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À l’heure où, dans tous les domaines de la culture, se démultiplient l’offre de médiation et avec elle les modalités de son exercice (expographiques, numériques, expérientielles, etc.), l’on doit veiller à ne pas succomber au vertige de la nouveauté en perdant de vue des manières de faire plus anciennes. C’est notamment le cas du guidage qui ne peut simplement se voir rapporté à une occurrence comme une autre de la médiation. Celle-ci, en l’englobant, ne doit pas en effet faire perdre de vue ses spécificités qui tiennent essentiellement aux histoires distinctes dont procèdent médiation et guidage. La médiation est un concept récent qui lui-même recouvre, en les reformulant, des modes de transmission antérieurs, ressortissant de l’éducation populaire, de l’interprétation ou de l’animation (Mathieu 2011). Or le guidage préexiste à ceux-là. Élisabeth Caillet (1994) fait remonter ses origines au Grand Siècle et aux premières expositions publiques de l’Académie royale de peinture, à l’occasion desquelles les artistes étaient chargés par Colbert de présenter les oeuvres de leurs « collègues » et de commenter celles acquises par le Roi. Autant que la peinture, le monument est concerné par ces prémices. C’est ainsi que Louis XIV lui-même faisait visiter le château et le parc de Versailles (Bertho-Lavenir 2004 : 21). Coïncidant avec la préhistoire du tourisme, l’histoire des voyages au XVIIIe siècle fourmille de cicérones italiens, à la verbosité légendaire (Chaney 1998 ; Gallo 2005 ; Bertrand 2008). Moins illustres, mais plus nombreux, sont tous les « intermédiaires humains » que ressuscitent les récits de voyage du XIXe siècle : portiers, concierges, voisins, métayers, notables, anciens militaires, etc. (Parsis-Barubé 1998). Le guide semble alors s’inscrire dans l’ordre « naturel » de la vie du monument. D’abord informelle, sa parole aurait, au gré de l’habitude, pris forme jusqu’à donner lieu à un genre, la visite guidée ou la visite-conférence. C’est en tout cas ainsi que les guides racontent aujourd’hui la belle histoire de leur métier. Quoi qu’il en soit de cette genèse, le guidage se présente comme une forme « traditionnelle » de médiation, « minimale » aussi, pour ne pas dire « artisanale ». On peut d’ailleurs se demander si cet archaïsme – l’on exagère à dessein – est compatible avec les évolutions contemporaines, telles la manifestation du désir d’autonomie des visiteurs et la montée en puissance du « facteur de divertissement » (Wolf 1999 ; Pine et Gilmore 1999), sensible dans toute modalité de médiation (Montpetit 2005). Le guide dont l’entremise contrarie forcément l’illusion recherchée d’un rapport direct au patrimoine (Montoya 2008), ne donne en effet qu’à voir et qu’à entendre passivement, et non à vivre activement. Fondé sur la « prise de parole »[1], il met en oeuvre une pédagogie du verbe, à laquelle se substitue, avec les nouvelles formes de médiation, une transmission par l’action, la sensation, le vécu (Saïdi 2010). Peut-il alors résister et subsister face à l’offre de médiation, a priori plus attractive, qui se développe par ailleurs ? Le guidage ne serait-il pas d’un autre temps ? L’on peut en douter à considérer l’offre aussi bien que la demande, de même que l’actualisation constante de la règlementation de ce secteur concurrentiel, orientant le guidage vers toujours plus de professionnalisme. Depuis plus de vingt ans en France, le statut du guide libéral ne cesse en effet de faire l’objet de lois et décrets visant à soumettre le « droit de parole » rémunéré et son périmètre à des niveaux d’études et à des compétences linguistiques[2]. Dès lors, à vouloir dépasser l’hypothèse facile d’une accidentelle survivance, reste à s’inquiéter de la manière dont le guidage fait encore sens. Pour répondre à cette question, l’enquête a été conduite auprès de guides, à Carcassonne, et plus spécialement dans l’enceinte de sa Cité[3].

