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Le récit que nous proposons aux lecteurs est constitué de paroles et d’images insérées dans une série d’actions culturelles et politiques visant à recadrer l’histoire de l’esclavage et de l’arrivée des populations noires et africaines au Brésil. Plus précisément, ce récit est celui que crée une Mère de saint[1] [Mãe de Santo] ou [Ialorixá], d’un terreiro de candomblé[2], de la périphérie nord de Rio de Janeiro. Ce terreiro a ceci de particulier qu’il est impliqué, pour ses principaux acteurs que sont la Mère de saint et sa famille, dans le mouvement noir brésilien, notamment en raison de ses actions entreprises conjointement avec d’autres terreiros de la même localité et au-delà, contre la discrimination des religions afro-brésiliennes dans le pays[3]. Le mouvement noir, présent au Brésil depuis les années 1930 (Alberti et Araujo Pereira 2007, Contins 2005, Garcia 2006), a pris une envergure particulière depuis les années 1970. Il développe des actions et des discours critiques vis-à-vis du récit national brésilien et vise à replacer le sujet Afro-Brésilien[4] au coeur de l’histoire nationale, de la richesse culturelle et économique, de l’action politique transformant la servitude en citoyenneté pleine, cela en opérant un glissement de la figure de la victime de l’esclavage à celle de héro libérateur. Le récit que nous présentons expose la mémoire revisitée de l’esclavage, héritée de divers récits et reconfigurée dans le mouvement d’une mimésis (au sens de Ricoeur 1983) ; l’esclavage est au centre du récit par le moyen d’un jeu théâtral mettant en scène le départ, la traversée et l’arrivée des esclaves issus de la traite atlantique de l’Afrique vers le Brésil[5]. Ce jeu théâtral est élaboré pour et par les enfants d’une école (le projet Amali)[6] attenante au terreiro (Ilê Asé X) et fondée par Mãe T[7] et sa famille. Le jeu théâtral revêt ainsi une portée éducative que l’on pourrait associer au travail des actions affirmatives[8] en plein essor au Brésil. Ces actions ont pour but d’influer sur les iniquités sociales qui traversent la société brésilienne et les différents problèmes qui se posent pour les Afro-Brésiliens dans de nombreux secteurs touchant plus particulièrement les droits sociaux et économiques : l’éducation, la santé, l’emploi, par exemple, mais aussi les droits culturels, dont la pratique du candomblé.

L’article propose d’abord une discussion du contexte des théories et débats actuels concernant la culture brésilienne et la place qu’y occupent les Afro-Brésiliens de même que de l’héritage de l’esclavage. Nous exposons ensuite la méthodologie utilisée pour la collecte et l’analyse du récit qui est la base du jeu théâtral que nous présentons. La troisième partie expose dans le détail le récit et des éléments du jeu théâtral et enfin, la quatrième partie invite à la discussion à partir des thèmes récurrents de la narration en nous conduisant à identifier les principes de la refiguration de l’identité et de la subjectivité afro-brésilienne.

Culture brésilienne, théories du métissage et récit national

Les théories sur la culture brésilienne sont fortes d’un héritage incontournable, celui de Gilberto Freyre. La réédition récente de son ouvrage Casa grande e senzalas en 2003 [1933], doublée des débats actuels entourant les actions affirmatives et le concept de démocratie raciale — de leur bien-fondé ou non — réactualise l’influence sans cesse réaffirmée de son travail, tant par des scientifiques que par des politiciens au Brésil. L’un des points majeurs de l’apport de Freyre fut de rendre explicite l’apport des cultures africaines et aborigènes à la formation de la société brésilienne à travers la rencontre de ces dernières avec la culture européenne et portugaise. Gilberto Freyre a suggéré que la rencontre du colonisateur avec les peuples qu’il soumettait à sa volonté, eut ceci de fondamental qu’elle fut le moteur de la miscégénation[9], ou si l’on veut du mélange biosomatique et socioculturel qui donna à la société brésilienne son unicité et sa richesse. Ainsi, de son point de vue, l’esclavage dans la vie de tous les jours ne fut pas qu’injustice et déshumanisation, il fut aussi influence réciproque et codépendance des maîtres colonisateurs et des esclaves, fait de moult paradoxes, conduisant à une dynamique culturelle dont la trame serait une forme de mélange généralisé (hybridation, miscégénation) lequel s’est toutefois effectué sur fonds de violence domestique et politique. L’intérêt de l’ouvrage fondateur de Freyre fut d’avoir su sortir de la nuit et du tabou le thème de l’esclavage et de le placer au coeur du récit historique et de la théorie de la culture brésilienne. L’esclavage ne fut pas qu’un honteux épisode, il fut pour lui un élément clé dans la formation historique de la culture et de la société.

Freyre, il faut dire, s’inscrivait dans une lutte politique et scientifique importante car, à l’époque de la publication de son célèbre livre, ses détracteurs faisaient quant à eux usage des théories racistes du XIXe siècle ; ils considéraient le « mélange des races » comme une horreur et un facteur de dégénérescence nationale (Schwarcz 1993) ; la miscégénation était perçue comme très nocive pour la société brésilienne. Cette crainte du mélange interracial, Freyre tentait de la combattre en rappelant aux Brésiliens de cet État moderne, jeune d’un peu plus de quarante ans, qu’ils en étaient, qu’ils le veulent ou non, le produit. Traduit en de nombreuses langues et réédité plusieurs fois, le livre fut un succès mondial. Cette théorie servit bien l’État brésilien des années 1930 qui avait besoin d’une idéologie unificatrice pour penser la nationalité brésilienne.

Plus près de nous, et dans le contexte du Brésil contemporain, la question du métissage (on ne parle plus de miscégénation) et de ses liens avec la théorie de la culture a été reprise de multiples façons : elle s’illustre dans les débats autour du caractère métissé des cultures latino-américaines et de l’importance des thèmes de la rencontre, de l’échange et de l’interpénétration, fussent-ils sur fond de violence, ainsi que le montre Grunzinski (1999) ; cette même théorie est aussi portée par l’apport de Laplantine et Nouss (2001) qui font du Brésil un lieu par excellence du métissage au sens du dépassement des dualismes et des identités étanches — elle se fait alors éthique de la rencontre découlant de son articulation avec les philosophies de Lévinas (1991) et de Derrida (1993); elle est également évoquée par les littéraires de la mondialité issus de l’imaginaire caribéen, en particulier Glissant (1997, 2007), qui propose que le métissage soit homologué à la métaphore de l’archipel —, dont les frontières indéfinies marqueraient les formes culturelles — comme cela serait aussi le cas au Brésil, lequel ferait exemple. La théorie du métissage s’ancre donc dans le temps dans une triple perspective : socio-anthropologique, philosophique et littéraire. Elle cherche à nommer la rencontre des corps et des imaginaires culturels et, surtout, ses effets sur les formes culturelles originales auxquelles elle donnerait lieu. Le métissage réfère d’abord et avant tout à l’innovation culturelle. Les auteurs de ce groupe de théories ne sont pas sans reconnaître que les rencontres entre l’Ancien et le Nouveau Monde, les missionnaires et les Aborigènes, les maîtres et les esclaves (Noirs), se sont effectuées selon les logiques mortifères de la colonisation et de l’esclavage. L’Autre de la rencontre se devait de s’effacer pour devenir Même ou disparaître purement et simplement. Les théories du métissage cherchent de ce point de vue à réaffirmer que le résultat ne fut pas qu’anéantissement de l’Autre, puisque l’Autre resurgirait constamment à travers des formes culturelles inédites, induisant l’impensé de la colonisation et de l’esclavage.

