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Parler de la mémoire de l’esclavage aujourd’hui en Haïti

Aujourd’hui, le trop long silence sur la mémoire de l’esclavage a eu des effets pervers sur la société haïtienne. Il en ressort qu’un traumatisme collectif consécutif au colonialisme et à l’esclavagisme représente un fardeau pour le peuple qui n’arrive pas à se libérer des douleurs subies. Il n’assume pas pleinement son passé d’esclavage, comme s’il était condamné à une dépossession historique et culturelle. Chaque catégorie sociale (pauvres, riches, élites) en Haïti veut se construire son propre imaginaire culturel sur le modèle occidental (européen et nord-américain).

Aujourd’hui encore, des Haïtiens pensent qu’au lieu de parler de la mémoire de l’esclavage, il vaudrait mieux trouver des réponses aux préoccupations quotidiennes de la population telles que la nourriture et l’eau potable. D’autres s’efforcent de ne pas se souvenir que leurs ancêtres étaient en esclavage. Il faut bannir l’esclavage et son souvenir. Pourquoi un tel déni de mémoire ? La mémoire n’est-elle pas importante dans les « luttes pour la citoyenneté » (Saillant 2012 : 2) et pour le « vivre-ensemble » dans la société haïtienne ?

Dans les manuels scolaires, les réflexions sur l’esclavage et ses mémoires sont d’inspiration très idéologique (Dorsainvil 1934 : 76-77)[1]. Les discours autorisés promeuvent une vision héroïque et prestigieuse de la mémoire de l’esclavage autour des hauts lieux des batailles et des fortifications (Bataille de Vertières, Crête-à-Pierrot, Citadelle Henri Christophe, etc.). La place imposante accordée dans la mémoire officielle aux figures héroïques et au culte de la liberté impose un « refoulement de l’esclavage » et de ses corollaires (Byron 2008).

Le paysan haïtien se permet aujourd’hui d’oublier l’esclavage, ou refuse d’en parler, car « le véritable problème n’est pas tant l’esclavage, perçu comme une contrainte parmi d’autres dans le passé, mais le dur apprentissage de l’autonomie de survie » (Barthélemy 2004 : 130) qui le contraint à faire l’expérience de l’esclavage. Peut-on dire que la mémoire de l’esclavage est frappée d’une cécité consciente ? Cette amnésie volontaire n’est-elle pas le fruit de l’éducation reçue ou d’une stratégie populaire de survie face aux attitudes des élites qui croient toujours que « contrôler le passé peut toujours aider à maîtriser le présent » (Ferro 1985 : 7) ? Alors que les leçons du passé devraient aider à comprendre et à mieux construire le présent, car l’on a besoin du regard, de la voix, des blessures et de l’humanité de tous, a soutenu Dominique de Villepin (2007 : 12-13) qui analysait la question mémorielle de l’esclavage en France.

Cette considération nous permet de réfléchir à la mémoire de l’esclavage au sens patrimonial et de construire une vision intégrée du patrimoine qui détermine l’action et la mémoire collective.

Notre hypothèse est que la notion de mémoire de l’esclavage peut être étudiée dans les multiples représentations du système colonial et esclavagiste. Elle est inscrite dans des objets typiques (vestiges, monuments, fresques, lieux) et elle charrie les pratiques culturelles, politiques et sociales dans les sociétés des anciennes colonies. Sa remémoration s’installe alors dans le présent et contribue à construire et à représenter l’individu ou la communauté. Bien que cette mémoire traverse le temps et s’inscrive dans l’espace, sa mise en patrimoine soulève beaucoup d’interrogations et suscite des polémiques à travers le monde. Selon Christiane Taubira (2005), elle est « envahissante et absente ». Elle exige « des considérations culturelles et éthiques dans son processus de mise en patrimoine » (Augustin 2011 : 206).

La mémoire de l’esclavage, en devenant patrimoine, s’impose dans les débats entre « l’officiel » et le « non officiel » (Harrison 2013), contribue au vivre-ensemble et devient un marqueur d’identité (Smith 2006), surtout pour les descendants des victimes de l’esclavage. Il est étonnant de constater qu’aujourd’hui, les ministères haïtiens de la Culture et du Tourisme s’intéressent à la mise en valeur de certains vestiges d’habitations coloniales et de fortifications dans une perspective de développement touristique de masse, en négligeant l’importance des rapports mémoriels que peuvent développer les communautés avec ces lieux.

Les points qui suivent sont la résultante d’une analyse critique d’éléments mémoriels de l’esclavage identifiés au sein de la société haïtienne. Les témoignages des participants aux enquêtes[2], les discours officiels, les documents consultés et les observations rapportées ont servi à l’élaboration progressive d’une typologie de la mémoire de l’esclavage et à l’exposé des polémiques et des enjeux, ou bien à s’y opposer.

Typologie de la mémoire de l’esclavage en Haïti

La mémoire de l’esclavage au sens large suggère les mémoires du temps de l’esclavage qui ont survécu à travers les siècles dans les sociétés concernées. En même temps, il s’agit d’une culture qui s’est constituée du fait des revendications des descendants des victimes de l’esclavage et de la lutte pour la réparation des torts causés par l’esclavagisme. Les mémoires de l’esclavage sont différenciées les unes des autres dans la société haïtienne. Dans le souci d’intervenir dans les débats sur cette question passionnante, nous avons établi une typologie en fonction de quatre groupes de mémoires de l’esclavage : mémoire de fierté, mémoire de culpabilité, mémoire de victimisation, mémoire de réconciliation, dont la population haïtienne se sert pour expliquer le passé colonial et esclavagiste. Nous développons, dans chaque cas, la complexité des attitudes qu’elles imposent. En nous inspirant de cette typologie, nous présentons les formes sous lesquelles elles se manifestent.

Mémoire de fierté

La mémoire de fierté est la plus répandue dans la société haïtienne, et c’est la mémoire officiellement adoptée. Elle fait partie des fondations de la nation haïtienne depuis 1804. Il faut continuer à souligner l’importance d’Haïti et intégrer son histoire épique à l’histoire universelle, comme celle d’un peuple fier qui a dignement combattu pour abolir l’esclavage. La jeunesse haïtienne, en grandissant, doit perpétuer cet héritage et transmettre les éléments de cette fierté inscrite dans cette idée de liberté.

