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Cet article découle des entrevues en profondeur réalisées entre le mois de septembre 2004 et janvier 2005 auprès de quinze déplacées[2] afro-colombiennes, vivant actuellement à Bogotá, capitale de la Colombie. Nous avons voulu connaître la façon dont elles ont vécu le déplacement forcé et comment elles affrontent leur insertion urbaine. Toutes sont d’origine rurale et viennent du département du Chocó, l’un des lieux les plus pauvres du Pacifique colombien et du reste du pays. D’un point de vue historique, c’est dans cette région que fut transférée la majeure partie des esclaves amenés dans le pays dans le contexte de la Traite transatlantique. Notre enquête de type qualitatif essaiera de souligner la nécessité de réaliser une lecture ethno-raciale noire pour donner une dimension à l’impact différentiel du déplacement forcé sur la population afro-colombienne[3], l’une des plus touchées, avec les populations autochtones, par ce phénomène[4].

Nous essaierons de réaliser une lecture ethnico-raciale noire du phénomène du déplacement forcé, à partir d’un parti pris méthodologique, pour démontrer que c’est un phénomène qui se caractérise par son hétérogénéité, puisqu’il affecte des populations ou des personnes de différents secteurs sociaux. Nous avons choisi de nous arrêter sur l’impact du déplacement sur des personnes ayant des caractéristiques socioprofessionnelles, de genre et de culture distinctes d’un autre type de personne déplacée par le conflit armé interne. La situation des populations afro-colombiennes est très critique, plus particulièrement pour celles vivant dans la région du Pacifique, dont les territoires sont disputés par les acteurs armés parce qu’ils sont d’une grande richesse en ressources naturelles et où la situation sociale et humanitaire est chaque fois plus complexe étant donné l’abandon de l’État, ce qui se reflète dans les bas indices de qualité de vie comparés à ceux du reste du pays. Elles sont donc obligées d’abandonner leurs terres et de se réfugier dans les centres urbains du pays.

Cet article se divisera en trois parties. Dans la première nous ferons une brève référence aux études sur les violences en Colombie, en suggérant qu’il est possible d’établir des liens entre la période dénommée la Violence (1945-1965) et le déplacement forcé contemporain. Nous aborderons ensuite les répercussions de ce phénomène sur la culture et les processus de titularisation collective des terres des Afro-colombiens. Nous décrirons ensuite la manière dont les femmes s’insèrent dans une ville qui se représente comme « cosmopolite et métisse blanche » en montrant non seulement les difficultés qu’elles rencontrent au cours du douloureux processus d’insertion dans une cité où les pratiques racistes et d’intolérance face à l’altérité sont fréquentes, mais aussi comment elles réalisent une médiation interculturelle et sociale avec le bagage culturel afro-colombien qu’elles amènent comme une partie de leur patrimoine intangible. Nous essaierons de montrer comment elles vivent la transformation des pratiques culturelles anciennes au cours de l’insertion urbaine dans la capitale. Enfin nous suggérerons que les déplacées afro-colombiennes sont un pont pour la construction de relations interculturelles dans les quartiers où elles se sont installées.

La tradition des études sur les violences en Colombie et la place prise aujourd’hui par le déplacement forcé

Dans le champ des études latino-américaines, la Colombie a fait l’objet de plusieurs recherches sur la violence politico-militaire qui se développa sur son territoire pendant plusieurs décennies et jusqu’à aujourd’hui (Pécaut 1976 ; Oquist 1978 ; Ortiz 1990 ; Sánchez et Meerteens 1983 ; Kalulambi 2004). Cette tradition académique découle de l’un des moments les plus importants de l’histoire récente de ce pays que l’on a dénommé la période de laViolence (1945-1965), durant laquelle se produisit une lutte fratricide entre le Parti Libéral et le Parti Conservateur. Cette Violence fut un « processus complexe où se mêlèrent la terreur d’État, l’anarchie et l’insurrection paysanne dans une profonde remise en question des relations sociales et politiques » (Sánchez et Meerteens 1983 : 13). Ce conflit, qui se déroula dans certaines zones du pays (Ortiz 1990 : 36), fit des milliers de victimes qui, de 1948 à 1957, dans les départements les plus touchés, atteignirent jusqu’à 4,5% de la population nationale. De nombreux paysans furent aussi expulsés de leurs terres et vinrent chercher protection dans les grandes villes en tant que migrants de la Violence. Paul Oquist, dans une étude très poussée effectuée en 1978, écrivit : « on considère que deux millions de personnes ont été expulsées par laViolence, et on estime à 393 648 le nombre de parcelles de terrain abandonnées à cause de laViolence ou qui plutôt changèrent de propriétaire » (Oquist 1978 : 78, 323, 324). La population urbaine de l’époque passa de 38,9% en 1951 à 52,2% en 1964.

Le phénomène des guérillas imbriquées dans laViolence vit le jour à la fin de cette période. Certains acteurs du conflit armé, qui continuent de lutter contre l’ordre social et de ravager le pays aujourd’hui, naquirent dans les années 1970. Ce sont l’Armée de Libération Nationale (E.L.N.), les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (F.A.R.C.) et l’Armée Populaire de Libération (E.P.L.). Il est notoire que le conflit armé que vit la Colombie depuis plus de cinq décennies est l’une des plus importantes manifestations des violences affectant massivement la population civile et qu’il met en jeu différents acteurs s’affrontant par les armes afin de défendre ou d’atteindre des intérêts sociaux, idéologiques, religieux, politiques et/ou géographiques.

Les paramilitaires qui surgirent dans le panorama national au cours des années 1980 représentent une autre des expressions des violences et a fait l’objet d’études spécifiques. Certains auteurs font un parallèle entre ce phénomène et les « Pájaros », bandes armées qui opérèrent durant la Violence et qui étaient, semble-t-il, financées par les latifundistes désirant s’emparer des terres sur lesquelles travaillaient des paysans ou de petits propriétaires (Betancourt et Garcia 1991 : 12-13). Les groupes paramilitaires représentent « la manifestation la plus dangereuse de l’incapacité institutionnelle à résoudre les difficultés internes et établir un contrôle social et permettent la création de formes para-institutionnelles de violence, encouragées, organisées et protégées par les organismes mêmes de l’État et financées par les groupes économiques » (Medina 1990 : 17). Ces groupes sont non seulement les ennemis jurés des guérillas, mais ils sèment aussi la terreur et la mort dans la population civile, assassinant les leaders des principaux mouvements sociaux. Dans leur stratégie d’intimidation et de contrôle des populations et des territoires, ils convertissent en objectifs militaires des personnes considérées par le Droit Humanitaire International comme non-combattantes.