Celle-ci figure dans le peloton de tête des monuments les plus visités en France, et ce, de très longue date. Les foules de touristes qui s’y pressent viennent y découvrir une histoire feuilletée qui court de la période gallo-romaine jusqu’à nos jours. Les chapitres intermédiaires de son histoire mettent tour à tour en scène les Wisigoths, Charlemagne, les dynasties féodales, les cathares, les barons du nord, saint Louis, le Prince Noir, le traité des Pyrénées et Viollet-le-Duc. Cette ville fortifiée ne doit pas son originalité uniquement à la double enceinte qui, après son annexion au royaume de France, en a fait un site réputé imprenable. À l’instar des « petits » châteaux improprement appelés « cathares » qui l’environnent, elle se voit érigée en symbole de résistance et sert de fait de cadre privilégié à l’affirmation de l’identité occitane. Ce credo identitaire dont les manifestations ne font guère sens qu’aux yeux des locaux se trouve singulièrement reformulé dans le courant des années 1990, à l’heure où les acteurs politiques et économiques du département s’emparent de l’histoire tragique des cathares persécutés et la brandissent en étendard pour la faire servir au développement de tout un territoire, et ce, dans le cadre des programmes européens Leader (Liaison entre les actions de développement de l’économie rurale) I et II[4]. Le succès auprès des touristes serait-il alors imputable à l’audience nouvelle dont bénéficient les mémoires victimaires, au nom du « devoir de mémoire » ? Ne faudrait-il pas plutôt parier sur la spiritualité au fondement de l’histoire cathare, disponible pour toutes sortes d’interprétations et donc d’identifications ? Quoiqu’il en soit, la Cité de Carcassonne, au coeur du « pays cathare », attire dès lors toujours plus de monde. Cela étant, l’impulsion décisive est donnée en 1997 par le classement UNESCO dont résulte aujourd’hui une fréquentation annuelle estimée à plus de deux millions de visiteurs. Si tous passent la Porte d’Aude ou franchissent le pont-levis de la Porte Narbonnaise, seulement un quart (soit 513 000 en 2013) pénètre dans le château comtal dont l’entrée est payante. Cette partie du site, ainsi que les fortifications, c’est-à-dire les remparts et les tours, est propriété de l’État et placée sous la responsabilité du CMN (Centre des monuments nationaux). Créé en 1914, cet établissement public sous tutelle du MCC (Ministère de la culture et de la communication), est en charge d’une centaine de monuments sur le territoire français, emblématiques à un titre ou à un autre de l’histoire nationale. Il en assure l’entretien, la gestion et y organise les visites. Si les guides libéraux évoqués plus haut, dûment « encartés », ont toute liberté d’exercer là leur droit de parole, le Centre propose ses propres prestations, de deux types : visites-conférences, sous la houlette de conférenciers agréés par le CMN, requérant du visiteur l’acquittement d’un supplément ; et visites accompagnées assurées par les agents d’accueil et de surveillance.

Nous prendrons ici le parti de resserrer la focale sur ces dernières et sur la manière dont ceux qui les conduisent (ou les ont conduites) à Carcassonne entendent, outre le guidage, sa pertinence dans l’ordre contemporain du patrimoine. L’enquête réalisée au printemps 2012 s’est donnée pour agenda l’observation participante d’une ou plusieurs des visites réalisées par chacun des six agents-guides, suivies d’entretiens semi-directifs que la direction locale du CMN a permis de réaliser sur le temps de travail. Ces discussions ont pu être reprises et poursuivies, de manière informelle, à l’occasion de rencontres fortuites en ville basse[5]. Héritiers de la catégorie d’agents la plus anciennement habilitée à guider à la Cité, celle des gardiens, ces agents voient aujourd’hui cette fonction leur échapper. Leur fiche de poste, de plus en plus axée sur les tâches d’accueil et de surveillance, cantonne les visites au rang de tâche optionnelle, à effectuer sur la base du volontariat. Cette situation quelque peu paradoxale les signale à notre attention, en ce qu’elle semble esquisser, en contrepoint du mouvement de spécialisation qui vaut à nos gardiens une exclusion progressive du champ de la médiation, un phénomène de résistance. Ce faisant, s’agit-il bien de résister ? N’est-il pas davantage question de s’adapter ? À moins que l’ambition ne soit d’inventer une alternative à la doxa du guidage telle que peut désormais l’enseigner l’université. En attendant de voir précisément ce qu’il en est, notons que ces guides d’un genre en voie de disparition paraissent incarner l’acmé d’un présent du guidage, au bord du bord du précipice : celui d’une médiation démodée pratiquée, en vertu d’une tolérance précaire, par des salariés qui n’en sont pas moins des amateurs. Comme toute situation de marge, celle de nos gardiens est utile à l’ethnologue, qui sait bien tout le bénéfice heuristique à attendre de pareille configuration. En l’occurrence, il s’agira, après avoir précisé le statut ainsi que le profil de ces guides, de saisir à travers les paroles de et sur la visite les représentations attachées à cet exercice dans le contexte de crise qui est a priori le sien.

Guide malgré tout

Comme il paraît loin l’âge d’or où l’on était embauché en tant que gardien avec, entre autres missions, celle de guider ! En ce temps-là, les agents pouvaient se targuer de pouvoir conduire des visites au titre de fonctionnaires titularisés, alors même que la fonction publique d’État n’offrait (et n’offre toujours pas) de corps d’accueil aux guides. Ils coexistaient alors plutôt paisiblement avec les conférenciers. Enseignants pour la plupart, ces derniers ne représentaient pas de réelle concurrence, le guidage n’étant généralement pour eux qu’une activité d’appoint, rémunérée à la vacation, à laquelle ils se consacraient pendant les grandes vacances de l’été. La génération suivante ne l’a pas entendu de cette oreille. Surfant sur la vague de la professionnalisation, les jeunes conférenciers arrivés sur le marché du travail au tournant des années 1980-1990 ont cherché à faire valoir leurs diplômes et leurs compétences. La création d’un service éducatif, le transfert des réservations de l’office de tourisme au CMN, les signatures de CDD (contrat à durée déterminée), de CDI (contrat à durée indéterminée) à temps partiel, puis, en 2011, l’obtention de CDI à temps plein, et enfin la création du service culturel marquent, localement, les différentes étapes de ce triomphe qui a pour corollaire l’élaboration d’une fiche de poste plus étoffée. Devenus CAC (chargés d’action culturelle), les conférenciers enrichissent la palette de leurs compétences (visites ludiques, fiches pédagogiques, ateliers POM (petites oeuvres multimédias), ateliers contes, maquette numérique, expositions, etc.), endossant de fait un profil de médiateur polyvalent. Quoi qu’elle exclue la titularisation et donc l’accès au fonctionnariat, cette contractualisation constitue une revanche sur la précarité des tout débuts, mais implique une contrepartie, à savoir une remise en cause toujours plus franche de la part de médiation qui incombe aux agents. Ceux-ci notent, impuissants, la réduction du nombre de leurs visites, la diminution de leur durée, le rétrécissement de leur marge de manoeuvre, les refus opposés à leurs demandes de formation.

