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Introduction

L’Indochine française, vaste territoire de 700 000 km2, soit une fois et demi la France métropolitaine, est une construction imaginaire coloniale réunissant trois pays (Việt Nam, Cambodge et Laos) lentement intégrés dans un cadre colonial de 1859 à 1907[1]. Bien plus qu’une terre colonisée, l’Indochine est un creuset de civilisation qui réunit une pluralité de peuple partagée entre influences culturelles indiennes et chinoises, séparée géographiquement par la chaîne Trường Sơn ou Cordillère Annamitique, courant du Nord au Sud de la péninsule indochinoise[2]. Ce creuset oriental, placé sous contrôle français devient le témoin d’une rencontre avec l’Occident et permet l’émergence de biens matériels et immatériels communs, donnant lieu à un patrimoine multiforme et original. Ce melting-pot civilisationnel est un élément clé pour comprendre l’originalité de la réalité indochinoise durant la période coloniale et au-delà. La présente communication se limite à l’émergence d’un patrimoine urbain durant la colonisation et à son devenir après 1954, bien que la rencontre entre l’Orient et l’Occident ait donné lieu à bien des métissages qu’il est impossible de détailler ici[3] (Verney 2010).

L’espace indochinois, dominé par différents royaumes, donne lieu à la naissance de noyaux urbains préexistants en Indochine, sur le littoral de la mer de Chine ou autour de centres religieux et politiques (Angkor Thom au Cambodge, Hanoi et Saigon au Việt Nam) (Trần, Nhâm 1998 ; Verney 2007). Mais ces zones de contact entre les peuples symbolisés par les villes connaissent un renouveau sous la colonisation en tant que matrice d’un patrimoine à la fois occidental et oriental se basant sur des finalités économiques (essor des villes et des structures d’import/export), politiques (« Lumières françaises » et prestige de la politique de la canonnière face aux autres puissances européennes) et sociales (par la création d’une société coloniale ségrégative). La colonisation en tant qu’acte de domination sur un territoire et sur les hommes le composant, marque l’espace colonisé et développe un « patrimoine témoin » du point de vue immobilier par les bâtiments, les rues (Coquery-Vidrovitch et Goerg 1996), ou immatériel avec l’occidentalisation des modes de vie dans les centres urbains indochinois diffusée par l’outil scolaire auprès d’une minorité colonisée. Au lendemain des décolonisations, la volonté de trancher avec la période française guide les pays indépendants, que cela soit au Sud, sous influence américaine, ou encore au Nord, inspiré par le monde communiste. Ainsi, le patrimoine colonial devient en quelque sorte un contre-modèle décrié, tant dans son symbolisme immobilier que par la recherche d’un territoire désiré fantasmé dans une idée de pureté précoloniale traditionaliste ou rurale.

Mais la pacification de la péninsule indochinoise au début des années 1980, puis l’ouverture de pays relativement hermétiques comme le Việt Nam (Đổi mới en 1986)[4] et la fin au Cambodge du cauchemar Khmer rouge et de l’occupation vietnamienne en 1989, renouvellent la place d’un patrimoine jugé désuet. Si le développement du tourisme promeut ce patrimoine, les questions environnementales, l’extension des coeurs urbains face à la globalisation économique sont autant de défis.

L’héritage colonial : des bourgades urbaines asiatiques aux villes indochinoises

L’intrusion française en Asie du Sud-Est, lancée sous le Second Empire (conquête de la Cochinchine 1859) puis continuée sous la IIIe République (Jules Ferry), poursuit différents buts dont l’intérêt économique n’en est pas des moindres : s’ouvrir une tête de pont en Asie entre les Indes britanniques et les comptoirs chinois, puis trouver un marché pour les productions industrielles métropolitaines. De la sorte, les grandes villes indochinoises ont une orientation ouverte sur le littoral (Saigon est à moins de 120 km de la mer, tout comme la ville septentrionale de Hải Phòng qui sert de façade maritime à Hanoi). De plus, pour acheminer les ressources naturelles des territoires indochinois, qui deviennent en 1887 l’Union indochinoise, les autorités coloniales mettent en place un réseau de transport interne alliant routes, voies fluviales et chemin de fer (Le Transindochinois est terminé au cours des années trente en reliant le Nord au Sud de la péninsule). Si l’orientation des villes est héritée d’un cadre précolonial[5], leurs transformations dépendent de leurs prises de possession par les autorités militaires ou civiles : ainsi, Saigon conquise en 1859 dispose d’un plan d’occupation du sol dès 1861, mais en raison de son coût, les futurs aménagements indochinois sont plus modestes et cherchent à s’intégrer dans un cadre préexistant, comme le démontrent Hanoi et le maintien de quartiers traditionnels. Les villes indochinoises se développent rapidement et si en 1859, Saigon compte plusieurs centres urbains (compris entre 5 000 et 100 000 personnes[6]), la colonisation participe à son explosion démographique en regroupant plus de 500 000 habitants durant les années trente. De la sorte, les Français contribuent à inverser l’importance des villes par rapport aux campagnes dans ce contexte asiatique où le lettré « ne s’exprime pas dans les villes » (Fourniau 1991 : 167-184).