La figure héroïque est fortement symbolique dans cette mémoire. La transmission des prouesses des pères de la Nation se fait quotidiennement, de manière consciente ou inconsciente. Même le citoyen haïtien qui n’a jamais eu la chance d’aller à l’école pour apprendre l’histoire d’Haïti a entendu parler de Jean-Jacques Dessalines, d’Henri Christophe, de Toussaint Louverture, d’Alexandre Pétion ou de Capoix La Mort. Généralement, la mémoire de l’esclavage dans ce courant se limite à ces figures et à la Révolution haïtienne. Elle évoque parfois Boukman, et plus rarement Makandal, pour ses pratiques religieuses vodou et son apport à la galvanisation des héros de la guerre de l’Indépendance.

Les Haïtiens développent un symptôme distinct de la mémoire de la traite, de l’esclavage et de la liberté. Dans ce cadrage révélateur, ils privilégient l’élément « liberté » et héroïsent objectivement la mémoire. La dimension épique envahit presque toute la narration historiographique et mémorielle haïtienne. Cette mémoire conduit presque à l’amputation mémorielle de l’avant-1791. Durant tout le XIXe siècle et jusqu’à l’entrée d’Haïti dans le XXe siècle, l’écriture historique haïtienne est surtout marquée par cette narration épique. La vie quotidienne des esclaves ainsi que leurs conditions de vie sont pratiquement négligées dans cette mémoire. Cette « phénoménologie de la mémoire » (Ricoeur 2000 : 5) épique élude en quelque sorte tout effort de mise en patrimoine de la tranche de mémoire greffée sur la traite et l’esclavage, et sur ses conséquences dans le présent haïtien (préjugé de couleur, exclusion de la masse paysanne, appauvrissement de la masse populaire…). Il y a une sorte d’« épuration par lessivage », comme le formule Richard Price (2001 : 59), de certaines réalités coloniales et esclavagistes par les élites dirigeantes.

Dans leurs manifestations patriotiques, ces élites manipulent souvent le souvenir de l’esclavage pour porter la population à vivre dans un cadrage politique et ethnoracial. Elles façonnent un système politique qui résume Haïti à la défense de la race noire et à la liberté. En effet, la construction de l’État nation haïtien est une abstraction qui s’est matérialisée lors de moments phares de l’histoire tels que l’occupation américaine (1915-1934), où les historiens, les intellectuels (Jean Price-Mars, Jacques Roumain, Georges Sylvain, Jean-François Brierre, Carl Bouard, etc.) et la population ont relayé le discours héroïque de l’État pour résister aux occupants.

Cette posture mémorielle est l’héritage d’une vision historique définie après l’Indépendance haïtienne de 1804 qui fait partie d’une démarche cohérente « visant à contrer et à subvertir la construction coloniale du passé, et à élaborer un discours historique national » (Diouf 1999 : 5) fait de luttes pour la liberté et d’esprit de la victoire.

Mémoire de culpabilité

Les Haïtiens qui s’en tiennent à la mémoire de culpabilité veulent faire le travail de deuil de la mémoire douloureuse de l’esclavage. Cette attitude collective trouve une explication dans leur volonté de se construire une mémoire prestigieuse face à leur incapacité de se libérer de leur souffrance. Il n’y a plus de place pour des souvenirs qui rappellent la souffrance d’un peuple courageux. Alors, les Haïtiens s’installent dans le deuil. C’est la réminiscence révolutionnaire qui se transmet ou doit être transmise pour façonner le citoyen haïtien. Lors d’un entretien, une participante a évoqué cette mémoire.

Je sais que mes ancêtres ont aboli l’esclavage, c’est ma seule mémoire sur ce passé. C’est tout ce que les Haïtiens doivent se rappeler. Plus de raisons de nous éterniser sur ce sujet et d’en faire un débat national. Ces mauvais souvenirs ne nous serviront à rien.

Communication personnelle, 7 décembre 2013

Nous décelons chez la participante une peur d’affronter les mauvais souvenirs de l’esclavage. Certes, elle est une voix parmi les milliers de citoyens haïtiens qui les redoutent également. Le devoir de mémoire devient alors une contrainte qui transformerait, comme le décrit Samuel Tomei, « l’invitation à se souvenir en une sommation et la responsabilisation en une culpabilisation » (2001 : 28). Cette attitude est comparable à celle des partisans du courant de contournement qui s’approprient les bons souvenirs et en font des marqueurs d’identité. L’abolition de l’esclavage dans ce contexte a été à la fois politique, sociale et mémorielle. Le peuple haïtien se doit de rayer à jamais l’esclavage de sa mémoire. La mise en valeur de la mémoire de l’esclavage en Haïti peut raviver le traumatisme du système colonial et esclavagiste. Il faut éviter de parler de tout sujet qui rappelle l’esclavagisme héroïquement combattu par le peuple haïtien. Les réactions d’un autre participant attestent de cette position mémorielle.

Pour nous, parler de la mémoire de l’esclavage en Haïti aujourd’hui, c’est accepter que l’on continue à nous taxer de ce passé. Nous ne sommes pas des descendants d’esclaves, mais d’hommes libres. Il serait préférable de parler dans le contexte haïtien de la mémoire de la liberté.

Communication personnelle, 21 janvier 2014

Ce discours est épris de la mémoire de la liberté. Les fondations historiques et mémorielles de la République d’Haïti, bâties sur la gloire, l’héroïsme et la victoire, ont grandement contribué à alimenter cette « peur maladive de choisir » (Pommier 1991 : 147) et de parler de la mémoire douloureuse. Il y aurait même un « déni outrancier de la mémoire » (Bertheau 2013) de l’esclavage avant l’insurrection de 1791 et la guerre d’Indépendance. Les élites dirigeantes ont tourné cette peur en leur faveur pour asseoir leur puissance et accumuler des richesses. Pour reprendre les mots de Michel Foucault, la mémoire officielle « avait essentiellement à assurer le non-oubli, c’est-à-dire la majoration perpétuelle de l’éclat du pouvoir à mesure qu’il dure » (1997 : 63).