Au-delà de ces distinctions, l’un des problèmes que posent les catégories liées au mélange, à la miscégénation et au métissage, demeure leur utilisation politique. Au Brésil, cette utilisation a pour nom la théorie de la démocratie raciale (Guimarães 2002, 2006). Reprenant la perspective de Freyre, les actuels défenseurs, et parmi eux divers spécialistes des sciences sociales (voir les excellentes synthèses de Maggie et al., 2001 et de Fry et al. 2007; voir aussi Fry 2005), considèrent le Brésil comme un pays unique dont la richesse culturelle et l’apport civilisationnel résident dans la capacité de ses habitants à intégrer ses différents apports de façon harmonieuse et cela, au-delà de la violence fondatrice que ne niait pas Freyre et que ne nient toutefois pas ces auteurs. Le Brésil aurait réussi un équilibre non égalé, différent des modèles de société où ont sévi l’apartheid (Afrique du Sud) ou la ségrégation (États-Unis)[10]. Les opposants aux tenants de cette vision de la société brésilienne, et parmi eux des défenseurs des droits humains, des critiques des inégalités sociales et de la violence structurelle et aussi des spécialistes de la question afro-brésilienne (Munanga 2004 et D’Adesky 2006), considèrent au contraire que si mélange et métissage il y eût — fait indéniable — cela ne saurait légitimer deux réalités que plusieurs considèrent intimement liées : les inégalités socio-économiques fondées sur la différence raciale, d’une part et, d’autre part, la difficile reconnaissance de la singularité des sujets et des collectivités englobées dans le métissage, notamment les Aborigènes et les Afro-Brésiliens.

Poser le problème de la démocratie raciale pour les minorités en général et pour les Afro-Brésiliens en particulier, Noirs et Métis, eu égard à la formation historique du Brésil, c’est poser le triple problème de l’équité, de la reconnaissance et de la représentation, soit 1) le problème posé par les contextes historiques des inégalités socio-économiques des minorités et de groupes considérés comme tels et des conséquences traduites en termes d’iniquité ; 2) le problème de l’effacement de la singularité (culturelle) dans le mythe (de la démocratie raciale) qui consiste en un usage politique pervers de la notion de métissage, la pluralité fondamentale de la formation historique brésilienne se diluant dans la Nation ; et 3) le problème de la reconnaissance qui découle de celui de la représentation des sujets et des collectivités minorisées dans l’espace public et culturel. Comment faire acte d’existence et d’affirmation des identités singulières lorsqu’elles sont fondues dans « la culture » et « la société » conçues comme produits d’une fusion ? C’est dans une telle problématique qu’au Brésil, le mouvement Noir, appuyé par de nombreux intellectuels brésiliens auto-identifiés comme Noirs ou Blancs, conteste la démocratie raciale que serait le Brésil. Le mouvement conteste non seulement ce qui est pour lui un mythe, mais aussi plusieurs des versions officielles de l’histoire de l’esclavage, du moment de son abolition et de ses conséquences. Le mouvement met en évidence l’idée que les esclaves ne furent pas passifs et au contraire à l’origine de nombreuses révoltes, fuites et formes de résistance. Il considère de façon assez généralisée que la fin de l’esclavage n’a pas eu lieu, preuve est en fait des inégalités sociales actuelles qui découleraient des conditions sociales dans lesquelles les anciens esclaves furent laissés à partir de l’abolition officielle de 1888 (Gomes de Cunha et dos Santos Gomes 2007). Enfin, on devrait l’actuelle liberté des Afro-descendants non pas au geste de la princesse Isabel, dont l’histoire officielle fait d’elle la signataire de la Loi Áurea qui a permit l’abolition officielle, mais au cumul des gestes de révolte, de fuite et de résistance des esclaves eux-mêmes, et bien sûr des Abolitionnistes brésiliens et des pays occidentaux (Saillant et Araujo 2006, 2007).

L’apport africain à la culture brésilienne est indéniable et a donné lieu à des formes culturelles originales. Plusieurs des traditions brésiliennes sont en fait afro-brésiliennes : le plat national, la feijoada, met inspiré du plat distribué par les maîtres aux esclaves composé à l’époque à partir de restes de table, de riz, de haricots noirs et de porc ; la samba, danse qui est au coeur du célèbre carnaval et dont l’une des formes (samba de roda) a été récemment érigée au rang de Patrimoine mondial de l’Unesco[11] ; la fête annuelle du 31 décembre, célébration en l’honneur de l’orixá Iemanjá[12], pour ne nommer que ces exemples[13]. Le Musée Afro Brésil, créé à São Paulo en 2004 (Museu Afro Brasilhttp://www.museuafrobrasil.com.br/animacao.htm) montre de multiples exemples de ces apports et métissages dans l’histoire (Araujo 2006). Dans le contexte actuel, la culture afro-brésilienne tend à déborder de ses schémas traditionnels sous l’influence de Bahia (Agier 2000, 2005) pour étendre son esthétique et innover dans des domaines aussi variés que la peinture, le design, la musique, la danse, le théâtre (Sansi 2007; Conduru 2007 ; Alexandre 2007 ; D’Adesky 2007 ; Fonseca 2000). Toutefois, ces exemples ne réussissent pas à résoudre les contradictions évidentes entre le succès et la diffusion de la culture afro-brésilienne et les inégalités sociales vécues par les Afro-Brésiliens, entre l’estime dont jouissent certains aspects de la culture afro-brésilienne et le statut socio-économique des Afro-Brésiliens eux-mêmes.

Une autre dimension du problème du métissage est celui de la difficulté d’identifier avec clarté qui est afro-brésilien. S’il est aisé de référer à un ensemble de symboles de la culture afro-brésilienne, acceptés et reconnaissables, voir même patrimonialisés, il est plus difficile aujourd’hui de déterminer qui est afro-brésilien — compte tenu justement du métissage et de la non-existence d’un groupe parfaitement délimité qui serait celui des Afro-Brésiliens. Est afro-brésilien celui qui, au sens de la loi brésilienne, s’identifie comme tel; et ce critère d’auto-identification ne fait pas l’unanimité, compte tenu des problèmes d’applicabilité des programmes d’actions affirmatives que cela pose.