Cependant, certaines études actuelles signalent que, même s’il est vrai que la violence politico-militaire liée au conflit armé interne a fait et continue de faire un grand nombre de victimes par les affrontements entre armée régulière et insurgés, c’est la violence non-politique, c’est-à-dire celle liée à la délinquance commune, les règlements de comptes, le nettoyage social et la violence intrafamiliale qui est responsable du plus grand nombre de victimes (Cubides, Olaya et Sarmiento 1998 ; Franco 1999). Néanmoins, même si de multiples mobiles ou intérêts font de la Colombie un pays violent, c’est la généralisation de l’assassinat en tant que solution aux contradictions qui continue d’être un phénomène délicat pour la compréhension de la dynamique sociale colombienne, qu’elle soit ou non pénétrée par la logique de guerre.

Deux nouveaux phénomènes sont venus, actuellement, s’ajouter à la tradition des études sur les violences dans ce pays. Le premier est le narcotrafic qui a développé des pratiques de mort et d’intimidation envers tous ceux qui se sont opposés à son expansion dans l’économie nationale, allant jusqu’à des meurtres de personnalités politiques et au narcoterrorisme (Arrieta, Orjuela, Sarmiento et Tokatlian 1991 : 56). Aujourd’hui, le narcotrafic influence aussi les acteurs armés illégaux, à un point tel que l’on parle de narcoguérilla et de narcoparamilitarisme.

Le second phénomène est celui du déplacement forcé interne, avec lequel nous pourrions tisser des liens avec laViolence déjà mentionnée — bien que le contexte, les acteurs et les enjeux ne soient pas les mêmes — la mort ou la disparition de citoyens pour la plupart sans défense, l’accaparement illégal des terres et la migration forcée de personnes en restent les noyaux durs. Nous n’affirmons pas pour autant qu’il y a une simple continuité entre la Violence et le déplacement forcé contemporain, puisque ce dernier s’alimente des transformations, des reconfigurations et des nouvelles significations de la violence depuis cinquante ans.

Différents organismes internationaux ont rapporté que la Colombie vit la crise humanitaire la plus sévère de l’hémisphère Nord occidental. Il y a en effet 21,8 millions de déplacés internes dans le monde, dont 12% pour la seule Colombie. Après le Soudan, ce pays est celui où le nombre de déplacés internes est le plus élevé, avec trois millions de déplacés forcés, représentant 600 000 familles, dans un pays de 46 millions d’habitants, obligées d’abandonner leurs lieux d’origine ou de résidence pour avoir la vie sauve[5]. C’est ainsi que le déplacement forcé bafoue les droits fondamentaux de la personne déplacée, parmi lesquels nous pouvons mentionner : le droit à la vie, à l’égalité, à la libre circulation sur le territoire national, au travail, à l’intégrité personnelle, à la dignité humaine, à l’éducation, au logement dans des conditions dignes, à la sécurité sociale (Codhes 1999). C’est pour ces raisons qu’un État qui se veut de droit social comme l’État colombien a l’obligation de faire respecter et de garantir les droits fondamentaux des déplacés. Ces derniers sont des personnes qui vivaient dans des territoires qui, aujourd’hui, font l’objet d’intérêt de la part des acteurs armés du conflit interne. Les raisons pour lesquelles les acteurs armés légaux et illégaux emploient le déplacement comme stratégie de guerre ont largement été étudiées. Au début du conflit, pendant les années 1970, le déplacement était une conséquence (non délibérée) de l’affrontement entre les belligérants. La population devait fuir, car elle ne jouissait plus des garanties minimales de protection de vie ou d’intégrité physique. Au cours des années 1980-1990, le déplacement devint partie intégrante de la stratégie de contrôle politico-militaire des acteurs armés avec encore un caractère temporaire. Cependant, à partir de l’année 2000, le déplacement se convertit en une stratégie permanente pour les acteurs armés cherchant à consolider leur emprise territoriale, pour développer ou contrôler la production de produits illicites et garantir le trafic d’armes et l’entrée illégale de devises, entre autres. Dans nombre de ces cas, il y a « substitution de la base sociale », de sorte que la population déplacée est remplacée par des personnes liées à l’acteur armé et qui bénéficient des terres et des immeubles arrachés à leurs propriétaires légaux. Depuis quelques années, de nouvelles modalités se sont mises en place, car maintenant la population résidente n’est plus déplacée mais contrainte par l’acteur armé à travailler à la production de produits illégaux, sans aucune possibilité de fuir de la zone pour protéger sa vie, son intégrité et sa liberté (Codhes 1999).

L’Organisation des Nations Unies souligne que le conflit armé interne et le déplacement forcé aggravent l’iniquité déjà flagrante du mode de répartition des richesses et augmentent la pauvreté dont souffrent de larges secteurs de population. Ces deux facteurs rendent encore plus précaire la situation des plus vulnérables : Afro-colombiens, Autochtones, paysans, femmes, enfants et pauvres, catégories qui bien souvent se superposent. Le déplacement forcé affecte les structures familiales des Afro-colombiens ainsi que celles des Autochtones, augmente le nombre de chefferies féminines dans les foyers ruraux, désarticule les processus d’organisation de ces communautés, oblige les déplacés internes à vivre dans des environnements culturels et sociaux inconnus et hostiles.

Au second semestre 2003, les Afro-colombiens et les Autochtones représentaient 43,5% de la population totale des déplacés internes. Pour l’Organisation des Nations Unies cet énorme pourcentage vient du poids de ces communautés ethno-raciales au sein de la population colombienne et contraste, de surcroît, avec la Constitution de 1991 qui devait leur assurer protection particulière et reconnaissance. Les déplacements forcés affectent diversement les minorités ethno-raciales dans un pays qui se veut métis blanc. Les Afro-colombiens, en grande partie d’origine rurale, représentent 30% de la population totale des déplacés internes (Sánchez 2004 : 49). La détérioration vertigineuse du conflit armé interne au cours de ces dernières années a obligé d’importants segments de la population rurale afro-colombienne à abandonner ses zones traditionnelles de résidence pour se réfugier dans des grandes villes comme Bogotá.