Le peuple haïtien vit continuellement avec le traumatisme du passé colonial et esclavagiste. Le refus des paysans de retourner sur les plantations après l’Indépendance relève d’une crainte naturelle, basée sur les souvenirs douloureux et leur expérience de l’esclavage. Certains Haïtiens, devant leurs conditions de vie précaires (pauvreté, domesticité, exclusion, etc.), se remémorent des situations pénibles qui leur suggèrent une explication dans le passé esclavagiste. Ils sont témoins de leur propre situation et n’entendent pas négocier leur liberté. Chacun semble dire « j’y étais », comme le souligne Paul Ricoeur (2000 : 183). Chacun peut facilement établir le lien entre l’espace et le temps, voire vouloir dire aujourd’hui « j’y suis » encore. Donc la crainte d’être asservi est toujours présente et entraîne souvent des réactions imprévisibles.

Sous un autre angle, un courant de culpabilité se dégage de plus en plus dans la société haïtienne. Il veut que les dirigeants haïtiens soient les principaux responsables des débâcles et des dérives du pays parce qu’ils se comportent toujours comme des citoyens gardant une volonté d’asservir. Les chaînes mentales semblent plus difficiles à briser. L’insouciance des élites dirigeantes est décriée. Le théâtre de la société haïtienne joue une scène de mimétisme colonial et esclavagiste depuis plus de deux cent quatorze ans. Dans cette situation, seraient bienvenues toutes les réflexions consensuelles sur des actions permettant l’établissement d’un système politique et social reflétant l’idéal de la Révolution haïtienne. Le travail de mémoire évitera toute déchéance sociétale.

Mémoire de victimisation

Les ancêtres haïtiens ont été victimes de l’esclavagisme. Les dommages étaient de nature diverse, physique et morale. Le monde commémore aujourd’hui les victimes de l’esclavage. En Haïti, on se doit d’entamer aussi un long travail de mémoire en hommage aux esclaves. Cependant, quand le courant de victimisation se réclame des descendants d’esclaves et associe l’histoire d’Haïti principalement à la Traite négrière et à l’esclavage, il y a lieu de formuler des réserves. Parler de l’esclavage, contrairement à ce que soutient ce courant, ne se résume pas à adopter toujours une posture de victime. Il faut le voir comme une façon pour le peuple haïtien de transcender ce poids mémoriel, de se libérer de toutes les attitudes esclavagistes et de vivre pleinement la souveraineté. Nous devons signaler aussi qu’au-delà de cette reconnaissance dans la descendance des victimes de l’esclavage revendiquée ici, les Haïtiens se reconnaissent davantage comme des descendants d’hommes libres.

Peut-on réellement parler de victimisation pour le peuple haïtien qui est issu d’une terre de révolte, d’une terre de marronnage et de révolution ? N’est-ce pas remettre en question la dimension mémorielle héroïque que l’on confère au peuple haïtien ? Le bien-fondé et le sens de cette mémoire victimaire s’expliquent dans un contexte de « post-colonisation ». L’esclavagisme représente un passé qui guette perpétuellement les Haïtiens au point de s’incarner dans leur mémoire et de leur faire croire qu’ils sont condamnés à lutter pour la liberté.

D’un autre côté, les adeptes de la victimisation attribuent la responsabilité du retard économique d’Haïti au passé colonial. Nous comprenons que le retard économique est lié en partie au paiement de la dette négociée par les Haïtiens avec la France pour la reconnaissance de leur indépendance. L’histoire d’Haïti montre que la colonisation n’est pas la cause principale de son sous-développement. Les divisions, les guerres civiles, les luttes inconditionnelles pour le contrôle du pouvoir politique, la question de la couleur épidermique et de la classe sociale, la marginalisation de la classe paysanne sont, entre autres, des facteurs qui, sur le plan national, constituent aussi des freins.

Certes, des faits liés aux problèmes d’Haïti peuvent être articulés autour de l’esclavage et les accusations pourront conduire à des condamnations ou à la reconnaissance de sa culpabilité par la France en reconnaissant que la Traite négrière et l’esclavage constituent des crimes contre l’humanité. Dans l’état actuel du travail de mémoire sur la traite négrière et l’esclavage transatlantique, la posture accusatrice ne semble pas non plus, jusqu’à présent, porter ses fruits. Les réparations matérielles se font toujours attendre. Jouer perpétuellement la victimisation, c’est accepter, quelque part, de faire du mal subi un marqueur identitaire ; or aucun peuple ne peut passer son temps à se lamenter sur son passé. Aujourd’hui, la conscience historique et mémorielle est indispensable à de nouveaux discours pédagogiques et patrimoniaux.

Dans le courant de revendication se retrouve une bonne partie de la population haïtienne qui exige de la France des réparations pour les torts faits à ses ancêtres, et des autorités haïtiennes l’obligation d’assurer une meilleure intégration, une meilleure prise en compte des inégalités, une meilleure gestion des pouvoirs publics. En effet, c’est une réclamation du droit de disposer ou de bénéficier des bienfaits de la Révolution haïtienne. Pour ce groupe porteur de cette mémoire, la mémoire de l’esclavage impose aujourd’hui, non seulement que les États colonialistes et esclavagistes reconnaissent leurs torts, mais aussi que les descendants des victimes de l’esclavage obtiennent réparation.

Au-delà de la dette de l’Indépendance que doit restituer la France, aujourd’hui elle doit aussi réparer les Haïtiens pour les atrocités faites à leurs ancêtres esclaves. En effet, ils étaient astreints à vivre dans une abjection la plus totale, dans une inhumanité criante durant plus de cent ans.

Communication personnelle, 26 février 2015

D’une certaine manière, la mémoire de victimisation et celle de culpabilité partagées dans la société haïtienne « fabrique[nt] une cohérence en instaurant un ordre intelligible » (Poirier 2000 : 73-87) derrière la réparation qui unit la plupart des Haïtiens au-delà des divergences mémorielles. Elles se soumettent, comme nous le rappelle Christine Chivallon, « à la nécessité de produire et préserver la cohésion sociale en proposant les références qui vont faire fondation du lien social » (2002 : 41-60).