L’avènement d’un autre type de médiateur ne produit pas seul ce resserrement du champ d’action des agents. Y contribue par ailleurs la fusion des statuts des personnels des musées, archives, monuments historiques, et des écoles d’art, advenue en 1988[6]. La conséquence de cette évolution au sein du secteur culture de la fonction publique d’État est double. Elle se traduit d’abord par une homogénéisation des fiches de poste, qui vaut redéfinition pour les agents du CMN, cette fiche étant dès lors de plus en plus orientée, on l’a déjà mentionné, vers l’accueil-surveillance, c’est-à-dire le contrôle des entrées et la sécurité des biens et des personnes. Le guidage, dans le contrat de travail, est laissé au bon vouloir du fonctionnaire et ne crédite pas l’agent d’une rémunération supplémentaire. La fusion des statuts a pour autre incidence l’ouverture d’un nouvel espace de mobilité. Les agents peuvent dès lors circuler et être affectés dans tout type d’établissement. Concrètement, sur le terrain, cette mixité conduit à la confrontation de différentes cultures de métier, celle des gens des monuments et celle de leurs collègues des musées, dont les attributions n’avaient jusque-là jamais inclus le guidage. Mais le refus de guider des personnels « musées » en mutation ou des nouvellement recrutés ne crée pas qu’une disparité des fonctions au sein du service Accueil-surveillance. Elle produit également une hiérarchie implicite aux dépens des guides : « Ceux qui font pas de visite, comment dire ? […] Ils pensent que ceux qui font des visites, en fait, vont se balader, pendant une heure, les mains dans les poches, sur le rempart, voilà. Ou alors ils leur reprochent de faire des visites uniquement pour l’argent [pourboire] ». À Carcassonne, le phénomène est d’autant plus accusé que les mutations d’agents du Louvre, originaires de la ville, se sont multipliées ces dernières années. Le clivage guides/ non-guides s’en est trouvé radicalisé. Au mépris du guidage, ces Parisiens d’hier ajoutent celui que leur inspire la pratique « ordinaire » de leur métier, sans commune mesure avec celle que ces « champions de la sécurité et de la surveillance » ont expérimentée, dans « le plus grand musée du monde ».

En mal de reconnaissance, les agents doivent également leur mal-être à une troisième évolution tout aussi irréversible. Ici comme ailleurs, le mot d’ordre de rentabilité peine à faire rimer médiation humaine et contrats de travail. Ainsi s’esquissent de nouvelles alternatives aux visites des agents, à savoir, outre l’ouverture à la visite libre de nouveaux circuits après sécurisation[7], la généralisation des audioguides[8].

Pris entre différents feux sur lesquels ils n’ont aucune prise, les agents voient ainsi leur champ d’action reconfiguré, tant et si bien que tout semble concourir à les décourager et à les détourner du guidage. À ces entraves d’ordre structurel s’ajoutent des raisons plus personnelles, à savoir le défaut de formation initiale qui préside généralement à leur recrutement. « Moi, avant de faire ce métier, c’est un métier que je ne connaissais absolument pas, je ne savais même pas que ça existait », m’explique Reine tandis que, parallèlement, Antoine raconte que « c’est malgré [lui] » qu’il est entré au CMN, et que le guidage, comme tout ce qui est advenu dans sa vie, relève du concours de circonstances. Ainsi, le hasard et une parfaite extériorité au monde du patrimoine forment-ils les deux motifs inauguraux des récits de carrière des agents. Fier d’afficher sa différence et de se distinguer de la masse de ses collègues, Michel est l’exception qui confirme la règle : « Beaucoup l’ont fait par nécessité… moi, je l’ai choisi, ce métier ». En l’espèce, il a suivi l’exemple de son père, lui-même gardien-guide. Pour les autres, l’embauche au CMN, quand bien même elle advient tôt dans leur parcours professionnel, n’a a priori rien d’évident. Ainsi peut-elle découler d’une absence de vocation bien définie ou s’inscrire dans la continuité d’un certain nomadisme professionnel.