Vers une lecture ethnico-raciale noire du déplacement forcé en Colombie

Depuis plus d’un siècle, la Colombie a vécu sous un régime constitutionnel niant toutes différences. L’idéal proclamé était que l’appartenance à la Nation découlait d’une même race, croyant dans un même Dieu et parlant la même langue. De ce fait, on a légitimé une institutionnalisation démocratique et toléré des pratiques quotidiennes d’intolérance et d’exclusion des différences, tant physiques que culturelles et ethnico-raciales (Friedmann 1984 ; Arocha 2004 ; Mosquera et Provansal 1999). Ce préambule a pour but d’expliquer en partie pourquoi, dans le pays, l’acceptation de l’héritage africain a été extrêmement complexe et conflictuelle, aussi bien pour la représentation ethnique nationale, régionale ou locale, que pour les élites, ou pour les sciences sociales. Divers auteurs ont parlé de la manière dont la Colombie a été construite à partir de l’imaginaire métis, c’est-à-dire un mélange racial et culturel d’éléments hispaniques et indigènes. Plusieurs anthropologues (Arocha et Friedemann 1986) ont insisté sur la sur-valorisation du métissage, qui se rapproche plus du blanc, au détriment et par la négation de la population afrodescendante et de sa culture.

Fort heureusement pour le peuple colombien, la nouvelle Constitution, signée le 4 juillet 1991, peut être vue comme un pacte éthique de convivialité[6] puisqu’elle propose le modèle opposé de celui de la Constitution de 1886, c’est-à-dire : construire l’unité nationale sur la légitimation des diversités de genre, de génération ethnico-raciale et de religion. Avant cette Constitution, le thème de la composition ethnico-raciale noire du pays n’avait pas été valorisé par les chercheurs nationaux ou « internationaux », qui s’étaient concentrés sur les études des Autochtones (Gros 2000) et sur la violence politico-militaire, à l’exception de l’anthropologue britannique Peter Wade (Wade 1997) et des travaux pionniers de Nina de Friedmann et de Jaime Arocha (1984). Ce vide fut comblé après 1991 par une recrudescence de l’intérêt pour le champ des études afro-colombiennes (Mosquera, 2004).

Étant donné que 30% des déplacés sont afro-colombiens et que la déterritorialisation à laquelle ces groupes sont soumis a des impacts particuliers sur leur culture et sur les processus de revendication identitaire liés à la titularisation de territoires collectifs, une lecture ethnico-raciale noire du phénomène s’impose.

Les Afro-colombiens ont été victimes du déplacement forcé, de massacres comme celui de Bojayá, d’assassinats sélectifs de leurs leaders et d’intimidation des groupes résidant encore sur les berges des fleuves, car leurs terres qui sont situées dans des zones stratégiques sont devenues parties intégrantes des « marchés de la violence »[7] (Kalulambi 2004) et de tous les agents liés à ces derniers : paramilitaires, guérillas, entreprises nationales et multinationales. L’Article Transitoire 55 de la Constitution de 1991, rendu effectif par la loi 70 de 1993, mettait en valeur les « communautés noires », par la reconnaissance de l’identité culturelle et ethnico-raciale des dites « communautés » et de leur droit à la propriété collective sur les terres rurales riveraines du Bassin du Pacifique qui avaient jusqu’alors le caractère de friches, mais qui ont toujours été habitées par ces « communautés ». Parmi les terres qui ont été titularisées, nombreuses sont celles qui plus tard ont été accaparées illégalement par certains acteurs du conflit armé qui en ont chassé la population afro-colombienne. « Dans cette configuration militaire, l’acception ethnico-raciale du territoire perd tout son poids face à la dimension géopolitique » (Hoffmann 2002 : 360). La titularisation collective est une réalité dans de nombreuses zones du Pacifique colombien, plus particulièrement dans le département du Chocó, et l’unique manière de l’empêcher est d’obliger la « communauté » propriétaire à abandonner son territoire ou de faire disparaître physiquement les membres de la propriété collective. De cette façon les massacres et assassinats sélectifs prennent tout leur sens dans la logique de guerre colombienne.

Il est clair que la dynamique des droits collectifs existant dans le Pacifique grâce à la loi 70 n’est pas compatible avec la politique d’accumulation capitaliste régnant dans cette zone. Les plantations de palmier africain[8], les exploitations forestières et minières, les projets touristiques, les macro-projets d’infrastructure lourde voient dans cette loi un obstacle à leur développement. La loi 70 prévoyait que tous ces agents devaient établir des négociations avec les « communautés noires » à propos du développement de tout projet ayant un impact sur les territoires. Ces agents ont, au contraire, créé de multiples mécanismes parmi lesquels se trouvent le déplacement forcé, les massacres de population et l’assassinat de leaders pour contourner ces limitations. Une des interviewées nous disait que

la loi 70 est l’ennemie des grandes entreprises et des autorités gouvernementales, qui ne veulent pas négocier avec nous en ce qui concerne la terre et l’eau ; elles oublient que ce sont nous les Noirs les propriétaires du territoire. Devons-nous mourir pour que d’autres puissent bénéficier de ce que nous avons toujours protégé ? Les négociants plantent le palmier africain et les trafiquants des cultures illicites. Nous, depuis des temps immémoriaux, nous avons préservé le territoire.

Luisa, 40 ans

C’est ainsi que, dans le cas des « communautés noires », le déplacement forcé interne constitue une violation de leurs droits territoriaux et va à l’encontre des droits ethniques collectifs promulgués par la loi 70 de 1993.

Les déplacés afro-colombiens arrivent à Bogotá

En Colombie, et comme le fruit d’une construction historique visant à légitimer une domination sociale, la géographie nationale peut être considérée comme « racialisée » (Múnera 2005). Un peu de façon graphique (mais en réalité la question est beaucoup plus complexe), nous pourrions dire que ceux qui s’autodéfinissent comme les descendants des Espagnols habitent les terres froides, les Métis les terres tempérées, les Autochtones et les Afro-colombiens les terres chaudes. Cette « racialisation » est liée au degré de développement économique de chaque région.