Pour comprendre ce patrimoine culturel transmis aux pays indochinois actuels, la structure urbaine est l’un des témoins les plus vivaces. Prenons l’exemple de Saigon. Par son origine et son développement, cette ville vietnamienne est éclairante sur cette domination spatiale symbolique. Étant une ville de séparation entre communautés, la ville coloniale se décompose en deux villes : la ville « haute », espace de spectacle et de représentation (autour de ses bâtiments officiels) s’opposant à la ville « basse », espace de contact matérialisé avec l’autre « ville » autochtone où se retrouvent les maisons de commerce, les compagnies maritimes et la population locale (illustration). Si une raison hygiéniste demeure (les hauteurs sont jugées plus saines que celles proches du fleuve), se superpose également une logique discriminatoire, comme nous le démontre la ville de Saigon avec les quartiers hauts (1er, 2e, 4e dit « plateau de Saigon ») et le 5e quartier où sont répartis les Français, l’élite colonisée, les Hindous francophones (entre la gare et le jardin de la ville, la bordure sud du jardin et le bas de la rue de Verdun), et plus au nord de la ville (quartier de Đa Kao, Tân Bình), les Eurasiens et naturalisés. À cela s’ajoute une ségrégation sociale au sein de la population française entre les Français aisés (situés au coeur de la cité administrative proche du boulevard Norodom) et les plus modestes proches de la ville basse (quartiers du port, boulevards Charner/Bonard et proche de la direction de l’Artillerie). À ce titre, cette ségrégation reproduit la ségrégation sociale existante en métropole entre un quartier bourgeois et un quartier populaire, mais dans le cas colonial se rajoute un concept racial entre quartiers européens et quartiers indigènes. La carte ci-dessous le montre[7].

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Un syncrétisme culturel : le style indochinois

Ces villes indochinoises, inspirées par les nouvelles pratiques en cours en métropole durant les années 1920, connaissent une nouvelle approche tant dans leurs aspects que par la volonté d’administrateurs, tel Albert Sarraut, ministre des colonies et ancien gouverneur général (1911-1913, 1916-1919) ou encore sous la direction de l’un des pères de l’urbanisme moderne Ernest Hébrard, nommé à la tête du service d’urbanisme indochinois en 1923. Hébrard élabore un nouveau plan d’extension de plusieurs villes indochinoises (Ðà Lạt en 1923, Hanoi, Saigon, Phnom Penh[8], Hải Phòng, Nam Định) en utilisant la colonie comme un laboratoire facile à modeler en raison de contre-pouvoir moins influent qu’en métropole, des coûts minimes à engager (en main-d’oeuvre et en matériaux), et dans l’espoir de dessiner des centres urbains avant-gardistes. Ces centres urbains doivent répondre à quatre fonctions : ils doivent être un lieu de pouvoir, un lieu de production industrielle (ou du moins dans le cadre colonial y participant), un lieu d’activité économique et un noeud relié à l’extérieur par un maillage complet (Yiakoumis et Pedelahore de Loddis 2001 : 156). Cet impératif politique se retrouve dans l’architecture des bâtiments. En effet, les premiers bâtiments coloniaux sont inspirés des canons esthétiques métropolitains : style néobaroque, balustrades et ses frises exubérantes, étage qui domine le monument. La Cathédrale de Saigon est construite en briques françaises… La prise en compte du contexte local (climat, matériaux, coûts…) contribue à faire évoluer l’approche française. Les architectes progressivement se tournent vers les techniques locales afin de trouver une adaptation des techniques occidentales aux contraintes orientales : véranda indienne pour le palais du gouverneur de Cochinchine, système des larges toitures des maisons communales vietnamiennes (Đình), composées d’un toit à quatre pans, permettant de protéger autant du soleil que de la pluie, ouvert sous les combles afin d’avoir une meilleure aération.