L’on aurait tort de croire qu’une fois dans la place et prise l’option visite, leur parfaite méconnaissance du guidage fasse l’objet de quelque compensation ou de quelque rattrapage que ce soit. Tout juste reçue au concours et affectée à l’abbaye royale de Fontevraud, Christine n’a pas vraiment eu le temps de se retourner : « Je me retrouve là, j’arrive le 1er octobre, j’arrive à 10 heures. On me dit : “À 14 heures, tu pars en visite”. […] Je me mets à potasser et à 14 heures, je suis partie en visite. Hou ! C’est hallucinant ! Maintenant, ça se passe surtout pas comme ça ». Ni maintenant, ni partout, du reste. Michel, arrivé en 1978 à Carcassonne, a fait l’objet de davantage de ménagements : « On m’a donné cinq feuilles, cinq feuilles, je veux dire ! […] Cinq feuilles expliquant le dépôt lapidaire, la cour, Tour de la Justice, Tour de l’Inquisition, Tour carrée de l’Evêque, et le grand théâtre. Débrouille-toi ! ». Le scénario n’a guère varié depuis trente-cinq ans : « Quand il y a un nouveau qui arrive, m’explique Barbara, il suit tous les guides en visite, il monte sa visite, mais tout seul, hein, il se débrouille, il achète ses bouquins, et voilà. Il potasse. Il monte sa visite, et puis, nous, on le suit derrière pour voir un peu, voilà, s’il ne raconte pas des bêtises ». L’entrée en matière, abrupte, s’accompagne ainsi d’une formation chemin faisant, sur le terrain, sur le tas, « sur le temps » comme le dit avec justesse Évelyne, ou à l’occasion des stages proposés par le CMN. Cela étant, parce que ni obligatoire, ni régulière, l’offre de stage n’apporte que de façon très aléatoire, au gré des moyens dédiés à la formation, ce complément de professionnalisation.

Décidément, rien ne plaide en faveur du guidage dans le cercle des agents. Reste qu’on le pratique, en dépit de tout, y compris des considérations financières : « Moi quand j’ai fait ce métier, tout le monde m’a traité d’imbécile, eh ! “Qu’est-ce que tu fous dans la fonction publique ? Tu vas rentrer fonctionnaire… Mais dans le privé, tu vas gagner trois fois plus !” Tout ça, ainsi de suite ». Barbara a ainsi préféré renoncer à une promotion qui l’aurait obligée à partir travailler dans un musée plutôt que de ne plus guider. Ce goût du guidage, envers et contre tout, est si fort qu’il se traduit, dans les mots de Reine, en termes d’addiction : « Vous m’enlevez les visites, et là, je vous dis non ! Moi, il me faut les visites, il faut que je parte sur les remparts ! Autrement, ça ne va pas ! […] Je peux plus m’en passer ! […] Je ne peux pas ! Il faut que je parle ! » Comment parle-t-on, justement, en visite ? Comment, à l’heure où elle coexiste avec celle du guide-conférencier, la parole de l’agent-guide se déploie-t-elle ? Sur quel(s) modèle(s) ?

L’éducateur

« Mais qu’est-ce que c’est qu’une visite, aussi ? » s’interroge Michel, quand Christine, en écho, considère : « C’est compliqué d’être guide, eh ! Les gens se disent : “Oh ! Pfff ! Tu te fous les mains dans les poches et pendant une heure tu leur racontes un truc”. Non ! C’est compliqué ! Si on veut intéresser les gens, si on veut leur apporter quelque chose, c’est compliqué ». Il semblerait que la difficulté se résolve en bonne part dans la proximité cultivée avec le cours. En tout cas, à écouter Barbara, le modèle qui prévaut est à l’évidence le modèle professoral.

– Nous sommes sur quel rempart, d’ailleurs ?

– Euh… ouest.

– Le rempart ouest, le rempart ?

– Intérieur ?

– Intérieur, effectivement. Qui a construit ce rempart intérieur ? Je l’ai dit, hein ! Je ne vous prends pas par surprise ! Alors, le premier rempart de la Cité ?

– Les Romains ?

– Les Romains, oui, les Romains, pour se protéger des invasions barbares, effectivement. Qu’est-ce qu’on fait de ce rempart au XIIIe siècle ? Oui, qu’est-ce qu’on en fait ?

– Qu’est-ce qu’on peut en faire ?

– Qu’est-ce qu’on peut en faire ? ! Souvenez-vous, il est usé, on le consolide, on le… ?

– Surélève.

– On le surélève, on rajoute… ? On rajoute le deuxième, effectivement. A qui fait-on appel pour cette grande campagne de travaux ? Des architectes du nord ou du sud ?

– Du nord.

– Oui, du nord, pourquoi ?

– Parce que c’est français.

– Parce que c’est français, effectivement, on va importer l’architecture d’Île-de-France, la positionner ici pour montrer à la population que cette ville a changé de mains. D’où des toits pointus, des toits en ardoise. Alors attention, ça, c’était la théorie de Viollet-le-Duc, parce que les architectes royaux utilisaient de la tuile-canal.

Répétition, récapitulation, interrogations. Barbara procède avec ses visiteurs comme un professeur avec ses élèves. La méthode va avec l’intention : « Moi, j’essaye de faire passer un maximum de choses, c’est-à-dire de faire passer la passion de l’histoire. [Quand ils me disent après] : “vous nous avez donné envie de retourner, de regarder, ou d’ouvrir un livre” ; ou “vous m’avez réconcilié avec l’histoire” ; ou “si j’avais eu un prof comme vous !” C’est la plus belle des choses qu’on puisse me dire ! ». S’évertuant à faire classe à sa manière, le guide se fait fort de s’adresser aux élèves d’hier qui forment son public et, en un sens, de réussir ce que l’école a raté, éveiller leur curiosité.

Pour Reine, l’enjeu s’avère davantage d’ordre intergénérationnel, et elle n’en regrette que davantage de ne pas maîtriser spécifiquement les techniques de médiation que requiert le guidage des jeunes publics. Mais autant peut-elle se sentir démunie face aux groupes scolaires, autant jubile-t-elle dès qu’elle repère, chez un enfant, cette flamme qui l’anime elle-même.