La présence à Bogotá de populations afro-colombiennes, habitants des terres chaudes par excellence, n’est pas due uniquement au phénomène du déplacement, car les études historiques soulignent la présence noire dans cette ville à partir de 1600 (Díaz,- 2001). Certaines recherches urbaines contemporaines soulignent qu’il est possible de détecter des flux migratoires identifiables provenant du Pacifique colombien à destination de Bogotá au cours des années 1960 et 1970 (Mosquera 1998). Ces personnes venaient des couches moyennes des principales villes du Pacifique pour étudier dans les universités prestigieuses de la capitale ou, parrainées par des politiques influents de leur région, occuper des postes intermédiaires dans les institutions gouvernementales. Dans les années 1980, la présence de migrants économiques à la recherche de postes de professeurs d’écoles secondaires devient notoire. Les déplacés afro-colombiens font leur apparition dans les années 1990. À la différence des premiers migrants, ces personnes sont pauvres, d’origine rurale et les véritables représentantes des exclus historiques de la construction du projet de Nation. Leur biographie est le témoin de l’absence totale de l’État dans leurs régions d’origine, car la plupart ignorent ce que signifie le terme citoyenneté sociale.

À Bogotá, les populations rurales vivant dans les terres chaudes sont perçues comme un Autre lointain, habitants de terres inhospitalières et de la forêt tropicale humide aux pluies continuelles, plus proches de la Nature que de la Culture. Les villes colombiennes ont toujours reçu momentanément les Autochtones et les Afro-colombiens en tant qu’artisans ambulants, vendeurs de plantes médicinales très prisées dans les quartiers populaires, ou exposants au cours de foires annuelles qui ont lieu dans les principales villes du pays. L’aggravation du conflit armé interne a donné lieu à un phénomène nouveau : l’arrivée massive de personnes ayant des caractéristiques ethnico-raciales distinctes de la population bogotaine de souche ou produit d’un autre type de migration. Elles ne sont plus en transit, mais viennent s’installer dans la ville ; ce sont les nouveaux habitants urbains. Les populations victimes du déplacement forcé voient en Bogotá le refuge idéal pour protéger leur vie. Tout d’abord parce que c’est une ville de sept millions d’habitants ; ensuite parce qu’elle offre de nombreux services sociaux pour la population déplacée.

Les Afro-colombiens rencontrent la rhétorique des droits sociaux

C’est dans la capitale du pays que s’est concentrée la majeure partie des ressources destinées aux déplacés, ressources provenant de l’État, des ONG nationales et internationales et de la coopération internationale de l’ACNUR. L’aide à la population déplacée recouvre deux tendances coexistant en tension : l’assistance proprement dite et celle des droits. La tendance des droits entre dans la perspective des droits humains et du Droit humanitaire international et souligne que les droits de nombreux citoyens sont bafoués et qu’ils doivent recevoir réparation, tant de la part des agresseurs que de l’État (dont la fonction première est de protéger et de garantir les droits des citoyens). En fait, la politique d’aide aux personnes déplacées devrait leur permettre un accès effectif aux droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Cette tendance différencie la population déplacée de la population pauvre parce que, bien qu’elles soient toutes les deux dans les mêmes conditions économiques, la première a été victime d’un dommage dû à un manquement du devoir de protection de l’État, ce qui doit donner lieu à une réparation des droits violés. N’oublions pas cependant que la majorité de la population afro-colombienne déplacée provient de régions où la présence de l’État est quasi inexistante. Différentes études ont démontré que le groupe de population afro-colombien est l’un des plus marginalisés de Colombie. Selon les chiffres de l’Enquête sur La Qualité de Vie de l’année 2003, le revenu par habitant de la population afro-colombienne est inférieur de 30% à celui du reste de la Nation et la couverture d’éducation secondaire de 15%. Selon les statistiques du Département National de Planification, les municipalités où la population afro-colombienne est majoritaire ont, en moyenne, un réseau d’aqueducs et d’égouts inférieur de vingt points à ceux des autres municipalités et le taux de vaccination de la population en bas âge est inférieur de trente points.

En les poussant vers la ville, le processus de déracinement les amène à une « citoyenneté entre parenthèses » puisque la citoyenneté réelle leur a été jusqu’alors historiquement refusée. Les déplacés apprennent pour la première fois que l’État a des responsabilités envers eux, qu’ils ont droit à la santé, à l’éducation, au logement et au respect de leur culture. Les interventions des professionnels des ONG les convertissent en « citoyens en suspens », au niveau discursif pendant trois mois, période octroyée par l’État à travers la loi 387 pour qu’ils s’installent de façon permanente en ville. Après ce délai, ils entrent dans la catégorie des « pauvres historiques », mais sont aguerris quant à leurs droits de citoyens et prêts à affronter la pauvreté avec ce nouveau bagage rhétorique.

Les analyses du déplacement pointent l’État comme responsable de la non garantie des droits des personnes déplacées, mais ce qui est paradoxal dans la situation des populations afro-colombiennes, c’est que l’État, du fait de son absence chronique dans le Pacifique colombien, ne leur avait octroyé que très peu de droits sociaux, ce qui les a empêché d’exercer leur citoyenneté et de se réaliser au niveau personnel. Toutes les participantes à l’enquête, qui habitent Bogotá, n’ont su qu’elles étaient des sujets de droits que lors de leur arrivée en ville. Aucune d’entre elles ne possédait de carte d’identité, ce qui veut dire qu’elles n’avaient jamais voté. C’est dans ce cas que la rhétorique des droits humains est utilisée comme ressource de l’exercice d’une « citoyenneté en suspens » pour la première fois. Citoyenneté au premier abord discursive, mais qui n’implique pas qu’elles deviennent citoyennes. Le côté paradoxal du déplacement, c’est que maintenant les droits sociaux ne sont pas seulement réclamés à l’État colombien, mais à des ONG internationales ou à l’ACNUR.