Mémoire de réconciliation

Le courant de valorisation d’une mémoire de l’esclavage a prédominé durant ces dernières décennies en Haïti. Il est idéologiquement marqué par la volonté de l’intégrer dans le développement d’un « tourisme de mémoire ». Il est aussi encouragé par le désir de poser des jalons pour amener les Haïtiens à se réconcilier avec eux-mêmes et à accepter l’Autre. Les scientifiques, les historiens, et autres ethnologues se chargeront de la partie académique. Et la société civile, en première ligne, assurera l’authenticité de l’histoire et de la mémoire transmises. La page de l’esclavage ne peut plus être tournée ou ne saurait être tournée aussi rapidement. L’argument est bien connu : « l’histoire coloniale persiste encore. La mémoire la retient toujours » (communication personnelle, 11 novembre 2013). Les séquelles de l’histoire (les préjugés, la corruption) persistent encore.

Les Haïtiens continuent de transmettre les héritages culturels et sociaux issus de la colonisation esclavagiste. Qu’il s’agisse du jazz, de la musique racine, de la contredanse, du rara, de l’art culinaire, de la langue créole, du français, du vodou, de la solidarité entre les Haïtiens… leurs genèses peuvent s’expliquer par le passé colonial et esclavagiste. Les habitations et les fortifications ont été en grande partie des cadres environnementaux ayant contribué à leur émergence ou à leur développement. Ces marqueurs culturels peuvent servir aussi à l’apprentissage du vivre ensemble et de la citoyenneté dans la société haïtienne, car ils projettent la lumière sur des faits longtemps occultés et des lieux « par excellence où se densifient les symboles de la représentation communautaire » (Chivallon 2002 : 41-60).

Polémiques autour des mémoires de l’esclavage en Haïti et enjeux de leur mise en patrimoine

La mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage suscite des polémiques au sein de la société haïtienne. Les discours consignés dans les ouvrages et ceux des participants à notre enquête s’inscrivent dans des polémiques anticolonialistes et antiesclavagistes, des polémiques antiségrégationnistes, et nourrissent les débats anticorruption et contre la domination des élites. Ces enjeux ne sont pas les moindres. Prenons le rythme sur les quatre principaux groupes conçus pour situer nos propos : enjeux historiques et mnémoniques, enjeux culturels et religieux, enjeux sociaux et politiques, et enjeux économiques. Ces enjeux permettent d’évaluer l’importance d’une analyse des catégories de mémoires de l’esclavage dans la société haïtienne.

Présentation des polémiques

Polémiques anticolonialistes et antiesclavagistes

Les polémiques dites anticolonialistes sont alimentées par la conscience souverainiste et indépendantiste des Haïtiens pour assumer la création de la première République noire et continuer à défendre leur révolution antiesclavagiste. Elles prennent en compte les discours construits dans une approche postcoloniale. La question relative à la réparation des préjudices, des crimes, dont ont été victimes le peuple haïtien et tous les autres peuples réduits en esclavage, est soulevée. Aujourd’hui, la diabolisation du système colonial s’explique à cause de son influence permanente dans la gestion de l’État haïtien.

Dans ce débat, le colon est encore présent dans l’imaginaire haïtien. Il est représenté par la figure du « Blanc » et de ses représentants nationaux. Le mal de la colonisation semble faire encore souffrir le peuple haïtien qui n’a pas pu commémorer le bicentenaire de l’Indépendance en 2004. Pour de nombreux citoyens, les troubles politiques de 2003 étaient l’oeuvre des États colonisateurs (France, États-Unis) voulant occuper Haïti. Cet élan patriotique a marqué tout un entretien avec l’un des participants.

On a pu observer, le 29 février 2004, au départ du président Jean-Bertrand Aristide, que les forces d’occupation françaises et américaines étaient déjà sur le territoire national. L’idée fondamentale de la cérémonie du Bois-Caïman doit tenir encore aujourd’hui.

Communication personnelle, 26 juillet 2014

L’inquiétude porte aussi sur la sélection mémorielle et l’abus dans la transmission de la mémoire de l’esclavage en Haïti. L’idée de l’instrumentalisation de l’histoire d’Haïti est évoquée. De ce point de vue, l’enjeu se situe dans la crainte de perdre des éléments essentiels de l’identité du peuple haïtien. La mémoire collective risque de devenir contradictoire et anachronique par la profusion de mémoires inventées d’un côté, et par les mémoires discriminées ou occultées de l’autre.

La question anticolonialiste s’est posée dès la création de l’État haïtien. Elle est au centre de la définition de la société haïtienne. La destruction des sites et des lieux, et les silences sur des mémoires en lien avec le passé colonial et esclavagiste attestaient la volonté des Haïtiens de rester fidèles à leurs idéaux souverainistes. Une révision de l’enseignement des représentations de la traite négrière et de l’esclavage serait établie pour gérer les rapports sociaux.

Les polémiques antiesclavagistes vont plus loin. Elles interrogent l’organisation même de la société haïtienne. Elles sont de mieux en mieux comprises. La hiérarchisation sociale est tellement évidente depuis 1804 qu’elle fait penser à la hiérarchisation de la société coloniale et esclavagiste de Saint-Domingue qui, selon Moreau de Saint-Méry, était « divisée en treize classes distinctes et fondée sur les nuances de la couleur de peau allant du noir au blanc » (1958 [1797] : 49-59). Les conditions de vie quotidienne de nombreux citoyens haïtiens font douter aujourd’hui des notions de liberté, de respect de la dignité et des Droits de l’Homme fortement défendus dans la Révolution de 1804.

Les citoyens ne veulent pas s’identifier comme descendants d’esclaves, car la liberté a eu raison des atrocités qu’ils ne veulent plus revivre. Ces citoyens poursuivent, malgré eux, la lutte contre les élites dirigeantes qui tardent à réaliser les réformes sociales réclamées. Ainsi les questions antiesclavagistes et anticolonialistes servent-elles d’appui aux luttes contre l’oppression, l’exploitation et l’exclusion de la masse paysanne.