Quand vous voyez des gamins, des fois, en visite, qui sont avec leurs parents, qui sont passionnés d’histoire et qui répondent [à vos questions]… « Mais toi, tu as quel âge ? » Six ans, huit ans ! Et qui savent, qui vous répondent, qui s’intéressent, qui donnent… Ça, ça fait, là, oui ! Vous dites : « Chouette, quoi ! Ce n’est pas perdu  ! » Derrière, il y a la génération qui va arriver, il y a d’autre monde qui va arriver.

De fait, la visite est aussi entendue comme une vitrine du métier, en ce sens que le guide est aussi animé du souci de susciter des vocations. C’est d’ailleurs ainsi, à l’issue de sa visite du Mont-Saint-Michel, que Barbara a enfin trouvé sa voie. De même Michel, en marchant dans les pas de son père, apparaît comme le pur produit de cette transmission de soi. Et si l’on en revient à Reine, l’on ne sera pas surpris d’apprendre que l’une de ses filles, après des études de psychologie, a finalement embrassé, en libéral, la carrière de guide.

Le véritable objet de la transmission n’est pas tant, on l’aura compris, le savoir historique et encore moins l’histoire particulière de la Cité, mais plutôt le goût, la « passion » de l’histoire doublés de leur capacité de conscientisation : « Parce que c’est l’histoire qui nous a faits, on s’est pas inventés tout seuls. C’est quand même l’histoire qui nous a faits ». En cela, nos guides se font moins « instructeurs » qu’ « éducateurs », perpétuant ainsi la tradition de longue haleine de l’éducation non formelle qui, depuis sa formalisation sous la Troisième République en France, laisse à l’école l’instruction des enfants pour se réserver l’éducation et des jeunes et des adultes (Mathieu 2011). Pour autant, on ne saurait s’en tenir à ce simple constat et ramener la visite des gardiens à ce modèle éprouvé, avec les normes et valeurs que suppose cette pédagogie par la culture. Ce serait demeurer aveugle à d’autres aspects de cette conception du guidage développée par les gardiens, et notamment à la place accordée à l’individu, à commencer par celle du guide lui-même.

Celle-ci prend d’autant plus de relief qu’elle n’a a priori rien de très évident. En effet, si transmettre à d’autres le feu sacré va à peu près de soi, s’enflammer de soi-même alors que rien n’y prédispose, ni parent, ni rencontre fortuite, ni formation, et prendre ainsi pied sur la carte de l’offre de médiation, tient du défi. De fait, la pratique du guidage s’avère aussi manière de s’initier soi-même, comme le suggère Evelyne : « Moi j’aime, voilà, quand les gens sortent en me disant : “vous êtes passionnée”, parce que finalement, moi qui n’étais pas passionnée, […] je me dis : “Ben, c’est bien, j’ai réussi à me passionner moi-même !” ». Le guide apparaît ainsi, en même temps que maître, disciple de lui-même et tout premier bénéficiaire de sa médiation, ce que vérifient, cela étant, bien d’autres médiateurs, professionnels (Sagnes 2016) et amateurs (Sagnes à paraître) Mais dans ce cas, l’autodidactisme est peut-être plus qu’ailleurs riche d’incidences. Il implique une posture d’humilité, et avec elle un sens aigu de l’égale dignité du public : « Je ne veux pas que les gens [pensent] : “Voilà, le guide est au-dessus, et toi, tu es en-dessous”. Pour moi tout le monde est au même niveau. Je le sais, parce que moi je suis parti de rien, je n’étais pas là-dedans, donc je pars de ce principe ». Ainsi, la transmission, verticale, transgénérationnelle, se combine-t-elle à un « échange » horizontal, entre pairs. Le mot revient dans les entretiens, telle une antienne. « Interaction », « participation », « dialogue », « partage » lui font écho. La formulation indigène de la relation au public ne laisse pas de surprendre tant elle coïncide avec la rhétorique savante qui définit la médiation comme « une démarche vers (de) l’autre » (Caillet 1994 : 60), combinant émission et réception, adaptation des contenus par l’émetteur, leur libre interprétation par le destinataire dont les perceptions se voient modifiées (Montpetit 2011), accommodant, de ce fait, impératif de démocratisation culturelle et revendication de démocratie culturelle (Bordeaux 2008).

