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Le Grand Tour aristocratique du XVIIIe siècle en Europe est la pratique de référence de l’histoire du tourisme, puisqu’il est à la fois son cadre traditionnel d’émergence et son idéal de représentation et de pratique. Jusqu’au premier tiers du XXe siècle environ, on tient que le tourisme est un « art » (Boyer 2003 ; voir aussi Towner 1985 : 299 passim ; Towner 1996). Le Tour vaut ainsi modèle de médiation et de créativité (Prentice 2001) de la culture du tourisme. L’histoire même du terme (« tourisme » ou « touriste ») lui est directement liée, mais l’articulation aux pratiques contemporaines est davantage problématique tant les conduites actuelles du tourisme paraissent différentes (par le nombre, par la répétition, par la dépersonnalisation du voyageur, que l’on déplore).

L’origine historique du mot « tourisme » est encore de nos jours le point de départ de la plupart des ouvrages consacrés au phénomène touristique. En langue anglaise, l’Oxford English Dictionary indique que l’apparition du mot tourism date de 1811, tandis que le Trésor de la langue française indique 1841, soit une génération plus tard, pour le mot français – les Mémoires d’un touriste paraissent en 1838 –, époque à laquelle Thomas Cook ouvre son agence de voyages (Brodsky-Porges 1981 ; et sur le passage du Grand Tour au tourisme vers 1840, voir Chabaud 2000). Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que le mot « touriste » prenne à peu près son sens actuel, c’est-à-dire pour qu’il acquière les connotations habituelles, en particulier négatives, dans son usage cultivé (Leiper 1983)[1]. Au sens classique, la pratique du Tour, petit ou grand, renvoyait à l’époque moderne à l’éducation de l’homme de qualité (du gentleman particulièrement mais pas exclusivement ; voir Black 1992). Au fur et à mesure que les aspects éducatifs et initiatiques se sont effacés, les aspects de « loisir » proprement dits ont progressé. Le Tour s’inscrit en effet dans un moment historique clé, au tournant d’une tradition formatrice et de la naissance d’une consommation touristique inédite fondée sur un ethos romantique (Chai 2011)[2].

Le Grand Tour dans l’historiographie savante

Sous ses différents aspects, à travers toute l’Europe, le sujet du Grand Tour a fasciné de longue date les histoires nationales qui se sont attachées chacune à étudier les récits de leurs compatriotes : ainsi, en France, depuis au moins l’étude de Dumesnil, publiée en 1865. Cette historiographie érudite est une littérature d’indigènes de la culture savante, pour reprendre une formulation de Pierre Bourdieu ; c’est-à-dire qu’elle recopie souvent ses sources dans le respect, sinon l’exaltation, d’une pratique individuelle, sans reconnaître toujours son évidente dimension collective. Parallèlement, l’évidence de la dimension internationale, dans son ampleur et ses intérêts, peine à émerger d’un cadre national à l’intérieur duquel s’effectue, comme naturellement, la description de pratiques tenant à l’imprévisibilité, comme le signale Jean Boutier.

Le Grand Tour constitue la mise à l’épreuve d’une éducation nobiliaire dont l’économie, commune aux principales nations européennes, s’est constituée à la Renaissance. […] Or cette pratique plastique, qui ne répond pas simplement aux impératifs d’un programme préétabli, ne cesse de se modifier ou de se redéfinir selon les lieux de départ, les contraintes du moment, les moyens financiers du voyageur, mais aussi ses désirs ou ses répugnances, les accidents ou les surprises survenus en cours de route. La diversité des voyages ne signifie pas pour autant que le Grand Tour manque de régularités. Elle signale simplement que sa régulation se situe plus au niveau des principes et des conceptions mis en oeuvre que des réalisations effectives.