En Haïti aujourd’hui, la lutte aboutit à une impasse. L’État esclavagiste est renversé au profit d’un État néocolonialiste. Les anciens marrons deviennent de nouveaux colonisés et les dirigeants des actuels colonisateurs.

Communication personnelle, 26 mars 2013

Polémiques antiségrégationnistes

Le système colonial esclavagiste était surtout fondé sur les préjugés de couleur. Avec la Révolution haïtienne, le noir s’impose comme la couleur épidermique de la liberté[3]. La Constitution de 1805[4] consacre la couleur « noire » comme étant celle de tous les Haïtiens. Aujourd’hui, la société haïtienne se trouve confrontée aux obstacles de la couleur de peau qui animent souvent des tensions sociales et politiques. L’héritage des discriminations coloniales est un piège dans lequel sont tombés les citoyens haïtiens malgré le modèle républicain adopté. La question de couleur a ses racines dans les schèmes mentaux des affranchis mulâtres et noirs. Le modèle blanc était considéré comme le modèle référentiel pour les deux groupes d’affranchis. Les « Mulâtres » voulaient se rapprocher du « Blanc » par la peau, tandis que les « Noirs » voulaient ressembler au « Blanc » par la culture.

Les polémiques antiségrégationnistes montrent que certains Haïtiens n’ont pas encore totalement brisé les barrières du préjugé de couleur. Le préjugé se perpétue même s’il est parfois latent. La perception des gens, l’histoire enseignée, la représentation du paysan par les images et les textes nourrissent un impensé ségrégationniste. Depuis son indépendance, la question de la nuance épidermique a ralenti la marche d’Haïti vers le développement. Souvent, les élites politiques opposent une population pauvre, à majorité « noire » et une minorité de « Mulâtres» pour la plupart gestionnaires désignés de l’État et du pôle économique. C’est un signe qui montre que le passé colonial hante encore les Haïtiens. Cette minorité, d’après la théorie de l’identité sociale, a une volonté fondamentale de se distinguer des autres, de maximiser sa différence psychologique, en l’occurrence par la dimension ethnique (Tajfel 1974, 1978 ; Tajfel et Turner 1986).

La mise en valeur des mémoires de l’esclavage peut-elle contribuer à renverser les barrières de ces préjugés ? Quand on sait que le patrimoine contribue au vivre-ensemble des populations, il y a lieu de l’encourager, d’autant plus que beaucoup d’Haïtiens réitèrent leur volonté de faire tomber les barrières discriminatoires.

Débats anticorruption et contre la domination des élites

Les convulsions politiques d’après 1804 jusqu’à aujourd’hui ont créé un espace favorable à la corruption en Haïti. Il est à constater que la conquête du pouvoir politique devient, de plus en plus, un moyen de dilapider l’argent public et de ressembler aux anciens propriétaires-colons. Cet « apprentissage vicariant », terme cher à Albert Bandura (1977), se perpétue dans la société haïtienne. L’État est devenu une propriété gérée au profit du groupe au pouvoir. Malgré les luttes contre la corruption menées par des organismes publics comme l’Unité centrale des renseignements financiers (UCREF)[5] et l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC)[6], la société haïtienne et les institutions semblent gangrenées par la corruption, la cupidité et la soif d’enrichissement. Il existe toujours cette conception coloniale qui fait croire qu’il faut piller au maximum les caisses publiques pour aller thésauriser dans des banques étrangères. Haïti reste un pays de transit pour les élites dirigeantes qui ne veulent satisfaire que leur appétit. Elles sont même prêtes à toutes les ignominies.

La conception d’anticorruption apparaît comme une volonté de préserver les richesses nationales et de les partager équitablement. Elle se méfie du pillage comme au temps de la colonie. Il faut voir Haïti comme un bien commun, un patrimoine à conserver et à mettre en valeur. L’aspect collectif est primordial. C’est dans le but de sauvegarder et de maintenir le symbolisme de 1804 qu’il faut chercher à comprendre les prises de position contre la corruption.

Les élites dirigeantes ont été toujours marquées au fer rouge de la corruption. Dans le spectre des intérêts économiques, la démocratie et la liberté sont verrouillées par le silence dans la société haïtienne. Chaque homme politique veut imposer une image du colon en accumulant sans répit de la richesse.

Communication personnelle, 26 février 2015

Les luttes contre la domination des hauts placés se développent dans les rapports de classe (les possédants et les non-possédants) au sein de la société haïtienne. Les élites dirigeantes se distinguent au sommet de l’échelle sociale haïtienne en accaparant les pouvoirs politique et économique au détriment de la classe moyenne, de la masse paysanne et des pauvres. Elles mènent une lutte anti-hégémonique décriée publiquement.

Ces hommes et ces femmes se présentent comme les nouveaux colons qui tiennent les masses populaires dans l’esclavage et la misère. Ils ont une obsession de pouvoir et de domination. La masse paysanne est la principale victime de cette attitude dominatrice.

Communication personnelle, 21 janvier 2014

L’esprit de domination serait établi pour assurer une continuité coloniale dans la gestion du pays. Il faut dire que les élites dirigeantes haïtiennes ne se reconnaissent pas ouvertement comme étant de « nouveaux colons », mais leur attitude envers la population peut inspirer cette appellation.

Identification des enjeux

En Haïti, le débat public sur l’esclavage expose les divergences mémorielles. Même le passé glorieux ne fait pas l’unanimité. Il est normal que la manière de percevoir les mémoires de l’esclavage soit différente d’une classe sociale à une autre ou d’une idéologie politique à une autre, et que leur appropriation soit aussi motivée par divers intérêts. Il est également évident que la question de la mémoire de l’esclavage est un sujet important, mais que sa mise en patrimoine est compliquée. Le consensus mémoriel n’est pas facile à établir car les souvenirs glorieux et les mémoires douloureuses de l’esclavage forment un héritage commun inscrit dans la mémoire collective haïtienne. Plus le citoyen haïtien continue à négliger ses mémoires de l’esclavage, plus les conséquences de l’esclavage seront désastreuses. Les tensions mémorielles sont des signes de l’importance accordée au passé colonial esclavagiste. Les conflits de mémoires peuvent être vus comme une volonté de créer ce consensus mémoriel pour construire un discours rassembleur.