Les Afro-colombiennes déplacées : veuves qui se transforment au contact de la ville

Différents types de femmes composent la catégorie que, de façon générique, nous appelons les Afro-colombiennes déplacées. Ce générique recouvre des femmes qui ont eu des expériences politiques ou communautaires dans leur lieux d’origine et celles dont les projets de vie tournaient autour des travaux du foyer, de l’éducation des enfants et des activités propres à l’économie de subsistance de la région telles que la pêche, la récolte de tubercules et les cultures vivrières. D’autres ont assuré un leadership associé aux processus de titularisation collective de la terre sous le couvert de la loi 70, ou bien faisaient partie de divers mouvements sociaux (Álvarez, Dagnino et Escobar 2001). Les obstacles rencontrés par ces femmes dans leur processus d’insertion urbaine et leur manière de les surmonter sont liés à leur origine rurale. Nous pensons qu’il faut tenir compte de ce fait pour ne pas homogénéiser l’expérience du déplacement forcé chez les femmes. Nous avons interviewé des femmes qui n’avaient aucune expérience organisatrice, qui vivaient dans les zones rurales du Pacifique colombien, ce qui ne veut pas dire qu’elles ignoraient la vie urbaine ou les technologies liées à la modernité ; en effet, les études sur la migration des populations afro-colombiennes montrent l’extrême mobilité qui les caractérise. Elles évoquent leur lieu d’origine comme une « Arcadie perdue » et se rappellent, les larmes aux yeux, qu’avant l’arrivée des acteurs armés,

les gens du village se réunissaient au bord du fleuve ; tous battaient des mains dans l’eau pour effrayer le poisson, comme ça les pêcheurs en ramassaient plus, nous chantions et le poisson était réparti équitablement.

Candela, 33 ans

Mais les souvenirs bucoliques disparaissent devant les récits de ce qui s’est passé dans leurs zones de provenance. Ces narrations parlent d’une guerre que les moyens de communications de masse, tant la presse que la radio ou la télévision, occultent ou ne montrent que sous la pression internationale. Elles énumèrent les bombardements sans discrimination de hameaux et de villages par l’Armée et décrivent la façon dont un territoire est contrôlé par un acteur armé offrant protection en échanges de faveurs ; et si cette alliance fonctionne un temps, lorsqu’un autre acteur arrive plus tard, les habitants sont traités d’auxiliaires de guérillas ou de paramilitaires. Les sympathisants supposés sont assassinés et de nouvelles règles sont établies par le nouvel acteur dominant.

Début 1998, cinq avions sont venus bombarder les villages et nous nous sommes enfuis jusqu’à la rivière dans laquelle nous nous sommes jetés pour nous protéger des éclats. Le front 47 des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) était installé chez nous bien avant l’arrivée des paramilitaires qui ont assassiné mon mari à cette époque. Je n’ai pas pu récupérer son corps car ils étaient partout dans la montagne. Les paramilitaires nous ont rassemblés pour nous avertir que s’ils trouvaient un guérillero parmi nous, ils le tueraient.

Carmen, 32 ans

Lorsque ces femmes arrivent en ville, elles veulent oublier les scènes de conflit et sont certaines qu’une amie « paisana »[9] ou une parente va les recevoir chez elle jusqu’à ce qu’elles puissent accéder aux services sociaux auxquels elles ont droit selon la loi 387. Leur structure familiale culturelle d’origine fait qu’elles se chargent des enfants « entenados »[10], ou des enfants d’amies devenus orphelins. Elles préfèrent risquer leurs rares possibilités de bien-être plutôt que de les remettre aux institutions publiques de protection de l’enfance comme l’Institut Colombien de Bien-être Familial (ICBF). Lorsqu’on leur demande les raisons de ce choix elles répondent

Nous, en tant que race, nous avons des façons différentes d’élever nos enfants, chez nous ils sont à tout le monde, la communauté entière veille sur eux, les voisins sont attentifs, je ne vois pas pourquoi ça changerait.

Carmen, 32 ans

Les femmes que nous avons interviewées nous racontèrent comment le conflit armé interne avait affecté leurs vies et les motifs pour lesquels elles finirent par se rendre à Bogotá.

Beaucoup d’entre nous ont abandonné leurs terres, non seulement parce que nous étions veuves, mais parce que nous nous sentions prises entre deux feux. Nous avons dû abandonner nos fermes et venir mourir de faim en ville. Dans mon village, la guérilla contrôlait la montagne et les paramilitaires la mer, et en tant que femme avec des enfants, je me sentais entre le marteau et l’enclume.

Carmen, 32 ans

Les femmes racontent que les acteurs armés légaux et illégaux interdisent les fêtes patronales, sociales et tout type de récréation à base de musique traditionnelle dans les villages, ce qui démontre fort bien que l’arrivée des acteurs armés rompt l’équilibre dans la manière de concevoir la vie sociale et communautaire.

C’est ainsi que ces acteurs armés veulent réguler la corporalité et l’esthétique des femmes en interdisant les mèches postiches et en veillant sur l’habillement : « si l’une d’entre elles se risque à mettre un vêtement court, elles est immédiatement traitée de prostituée ». L’une des participantes rapporta, l’horreur peinte sur le visage, que

dans mon village les paramilitaires ont brûlé à l’acide le visage de deux femmes qui refusaient d’obéir à l’ordre de ne pas porter de pantalons taille-basse. Mais le pire, c’est que beaucoup de gens applaudirent en disant que c’était bien fait, que personne ne leur avait demandé de s’habiller comme des putes.

Islena, 25 ans

C’est seulement lorsqu’elles se sentent vraiment en confiance avec l’interlocuteur qu’elles parlent des viols de la part de l’acteur armé, quel qu’il soit. Elles insistent en général sur le fait qu’elles n’ont pas été directement victimes, mais qu’elles ont assisté à des scènes atroces liées à ce délit.

J’ai vu comment les paramilitaires, lorsqu’ils sont arrivés dans mon village, ont obligé une femme enceinte à se dénuder, ils l’ont menacée avec leurs armes et obligé d’avoir des rapports sexuels avec plusieurs hommes devant tout le monde. Il semblerait que c’était la femme d’un guérillero des FARC.

Martha Lucía, 30 ans

Mais c’est la crainte que leurs fils soient enrôlés de force par l’un des acteurs armés qui les incite le plus à abandonner leur territoire et à s’aventurer dans une ville aussi complexe que Bogotá (Bello et Mosquera 1999).

Toutes ces réponses démontrent combien l’impact du déplacement sur leur culture et leur genre peut revêtir des formes différentes. L’arrivée en ville les sensibilise aux discours sur les droits économiques, sociaux et culturels (DESC) qui jusque-là leur avaient été refusés, autant qu’aux droits des femmes et au discours sur la santé sexuelle et reproductrice et elles disent : « je me suis rendu compte que dans nos villages, autant l’État que les acteurs armés et nos maris nous ont privées de nos droits, c’est pour ça qu’ici je me sens réalisée » (Adela, 27 ans).