Boutier 2004 : 8

L’un des enjeux de la recherche contemporaine est de tenter de dépasser la perception étroite que donnent du Grand Tour les seules traces écrites laissées par les élites. (Dans une bibliographie surabondante, mentionnons Ayers 1997 ; Bermingham et Brewer 1995 ; Bignamini et Hornsby 2010 ; McKendrick, Brewer et Plumb 1982 ; Mori 2009 ; Graburn 2000.) On combine désormais l’étude de la littérature de voyage telle que l’ont dessinée les ouvrages classiques de Cesare de Seta (1982) ou d’Attilio Brilli (2006), les panoramas de l’érudition italienne centrés sur les écrivains du voyage en Italie (Emanuele Kanceff pour l’ensemble de la péninsule ; voir Crotti 1999), et une histoire large des voyageurs, telle qu’Antoni Maczak (1995) l’a esquissée à sa façon, et telle que Daniel Roche l’a promue dans ses synthèses sur les mobilités françaises (2003 ; voir aussi Leed 1991). La définition du « voyage » à l’époque moderne recouvre de multiples réalités, entre le « Tour » classique, l’expédition militaire, la mission administrative, la tournée commerciale, le pèlerinage continué, le déplacement touristique, le voyage thérapeutique, l’émigration politique, l’excursion d’agrément ou la migration de travail. Il s’agit donc de saisir une population large – fonctionnaires, soldats, marchands, artisans, pèlerins et colporteurs. Les enquêtes récentes associent ainsi à une étude renouvelée des récits de voyages une attention portée aux voyageurs en général, mais surtout aux voyageurs oubliés, à ceux qui n’écrivent pas, à ceux qui ne laissent pas de traces, ou à ceux qui ne sont mentionnés que par d’autres qu’eux. C’est dire que toutes sortes de sources sont désormais examinées, récits de voyages publiés, guides, notes et manuscrits, registres de passeports, qui évoquent des médiations de nature diverse (Black 2003 ; Bertrand 2008). Ceci permet de mettre en valeur un spectre très large d’attitudes au sein de réseaux et de sociabilités multiples.

Mais tout déplacement – d’un compagnon artisan, d’un migrant saisonnier, d’une armée en campagne – n’est pas voyage : ce qui est en jeu, c’est l’articulation, jusque dans leurs différences, entre le fait social du voyage et sa construction en pratique culturelle. À cet égard, la notion de médiation est absolument essentielle. Elle doit être rapportée au cadre mental et culturel dans lequel s’inscrit l’usage du voyage. Classiquement, celui-ci se définit par la lecture des textes normatifs et des discours de légitimation que sont les manuels, guides (voir Chabaud et al. 2000 ; Chard 1999 ; et pour le personnage du guide, Cohen 1985) ou descriptifs d’itinéraires et autres « instructions aux voyageurs » (étudiées par Kury 2001). L’accent y est mis en général sur le bagage théorique et pratique nécessaire au voyage (langues étrangères, cartes, instruments), dans la continuité d’une culture de la curiosité. Les guides véhiculent parfois une image archaïque du territoire car leurs centres d’intérêt se modifient lentement, comme autant d’emprisonnements de moyenne durée des voyageurs. Mais ces guides et ces cartes géographiques permettent néanmoins de mesurer l’horizon de réception du voyageur, l’évolution de sa représentation de l’espace et de sa culture géographique – ainsi la description des chemins et des étapes.

Traditionnellement, ces formes de médiation tendaient à fournir à propos de l’Italie un discours homogène et quasi transparent à leur objet. Il s’agissait de l’héritage, en somme, de ce « langage obligatoire » (Labrot 1987) que la Réforme catholique des papes des XVIe et XVIIe siècles avait cru pouvoir imposer à Rome et à l’Italie.

Verbes, adjectifs, auxquels il convient d’ajouter les figures de rhétorique, nimbent Rome d’une aura surnaturelle. Cette technique encomiastique est certes tout à fait ancrée dans la pratique du temps, point avare en dithyrambes, mais dans le cas présent elle n’apparaît pas seulement comme un artifice. Tout se passe comme si Rome et son contenu dictaient eux-mêmes ce type d’écriture, imposaient une tradition, non seulement aux scripteurs officiels mais le plus souvent aux voyageurs. Il est impossible d’échapper au langage obligatoire de Rome. (Labrot 1987 : 93)

Dans son analyse si perspicace des modalités de la médiation, l’historien Gérard Labrot en énumère toutes les modalités, dont l’hébergement dans les hospices est l’une des clés, pour conclure : « Tel l’artiste effaçant avec soin les traces de son pénible effort, Rome ne laisse voir que la souveraine aisance de son fonctionnement » (1987 : 146).