Enjeux historiques et mnémoniques

La mémoire héroïque choisie par les élites politiques est organisée pour pouvoir contrôler la destinée de la société haïtienne. Aujourd’hui cette société se trouve dans un « présentisme » comme nouvel ordre du temps dans ses relations avec sa mémoire. François Hartog définit « le présentisme » comme une entrée dans le temps de la prééminence d’un présent perçu, sur un horizon sans futur et sans passé (2003). Le présentisme haïtien est très tendu. Il conduit à une sorte de décadence, voire à une amnésie collective. Il est ravivé par l’absence d’un discours nationaliste qui, malheureusement, n’a pas été remplacé par un discours rassembleur, alors que la société en a besoin. Le développement de ce « régime d’historicité », expression chère à François Hartog (2003), s’explique par les conditions de précarité et même d’extrême pauvreté de certains citoyens, par l’incapacité des hommes politiques à convaincre la société et par l’incapacité de la politique à organiser la société. Le politique est piégé par les fortes demandes sociales qui ne tiennent pas compte de la capacité matérielle de l’État. Cette déchéance sociale montre le dénuement du système de valeurs patrimoniale et mémorielle, et cette situation rend encore plus difficile l’élaboration d’une stratégie culturelle qui prendrait en compte la mise en valeur des mémoires de l’esclavage.

Leslie F. Manigat, avec son intuition d’historien et de politologue, soutient qu’il existe « un interminable passage de la société traditionnelle à la société moderne » en Haïti (2009, en ligne). Le présentisme est en plein coeur de ce difficile passage qui nuit aussi au travail patrimonial. Il est en train de tuer à petit feu la société traditionnelle porteuse de mémoire, notamment de celle de l’esclavage. Il faut tourner un regard lucide sur ce difficile passage et, en même temps, engager un combat contre la précarisation sociale pour sauvegarder, voire mettre en valeur, le patrimoine mémoriel haïtien en lien avec le passé esclavagiste.

L’histoire et la mémoire sont indispensables à la construction identitaire d’un peuple. Il s’agit d’une obligation citoyenne avant d’être étatique. Les questions se rapportant au patrimoine mémoriel de l’esclavage sont plus que jamais d’actualité. L’indifférence du peuple haïtien envers ses lieux de mémoire collective et son histoire risque de créer un terrain propice à l’élaboration d’une histoire inventée pour Haïti. L’oubli ou l’amnésie historique contribue à l’altération de la culture et de l’identité existentielle d’un peuple. La mémoire collective, Jacques Le Goff l’a bien mentionné, « fait partie des gros enjeux des sociétés développées et des sociétés en voie de développement, des classes dominantes et des classes dominées, luttant toutes pour le pouvoir ou pour la vie, pour la survie et pour la promotion » (1988 : 174).

Enjeux culturels et religieux

En ce qui a trait à la culture, l’enjeu est d’abord celui de la conservation et de la transmission des mémoires fondatrices de l’identité haïtienne. De nombreuses pratiques issues du passé colonial sont déjà menacées de disparition, comme le tanbou marengwen et le tanbou asòtò. Dans le processus de valorisation du patrimoine mémoriel de l’esclavage, il serait important d’inventorier les pratiques et les manifestations culturelles (festivals, foires, expositions, créations artistiques, etc.) qui constituent les piliers de l’action culturelle afin de les rendre plus accessibles au public.

L’enjeu religieux s’observe dans la structure des liens sociaux et politiques avec le « vodou », connu pour être la religion populaire, et la nécessité de conserver et de protéger ce patrimoine religieux au-delà des positions officielles et aux côtés des autres religions en Haïti. Les « campagnes anti-superstitieuses »[7] ont attesté de la volonté politique de le détruire. La concertation patrimoniale doit permettre de faire la lumière sur la place du vodou dans la libération nationale et dans la société. Le vodou est un élément de la diversité culturelle haïtienne. Force est de constater que les religions sont laissées à elles-mêmes dans la gestion de leur patrimoine. Des plans d’action doivent être adoptés et des ententes doivent être trouvées avec des institutions muséales ou dédiées à la conservation d’objets pour sauvegarder les objets de culte religieux de l’époque coloniale et esclavagiste. Le patrimoine religieux constitue un témoignage essentiel de la compréhension de notre civilisation (Roy 1984 : 7). C’est un fait que le patrimoine du vodou comme celui du catholicisme sont chargés de sens culturels, ethnologiques, historiques et sociologiques en Haïti.

Enjeux sociaux et politiques

L’État construit et transmet la mémoire qui est en accord avec son projet national. Ce projet politique obéit au contexte historique. La société reçoit la mémoire ou la crée et s’en sert en fonction de l’époque. Aujourd’hui, sur le plan social, l’enjeu est le vivre-ensemble, la pratique du vivre-ensemble, la cohésion sociale et le sentiment de fierté passée, présente et future que pourraient faciliter les mémoires à mettre en patrimoine. Un consensus social pourrait se dégager de ces mémoires, et des réseaux peuvent être créés autour des lieux de mémoire (habitations coloniales et fortifications). Ce sont des espaces physiques vivants où cohabitent différentes mémoires qui peuvent constituer des indicateurs nécessaires à une compréhension mutuelle entre les Haïtiens.

L’enjeu social de la mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage est visible. Il étayera le passé colonial et renouvellera le sens de la Révolution haïtienne. Des stratégies pour « capter » et pour intégrer la mise en valeur dans une perspective de « régulation sociale » (Reynaud 1997) devraient être envisagées.

Sur le plan politique, l’enjeu dans la société haïtienne est d’abord celui de l’instrumentalisation de la mémoire de l’esclavage par les hommes politiques et les gouvernements pour conforter leur pouvoir, tandis que la position de ceux-ci est remise en question. La mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage peut amener à faire la lumière sur des faits historiques. Certes, en connaissant son histoire et en s’appropriant sa mémoire, un peuple qui se sent toujours bafoué aura tendance à demander des comptes à ses élites. En voulant occulter certains éléments de la mémoire du peuple haïtien, les élites dirigeantes, dans le contexte postcolonial, abandonneraient la voie d’une « valorisation » pour s’orienter vers une « esclavagisation » de la mémoire collective haïtienne. C’est déterminant ; un État cherche toujours à imposer un monopole de la mémoire légitime, entre amnésie collective et devoir de mémoire (Candau 1996 : 72-76).