Ce faisant, la symétrie des discours atteint sa limite dès l’abord de ce qui fait l’objet de l’échange. Pour le guide, il n’est question ni de connaissances, ni même de passion du passé. Antoine, convaincu que « ce n’est pas le contenu qui compte le plus », argue du fait « que le public, de toute façon, il retient un mot sur dix […], donc on peut raconter des tonnes de bla-bla […] Par contre, ce qu’il aura perçu au niveau de la sensibilité, ça, c’est gravé, ça ». L’ambition est d’envergure puisqu’il s’agit de « toucher les gens » et ce, dans le temps record de la visite. Car à en croire Antoine, « le vrai guide, il est là pour, en fait, faire s’élever ». La définition du guidage à laquelle Antoine s’essaie substitue dès lors à l’inoculation des savoirs et de l’intérêt pour l’histoire, la transmission du désir d’apprendre par soi-même. Le guide autodidacte fait ainsi profession d’autodidactisme, se faisant fort d’éveiller en chacun cette disposition dont il se dit lui-même le produit : « Moi, je suis la preuve vivante de ce que je dis, moi ! J’ai rien appris par la norme normale, tout par moi-même, grâce aux autres ». Décidément, ce guidage vise la reproduction, mais l’on retiendra surtout que cette éducation au « par soi-même », symptomatique de notre modernité individualiste, prend appui sur le ressenti – comme, du reste, « l’envie » de rouvrir un manuel d’histoire – et en cela s’inscrit pleinement dans notre présent du patrimoine. C’est en effet là l’un des traits caractéristiques du « tournant patrimonial », à savoir sa dimension résolument expérientielle, visant une affirmation renouvelée de soi (Fabre 2016). Du moins l’observateur pressé peut-il s’en convaincre. En l’occurrence, il s’agit plutôt d’un détournement de l’ordre patrimonial, car c’est moins le patrimoine qui est offert au visiteur comme support d’expérience, que le guide lui-même par son aptitude à « toucher », aptitude à la faveur de laquelle le guide se repositionne au sein du dispositif de visite et fait, d’une certaine manière, de l’ombre au patrimoine.

L’acteur

D’autres qu’Antoine en appellent au ressenti, mais pour d’autres raisons et à une autre fin. Il s’agit, selon eux, de laisser aux CAC les conférences, et de satisfaire, en tant que guides agents, les desiderata d’un public moins demandeur en termes d’érudition. Distinguer de la sorte les deux exercices présente l’avantage de poser les bases d’une certaine paix sociale. La différence justifie en effet, au nom de la diversité de l’offre, la coexistence de deux catégories de médiateurs qui, sinon, ont plutôt tendance à se considérer comme concurrentes : « Tous les nouveaux, ils font des mini-conférences. Ça ne doit pas se faire. Ce n’est pas le travail d’un agent. […] On doit faire autre chose qu’une mini-conférence. Sinon, ce n’est pas la peine ».

Ce faisant, les contingences d’une profession en voie de diversification (Aubouin, Kletz et Lenay 2009) ne sont pas seules appelées à justifier l’aspiration à guider autrement. Les publics légitiment l’alternative, en raison de la diversité supposée de leurs attentes, mais aussi et surtout à cause des problèmes qu’ils posent, chacun en particulier. Autrement dit, parce que « difficiles », les visiteurs exigent la sortie du modèle professoral, entendu comme inadapté. S’en faisant une spécialité, ou au contraire évitant d’y être confrontés, les agents font état de tous ces publics aux particularismes problématiques : les étrangers, les premières années de français langue-étrangère, les publics « captifs » (groupes du troisième âge et scolaires), les tout petits, les handicapés mentaux, les mal et non-voyants, et même, plus largement, la foule de ceux qui viennent à la Cité, qualifiée de « tout-venant ».

Relevant le défi d’un guidage à réinventer en fonction des contraintes qui sont désormais les leurs (temps limité, parcours réduit, publics difficiles), les agents fondent cet autre modèle sur d’autres finalités. La délectation prend ici le pas sur l’éducation : « Ben, moi, me confie Évelyne, je suis heureuse quand les gens sortent en me disant : “On a passé un bon moment” ». Cela étant posé, reste à définir la façon de guider pour satisfaire de la sorte le visiteur. L’art théâtral fournit, outre des techniques de jeu, quelques procédés de mise en scène.

Ainsi s’observent différents degrés de théâtralisation. Le plus élevé correspond à la visite costumée et scénarisée qui n’est plus proposée à l’heure actuelle au château comtal, mais qui a été pratiquée par quelques agents durant une durant une dizaine d’années (de 1996 à 2006). À son plus bas niveau, la théâtralisation affleure, aussi bien dans les façons de guider que dans les façons d’en parler. Ainsi peut-on observer au cours des visites la tendance des guides à appuyer leur dire sur le mime, l’introduction d’un certain comique de répétition ou encore les efforts déployés pour ménager des effets comiques. « Le trac », « la trouille de partir en visite », dont les uns et les autres se disent pris, apparentent également, à un degré moindre, l’exercice à une performance artistique, de même que l’idée, martelée, que le public toujours diffère.

Entre la plus et la moins explicitement théâtralisée, prend place une visite comme celle de Michel, lequel me prévient : « Ne vous attendez pas à une visite comme vous en avez faites ! Surtout pas ! Ça n’a rien à voir ! » Et de préciser : « Moi, ce n’est pas une visite que je fais, c’est une… On va dire, une galéjade ! » En voici un morceau choisi :

– Une prison caveau-cachot. Il paraît qu’on a enfermé le vicomte de Trencavel, là, et qu’il serait mort trois mois après d’une dysenterie. Ça, c’est la version officielle. Eh, eh ! On s’est renseigné… D’après un poème espagnol, La Chanson des Albigeois, le type, il a été empoisonné par sa maîtresse. La peau de vache, qu’elle me fait dire. Elle voulait ses terres du côté du Lauragais. C’est vers Toulouse. Vous savez ce qu’il a fait ? Il ne les lui a pas données. Entre temps, il y a la croisade contre les Albigeois, le mec se retrouve enfermé là-dedans, manque de pot pour lui, elle, elle connaît très bien le chef de garde. Vous avez deviné la suite… Moi je dis qu’elle a bien fait ! Vous voulez voir le cachot, les enfants ? Je ne fais voir le cachot qu’aux enfants sages. Ce matin, il y en a un, comme lui, qui s’en va en courant. Je lui ai dit : « Où tu vas, toi ? – Je ne suis pas sage ». Est-ce que tu sais à quoi il sert ce cachot au XXIe siècle ?