Par opposition à ce point de départ, le siècle des Lumières, et particulièrement le tournant du XVIIIe au XIXe siècle, a vu une démultiplication des perceptions – du savant, de l’antiquaire, du marchand, du militaire, de l’artiste – et a donné lieu à une fragmentation inédite des médiations culturelles. L’émergence de modèles nouveaux est frappante, ces modèles étant marqués le cas échéant par l’appel de Rousseau : « Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond ; voyager pour s’instruire est encore un objet trop vague […]. Je voudrais donner au jeune homme un intérêt sensible à s’instruire » dit-il dans l’Émile en 1762 (livre cinquième : 580-581). Les écarts ou les silences d’une expérience demeurent toutefois, avec l’affirmation d’individualités au sein de pratiques nouvelles. Plus généralement, on constate une modalité hyperémotive du voyage, dans laquelle l’historien de la littérature Friedrich Wolfzettel a pu voir l’exaltation du « voyageur enthousiaste », de Dupaty à Chateaubriand et au-delà : on évoque souvent à partir des années 1770-1780 un « choc émotionnel » au contact de l’Italie (Wolfzettel 1996 ; pour la période antérieure, voir Doiron 1995).

Mais toutes les modalités du Tour vérifient combien la pratique du voyage est indissolublement un discours du voyageur, pour reprendre l’expression de Friedrich Wolfzettel. Le voyage est à la fois stratégie, choix, enjeu de styles (dans l’art de vivre et d’écrire) et tropisme culturel, fait de dispositions d’esprit, de formes du goût, d’habitudes, de politesse (Boutier 2004, 2005). Le récit de voyage est donc moins à utiliser de manière référentielle que comme indice d’une « artification », dirait-on dans le vocabulaire sociologique contemporain, du voyage – ou d’une « littérarisation », pour reprendre l’expression de Jean Boutier (2005 : 17). Bref, le récit de voyage est loin d’être un témoignage sur le voyage – même s’il est courant de parler à son égard de littérature du témoignage. Il est la mise en forme littéraire de l’expérience du voyage présentée comme individuelle.

Or, au-delà de l’éloge attendu du contact avec le réel et de la vertu morale et éducatrice du voyage, l’expérience du déplacement nourrit des préoccupations encyclopédiques qui associent économie politique, statistique et histoire naturelle, et visent le progrès et le bien de l’humanité (Bourguet, Liccope et Sibum 2004 ; Simões, Carneiro et Diogo 2003). De cette diversité des pratiques rendent compte les journaux, notes et récits de voyage – le cas échéant en enregistrant une professionnalisation accrue de la conduite, qui tient au voyage des hommes de science, ou des marchands. Les voyageurs de négoce perpétuent des pratiques anciennes, mais peuvent aussi témoigner d’une observation des sociétés humaines, contribuant le cas échéant à la « statistique » nouvelle, au cours d’un XVIIIe siècle où se développent les expéditions scientifiques, le « voyage dans la matière » que décrit Barbara Maria Stafford (1984), sous la forme d’un musée de la nature.

L’approche topographique et environnementale prend une importance inédite et a des conséquences sur la fonction dévolue à l’observation ou à l’enquête au sein du voyage lui-même. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la curiosité pour la minéralogie, par exemple, modifie les cheminements, change le regard porté sur les paysages ou les monuments et, par références et comparaisons, élabore un autre rapport aux lieux. Considérant l’ensemble des caractéristiques des productions de voyages de ce genre, on est tenté de citer la formule de Gilles Deleuze et Felix Guattari (1980) : « Il semble que la science nomade soit plus sensible immédiatement à la connexion du contenu et de l’expression pour eux-mêmes, chacun de ces deux termes ayant forme et matière ».

La sociologue Judith Adler a proposé d’inscrire le phénomène dans une histoire longue de la quête des observations visuelles en Occident, à partir des topographies et encyclopédies compilées depuis les humanistes du XVIe siècle. La figure du polyhistor, dont le modèle demeure valide jusqu’à la formation et à l’oeuvre de Winckelmann (Décultot 2000), est ici déterminante. L’esprit de « curiosité » règne chez les virtuosi, voyageurs curieux à la chasse aux découvertes, tandis que les fondations d’académies royales et de sociétés savantes, de loges maçonniques et d’autres types d’associations, constituent, au temps des Lumières, autant « d’institutions de tourisme intellectuel » (Pomeau 1966).