Les dimensions patrimoniales de la mémoire nous poussent à réfléchir au rôle de l’État dans les polémiques sur les mémoires de l’esclavage en Haïti. L’enjeu se trouve aussi dans la manière de réaliser la patrimonialisation du corpus mémoriel du passé colonial et esclavagiste suivant un consensus basé sur les grands principes fondateurs de la Nation haïtienne : liberté, égalité et fraternité. Une politique culturelle qui permettrait de développer des stratégies de conservation et de mise en valeur du patrimoine culturel haïtien est à définir. Cette politique prendra en compte les pratiques culturelles et sociales, les sites et les monuments témoins des faits héroïques, des douleurs et des sacrifices des esclaves. Les éléments mémoriels doivent être classés et valorisés.

Enfin, l’enjeu ne se situe pas seulement au niveau national, mais aussi au niveau des relations internationales. Du côté des Français, la patrimonialisation des mémoires de l’esclavage et des luttes pour l’indépendance reviendrait aussi à exiger d’Haïti la reconnaissance du massacre des colons français. Dans ce cas, la mise en valeur des vestiges des habitations coloniales et des fortifications pourrait être vue comme une provocation par leurs descendants. Pour les Haïtiens, au contraire, ces vestiges caractérisent la matérialisation de la fin de plusieurs siècles d’esclavage, de tortures, d’exécutions sommaires, de crimes contre l’humanité. De même, ils peuvent appuyer les démarches pour la réparation des crimes de l’esclavage et pour la valorisation du sens historique de la Révolution haïtienne. Comment réconcilier les mémoires au-delà de tout nationalisme et de toute « haïtianité » ? Les mémoires de l’esclavage appartiennent à l’humanité. Il ne faut pas trop amalgamer les réalités d’hier avec celles d’aujourd’hui. Un travail d’acceptation et de reconnaissance mutuelle est à envisager en Haïti et dans les autres pays concernés. Le point de vue conciliatoire mènera à « l’usage exemplaire » qui « permet d’utiliser le passé en vue du présent, de se servir des leçons d’injustices subies pour combattre celles qui ont cours aujourd’hui, de quitter le soi pour aller vers l’autre » (Todorov 2004 : 31-32).

Enjeux économiques

L’enjeu économique est celui du développement d’une économie touristique. Dans le sens d’une démarche visant d’abord à entretenir la conscience collective haïtienne autour des éléments de son identité, le développement touristique de masse doit céder la place à une pédagogie qui s’intéresse à impliquer davantage les communautés locales dans les efforts de mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage. Cette action devrait être liée à l’éducation des jeunes générations.

Le tourisme de masse, analysé en termes financiers, peut apporter des devises, comme le souhaitent les responsables du ministère haïtien du Tourisme, mais il serait un accroc à la compréhension du passé colonial et esclavagiste. Toutefois, un tourisme de mémoire prenant en compte les lieux de mémoire, les pratiques culturelles et les avis de la population locale peut être développé. Le tourisme de mémoire est un « rite collectif de connaissance du passé » (Urbain 2003 : 6). Il contribue à la construction de l’identité d’un peuple et est une pédagogie pour le voyageur, un vecteur de conscientisation historique. C’est, en effet, un outil de lutte contre l’oubli.

Les communautés proches des sites (habitations ou fortifications) seront en première ligne dans l’action touristique. Elles seront les gardiennes des tranches de mémoire qu’elles raconteront aux visiteurs. La population locale est la garante et la gérante de la mémoire locale des lieux. La « touristification » doit intégrer à la fois un plan mémoriel et un plan de développement des localités. Les citoyens seront fiers de parler de toutes les strates de leur histoire de manière professionnelle et en toute transparence. À ce moment, ils seront ouverts à eux-mêmes et aux visiteurs. Cette stratégie débouchera sur la fondation d’un tourisme local durable à partir des lieux, des mémoires et des pratiques en rapport avec la mémoire de l’esclavage.

Certes, les souffrances de ce passé sont pénibles, mais Haïti n’est pas le seul pays qui a connu l’esclavage. Maintenant, dans le cadre du développement d’un projet de tourisme mémoriel et pédagogique, les pratiques culturelles et les mémoires de résistance en lien avec ce passé seront mises en relief. Les souvenirs douloureux pourront aussi enseigner l’idée de bien commun d’une Haïti patrimonialisée. Comme l’a dit Ernest Renan, « de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que des triomphes, car ils imposent des devoirs et commandent l’effort en commun » (cité dans Marion 1884 : 328[8]).

Il y a lieu de souligner la volonté des habitants locaux, comme ceux résidant au voisinage des habitations et des fortifications, de sauvegarder jusqu’à un certain point les lieux matériels de la mémoire de l’esclavage. Ces sites touristiques sont devenus des lieux sacrés (MacCannel 1976, 1986). Malheureusement, sous les contraintes de la pauvreté, tant du côté de l’État haïtien que des habitants eux-mêmes, la plupart des sites mémoriels sont vandalisés, dans l’espoir d’en tirer un maigre gain.

Des participants à notre enquête expriment leurs inquiétudes face au manque d’intérêt des autorités étatiques pour certains lieux de mémoire, dont le Camp Gérard, malgré leur importance historique et leur place dans la catégorie de « mémoire épique » que soutient officiellement l’État. Chaque choix de lieux et de mémoires à mettre en valeur fait ressortir aussi le problème de la précarité économique de l’État haïtien. Par bonheur, certaines habitations coloniales et fortifications ne sont pas encore touchées par la « bidonvillisation » extrême. Elles peuvent toujours être prises en compte dans une politique touristique et culturelle publique.

D’autre part, les autorités haïtiennes ne doivent pas prétendre construire leur tourisme seulement sur leur mémoire épique.