Les difficultés de résoudre les contradictions socio-économique des Afro-Brésiliens depuis l’abolition et les avancées récentes des débats internationaux autour des réalités discriminatoires entourant les conséquences de l’esclavage et de la traite atlantique (Saillant et Araujo 2007), au-delà du problème que pose aux yeux de certains l’incertitude de leur identité, ont amené le gouvernement actuel à proposer une série d’actions affirmatives[14], dont celle de l’enseignement obligatoire de l’histoire africaine et afro-brésilienne dans les écoles publiques du Brésil. Cette loi (Loi 10639, 2003) fait problème pour plusieurs raisons : connaissances insuffisantes des maîtres, manque d’outils pédagogiques adéquats, résistance de régions où l’esclavage fut moins marquant et refus de faire dispenser cet enseignement par les maîtres d’obédience néo-pentecôtiste, très nombreux, et qui considèrent certaines pratiques afro-brésiliennes, notamment issues des religions de matrice africaine, comme étant contraires à leurs valeurs. Nombre de sujets et de groupes auto-définis comme afro-brésilien sont pourtant enthousiasmés par cette loi et s’attendent à ce qu’elle soit appliquée. Il en va de la reconnaissance et de l’apparition de ce groupe dans le champ des représentations et de la connaissance.

Méthodologie

Dans les communautés « traditionnelles »[15] afro-brésiliennes, notamment les quilombos et les terreiros, la transmission orale de l’histoire religieuse et sociale à travers celle de la mythologie des orixás fut une manière de favoriser la conservation mémorielle et de cultiver le sentiment d’appartenance des membres de ces communautés (Prandi 2001, 2005). L’expérience que nous voulons présenter se situe justement à la croisée de cette tradition orale propre aux terreiros et quilombos quant à la transmission des valeurs de l’afro-brésilienneté et de la l’africanité, d’une part, et d’autre part, des actions affirmatives développées dans le cadre du mouvement noir et de l’actuel gouvernement brésilien. Il est question d’une critique de la culture et de l’histoire brésilienne dans leurs aspects hégémoniques, de la rencontre d’une tradition de résistance et de politiques sociales cherchant, à partir des actions affirmatives à visée réparatrice, à offrir aux Afro-Brésiliens une visibilité accrue, de même qu’une place plus équitable dans la société en général.

Le terreiro où se déroule le jeu théâtral est situé à la périphérie Nord de Rio de Janeiro (zone de la baixada fluminense) où se retrouve une importante concentration de terreiros de candomblé[16]. Le terreiro Ilê Asé X existe depuis une cinquantaine d’années et depuis quelques années, son leader, Mãe T, a fondé, au sein même du terreiro, une ONG : Amali, qui mènera à l’ouverture d’une école où s’effectue le prolongement de l’action sociale du terreiro dans la localité d’implantation. Cette école accueille les enfants de la famille de saint, des enfants de candomblécistes rattachés au terreiro, de même que des enfants de la localité adeptes d’autres religions ou ne pratiquant aucune religion.

Ce terreiro doit être classé parmi ceux qui sont les plus politisés de la baixada ; il s’inscrit dans la foulée de l’évolution récente du candomblé à Rio de Janeiro[17] ; de la nation Ketu[18], il s’inscrit aussi dans un processus d’africanisation[19]. L’école du terreiro n’a pas pour but premier de former les enfants à la cosmogonie du candomblé, mais plutôt, selon le discours officiel, d’offrir une alternative à la pauvreté de l’école publique et permettre aux enfants une meilleure occasion de développer leurs connaissances, en s’appuyant notamment sur la tradition afro-brésilienne, la culture orale du candomblé, l’enseignement de matières générales telles que l’arithmétique, le portugais et l’anglais, mais aussi l’apprentissage de la danse et de la musique, des arts du combat (maculelê[20], capoeira[21]), de la langue yoruba[22] et de la citoyenneté. Une des activités proposées dans cette école est le théâtre et une pièce est créée dans le terreiro : Le navire négrier [O navio negreiro].

Dans le contexte d’un terrain en cours[23] et de liens privilégiés établis avec ce terreiro[24], il fut possible d’assister à l’une des représentations de ce jeu théâtral et de la filmer dans son entièreté[25]. Le document visuel ainsi que diverses entrevues effectuées avec la narratrice, Mãe T, de même que des informations provenant du terrain, servent de point d’appui à la présente description, ainsi qu’à son analyse.

Parmi des éléments contextuels fondamentaux qu’il faut garder en tête à partir de cette description, notons que les acteurs du jeu théâtral sont tous liés à l’école, membres de la famille de saint ou encore candomblécistes et amis du terreiro. Les membres de famille de saint revêtent des habits apparentés à ceux des orixás du candomblé, mais ils ne jouent pas le rôle de leur orixá ni ne se vêtent d’habits utilisés normalement dans les fêtes religieuses. Les habits sont confectionnés spécifiquement pour le jeu théâtral. Les joueurs de tambours [Ogan] présents lors de la pièce sont parmi ceux qui officient dans les fêtes religieuses. Les pièces musicales chantées par la Mère de saint se retrouvent dans le répertoire populaire et profane brésilien et dans celui des afoxés[26]. Au moment de cette représentation, les enfants avaient déjà performé ce jeu au terreiro lui-même (il s’agit d’une activité éducative) et dans une école de Santa Teresa, un quartier de la zone sud de Rio habité par la classe moyenne supérieure. Lors de la représentation à laquelle nous avons pu assister, il n’y avait pas de public car l’activité, quoique diffusée de temps à autre hors du terreiro, a normalement pour but, au sein même de l’école, la socialisation à des valeurs et à un récit susceptible de transformer la vision hégémonique d’un passé esclavagiste supposé harmonieux au Brésil. Il s’agit alors de présenter la figure de l’esclave désocialisé et subjectivé par le maître en la substituant à celle d’un acteur et d’un auteur collectif inscrit dans une histoire où se mêlent souffrance et quête des origines, déshumanisation et mémoire protectrice, résistance et ruse.

Le récit[27]

Les préparatifs

Au tout début de l’action, Mãe T[28] prépare les enfants participant au jeu théâtral. La famille de saint aide à l’habillage de ces derniers, tandis que cette dernière et des proches du terreiro effectuent la mise en scène. Un immense drap bleu est posé au milieu du chemin qui sépare l’espace Nanã (orixá de la mémoire et de l’intelligence, mère des mères) ou maison de la citoyenneté et l’une des portes d’entrée du terreiro qui donne sur la rue, hors de son enceinte. Des objets sont posés sur ce drap qui représente l’océan séparant l’Afrique et le Brésil, le passé et le présent, le lieu de la traversée et le lieu de l’arrivée. De chaque côté de l’océan symbolique sont placés, de longues perches, utilisées habituellement pour éloigner les esprits maléfiques et dans ce cas précis pour orienter le chemin du navire et protéger ses passagers. Sur le drap-océan sont posés des objets rappelant l’Afrique des ancêtres et de ceux qui sont venus au Brésil en tant qu’esclaves : poteries, plantes, masques de fabrication domestique locale. Les tambours et instruments qui serviront à accompagner les chants et la narration sont installés le long du drap-océan. Les futurs participants revêtent leur costume. Les ancêtres sont entièrement vêtus de blanc ; l’esclave ordinaire est vêtu d’une robe orange et bleu pour les femmes et d’un pantalon bleu pour les hommes. Les enfants acteurs des adultes sont âgés de 5 à 14 ans. Certaines filles figurent le rôle de princesses africaines capturées. Se joignent à ces enfants certains membres adultes de la famille de saint et des proches du terreiro figurant pour leur part les orixás du candomblé. Mãe T revêt quant à elle ses habits blancs et porte des bijoux et accessoires de couleur bleue, se conformant aux préférences de son orixá : Ogum (orixá de la guerre, du fer et des chemins).