Enfin le Tour classique a mobilisé une population de guides spécifiques, les bear-leaders – terme quelque peu carnavalesque utilisé à partir de la décennie 1740 pour désigner les hommes éclairés, érudits, antiquaires, artistes, chargés de guider le jeune homme lors de son voyage culturel en Europe. Ces intermédiaires culturels ont joué le rôle de passeurs entre la culture classique qu’ils maîtrisaient et la culture du voyageur, sous la forme d’un apprentissage pédagogique et initiatique des beautés du pays et de son patrimoine. Ils ont pu aussi jouer des rôles moins reluisants d’entremetteurs et de fournisseurs sur le marché des antiques, des faux (Burlot 2013), des objets « touristiques ». Car le Grand Tour a aussi été le puissant moteur d’une industrie du souvenir « pittoresque », de la part d’artisans spécialisés qui, à leur manière, jouaient aussi le rôle de médiateurs avec l’Antique et sa mémoire.

Le voyageur « sérieux » de cette période se veut déterminé par des exigences et une pertinence de son activité qui relèvent largement des jugements portés dans l’espace public. Ainsi il catalogue les collections et les musées à travers l’Europe. Sous divers aspects, ce touriste répond déjà à la définition de l’observateur du XIXe siècle : l’observateur est celui qui voit le monde à travers un ensemble de possibilités et de prescriptions, un système de conventions et de limitations (Crary 2001 : 6). Le touriste observateur pense son activité au sein de jugements esthétiques, moraux, politiques, bref, dans une forme de discipline. En matière artistique et esthétique, ce discours normatif est le connoisseurship, seul capable de légitimer les promenades et les avis d’un oeil informé, voire érudit. Il doit permettre au voyageur de repérer les oeuvres, de lire et de critiquer les catalogues, de faire part à ses lecteurs de son enthousiasme et de ses jouissances.

Ainsi la centralité de l’Italie demeure-t-elle marquée des ineffaçables souvenirs laissés par l’enseignement classique des collèges, comme l’écrit Stendhal à propos des visiteurs de Rome au début du XIXe siècle : « pour nous qui avons traduit pendant des années des morceaux de Tite-Live et de Florus, leur souvenir précède toute expérience » (1829, vol. I : 39). C’est témoigner de cette « liaison indissoluble entre l’esthétique et la culture » qu’évoque Roland Mortier dans sa Poétique des ruines (1974 : 205). En d’autres termes, comme l’écrit l’anthropologue Gérard Lenclud (1995), voir, dans le récit de voyage, c’est avant tout reconnaître : pour les lettrés, l’expérience du voyage est dans son essence même une expérience littéraire car nourrie de références, et logiquement mémorisée par écrit.

Avec le Romantisme, le souci d’une expérience personnelle, intime, dont la force de conviction prime sur les obligations antérieures d’énumération, de précision, de recherche, semble devoir l’emporter. Madame de Staël dans Corinne (1807) fournit un tableau de ces conventions sensibles à l’égard du nouveau voyage d’Italie[3]. Byron, dans son voyage en Grèce, illustre bien ce tournant qui met fin à une longue durée de l’observation touristique lorsqu’il écrit : « I gazed at the stars and ruminated ; took no notes, asked no questions » (cité par Adler 1989). Le touriste ne fait plus partie de la communauté d’observateurs qu’avaient constituée les générations antérieures (Burke 2001).

Le Tour comme idéal de médiation

Écrire l’histoire des médiations telles que le phénomène du Tour les a mises en oeuvre, c’est donc s’attacher à la généalogie du tourisme présent. La démonstration peut en être faite en considérant l’image du tourisme qui nous est offerte ou suggérée par les représentations rétrospectives du Grand Tour. À côté de la littérature savante, celles-ci passent notamment par les expositions et les films. Le Grand Tour, en effet, est devenu au cours des dernières décennies un lieu commun de nombreuses expositions artistiques et culturelles en quête de succès public.

Mais au-delà, le Tour anglais, et par exemple ses représentations à travers l’oeuvre d’écrivains comme Jane Austen, permet de s’interroger sur les mises en scène des « touristes » du passé dans les cultures contemporaines. Étonnamment, on dispose de très peu d’études sur la construction imaginaire des médiations passées du tourisme dans la culture contemporaine (construction pourtant éminemment révélatrice des enjeux présents de cette pratique, en bâtissant un âge d’or disparu). L’une des études les plus stimulantes est celle de Linda Troost, une spécialiste des études d’adaptation cinématographique de Jane Austen (Troost 2000, 2006)[4].