De nombreux touristes ne s’intéressent pas à la mémoire de fierté. La preuve, certains gouvernements découragent aujourd’hui leurs ressortissants de visiter le pays. La mémoire épique dérange leur système de valeurs. Elle dérange aussi leur histoire et subvertit leur travail de mémoire.

Communication personnelle, 21 juin 2014

Les habitations coloniales souffrent d’un déficit de mémoire tandis que la mémoire entourant les fortifications est survalorisée. Il faudrait mieux rétablir l’image du système d’irrigation, du fonctionnement des moulins et des guildives pour inciter les jeunes Haïtiens à innover du point de vue technologique. Nous estimons qu’avec la création de l’ISPAN en 1979[9], une nouvelle orientation du travail patrimonial était née, bien qu’elle aussi ait été obnubilée par 1804. C’est ce qui l’a conduite d’ailleurs, dans le cadre de ses premières actions, à préserver la Citadelle Henri, perçue comme le palladium de la liberté. Toutefois, cette institution a pu inventorier par la suite des habitations coloniales et les classer « patrimoine national », par exemple l’habitation Dion et l’habitation Lamothe dans la chaîne des Matheux en 2009.

Les habitations coloniales et les fortifications dans l’espace territorial haïtien aujourd’hui sont des témoins physiques de l’époque coloniale à faire renaître. Certes, la plupart ont subi l’effet de la déstructuration avec l’élan de la Révolution. C’est toute notre histoire qui est ainsi tourmentée.

Communication personnelle, 21 janvier 2014

À la lumière de ces lectures, il ne faut pas voir le tourisme sous son seul aspect commercial. Dans le cadre de la mémoire de l’esclavage, ce n’est pas l’aspect économique qui prédomine. Il s’agit davantage d’un passé à glorifier ou à combattre. Les Haïtiens peuvent développer un tourisme à partir du patrimoine mémoriel de l’esclavage à l’exemple de la commémoration de la bataille de Waterloo (18 juin 1815). Les Haïtiens peuvent faire de même pour la bataille de Vertières ou celle de la Crête à Pierrot.

Le développement du tourisme de mémoire en Haïti doit tenir compte de l’intérêt des communautés locales à préserver les lieux de mémoire connectés à un passé lointain qui va de l’époque amérindienne à la période nationale haïtienne, en passant par l’histoire de la Traite négrière et de l’esclavage. Cela exige de revisiter la mémoire patrimoniale de l’esclavage en suscitant un regain d’intérêt pour les sites et les pratiques culturelles, même si entre les notions d’esclavage et de liberté, Haïti a officiellement choisi la notion de liberté, et décidé également de la mettre à l’avant-scène des discours sur la mémoire nationale.

Conclusion

Comme toutes les sociétés postcoloniales, la société haïtienne s’inscrit dans la continuité coloniale. C’est une illusion de croire que 1804 avait marqué une rupture totale avec le passé esclavagiste en Haïti. Ce que l’on pourrait appeler la « postindépendance haïtienne » n’a pas mis un terme aux pratiques sociales et politiques telles que l’exploitation, le préjugé de couleur, l’autoritarisme et le non-respect des droits fondamentaux. L’esclavage a laissé des schèmes mentaux encore puissants (Chivallon 2002, 2014). Il ne faut pas les voir seulement comme de simples héritages ou des rémanences muettes, comme le soutient Jean-Luc Bonniol (2007) ; leurs conséquences interpellent régulièrement le social, le culturel, la politique et l’économie. Si les représentations sont présentes dans la mémoire collective, c’est parce qu’elles sont efficaces. Le constat vaut autant pour la société haïtienne que pour la société française, les sociétés des Amériques et des Caraïbes.

Haïti nous apprend à travers ses mémoires de l’esclavage que le patrimoine valorisé, outre les volets du vivre-ensemble et du tourisme souvent évoqués, est aussi un outil de revendication, de combat perpétuel, de questionnement des rapports sociaux et des inégalités de classes. Les précédentes analyses nous portent aussi à présenter la notion de résilience patrimoniale pour parler de la mémoire de l’esclavage en Haïti. Cet usage novateur inscrit le patrimoine au coeur des multiples formes de résistance : les nombreux soulèvements organisés ou spontanés, le marronnage, la création d’un modèle de vie au milieu de la société esclavagiste avec une langue propre (le créole), une religion (le vodou) à côté du catholicisme, des rythmes musicaux (le rara et ses variantes, kombit, djouba, kongo) et des danses souvent métissées (la contredanse, le yanvalou) défiant ainsi les interdictions du Code noir dans la colonie de Saint-Domingue jusqu’à l’Indépendance haïtienne en 1804. Les esclaves ont résisté à l’esclavage, et c’est ce point qu’il faut mettre en lumière. La résilience patrimoniale offre une nouvelle manière d’aborder le corpus mémoriel en lien avec le passé colonial et esclavagiste et ses conséquences aujourd’hui dans la société haïtienne.

Les mémoires sont vivantes, leur mise en valeur est donc possible, mais les conséquences sont tellement complexes qu’on n’arrive pas à en discerner la profondeur. C’est un fait que la figure mémorielle de l’esclavage est un iceberg ; on n’en voit que le sommet. Toute la base est sous l’eau. Les enjeux de la mise en patrimoine des mémoires de l’esclavage portent aussi sur l’instruction, l’enseignement de l’histoire. C’est une mémoire sensible, mais elle appartient au patrimoine culturel de l’humanité. Les hommes politiques haïtiens gagneraient beaucoup à faire ressortir la portée de la mémoire de l’esclavage et à instruire la population, afin qu’elle s’en rende compte, comprenne, identifie les absurdités et les évite. Cela aiderait à redéfinir et à bien canaliser les différents rapports avec les élites politiques, économiques ou culturelles qui ont tendance à dominer la masse populaire et à faire ressurgir des pratiques du passé colonial et esclavagiste sur le plan interne. Il n’en demeure pas moins vrai que le peuple haïtien doit se réconcilier avec lui-même. Cette mise en patrimoine peut aussi contribuer à « construire durablement ensemble », notion qui doit être le pilier d’une société haïtienne plus que jamais indivise et ouverte à l’Autre.