Avant de faire pénétrer les enfants dans l’espace océanique et de rejoindre le navire imaginaire, Mãe T rappelle aux jeunes participants que parmi eux se trouvent des princesses qui furent arrachées au peuple africain Nagô et qu’elles apportent avec elles de nombreuses choses sur le navire, notamment de petites pierres. Elle leur rappelle l’un des chants qui sera le leur, et qu’il leur faudra répéter durant le temps du jeu théâtral « Je viens de Luanda, aiê, é! »[29] et entonner durant la traversée. Elle rappelle aussi que les premiers d’entre eux (Africains) à traverser l’océan venaient de l’Angola[30] et qu’ils furent transformés en esclaves une fois arrivés au Brésil. Que ce sont eux aussi qui furent les premiers à être dispersés. Certains également, ajoute-t-elle, à travers l’histoire, arrivèrent en Haïti et ces Noirs réussirent une révolution et, sans même aller à la caserne, devinrent généraux.

Elle raconte également qu’autrefois, en Afrique, les quilombos ont existé car c’était là une ancienne pratique africaine servant à ceux en situation de danger qui avaient des problèmes : c’était un lieu de refuge. De plus, trois princesses traversèrent l’océan : Yá Calá, Yá Detá, Yá Nassô[31], et apportèrent avec elles leurs secrets. En tant que «  » (femmes favorites), ces princesses africaines sont identifiées par Mãe T au candomblé, et ce sont elles qui amenèrent d’Afrique le candomblé et le diffusèrent. Ainsi, en fut-il du peuple du Dahomé et du peuple Fufun (orixás qui se vêtent de blanc, tel Oxalá). Et elle enchaîne :

Nous allons maintenant faire encore plus que le navire négrier. Nous allons conter l’histoire de l’Afrique et surtout de la vie de ceux qui vinrent ici en tant qu’esclaves et qui furent dispersés.

Le départ

À partir de cette section, nous présentons presque intégralement le récit[32].

Le messager Exu (orixá de la communication) savait ce qui allait arriver à travers le sacerdoce d’Ifá (orixá de la divination et du destin) et il l’avait déjà annoncé dans les villages. Il connaissait déjà les abus de la sorcellerie en Afrique et il savait que les Blancs viendraient pour les assujettir comme esclaves. Il savait que plusieurs allaient mourir, être séparés, mais que leur culture allait survivre. Les princesses vinrent avec ce secret et elles furent séparées. Elles avaient avec elles une pierre sacrée provenant de leur village (okuta), et qu’elles échangèrent afin de pouvoir continuer à vivre dans d’autres villages. Avant l’arrivée d’Exu et d’Ogum, elles vinrent en avant du navire par ordre du Seigneur de l’Au-delà (créateur de l’Univers). Elles savaient ce qui allait arriver. Elles échangèrent les pierres dans le navire, apportant le secret avec elles et dissimulèrent leur identité de princesse. Ces trois princesses furent vendues, l’une d’elle réussit à s’échapper et à amasser de l’argent pour libérer ses soeurs et réunir tout son peuple. Le peuple Ketu, le peuple Nagô, le peuple Jeje, le peuple Mahi, le peuple Dohoméen, et tous ceux-là commencèrent à se rassembler. Ils se mélangèrent. Ceux qui avaient la peau plus noire étaient les esclaves. Exu montre le chemin, devant. Ossaim (orixá des plantes et herbes médicinales) qui apporte la médecine. Il y avait déjà de l’esclavage en Afrique mais ce n’est pas l’esclavage qui fut celui de l’Afrique vers le Brésil. Ils envahissaient les villages, les prirent pour les amener dans un autre village. Cette histoire-là fut un grand marché. Ils furent vendus comme des pièces séparées. Ils ont laissé tout vendre, toute notre identité, la valeur de l’être humain et ils étaient des marchandises en pièces. Des personnes qui se transformèrent en choses, en marchandises, comme on vend une casserole. Ils ouvraient, regardaient les pieds, les ongles, la bouche, la taille. Les plus gros et les plus forts étaient les plus chers. Les femmes les plus fortes donnaient plus de lait. L’homme pour être reproducteur, c’est cela l’histoire.

La Mère de saint rappelle alors aux enfants que les orixás ne doivent pas se manifester par la parole et que leur rôle est celui d’indiquer, d’orienter.

C’est la pensée du Noir du navire qui se souviendra de vous. Vous allez arriver et vous allez vous accommoder.

À ce moment du récit, la Mère de saint suggère à chacun des orixás de se placer. Le groupe, parti de l’espace sacré où se tiennent normalement les cérémonies des fêtes religieuses, se déplace lentement vers l’arbre de l’oubli[33]. Les orixás se dispersent dans les bosquets qui entourent le terreiro. Les enfants qui représentent les ancêtres, ceux qui sont vêtus de blanc, tournent autour de l’arbre de l’oubli, puis à leur suite les autres enfants, les esclaves ordinaires. La Mère de saint chante :

Je viens de Luanda, aiê! Les chemins de Luanda, aiê! C’est un jour à Luanda, aiê! Petite Pierre, très petite pierre Luanda, Luanda, aiê! Petite pierre, petite pierre! Une pierre si grande, si grande à Luanda, aiê.

C’est d’ici que nous partirons. Nous sortons de Luanda. Vous verrez encore de loin cette pierre et ils vous amenaient à vous retourner pour oublier tout le passé qui fut le vôtre. Ils ont cru que vous alliez oublier. Pour que vous oubliez les orixás, les oriquis[34], toute la tradition, l’histoire des captifs de ces sociétés.

La Mère de saint entonne enfin un autre chant qui est répété plusieurs fois tout au long du récit, de choeur avec les passagers du navire imaginaire :

Travaille, travaille le nègre, travaille pour t’épuiser. Le nègre qui ne travaille pas est puni de ne pas travailler.

Les participants se déplacent ensuite vers le drap-océan où ils prennent place en reproduisant avec leur corps et en position assise la forme allongée du navire négrier.

La traversée dans le navire

Vinrent d’Afrique le culte d’Ifá, le culte d’Exu, le culte d’Ogum. Ils priaient Exu pour qu’il apparaisse et aide. Exu vous êtes en Afrique, vous êtes dans le Ifé[35], vous êtes partout, mais votre peuple souffre dans les cales des navires. Dans les cales des navires, ils posèrent les accessoires des orixás (leurs objets rituels caractéristiques), puis le maïs blanc pour le transformer en offrande, des pilons, des mesures, des plats, ceux des orixás, et ils dirent que c’était pour s’alimenter. La société d’Oxalá (orixá de la création) demanda que les orixás puissent intercéder contre la souffrance, leur souffrance.