Certains bâtiments, construits pour répondre à une demande sociale comme les écoles, puisent leurs essences dans la culture locale confucéenne tout en affichant une modernité dans les matériaux utilisés. Hébrard établit le plan à Saigon du Lycée Pétrus Ky qui revendique un retour à la culture vietnamienne. Portant le nom d’un lettré collaborateur des Français, ce lycée n’en porte pas moins l’identité vietnamienne dans ces fondements. Après le passage d’un portique traditionnel, les élèves entrent dans le lycée et découvrent une cour centrale entourée de galeries sur trois côtés rappelant le Temple de la Littérature de Hanoi (le Văn miếu) et première université du Việt Nam au XIe siècle (Fourniau 1991 : 167-184)[9].

D’autres monuments vont plus loin dans cette recherche d’acculturation, tout simplement en les fusionnant les différents styles dans un même construction. C’est le cas du Musée Blanchard de la Brosse de Saigon et du Musée d’Histoire Louis Finot de Hanoi. Le Musée Blanchard de la Brosse, construit par l’architecte Delaval, perpétue et magnifie le style indochinois cher à Hébrard, dans la lignée du Musée Louis Finot de Hanoi. Dans leurs architectures oecuméniques, ces musées relient les trois pays indochinois. Ainsi, le musée Blanchard de la Brosse de Saigon comporte une tour centrale construite sur le mode du Stupa bouddhiste cambodgien ou laotien (monument funéraire bouddhiste que l’on trouve au Laos et au Cambodge) et possède une toiture sino-vietnamienne disposant d’arêtiers relevés, à plusieurs pans et de tuiles dites « Ying/Yang » (que l’on retrouve à la citadelle de Huế). S’inspirant des cultures locales, l’architecte recourt aux poteaux, poutres et linteaux pour s’émanciper du mur, de la façade et des techniques de maçonnerie massive de brique et d’enduits qui dominent la colonie (Yiakoumis et Pedelahore de Loddis 2001 : 171). Le message est clair : la structure des bâtiments coloniaux symbolise à son tour un outil autant pédagogique qu’idéologique, car l’acier démontre à la fois la force du progrès français à faire plier la nature et à se présenter comme la puissance tutélaire réunissant esthétiquement les cultures indochinoises.

Mais lorsqu’arrive l’indépendance, les gouvernements indochinois reviennent sur cette architecture, désormais patrimoniale. Pour le gouvernement du sud Việt Nam, né des accords de Genève en 1954, l’influence américaine et l’explosion démographique des villes en raison de la guerre (Pressat 1974 : 637)[10] modifient ce patrimoine colonial : le palais du gouverneur général, devenu palais présidentiel sous Ngô Đình Diệm, est rénové suite à un bombardement[11] et « débarrassé » de ses oripeaux de la IIIe République. Au nord Việt Nam, l’influence communiste contribue à l’essor de cités ouvrières massives (Parenteau 1997)[12] et à l’apparition de bâtiments officiels inspirés par l’art soviétique, à l’instar du mausolée d’Hồ Chí Minh calqué sur celui de Lénine. Mais il est à noter que d’une manière globale, les anciens bâtiments coloniaux conservent leurs utilités antérieures dans toute l’Indochine (notamment les services publics comme les hôpitaux, douanes ou trésor public). C’est le cas des bâtiments liés au pouvoir : la mairie de Saigon devient le siège de Comité populaire de la nouvelle municipalité d’Hồ Chí Minh ville après la réunification de 1975.

Nouvelles menaces sur le patrimoine colonial indochinois

Mais ce patrimoine culturel franco-indochinois, intégré dans les villes débarrassées de la tutelle coloniale, doit faire face à de nouveaux défis. Tout d’abord, l’ouverture des pays indochinois à la globalisation grâce à l’essor d’une « Méditerranée asiatique » allant du Japon à Singapour en passant par le littoral chinois (Gipouloux 2009), intégrant les nouveaux tigres asiatiques comme le Việt Nam (croissance de 7,4%, le plaçant derrière la Chine en 2006) et, dans une moindre mesure, le Cambodge. Cette intégration au marché-monde, favorise une croissance des villes indochinoises (Hồ Chí Minh ville compte plus 8 millions d’habitants) et l’explosion d’un marché immobilier dont la course aux tours dans les capitales asiatiques est l’une des conséquences (le prix du mètre carré des capitales vietnamiennes était plus élevé que celui de Paris avant le krach de l’été 2009). Face à une spéculation immobilière folle, le patrimoine colonial recule devant l’extension des villes, le creusement de nouvelles artères comme à Saigon, et aussi en raison d’un désintérêt dans sa rénovation pour les bâtiments les plus vétustes[13]. La question du développement durable se pose : l’explosion démographique des villes remettant en cause un environnement fragile (pollution des eaux, embouteillages) désormais captives d’un découpage colonial inadapté pousse à un nouveau désir de territoire par une extension sur des zones vierges en périphérie (quartiers de Thủ Thiêm à Saigon ou à Hanoi) (Regards croisés sur Hanoi 2002 ; Région Rhône-Alpes 2007).

