau, il semble que le fait de travailler en groupe soit suffisant pour conclure qu’il y ait corvée. Les autres critères qui accompagnent généralement les corvées, comme le repas collectif et la soirée divertissante, ne sont pas primordiaux.

L’esprit des corvées et des quêtes persiste néanmoins de nos jours et on le retrouve surtout lors de sinistres ou de désastres d’importance, en ville comme à la campagne. L’auteure aborde brièvement cette note positive. Souhaitons que la typologie qu’elle propose permette à l’ethnologue contemporain de reconnaître les formes actuelles de corvées ou de quêtes, transformées ou nouvelles, qui ont conservé cet esprit d’entraide et de solidarité afin de poursuivre ce travail rigoureux de description et d’en prolonger l’étude comparative.