La Mère de saint accueille alors Oxalá : « Epa epa Babá! »[36]. Elle demande à Oxalá de se placer à côté du peuple Funfun qui est présent sur le navire, car se trouve là tous les peuples transportés en tant qu’esclaves de l’Afrique vers le Brésil.

Le visage des esclaves c’était les larmes, la tristesse, la souffrance. Le bruit fort de la mer faisait qu’ils imploraient encore plus le Seigneur de l’Au-delà (Olorum) qui ordonna qu’on amène Obaluaê (orixá des pestes, de la variole, des maladies contagieuses), Nanã, et Oxumarê (orixá de l’arc-en-ciel) qui était connu comme le Roi des océans. Exu fuit jusqu’au ciel et amena le peuple du Dahomé qui se plaça entre Oxalá et Ossaim. Obaluaê! pour soigner, le roi de la terre. Nanã, la femme du savoir, de l’intelligence et Oxumarê, le roi de l’arc-en-ciel et le premier qui fut initié dans le culte d’Ifá. Et tout ce peuple, ces orixás, réussirent à voir les cales et la foi des esclaves augmenta. Les princesses se dissimulèrent au milieu des esclaves. Elles furent séparées. On pensa à détruire la culture, mais elles la préservèrent à travers la divination. Elles souffrirent. Elles appelèrent Ogum, le grand guerrier qui venait défendre, de l’Au-delà, avec la force d’Olofim[37] ; Elegba[38] appela son frère, Ogum ».

La Mère de saint accueille alors Iemanjá (orixá de la mer et des eaux, mère des orixás) :

Eru yà!,

puis Ogun :

Ogunhê!Ogunhê!

Le secret des princesses fut conservé et elles ouvrirent les premières maisons [de candomblé] à Salvador. Ogum, à côté des esclaves, sentit le désir d’appeler Iemanjá, sa mère, la mère des poissons, descendante de Yá Ori (reine africaine, mère de la tête), la femme des seins. Plusieurs femmes ne pouvaient allaiter leurs enfants parce qu’elles souffraient. Elle sentait cela et s’asseya au bout du navire. Et Ogum appela Exu afin qu’il puisse amener Odé le chasseur (Odé : orixá de la chasse). Odé, un peu plus tard, s’est transformé en Oxóssi[39], un homme aux beaux habits. Odé, sans ses vêtements, apporta de la viande pour la distribuer et commença alors à apparaître des aliments. Quelques esclaves commencèrent à fabriquer des ebos (offrande) pour Oxalá. Ils demandèrent à Oroniã (orixá des terres profondes), à Ifá[40], quel serait le destin à venir. Et ils appelèrent Obá (orixá et épouse du roi Xangô).

La Mère de saint accueille alors Obá :

Oba sirê! Oba sirê!

Obá arriva et se retrouva avec Iemanjá. Obá fut la première femme à souffrir de violence. Obá, lors d’une intrigue, perdit ses oreilles à cause d’un roi. Obá appela Iansã (orixá des vents) qui était plus vieille, épouse du roi.

La Mère de saint accueille maintenant Iansã :

Eparrê Oiá!

Iansã, avec son éventail, nettoya ses blessures. Elle vit ses fils et ses filles souffrir. Ils commencèrent [les orixás] à accueillir [leur peuple]. Ne laisse pas se passer les querelles entre nous. Aujourd’hui nous sommes ketus, angolas, jejes, ... , ijexás, quibundos, tous ensemble réunis et nous avons besoin d’être unis.

Et tous accueillent le grand roi d’Oro[41]

La Mère de saint accueille maintenant Xangô (orixá de la foudre, du feu et de la justice) :

Kabiecile! Kabiecile!

Xangô appela son épouse Oxum (orixá des eaux douces, de l’or et de la beauté et autre épouse de Xangô) qui est la femme de ses deux yeux et aussi des deux yeux d’Exu. Odé est venue avec ses deux épouses. Odé appela alors une femme de sa société. Exu prit les vêtements rituels qu’Ossaim cachait et les distribua à chacun d’eux; il prit aussi les abebés (outils), les ofás (arc et flèches) et les eru (cornes) pour que Iansã éloigne la mort[42]. Les corps avaient été jetés à la mer. Le sasara (bâton rituel décoré de coquillages) pour Obaluaê, pour qu’il éloigne les pestes! Et les orixás nous remirent sur pied, nous reprirent nos vies et nous libèrent. Ils marchaient dans le navire. Ils étaient en avant et ils reconnaissaient chaque fils de chaque village. L’eau commença à envahir les cales et les orixás étaient là derrière et s’assirent, comme s’ils étaient tous esclaves, dans le même rang qu’eux, pour les accueillir et les libérer. Xangô, placé derrière le navire, avec ses épouses Odé et Karé[43], Oxalá et la société Funfun les accompagnaient. Le peuple du Dahomé s’assit. Obaluaê était au fond du navire, il conduisit sa mère Nanã avec lui et laissa Oxumarê.

L’arrivée au Brésil

Ils se levèrent et commencèrent à accueillir la liberté. Ceux qui ne supportèrent pas partirent pour l’Au-delà, réunis avec les orixás. Ils partirent plutôt pour retrouver la liberté des autres. Ils lancèrent un cri de liberté. Les esprits de l’Au-delà et la société des Egunguns (ancêtres) les libérèrent, Liberté! Le contremaître entendit qu’il devait retourner au milieu de son peuple. Sa peau est claire mais il est noir. Ce fut une politique utilisée par les Blancs, ceux à la peau plus claire étaient amenés à maltraiter les leurs, à les fouetter. Elagba vint danser et fut l’unique à danser avec ses ancêtres. Ils aperçurent l’esprit de leurs parents, de leurs grands-parents, ceux qui moururent, ceux qui ne supportèrent pas la liberté, tous [vêtus] de blanc ».

La Mère de saint salue alors Elagba 

Laróyè! Laróyè!