Tous les intervenants que nous avons interviewés en complément de cette enquête sont unanimes pour affirmer que le déplacement forcé aura quand même des répercussions positives sur la vie des femmes rurales du Pacifique, et soulignent que celles-ci ont gagné en autonomisation car, en ville, elles ont découvert leurs droits en tant que femmes. Le fait d’appartenir à des collectifs organisés leur a permis de se transformer peu à peu en êtres capables d’argumenter, de critiquer, de construire de nouveaux projets de vie et de devenir des sujets politiques interpellant l’État. Selon les intervenants, ces transformations auraient été plus lentes et difficiles si ces femmes étaient restées dans des zones où la présence institutionnelle de l’État est quasiment nulle et où la « civilisation internationale des moeurs »[11] (Sindjoun 1996 : 841-859) est considérée comme une excentricité. De ce point de vue, la rhétorique des droits sociaux, de la femme et des droits humains est une voie directe pour arriver à la modernité.

Nous pensons que l’information tirée des groupes focaux avec les intervenants n’a pas de base empirique, car lorsque nous avons tenté de dénombrer les organisations d’Afro-colombiennes déplacées, notre recherche fut vaine. Les organisations existantes sont entièrement masculines, mais elles ont ouvert un espace aux femmes sous la pression des Agences de Développement et des programmes gouvernementaux. Ce qui est certain, c’est que les Afro-colombiennes déplacées sont très actives au niveau de la vie communautaire de leurs quartiers, où leur participation est vraiment visible dans le champ du quotidien : soupes populaires, restaurants communautaires, garde collective d’enfants ou de personnes âgées. Nous pouvons affirmer que ces femmes se sont organisées dès leur arrivée en ville, mais c’était en grande partie pour répondre à des situations d’urgence, au jour le jour, plus que dans l’intention de former des associations ayant un pouvoir politique ou social au niveau public.

Bogotá, une capitale qui découvre la diversité ethno-raciale

Pour Peter Wade, les populations noires participent d’un mouvement bipolaire d’inclusion-exclusion à l’intérieur de la Nation, puisque les Afro-colombiens sont considérés comme des citoyens ayant les mêmes opportunités que le reste de la population, mais qu’en pratique, il sont discriminés, ce qui leur interdit l’accès à certaines sphères (Wade 1997). Nous considérons que ceci est vrai pour les Afro-colombiens vivant dans les villes et possédant un capital social, culturel et économique visible. Mais pour les habitants du Pacifique rural, cette explication ne fonctionne pas ; par contre, ce qui est évident, en tenant compte du degré de pauvreté rencontré dans ces régions, c’est leur exclusion du projet de Nation et d’égalité des chances.

À cause de la bipolarité mentionnée par Wade, les intervenants travaillant auprès des Afro-colombiennes déplacées ne perçoivent pas le poids de leur appartenance ethnico-raciale dans le processus d’insertion. Par contre, chez les interviewées, les récits récurrents portent sur les difficultés d’insertion qu’elles doivent affronter en tant que Noires. L’un des thèmes qui revient le plus fréquemment porte sur la découverte de leur différence dans le regard de l’Autre, ce qui démontre le caractère relationnel de la construction de l’Autre (Naranjo et Hurtado 2002). Dans leurs régions d’origine, peuplées majoritairement d’Afro-descendants, la question d’être Noir ou pas ne se posait même pas, être Noir était un fait « naturel ». Bien que les gens peu au fait de la culture noire pensent que « tous les Noirs se ressemblent », les femmes disent qu’il y a des différences dans cette apparente homogénéité. Les personnes noires, indépendamment de leur genre, se distinguent par la valorisation de l’apparence physique : être un « beau Noir» ou une « belle Noire », avoir des « traits fins » ; ou bien selon le statut social, politique, culturel et économique de leur famille : « être un/une Balanta, Mosquera, Pérea, Quiñonez, Popó ou Valencia », selon que son lieu de naissance soit un hameau, une zone rurale ou la rive du fleuve ; ou encore par l’apparence personnelle, à laquelle les bijoux en or, les vêtements de marque et une certaine élégance confèrent de la distinction. Mais en arrivant à Bogotá, elles deviennent des « Noires répugnantes et laides », sans plus. Si les femmes souffrent de cette découverte dans leur chair, l’impact est encore plus fort chez leurs garçons et leurs filles. Les mères racontent comment leurs enfants en viennent à leur dire : « Maman, coupe-moi la tête et met-moi celle d’un Blanc ». Procelia nous raconte son expérience.

C’est la ville la plus raciste du pays. Ici on nous traite de Négresse coucou, fille de pute, qu’est-ce que tu fous là ? Dans cette grande ville, nous avons du mal à nous repérer, nous mourrons de faim car il n’y a rien à manger. Là-bas nous avions tout, nourriture et maison. Ici tout est différent, l’environnement est moche. Nous devons rester enfermées toute la journée et avons des difficultés pour nous laver, car ici il n’y a pas de rivière et les propriétaires restreignent l’accès à l’eau. Les hommes métis d’ici ne recherchent les femmes noires que pour le sexe. Dans les quartiers où nous vivons, la violence est aussi présente, les gens nous disent retourne chez toi ! Mes enfants se sentent discriminés simplement parce qu’ils sont Noirs et déplacés.

Licenia, 25 ans

Les premiers mois de vie en ville sont ressentis si durement que certaines commentent ainsi leur expérience : « Ici je me meurs de douleur morale plus sûrement que ne l’aurait fait la guerre là-bas, à cause de l’humiliation que je dois subir ». Après avoir pris connaissance de leurs droits durant les trois mois de «citoyenneté en suspens », les femmes disent que leurs enfants sont rejetés par les collèges officiels parce qu’ils sont déplacés. Elles rencontrent aussi beaucoup de difficultés à trouver un emploi à cause de leur statut de déplacées. À Bogotá, les employeurs privés croient que les déplacés ne sont pas neutres à l’intérieur du conflit armé interne et que, s’ils sont déplacés par les acteurs armés, c’est qu’il y a une raison. Par cette attitude, l’idée développée par Pécaut sur le fait que le conflit en Colombie est une guerre contre la société et non entre acteurs armés légaux ou illégaux est confirmée (Pécaut 1999).

Pertes et fractures engendrées par le déplacement forcé : un coup porté à la culture

S’il est vrai que le déplacement forcé apporte certains « bénéfices » dans la vie de ces femmes, au niveau de la prise de conscience du fait qu’elles sont des sujets de droit, tant à partir de leurs particularités ethnico-raciales que de leur genre, le récit de ce qu’elles ont perdu tient cependant une grande place dans leurs biographies. Face à l’expérience de la pauvreté urbaine, le regret des biens matériels s’accentue.