– À enfermer les gens ?

– C’est presque ça. Tu sais que nous sommes au XXIe siècle ? Et si ! Tu es né au XXIe siècle, toi ! Moi je suis né au XXe. Il sert à enfermer tu sais qui ? Tous les parents qui ne sont pas sages. Les enfants, ils sont toujours sages, n’est-ce pas ?

– Oui !

– Il me dit oui, encore, cette peau de vache ! Vous êtes sages quand vous dormez, et si vous vous réveillez pas six fois la nuit ! Vous ne pouvez pas savoir le nombre de personnes ac-com-pa-gnées qui me demandent où sont les oubliettes. J’ai jamais su pourquoi. Et le mot « oubliette » n’a jamais existé au Moyen-Âge. J’ai bien dit au Moyen-Âge. Ça s’appelle un cul-de-basse-fosse, ou un cachot. Il paraît même que ce mot « oubliette » a été inventé par monsieur Alexandre Dumas père, l’écrivain. Dans ces cachots on enfermait les gens, lui il a tout simplement déduit qu’on les oubliait. Au XXIe siècle, on prend un pichon[9], tè[10], ma grande, est-ce que tu sais ce que c’est un pichon ?

– Non.

– C’est un petit garçon ou une petite fille qui est coquin. T’es pas coquine, toi ?

– Non.

– Elle me dit non, encore ! Le pichon, on le prend, on l’enferme là-dedans. Je n’ai pas la clef, eh ! Ne t’en fais pas… Je prends le pichon, je l’enferme là-dedans, il va me craquer avant quinze jours. Tu sais pourquoi ?

– Non.

– Eh bé ! Regarde !

– Parce qu’il n’a rien à manger.

– Tu rigoles ! Il y a soixante-treize endroits où on peut manger à la Cité ! Dont vingt bons restaurants. Je dis que j’ai un prisonnier, tous les restaurateurs, ils se battent pour te porter à manger. Et quand tu as fini de manger, sur l’assiette, il y a le nom du restaurant pour que tu y retournes ! Non ! Regardez bien ! … Il n’y a pas la télé ! Voilà ! Sans la télé vous craquez avant quinze jours. Euh… Quand le vicomte Trencavel est mort, il n’avait que trente-quatre ans. Sa maîtresse la Louve en avait trente-cinq. Par contre, on ne sait pas à quel âge elle est morte, elle. À l’époque. Mais depuis, elle est morte, eh, quand même.

[Les enfants, pas tout à fait rassurés] Évidemment, évidemment !

Michel entremêle là différents registres de discours a priori étrangers à la visite guidée. Apparaît d’abord le conte. Non sans prendre quelques libertés avec l’histoire[11], notre guide métabolise ainsi le tragique destin de Trencavel, trahi par Na Loba, la Louve de Pennautier. Au fil du conte, Michel noue celui de la bonne blague, faussement inspirée d’une observation personnelle récente. Moins potache, mais du coup plus intrigant, il se plaît à dérouter son auditoire, en disant une chose et son contraire, comme à propos de Na Loba, « la peau de vache » et « Moi je dis qu’elle a bien fait ! ». Le paradoxe cocasse procède aussi de sa manie de rompre avec les conventions langagières. Du passé, il parle avec des termes très actuels (« le type », « le mec »), comme inversement il « patrimonialise » le présent le plus familier : « On voit les Pyrénées. […] Et dessous les Corbières. Et on voit très bien là-bas, l’ouvrage du XXe. La grande ligne droite. L’autoroute ». La visite est par ailleurs entrecoupée de phases au cours desquelles Michel joue différents rôles de guide, soit « à l’ancienne », débitant son commentaire historique d’un ton monocorde et rapide, en style télégraphique, soit le « mauvais guide » qui omet de signaler les difficultés – « Ne marchez pas au bord, que c’est pourri. Je l’ai pas dit aux premiers » – ou qui fait passer sa sécurité avant celle de ses visiteurs : « Dès que c’est dangereux, c’est vous qui passez devant. Quand ce n’est pas dangereux, c’est moi ». Servi par un physique râblé, une voix forte et un accent du Midi à couper au couteau, la visite se ramène à un one man show au long duquel Michel donne libre cours, comme le dirait son collègue Antoine, à son « art personnel ».