Liberté, sauve Luanda, sauve Ifá, sauve le peuple ketu, sauve-les tous, orixás masculins et féminins, sauve la société d’Ossaim! Et à travers Exu, dans chaque maison où il y avait un Noir qui était déjà libéré, ils reconstruisirent une nouvelle culture qui apporta la poupée afoxé et ils chantèrent parce qu’ils ne pouvaient pas participer au carnaval des Blancs. Ils chantèrent le rituel des orixás, le rythme d’Ijexá[44] et espérèrent. Ils chantèrent le rituel des orixás, le rythme d’Ijexá et usèrent de ses elekes[45], de ses contes, de leurs panos de costa (pagnes sacrés). Oxum se leva et sut qu’elle put retourner dans l’Au-delà. Oxum ouvrit les premiers temples et les Noirs construisirent les premiers temples de Bahia. Oxum fut l’épouse d’Ifá et le peuple Ifá se rendit avec Oxum. Et les orixás firent aussi des temples. Le messager (Exu) marcha plus rapidement en avertissant chaque orixá qu’il pouvait retourner dans l’Au-delà. Les derniers à retourner seront Odé, Ogum. Le peuple du Dahomé retourna vers l’Au-delà pour être vénéré dans les terreiros du candomblé au Brésil. Maintenant, au-delà des terreiros, nous pouvons vénérer nos orixás dans la rue, à travers l’afoxé. Oxalá, réunit avec sa seconde épouse Iemanjá ; la première fut Nanã, retourna vers l’Au-delà. Tous s’abaissèrent et tirèrent leur révérence à Oxalá, le Seigneur de l’Au-delà, représentant d’Obatalá sur la terre (le Créateur dans la mythologie yoruba). Les princesses revinrent et reprirent Oxé (le double de Xangô). Et quelques-uns des esclaves libérés commencèrent à apporter des instruments et ouvrirent les premières maisons de candomblé. Yá Nassô ouvrit la première maison à Salvador en pratiquant le culte des orixás. Et, liés au culte des ancêtres, au culte des Egunguns, d’autres cultes apparurent au Brésil.

Commentaires et conclusion

Plusieurs trames se trouvent en coprésence dans le récit du départ, de la traversée et de l’arrivée des esclaves au Brésil que propose Mãe T. Afin de prolonger ce dernier dans nos analyses, plusieurs commentaires ayant déjà été intégrés tout au long du récit, nous avons retenu de ces trames celle de la construction du récit lui-même et de ses influences, celle de la refiguration identitaire, celle de l’expérience de l’esclavage et de la liberté, et enfin, celle de l’ancestralité et du destin.

Un récit à la croisée de la diaspora, de la tradition candombléciste et des actions affirmatives

Le récit de Mãe T doit être d’abord compris comme l’entrecroisement de trois sources prenant un caractère social, religieux et politique.

Sur le plan social, depuis quelques années, les religions qui ont pour fondement l’héritage yoruba (candomblé, vodou, santeria) présentes en Amérique du Nord, du Sud et dans les Caraïbes sont de plus en plus interconnectées par les liens qu’elles établissent avec Internet, les voyages de plus en plus fréquents des plus hautes autorités religieuses et des chefs de cultes dans et entre les pays où se trouvent ces religions (Brésil, États-Unis, Cuba et Haïti, entre autres) (Olupona et Rey 2007). À ce phénomène se greffe celui de la collaboration des ONG avec ces milieux. Ainsi, plusieurs ONG travaillent de près avec les terreiros ou encore des terreiros créent leurs propres ONG. Mãe T est une autorité religieuse qui a accès dans son terreiro à Internet, qui fait partie de nombreux réseaux locaux et nationaux, dont un qui lutte contre la discrimination religieuse au Brésil (Comissão Executiva do Movimento Inter-Religioso do Rio de Janeiro) et un autre qui se préoccupe des questions de santé dans les terreiros (Desenvolvimento da Saúde nas Comunidades de Terreiro [ATOIRÊ]). Ceci l’amène à rencontrer ses pairs brésiliens et à circuler dans des villes comme Salvador, São Luis de Maranhão, São Paulo. Elle s’est aussi déplacée en 2007 au Panama et en 2008 à Mexico pour des rencontres interreligieuses. Non seulement a-t-elle fondé sa propre ONG mais elle est aussi membre de l’ONG Crioula (Organisation des femmes noires de Rio de Janeiro ; www.criola.org.br), à travers un programme de lutte contre la violence faite aux femmes, au sein duquel participe un réseau de terreiros et de Ialorixás de sa localité, celui dit des Ias Agbas (orixás féminins). Mãe T est ainsi une femme dont les influences sont multiples, pratiquant ce qu’elle appelle un candomblé social, c’est-à-dire ouvert sur les réalités historiques, politiques et culturelles de son environnement et de ses adeptes. Rompant avec la tradition du terreiro qui fut celle d’une certaine fermeture, liée aux besoins de défense et d’auto-préservation, d’abord par la tradition de résistance durant la période de l’esclavage, mais ensuite en raison des violences dont ils ont été l’objet après l’abolition (destruction des lieux et des objets de culte, délocalisation, etc.). Mãe T ouvre son terreiro au regard extérieur (sans pour autant briser la tradition du secret entourant l’ancestralité) et s’expose elle-même à s’ouvrir à d’autres regards que le sien, incluant celui de la diaspora et d’autres catégories de personnes. Son récit se trouve ainsi au confluent de plusieurs influences qui se sentent assez facilement. Le récit qu’elle propose de la venue des esclaves au Brésil est par exemple tout à fait conforme à celui qu’en fait le mouvement noir : on y retrouve la critique de la démocratie raciale à la brésilienne et le point de vue assez consensuel sur les relations entre maîtres et esclaves durant la période coloniale (elles ne furent pas harmonieuses, les Noirs furent maltraités). Elle évoque de nombreuses fois, et cela est de plus renforcé par les objets posés sur le drap-océan, par la présence des afoxés, de la samba et du candomblé durant la prestation, l’apport des Africains et de leurs descendants à la culture brésilienne. Enfin, elle propose un récit qui fait des descendants d’esclaves, les auteurs de leur libération, thème que l’on retrouve aussi dans le discours de nombreux leaders noirs au Brésil. On peut ainsi reconnaître l’influence directe de certaines idées les plus courantes qui circulent hors des sillons de la culture dominante.

La modernité de la pratique de cette Mère de saint ne signifie pas pourtant que l’influence de la tradition religieuse du candomblé brésilien ne soit pas elle aussi présente. Mãe T passa son enfance à Salvador ; elle vient d’une famille de candomblécistes et sa mère était également Ialorixá. Elle dit elle-même que ce récit de la traversée des esclaves, elle le tient d’abord de ce qui se disait dans le terreiro de son enfance, dans sa famille et la famille de saint, là où on contait des histoires aux enfants sur leurs origines. La tradition orale afro-brésilienne et la tradition du candomblé en particulier est issue de la résistance des esclaves à l’expérience de déshumanisation qu’ils connurent à travers l’esclavage; cette tradition, même revisitée aujourd’hui, fut essentielle au maintien du lien intracommunautaire, au développement de la solidarité et des stratégies de survie, à la connectivité symbolique aux cultures d’origine africaine comme base d’une élaboration identitaire sans cesse renouvelée, tout au long de la colonisation et après. Les terreiros qui se multiplièrent partout au Brésil après l’abolition (1888), sont aussi des lieux de sociabilité familiale et communautaire, voire de socialisation, favorisant la création de récits autour de l’origine, de la captivité, de la liberté, de l’identité, de l’ancestralité et du destin. Ce récit, ou plutôt ces multiples récits, ont donné lieu à des contes que certaines mères de saint éditent de nos jours en les destinant aux enfants qu’elles cherchent à exposer au panthéon des orixás[46]. Au-delà de ce propos, ajoutons qu’il est clair que Mãe T puise enfin dans les récits traditionnels du panthéon des orixás : récits oraux, écrits ou médiatisés sur le web, actuellement foisonnants. Tout est conforme à ces récits dans leurs aspects paradigmatiques : les rôles des orixás dans le déroulement de la prestation, les mots rituels de l’accueil, les relations qui se nouent entre eux. Les objets de culte, les couleurs des vêtements, certains drames et évènements (l’oreille coupée d’Obá ou les relations entre les femmes de Xangô par exemple) se retrouvent dans la plupart des sources classiques sur le candomblé (Prandi 2001, 2005).