Perdre tout ce que nous avons laissé là-bas nous donne envie de pleurer. En ville et en tant que pauvre, on se rend compte de ce que l’on a perdu, jusqu’à la valeur d’être humain. Les gens du quartier te regardent avec pitié et disent entre eux : « c’est une déplacée ! ».

Nelly, 40 ans

Cependant, c’est la sensation de ne pas être socialement reconnues qui blesse leur subjectivité. La sensation que, dans la capitale du pays, elles sont traitées comme des êtres humains sans histoire, sans passé. Elles souffrent de la perte des relations sociales qu’elles maintenaient dans leur territoire et qui les faisaient appartenir à un tissu social et relationnel où elles étaient reconnues socialement et culturellement. En ville, malgré la présence de « paisanas » et « paisanos », rien n’est plus pareil (Godoy, 2003).

L’analyse des entrevues réalisées démontre que les récits ne parlent pas seulement de pertes, mais aussi de fractures dans des pratiques culturelles difficiles à prolonger en milieu urbain telles que le don et le contre-don, les rites associés à la mort et au décès, l’usage curatif de plantes médicinales, voire les différentes expressions de la personnalité.

Les pratiques du don et du contre-don

La présence de la population afro-colombienne déplacée à Bogotá se caractérise par deux schémas d’installation : la dispersion et la nucléarisation (Mosquera 1998). Le phénomène de dispersion existant dans la ville ne permet pas aux déplacés de former des quartiers entiers peuplés d’Afro-colombiens déplacés. Malgré tout, il y a certainement des endroits où il est possible de rencontrer des familles afro-colombiennes vivant en voisinage, c’est-à-dire en nucléarisation.

Les femmes regrettent de ne pouvoir se faire des « Mingas »[12] en ville, car ici tout a son prix, n’importe quel service coûte quelque chose et les amies n’ont pas toujours le temps de participer aux activités non rémunérées. Elles expriment ainsi ces regrets.

Là-bas, nos liens de solidarité venaient de la familiarité, tout le monde collaborait, mais ici, en ville, nous avons essayé de reprendre entre nous les coutumes que nous avons amenées de la campagne avec les Afros qui vivent ici, car avec les autres ethnies il n’y a pas de liens de fraternité. Là-bas, la solidarité existait aussi bien au niveau des hommes que des femmes, nous avions des « Mingas » et si quelqu’un avait besoin d’un coup de main, tout le monde y allait gratuitement. Là-bas on disait : « ce qui appartient à l’un appartient aussi aux autres ».

Carmela, 32 ans

La précarité économique ne leur permet pas de maintenir les liens de solidarité si prisés dans leurs lieux d’origine.

À cause du manque de stabilité socio-économique, chacune pense à son foyer, alors le peu que j’ai, je ne vais pas le partager avec ma soeur, ou une copine ou la voisine afro-colombienne déplacée elle-aussi, comme je pouvais le faire dans mon village. Là-bas nous avions quasiment tout. Voilà comment le déplacement t’entraîne vers la mesquinerie. C’est une situation qui nous affecte terriblement et qui en partie a brisé notre culture d’union entre Afros.

Cécilia, 30 ans

Les pratiques culturelles associées à la mort et au décès

Parmi les pratiques culturelles que regrettent amèrement les Afro-colombiennes déplacées, c’est la façon de faire face à la mort d’un être cher en ville qui les marque le plus car, pour elles, le défunt doit être accompagné par des louanges ou des chants de vie pour qu’il puisse reposer en paix et s’en aller tranquillement.

Quand une personne meurt, nous la veillons toute la nuit en chantant des chansons que les chanteuses traditionnelles ont transmises à travers nos mères et nos grands-mères. Quand il y a un mort, nous le veillons dans la maison où il est décédé ou chez un proche ou bien chez un voisin. Nous restons près du mort toute la nuit, en priant, chantant, récitant des contes ou des vers, buvant du café avec des petits gâteaux et le lendemain on l’enterre.

Clotilde, 40 ans

Le fait de vivre en ville dans des petits appartements loués interdit totalement ce genre de pratique culturelle. À Bogotá, les familles doivent recourir aux services des pompes funèbres, où le mort ne reste que quelques heures, les familles devant se retirer à 22 heures lors de la fermeture des chapelles funéraires, ce qui choque certaines femmes : « Selon nos croyances il ne faut pas agir comme ça car le mort ne repose pas en paix ». Dans le Pacifique colombien, la mort d’un enfant donne lieu à une cérémonie spécifique appelée Bunde ou Chigualo. Les enfants doivent être bundeados, il faut veiller à ne pas mouiller leurs ailes — les enfants qui meurent étant considérés comme des anges — pour qu’ils puissent monter au ciel. La marraine est l’unique pleureuse lors de la veillée funèbre d’un enfant décédé. Les autres femmes consolent la mère, chantent des rondes enfantines et marchent en cercle en faisant mine de bercer l’enfant mort. Ainsi la mère peut-elle élaborer son deuil. Dans quelques quartiers de Bogotá où de telles pratiques ont été tentées, les protagonistes ont été traités de « sauvages » par les voisins et stigmatisés par les médias de la capitale, jetés en prison pour quelques heures sous l’inculpation de « troubles de l’ordre public » et  non-respect de la culture citoyenne en vigueur à Bogotá.

Utilisation des plantes médicinales pour les soins de santé

La région du Pacifique colombien étant d’une grande biodiversité, depuis des siècles ses habitants utilisent les plantes pour se soigner et guérir tous types de maladies. L’arrivée des Afro-colombiennes dans une ville comme Bogotá les met face à une expérience de médicalisation occidentalisée, car le système de santé qui les accueille leur prescrit presque automatiquement des antidépresseurs, puisque le postulat en vigueur est que toute personne déplacée souffre de stress post-traumatique. Les intervenants du système de santé véhiculent une conception de la maladie radicalement éloignée de celle que ces femmes avaient dans leur région d’origine. Ces intervenants ne savent pas que, dans le Pacifique colombien, il y a des sages en médecine et botanique connus sous le nom de « médicos raiceros »[13]. Ces médecins font partie du patrimoine immatériel de la culture noire du Pacifique.