Ce patrimoine culturel est également menacé par la collusion de deux données combinant le désintérêt de plusieurs acteurs et l’évolution des coeurs urbains indochinois. Pour les autorités des pays ex-indochinois, le patrimoine colonial n’est pas une priorité depuis le retour affirmé par les sciences humaines vietnamiennes vers les folklores locaux et les cadres traditionnels promus durant les années 1950 dans un but d’unification nationale en pleine guerre du Vietnam (Pelley 1993). Actuellement, le patrimoine national vietnamien - mais aussi cambodgien - se focalise sur les legs historiques d’une période précoloniale (la colonisation n’occupant qu’une « parenthèse » de 90 années au maximum), que cela soit dans la promotion des maisons communales vietnamiennes ou de l’héritage angkorien pour le Cambodge. Les projets mis en avant par les autorités vietnamiennes excluent ce patrimoine culturel : aucun monument colonial n’est classé auprès de l’UNESCO, celle-ci privilégiant la promotion d’un patrimoine traditionnel (capitale impériale de Huế, ville de Hanoi avec l’organisation de son millénaire en 2010). Lors de la 12e session du Forum de l’UNESCO (avril 2009) à Hanoi, portant sur les paysages urbains, on a mis en valeur le principe de la protection du patrimoine urbain, mais on a très peu communiqué à son sujet (Forum UNESCO 2009). Toutefois, plusieurs initiatives locales, à destination des étrangers principalement[14], tentent de préserver ce patrimoine en perdition depuis le milieu des années 2000. Grâce au numérique et aux réseaux sociaux, plusieurs sites web dénoncent les atteintes à un patrimoine considéré comme partie intégrante de l’identité vietnamienne, au même titre que d’autres apports exogènes (qu’ils soient chinois ou du Sud-Est asiatique) (France 24 2014).

Ce désintérêt du patrimoine culturel colonial se retrouve aussi du côté de l’ex-colonisateur. Ainsi, la France intervient dans les pays ex-indochinois dans divers projets de coopération, que ce soit dans le cadre d’État à État (comme le Fonds de Solidarité Prioritaire)[15] ou dans le cadre de coopérations décentralisées avec les collectivités territoriales françaises comme la région Auvergne-Rhône-Alpes et le projet PADDI autour du développement urbain (PADDI 2016)[16]. Cette politique porte peu d’attention à ce riche patrimoine culturel franco-indochinois ; elle privilégie un patrimoine plus apolitique (la francophonie, les échanges scolaires, la restauration de monuments traditionnels via l’École française d’Extrême-Orient), répondant avant tout aux souhaits des autorités locales. Ainsi, une certaine appréhension demeure du côté français, réticence non propre à l’Indochine d’ailleurs[17].

Pourtant, enterrer la ville coloniale n’est certainement la bonne solution. Ce patrimoine est encore présent et devient un outil marketing auprès des agences touristiques françaises ou locales (vietnamienne, cambodgienne…). L’activité touristique perpétue une forme de « nostalindochine » du côté français[18], que cela soit aussi par le cinéma français ou la littérature. Cette sensibilité se retrouve aussi du côté vietnamien, cambodgien et laotien, à travers, par exemple, la réutilisation des appellations coloniales (« Indochine », « Saigon »). Si les États sont réticents à s’impliquer dans ce patrimoine colonial, les populations ont une approche plus pragmatique. Un vaste champ est concerné, de la valorisation de certaines habitations privées à toute une économie informelle autour des « souvenirs » de la colonisation : timbres, pièces et autres cartes postales dont l’ancienneté n’engage que ceux qui y croient…

Conclusion

Ce patrimoine partagé entre quatre pays est bien la preuve d’une histoire commune, riche d’un passé encore vivant dans bien des têtes et des coeurs. Si le patrimoine, est important pour la construction d’une identité nationale (comme le dit avec justesse Pierre Nora, « dans Patrimoine, il y a Patrie »), le patrimoine colonial est passé du statut de témoin d’une domination à celui de symbole d’une relation multilatérale et transnationale impliquant plusieurs acteurs. Cependant, l’absence de volonté politique, la spéculation liée aux dynamiques territoriales mais aussi le souci de répondre aux besoins légitimes de confort et sécurité de la population conduisent à des altérations inquiétantes (sur le modèle des Hutong chinois à Beijing détruits en raison d’une forte spéculation immobilière) soulevant la question de la pérennité d’un patrimoine urbain exogène devenu endogène, et pourtant partie intégrante de l’identité actuelle des pays de l’ancienne Indochine française.