Une troisième source d’influence est celle du travail des ONG brésiliennes et internationales et du gouvernement actuel concernant les actions affirmatives. Ce travail, quoique souvent objet de controverses, est certes d’une importance capitale car il vient cristalliser plus de soixante-quinze ans de luttes pour la reconnaissance de droits sociaux et économiques et contre la discrimination raciale au Brésil. Les actions affirmatives, on l’a vu précédemment, portent entre autres sur l’enseignement de l’histoire africaine et afro-brésilienne et sur la place occupée par l’esclavage au sein de cette histoire ; ces actions sont semblables à celles que l’on retrouve dans un pays comme le Canada au sujet des Autochtones. Par ce moyen, un certain nombre de publications et de discours circulent, trouvent une nouvelle crédibilité, par le lieu et le caractère plus officiel des publications, dont par exemple les publications gouvernementales de la Fondation Palmares[47], et contribuent à former des représentations alternatives au récit national. Au terreiro Ilé Asé X, un certain nombre de publications officielles du gouvernement circulent, des dépliants sur la discrimination ou la culture afro-brésilienne, des livres et aussi des vidéos. Ils contribuent certainement à former le schéma général du récit, de ses thèmes et du rôle qu’y jouent les esclaves[48]. Le récit et la prestation théâtrale doivent être considérés comme des modes de refiguration de l’identité dans le sens de la décolonisation des représentations dont les esclaves brésiliens furent porteurs.

La refiguration identitaire

L’identité proposée par le jeu théâtral et le récit nous éloigne en tout premier lieu de l’identité-destin de l’esclave, soit de l’identité de celui qui a hérité du malheur de la captivité, qui serait l’éternel retardé et assisté de la nation, ce pauvre serviteur ignorant et subalterne. La victime de l’esclavage, celle désignée par l’identité-destin devient dans la figuration proposée dans le récit de Navio Negreiro un vainqueur (le captif sait déjouer les bourreaux, il ruse, il cache, il détient des secrets, il connaît l’invisible, il change parfois de nom comme le font les orixás). Il échappe à ce à quoi on le destinait (captivité et servitude) pour devenir fils de roi et de reine, bâtisseur, autorité religieuse, créateur, ancêtre, divinité. Il ne fut pas dénudé de son identité et de sa culture, il sut au contraire la préserver par les diverses formes de résistances illustrées notamment par la pierre apportée de la terre africaine par les princesses. Il put alors transiger entre les mondes du visible et de l’invisible (connexion aux ancêtres), entre la vie et la mort (car ceux qui moururent revinrent). Il fit de son identité un objet de préservation et de réinvention dont ce récit est entre autres l’illustration.

Un aspect important de ce travail sur l’identité est celui des problèmes actuels vécus par les enfants, les parents et les candomblécistes en présence. Bien que le terreiro soit un lieu de fierté et d’affirmation identitaire concernant la présence africaine en terre brésilienne, cela ne signifie point que ces personnes ne soient pas aujourd’hui elles-mêmes objet de discrimination. Bien que plusieurs vivent sur les lieux même du terreiro et que d’autres en soient les voisins, trouvant en lui une certaine protection, le candomblé (et ses adeptes) fait encore aujourd’hui l’objet de discrimination, entre autres de la part des néopentecôtistes dont l’accès au pouvoir officiel est notable. De plus, quoique les terreiros aient gagné la classe moyenne et supérieure ainsi que la société blanche, une majorité de ses adeptes sont afro-brésiliens et sont parmi les victimes des inégalités socio-économiques au Brésil. Il devient donc important, au-delà de l’histoire passée, de rendre présentes et effectives des actions qui mettent de l’avant le candomblé comme expérience de conquête (les princesses libérées qui ouvrent les premières maisons de candomblé à Salvador, la religion qui subsiste à la déshumanisation) et de transposer cette expérience de conquête dans l’espace public (un jeu théâtral qui se déroule entre deux espaces : la maison du culte et la maison de la citoyenneté). Le passage de la fin (la sortie du navire et l’arrivée au Brésil) qui permet de voir les esclaves joués par les enfants sortir du navire en dansant samba et afoxé devant l’espace de la citoyenneté (l’école), s’y diriger ou encore s’en aller vers l’espace religieux (lieu des festivités du culte), est sur ce point indicateur. Cette oscillation du récit et des déplacements des passagers entre la société civile des citoyens et la société religieuse des candomblécistes offre une souplesse d’interprétation aux participants, en évitant du coup une surcharge prosélytiste : la religion peut se constituer en tant que mémoire sans être pour autant un choix obligé. Dans le cas présent, le rôle joué par cette religion dans la mémoire afro-brésilienne paraît primer sur la pratique elle-même.

Un autre point à souligner est celui de la place jouée par le corps. Le récit ne se suffit pas à lui-même et a besoin pour se concrétiser du jeu des corps mis en scène. En effet, le récit propose une mémoire et une identité pour les Afro-Brésiliens et gagne en efficacité par le jeu corporel des passagers qui actent la souffrance de l’esclave fouetté puis la transcendent, qui offrent au regard la grâce des figures féminines princières, le port altier des orixás, la danse des captifs et des non-captifs. De plus, les acteurs font plus que rendre efficace le récit par la figuration des corps : ils incorporent [embody] par leur geste le récit. En effet, l’expérience du jeu théâtral en est une d’intériorisation du discours qui passe par la sensorialité globale du corps assujetti de l’esclave puis par celle d’un sujet autre, libre malgré ses chaînes, revêtu métaphoriquement et concrètement, et auquel on confère la dignité à la fois retrouvée (aux yeux de soi) et espérée (de la part des autres).

Esclavage et liberté

La liberté juridique des anciens esclaves ne vint pas seulement d’un décret gouvernemental, notamment de l’acte de signature qui mit fin à l’esclavage et qui est attribué, dans le récit national, à la princesse Isabel, mais de plusieurs autres événements : nous y revenons à travers le récit.

La liberté est liée d’abord et avant tout à la résistance. Dérober puis transporter d’Afrique des pierres est un geste ultime effectué par les princesses africaines auxquelles on donne le statut de , avant même qu’elles prennent pied sur le navire négrier et après qu’elles aient fait le tour de l’arbre de l’oubli. Faire le tour de l’arbre de l’oubli est ce geste de l’abandon de l’Afrique et des racines (symbolisé par le baobab) conduisant au processus de perte de l’identité d’origine. Or, le récit parle de ces princesses capturées qui réussirent à cacher des pierres, symboles de mémoire, de culture, de résistance et de secret. Le récit ne réfère pas seulement à ce geste ultime de résistance avant la traversée mais aussi à une culture de la résistance déjà présente autrefois (les quilombos) et à la présence de l’esclavage en terre africaine : il fallait savoir se protéger du maléfice et des pilleurs, même si ce qui arriva en terre africaine fut jugé moins pire encore que tout ce qui arriva par la suite au Brésil.