On connaît l’importance dans les romans de Jane Austen de l’aspect, si l’on ose dire, immobilier des jugements portés sur tel ou tel prétendant – un aspect qui va au-delà des considérations pécuniaires, par ailleurs clairement explicitées. À la question de sa soeur, qui lui demande, à la fin du roman, à quel moment elle est tombée amoureuse de Darcy, Elizabeth répond : « je crois que cela date de ma première impression des beaux espaces de Pemberley »[5]. Le paysage de Pemberley est donc une claire indication du caractère de Darcy, de son goût, et pour tout dire de sa vertu. Pour Austen, « noblesse oblige » : c’est le rôle de Darcy comme seigneur et propriétaire qui importe et le rend digne d’amour.

Or les différentes adaptations du roman traitent le « tour » d’Elizabeth et les enjeux qu’il incarne de manières très différentes, parce qu’elles peinent à saisir les intentions de l’auteur, et, plus largement, les modalités du « tourisme » dans les country houses du temps. Examinant trois manières d’adapter le film, respectivement en 1979, 1995 et 2005, Linda Troost montre ainsi que si la première production saisit à peu près cet aspect essentiel, les deux autres l’oublient ou l’ignorent, faisant de la visite de Pemberley pour l’une une révélation de la vie intérieure de Darcy, et pour l’autre une prise de conscience de son attirance sexuelle. Au-delà de ces considérations liées à l’esthétique des séries ou des films, se joue une relation du tourisme contemporain au tourisme passé qui est évidemment fausse. Le fait qu’on visitait Pemberley sous certaines conditions (après avoir prévenu de sa visite, le cas échéant en passant par un intermédiaire, avec un concierge, en laissant son nom sur un livre d’or, etc.) est, par exemple, passé sous silence, au profit d’une représentation de la visite comme une initiative individuelle, sans guides ni contraintes. Enfin et surtout, les conditions politiques du tourisme du temps, le fait qu’il sanctionne un état des choses, sont perdues de vue : au contraire, en construisant a posteriori une pratique désintéressée de la visite des châteaux, les dispositifs de médiation contemporains nous plongent dans un autre monde – propice à la fois à l’idéalisation rétrospective et à la prise de distance.

Ce dernier trait est le plus évident aujourd’hui : la manière dont les mises en scène manquent ou oublient la leçon politique du livre de Jane Austen, c’est-à-dire l’enjeu de la visite d’un domaine pour juger son propriétaire, en dit assez sur ce point. Plus généralement, la transformation, en particulier en Angleterre, des domaines du National Trust, mais aussi en France et ailleurs, dans les châteaux privés en particulier, des espaces ouverts à la visite et des discours tenus, est révélatrice d’une approche « démocratisée » du passé des grandes demeures et de leur tourisme. La multiplication des dispositifs de médiation consacrés aux aspects de la vie d’autrefois dans les châteaux et dans la vie quotidienne des grands a conduit à une forme de tourisme dans le passé qui fait de nous tantôt des domestiques de l’époque, tantôt des contestataires du temps présent. Cette situation a une conséquence évidente : « Nous pouvons maintenant visiter un château et connaître une expérience du passé sans nous sentir contraints de l’entériner, et peut-être même, avec la secrète satisfaction de ne pas vivre à une telle époque » (Troost 2006 : 498).

Surtout, notre image du tourisme met en valeur une forme d’expérience individuelle et de recherche des émotions qui n’a rien ou plus grand chose à voir avec la pédagogie, la formation à la vie d’adulte, ou avec la responsabilité de l’observateur dans une enquête collective sur le monde – toutes choses qui configuraient il y a trois siècles le tourisme des Lumières. Il n’en reste pas moins que ce dernier constitue toujours un horizon plus ou moins sublimé des déplacements contemporains. Car le souvenir littéraire du Grand Tour a triomphé dans la mémoire du tourisme et dans la généalogie idéale qu’on s’en forme généralement. Le recours à ce corpus de témoignages plus ou moins classiques vaut comme revendication de l’authenticité et de la créativité de ces pratiques – voire d’un tourisme « vrai ».