Les pratiques associées à l’expression de la personnalité

Les déplacées font usage de la rhétorique tirée du discours sur les droits humains pour dire que leur droit à la libre expression de la personnalité est violé en ville.

Car ici, en ville, on se sent gênée, on ne peut pas parler. Là-bas, chez moi, comme on est libre on peut parler haut, on peut aller où l’on veut. Ici, à Bogotá, c’est difficile d’aller d’un endroit à un autre. En ville, on est obligée de s’exprimer autrement, il faut apprendre à parler la langue d’ici, on nous critique constamment, on ne peut pas écouter la musique à plein volume comme nous en avons l’habitude, sinon les voisins appellent la police. On ne peut pas faire ce qu’on veut.

Ana Joaquina, 42 ans

Là où les Bogotains ne voient que vulgarité et scandale, les femmes se sentent comme des personnes sachant jouir de la vie malgré la pauvreté momentanée ou le fait d’avoir été déplacées par la force de leur région d’origine.

Les déplacées afrocolombiennes, médiatrices interculturelles et sociales ?

En général, les déplacés qui arrivent en ville adoptent deux types de stratégies. La première consiste à ne pas se faire remarquer par peur de représailles possibles de la part des acteurs armés. La seconde, par contre, consiste à se faire remarquer et, de cette manière, à atteindre la reconnaissance sociale qui leur fait défaut. C’est le cas des Afro-colombiennes, car les femmes de notre enquête sont préoccupées par deux aspects spécifiques à l’intérieur de la vie du quartier. Le premier est de pouvoir montrer leur différence et, pour cela, le travail sur l’identité culturelle devient une de leurs préoccupations constantes lorsqu’elles arrivent en ville, car c’est une façon de démontrer la valeur de leur lieu d’origine. Elles rappellent, à chaque fois qu’elles en ont l’occasion, que la Constitution de 1991 a déclaré le pays pluriethnique et multiculturel et donc qu’il existe plusieurs cultures, différentes ethnies. « Bien sûr, nous faisons partie des cultures de ce pays et plus on nous connaîtra, plus nous serons acceptées comme nous sommes » (Silveria, 45 ans). Les femmes qui travaillent dans le domaine communautaire cherchent à faire partager leur différence par les gens du quartier où elles vivent dès qu’elles en ont l’occasion : dans les soupes et restaurants communautaires, en formant des groupes de danse, de théâtre, de tambours ou de champeta (Mosquera et Provansal 1999) et en essayant d’y intéresser les voisins non-Noirs.

Pour qu’ils voient ce que nous avons, car quand un Afro-colombien arrive, on l’accuse de tous les maux de la terre. Nous essayons d’effacer les aspects négatifs dont nous affublent les non-Afros pour qu’ils nous voient tels que nous sommes et que nous avons les mêmes droits et sommes leurs égaux en tant que personnes.

Nelly, 38 ans

Le second aspect qui les préoccupe est celui de ne pas être perçues comme une menace par les voisins ou comme des utilisatrices abusives des rares services sociaux existant pour les pauvres des quartiers de Bogotá. Les participantes sont conscientes des risques que génèrent la focalisation de la dépense publique et internationale sur les déplacés considérés comme une population cible et les ressentiments que cette situation provoque chez les « pauvres historiques ». Certains d’entre ces derniers dénoncent avec véhémence cet état de fait au cours des assemblées communautaires, allant même jusqu’à hurler qu’ils sont prêts à se teindre en noir pour bénéficier des services sociaux publics. Les déplacées afro-colombiennes, qui ont développé un genre de collectif informel de quartier, sont les premières à s’opposer à la focalisation excessive des services sociaux sur elles-mêmes, en reconnaissant devant les fonctionnaires que leurs voisins, bien que non déplacés, sont aussi une population vulnérable qui doit bénéficier des services sociaux, au vu des conditions de pauvreté extrêmes dans lesquelles ils vivent. C’est ainsi que de nombreux quartiers sont arrivés à ce que les projets mis en place aient une stratégie territoriale.

Nous avons dit aux fonctionnaires nationaux et internationaux qui voulaient nous aider que nous faisons partie d’une communauté et que nous voulions l’aider dans son ensemble.

Aura, 39 ans

Les femmes déplacées rendent visibles les problèmes d’exclusion sociale de leurs voisins non déplacés dénommés les « pauvres historiques », par leur propre condition de vulnérabilité. Cette situation est somme toute assez paradoxale puisque, historiquement, ce sont les populations noires qui ont été rendues invisibles au sein de la Nation colombienne. Mais, par la situation engendrée par le déplacement forcé, ce sont ces mêmes populations qui rendent visibles celles qui, dans l’ordre socio-racial colombien, ont toujours été protégées par l’État.

Conclusion

Dans cet article, nous suggérons qu’il est possible de tisser des liens entre les études sur les violences en Colombie, en particulier la période dénommée la Violence, et le déplacement forcé contemporain, étant donné que dans ces deux cas la mort et la disparition de citoyens pour la plupart sans défense est une constante, de même que l’intérêt pour la terre conduisant à une migration forcée de ses occupants. Nous essayons de démontrer également que le déplacement forcé affecte différemment la « racialisation » géographique nationale et les groupes culturels qui la composent, ce qui rend incontournable la lecture ethnico-raciale noire de ce phénomène. Les récits de déplacées afro-colombiennes qui vinrent chercher refuge à Bogotá nous démontrent les paradoxes de la vulnérabilité des droits engendrés par le déplacement forcé sur leurs propres vies. Tout d’abord, ces femmes commencent à se percevoir comme des sujets de droits, mais cette « citoyenneté en suspens » ne dure que trois mois, période exigée par la loi 387 pour accéder à la stabilisation socio-économique. D’autre part, le fait d’avoir accédé à la connaissance de leur statut de femmes ayant des droits vient se superposer à la fracture des pratiques culturelles qui ne peuvent être développées dans la cité ; l’impossibilité de les observer provoque en elles douleur et regrets, comme une mise entre parenthèses de leur culture ethnico-raciale. Enfin, les études sur les Afro-colombiens ont pendant longtemps mis l’accent sur l’état d’invisibilité que subissait cette population mais, par leur déplacement, les Afro-colombiennes ont rendu visibles les « pauvres historiques » de la capitale. Elles représentent un pont possible pour atténuer les problèmes liés à la pauvreté extrême et à l’intolérance interculturelle régnant dans les quartiers où elles ont été obligées de s’installer.