La préservation de la mémoire et de la culture, figurée par la pierre (immuable) apportée puis échangée n’est pas neutre : le terreiro prend place et fondation dans le Ayé (terre et vie), là où sont les pierres. La pierre, contrairement à l’arbre (de l’oubli, le baobab, symbole africain de fécondité) pouvait être apportée et échangée. La pierre c’est aussi un morceau symbolique de la terre ancestrale (la terre suppose permanence et renouvellement) que l’on transpose sur un autre morceau de terre (suggérant sédimentation et reprise de vie). Le drap-océan relie ces deux terres, les connecte par les gestes des passagers porteurs de ces pierres qui sont mémoire et culture.

Le thème de la solidarité revient dans le récit et mérite qu’on s’y attarde. Il est dit que ce sont les esclaves affranchis qui ont ouvert les terreiros à Salvador (geste effectivement impossible en captivité). L’argent de la liberté, celui gagné par les esclaves affranchis, servit entre autres à la fondation de terreiros. Il est bien connu qu’au moment de l’abolition, le nombre d’esclaves déjà affranchis était important et que la création des premiers terreiros précéda l’abolition. Le nombre accru d’esclaves affranchis à partir de l’abolition a certes favorisé la création et surtout la multiplication des terreiros. Les esclaves affranchis et présents dans les terreiros d’autrefois ont participé d’une culture de la solidarité caractéristique de ces milieux, où tout est mis en commun, biens, nourriture, argent. Une telle culture a probablement facilité la vie de nombreuses personnes qui furent laissées dans des conditions très difficiles au moment de l’abolition et après, sans aide ni mesure de transition de la part de l’État. La solidarité, c’est celle des vivants en situation de résistance, mais c’est aussi celle des morts, des ancêtres figurés par les enfants vêtus de blanc, morts durant la traversée mais protégeant les vivants. C’est aussi celle des orixás du candomblé, ancêtres divinisés, qui se comportent en égaux bienveillants avec les passagers et qui n’abandonnent pas les leurs. Ils s’assoient avec eux au fond des cales.

La liberté vient également des pratiques religieuses elles-mêmes : ces dernières permettent de créer une humanité noire humanisée, en même temps qu’elles impliquent des stratégies concrètes de survie qui passent par l’alimentation, le vêtement, l’esthétique, les valeurs culturelles et le lien familial.

Le récit proposé de l’esclavage est celui de la souffrance, mais il ouvre sur la fierté, la dignité, la force (puissance d’agir) des sujets : de ces sujets qui savent (ce qui allait arriver était connu), rusent, cachent, détournent, détiennent les clefs des codes et les arts du faire qu’il faudra transmettre jusqu’à aujourd’hui.

Dernier point : la société brésilienne est présentée comme une société raciste mais traversée par l’influence afro-brésilienne et africaine. Les valeurs afro-brésiliennes, fortement reliées aux valeurs africaines, seraient aussi des valeurs salvatrices puisque ce sont en elles et par elles que les captifs trouvèrent le moyen de ne pas disparaître. L’arrivée des esclaves au Brésil est d’ailleurs représentée par ceux qui déjà, dans le navire négrier, dansent, chantent, jubilent, apportent la joie, la sensualité, l’enchantement et les Dieux. C’est sur le bateau lui-même qu’est crié et joué le geste de la liberté par un jeune garçon : on le voit se lever après quelques pas de capoeira, cet art du combat des anciens esclaves longtemps puni et réprimé et dire Liberdade!, amenant du coup tous les passagers dans le mouvement de l’avancée libératrice. L’Afrique est ainsi présentée comme le lieu de l’arrachement et du déracinement tout en se faisant source infinie de la mémoire et des racines, que de simples pierres dérobées en ses terres auraient permis de réimplanter. Le récit de la mise en esclavage puis de la libération s’inscrit finalement dans la suite de la trame narrative de l’identité et de la refiguration du sujet Afro-Brésilien dans l’espace public, sujet créateur de son destin collectif.

Destin et ancestalité

La refiguration de l’identité et de la liberté que propose le récit de Mãe T est basée sur deux premiers principes que nous avons évoqués et que nous rappelons : l’héroïsation de la victime et son humanisation. La figure de l’esclave servile, déchu, et du sujet disqualifié se trouve dans le récit métamorphosée et migre vers celle du sujet dont la mémoire, la culture et la puissance d’agir sont mis de l’avant. Il est héros parce qu’il a échappé aux desseins du maître ; il est humanisé parce qu’il sait garder la mémoire des ancêtres et des divinités qui le conduisent vers une humanisation qui pourrait aller jusqu’à la divinisation, selon le cycle de la vie et de la mort dans le candomblé.

Deux autres principes se joignent au premier : l’ancestralité et l’africanité.

L’importance que prend l’ancestralité dans le récit est centrale. Les ancêtres renvoient les participants à l’origine qui marque l’identité, à la mort imposée (de ceux qui moururent avant la traversée et dont on a la mémoire, de ceux qui moururent durant la traversée ou à l’arrivée) et au retour de ces êtres dans la communauté des vivants (et des résistants). Le sujet afro-brésilien dont il est question dans le récit ne saurait être reconnu de lui-même sans cette part généalogique et transcontinentale de son historicité. Il doit en quelque sorte en dégager les conséquences. Exister, apparaître au sein de la société brésilienne, c’est vivre l’alliance incontournable avec les morts, avec « ceux qui souffrirent avant nous ».

L’autre principe est celui de l’africanité, étroitement lié au premier. À la déshumanisation qui réduit les sujets à leur corps, les Afro-Brésiliens candomblécistes ont répondu par l’appel à l’Au-delà du corps qu’est l’ancêtre fait divinité, habitant les lieux de la nature et occupant l’espace, d’une part, et d’autre part, par l’ancestralité qui lie les divinités (ou orixás) entre Afrique et Brésil. L’« Afrique » dans son ensemble, et non pas le Nigeria, le Bénin ou l’Angola. Loin d’être le lieu de l’échec qu’elle pourrait représenter, (l’esclavage y était pratiqué bien avant la traite atlantique et le récit de Mãe T y fait référence), l’Afrique ici imaginée est le lieu des gloires (les origines royales), des traditions fortes (millénaires), des modèles de vie (les orixás) et bien sûr de la distinction (fondement de la différence afro-brésilienne).

C’est ainsi, par mots et par corps, par l’ancestralité affirmée et africanisée et par l’humanisation et l’héroïsation de l’ancien esclave, que se construit dans ce récit mimétique (au sens de Ricoeur) liant passé, présent et avenir, un processus de refiguration identitaire qui ouvre sur la nouvelle subjectivité afro-brésilienne