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Pascale Bonnemère et Pierre Lemonnier sont directeurs de recherche au Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO), Unité Mixte de Recherche (UMR) sous la tutelle du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et de l’Université de Provence. Exercice périlleux qui est celui de faire la recension d’un travail scientifique rempli de photos qui laissent en nous une conscience imageante de l’objet étudié. Dans un tel entraînement, pour une personne qui se reconnaît tout au plus en partie dans l’objet étudié, il est difficile de rester enfermé dans les schèmes de la démarche ethnologique. Voilà la double conscience qui traverse cette recension et dans cette démarche, nous parlons plus au touriste, qu’à l’ethnologue, anthropologue ou historien, voici une démarche originale réussie.

Les lecteurs familiers des littératures francophones ne pourraient s’empêcher de trouver une analogie entre Les Tambours de la mémoire (Diop 1991) et Les Tambours de l’oubli. Chez de nombreuses sociétés qui utilisent cet instrument, il est un outil de communication qui annonce le péril. Ainsi dans les Tambours de la mémoire, il est question d’un personnage en lutte avec sa propre mémoire. Il veut sortir de l’oubli et va à la recherche d’une terre inconnue : le Royaume du [montre moi là-bas] «WissOmbo» de la Reine Johanna Simentho. Johanna, nom bien occidental qui évoque le rapport l’homme moderne, de l’homme colonisé avec le temps ancien qu’il n’arrive pas à se représenter dans son imaginaire.

Mais contrairement aux Tambours de la mémoire, Les Tambours de l’oubli offrent une perspective autre et non imaginaire. L’optique formulée par cet ouvrage est d’arriver à faire comprendre un univers complexe où la tradition compose à distance avec la modernité, où les sociétés ont gardé jusqu’à un certain degré la réalité d’une sociabilité anté-coloniale avec ses interdits, ses croyances irrationnelles pour le visiteur qui n’est pas encore entré en contemporanéité avec les autochtones. Et comme nous le disent les auteurs, on voit « dans ces images publiées avec leur accord, la mémoire d’un temps qui ne sera bientôt plus » (quatrième de couverture), mais que l’on saura se rappeler grâce à une mémoire imageante : « drumming to forget ».

Écrit en anglais et en français, cet ouvrage richement illustré de photos, aide à se départir des préjugés sur l’autre « différent et primitif » et de mieux comprendre les Ankave. « Ni l’âge de pierre ni colonisés », c’est ainsi que commence le premier chapitre qui dévoile la genèse des Ankave qui seraient arrivés au coeur de la Nouvelle Guinée il y a près de 10 000 ans en groupe uni et qui se sont par la suite dispersés dans une région qui couvre environ 1200 km2.

Mais malgré la dispersion de population, les Ankave ont gardé leurs organisations socioculturelles, exception faite de leur organisation politique, inchangées dans les différentes tribus dans lesquelles ils sont actuellement réunis. Dans ce même chapitre, les auteurs nous font ensuite découvrir le cadre écologique des Ankave : forêt et atmosphère brumeuse, en essayant de comprendre comment ces derniers se sont adaptés à ce milieu.

Le second chapitre porte sur la mobilité des Ankave, qui s’explique par un instinct de survie mêlé à diverses croyances sur l’existence d’esprits maléfiques. Un tel nomadisme s’explique aussi par le besoin pour les Ankave de procéder à un marquage du territoire, qui se réduit souvent à l’espace familial hérité de la lignée paternelle. Les auteurs nous décrivent en détail les activités économiques des populations Ankave qui naviguent sans cesse entre différents villages de montagne où ils ne passent que très peu de temps et la forêt qu’ils exploitent à des fins de subsistance. Ils partiquent également la pêche à la « nivrée » : il s’agit d’une activité strictement masculine qui « consiste à attraper les poissons asphyxiés par un liquide laiteux, obtenu par écrasement d’une racine et délayé » (66). Bonnemère et Lemonnier, nous ayant déjà fait part de l’origine commune des Ankave, abordent dans le troisième chapitre la vie en commun. Chez les Ankave, tout le monde salue tout le monde ; chacun semble connaître tout le monde, tous sont finalement parents, une parenté à divers degrés (92). Malgré leur appréciation de la solitude, les Ankave sont aussi animés d’un instinct grégaire qui se manifeste par l’organisation de repas de jus de pandanus pour célébrer des retrouvailles. Au-delà de la simple manifestation d’un savoir-faire culinaire, qui se manifeste lors de ces visites festives, on découvre également les droits et devoirs imposés par la communauté et l’organisation sociale de la famille élargie.

Le chapitre quatre nous amène à l’analyse des rapports entre les sexes et aborde la question de la procréation. L’arrivée d’un nouveau-né dans le couple suppose en effet l’arrêt de certaines activités pour le père qui va selon l’expression qu’ils utilisent « suspendre sa masculinité » (116). Il y est aussi question de la complémentarité dans le couple par rapport au type de travail à faire, les grosses oeuvres étant assurés par les hommes et le ravitaillement par les femmes. Quant au mariage, il répond aussi à des modalités qui « dévoilent des pans entiers de cet ensemble de représentations car un tel événement requiert la présence de plusieurs membres de leur parenté qui accomplissent divers gestes rituels. » (124) Les « initiations » (146) marquent le passage, la transformation du garçon en homme. L’initiation chez les Ankave est l’activité collective la plus importante et fait l’objet du chapitre suivant. Dans l’imaginaire des Ankave en effet, le garçon ne possède pas une qualité innée qui ferait de lui un homme. C’est que l’initiation est une forme de renaissance après la mise à mort symbolique qui débute par la perforation de la cloison nasale, qui permet ainsi à l’individu de naître de nouveau hors du monde féminin, c’est « le lieu et le moment où la domination masculine se trouve réaffirmée. » (148) Le rituel permet ainsi de reproduire cette domination de génération en génération pour justifier l’asymétrie entre homme et femme.

Le chapitre six porte sur les guerres, accidents, et maladies qui ravagent les sociétés ankaves. La maladie et la mort sont ainsi au centre de leurs préoccupations. Pour les Ankave, une maladie fatale ou un décès quand ils affectent un jeune « résultent de l’action volontaire d’un être doué de pensée : humain, esprit ou créature composite associant un humain et un esprit. » (176) Ce dernier fait partie de la gente cannibale, les sorciers « ayao et ombo ».

Les ethnologues ouvrent une fenêtre dans ce chapitre sur les croyances des Ankave associées aux forces maléfiques et au monde mystérieux des guérisseurs. De « petits soins et grandes cures chamaniques » (178) abondent. L’ouvrage contient 126 photos en couleur, une carte des groupes ethniques anga en Papouasie-Nouvelle-Guinée et du pays ankave ainsi qu’un très riche glossaire.