Ce faisant, pareille visite ne se conçoit pas sans laisser une large part à l’improvisation. C’est que dans le « système » de la visite-comédie, le monument ne fonde pas tant la parole que les envies du visiteur. Ainsi les guides déploient-ils toute une rhétorique de l’ajustement, dont le négatif est l’image du guide « machine à parler » : « comprendre », « se mettre à la portée », «  se mettre à la place des gens », les « sentir », les expressions et les verbes abondent pour exprimer son ouverture à l’autre et, partant, la dimension expérientielle que revêt le guidage pour le guide lui-même. De fait, l’on conçoit aisément que « le contact », à ne pas confondre avec « l’échange » cher à l’autodidacte, s’impose ici comme la valeur cardinale. Certains agents en font la clef de voûte de leur motivation : « J’aime les gens en fait », constate Évelyne, tandis que Christine, plus excessive, déclare les « adorer ». Cette notion de contact, souvent peu explicitée et amenée comme une évidence, suppose une réciprocité qui ne laisse pas de surprendre Antoine : « Ah ! Ils [les visiteurs] sourient, ils vous lâchent plus. C’est même eux qui viennent poser des questions et tout, et […], même, des fois ils me scotchent eux-mêmes. Je me dis : “Mais d’où ils viennent ?”, quoi, tellement c’est grandiose ! » Du contact à l’adhésion, opère incontestablement une séduction. Gagnant ainsi les visiteurs à lui, le guide en vient même à se créer « son » public, ce que Christine, chargée d’enregistrer les réservations, constate : « Je le vois quand je fais les réservations, il y en a qui veulent absolument [un tel]. […] Ils ont chacun leurs fans ».

Nos guides ne sont pas loin d’imposer l’idée selon laquelle le guidage, justement parce qu’affaire tout à la fois de proximité physique et d’affinités, produit un phénomène qui, en soi, finit par égaler, voire dépasser, en importance, le patrimoine à guider et à visiter, aussi prestigieux soit celui-ci : « [Les visiteurs] vont le visiter ce château, comme tous les autres, mais est-ce qu’ils vont en retenir quelque chose ? Pas forcément. Est-ce qu’ils vont s’en souvenir ? Parce que souvent, on se souvient du monument, mais on se souvient aussi du sourire du guide. Ou de la particularité du guide ». Du guide dépendrait même l’expérience patrimoniale du visiteur, son intensité, sa qualité, étant entendu que lui seul, par sa différence, peut faire la différence, et conférer sa singularité à un patrimoine autrement banal parce qu’interchangeable : « Un château fort, ça ressemble à un château fort, un château de la Renaissance, ça ressemble à un château de la Renaissance ». « Moi, raconte Christine, je connais un château sur les bords de Loire, le château d’Ussé, le fameux château de la Belle au Bois dormant, où ils embauchent des guides qui ont toutes entre 25 et 35 ans, qui ne sont que des femmes, et qui font minimum 1,70 m. Parce qu’ils estiment qu’il faut qu’on la voie, la guide. Et le discours, mot pour mot, est le même. […] Quelle que soit la fille, c’est la même chose, la même visite et les filles sont systématiquement en jupe. Donc, elles ont un profil. Mais ce château, il est emmerdant au possible ! » Reste qu’une fois encore, quoique différemment amené, le patrimoine passe à l’arrière-plan pour laisser au guide l’avant-scène. Par ailleurs observable sur les terrains du guidage en amateur (Sagnes 2010 ; à paraître), cette permutation mérite d’autant plus notre attention qu’elle procède d’une entorse à la norme d’invisibilisation du médiateur (Montoya 2008). L’apologie du « contact » et de sa magie, qui suppose aussi celle de la « personnalité » du guide, irréductiblement singulière, n’en est que plus significative. Il en va de même de l’amour proclamé du public dans sa diversité et de son symétrique, l’amour du guide. On ne saurait simplement en déduire que nos agents sont plus portés que d’autres à l’autosatisfaction ou à l’immodestie. Ne s’agit-il pas plutôt, grâce à la relation guide/guidé, de ré-enchanter la visite et de contrecarrer ainsi les mots d’ordre de technicité, d’efficacité, de rationalité auxquels se conforment les médiations plus professionnelles ? Cela étant, revendiquer ainsi son goût des autres et donner à entendre si explicitement sa réciproque, n’est-ce pas aussi opposer une autre vérité à la crise de reconnaissance qui touche cette catégorie de guides ?

Dans les faits et dans les mots qui en font état, les gardiens-guides témoignent d’une pratique du guidage qu’ils conjuguent, quoi que suggèrent les apparences, au présent du patrimoine et de sa médiation. Leur parole n’y est pas tant mise au service de la pédagogie du récit qui prévalait à l’âge du monument qu’elle ne sert de prétexte à différentes expériences (celles du goût de l’histoire, du désir d’apprendre, du spectacle de la visite) que les guides orchestrent en variant les registres de l’interaction (ceux de la transmission, de l’échange, du contact). Aussi peut-on concevoir qu’ils ne puissent se résoudre à entrer au musée de la médiation où d’aucuns voudraient les reléguer, compte-tenu d’un certain nombre de traits (notamment l’absence de formation initiale) assimilables à des « archaïsmes » et donc à même de les rendre suspects de ringardisme. Le paradoxe inhérent à leur actualité singulière explique au moins pour partie le déplacement du centre de gravité, du monument au guide, qu’opèrent leurs prestations. Pareil détournement constitue une preuve supplémentaire s’il en fallait de l’adaptabilité du guidage, au même titre, d’ailleurs, que sa propension à puiser à différents genres (la leçon, le spectacle). Surtout, en hiérarchisant autrement les termes de la médiation, il donne une juste idée de ce qui fait sens en situation de guidage : une parole ouverte à la transmission et à l’échange, une présence disponible au contact. En un mot comme en cent : une humanité.