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Il tient un serpent dans sa main droite

dans sa main gauche une feuille de menthe

ses yeux sont des éperviers, sa tête une tête de chien.

Aimé Césaire

Chambre d’échos du discours social, avec lequel elle entretient une relation faite de distorsion et de réverbération, la fiction littéraire, sous couvert de « feintise ludique » (Schaeffer 1999 : 146), s’efforce d’inaugurer une connaissance, d’articuler une parole sur le monde. Le lieu romanesque, saisi comme énoncé ou mise en scène d’une énonciation, est propice, à la fois, à l’ébauche de questionnements et à l’amorce de réponses. Espace de médiation, de représentation, le roman thématise les questions sociales de son époque, qu’il résout à sa manière, en leur donnant une forme.

Soucieux d’éclairer un certain nombre de mécanismes qui travaillent la psyché antillaise en matière de représentation de soi (ou d’autoreprésentation), c’est précisément vers un corpus romanesque que nous avons choisi de nous tourner. La question portera ici sur les figures de l’Afrique et des Africains telles que nous les donnent à voir des textes produits par des écrivains antillais.

Nous partirons de l’hypothèse suivante : pour des raisons essentiellement sociohistoriques, il appert que la relation que les Antillais entretiennent à leur « source » africaine se signale par son caractère problématique. En effet, quoiqu’il s’impose comme le fondement de l’être-dans-le-monde antillais, l’Africain n’existe, dans la conscience de ses descendants caribéens, qu’à titre d’absent, par le creux, le manque. Ectoplasmique, il vaut pour un spectre. La déportation inaugurée par la Traite négrière a rompu les chaînes de la filiation, brisé le déroulé généalogique et rendu de ce fait la source africaine impossible à retracer. Les aïeux ne furent ni ne seront jamais nommés — tout au plus les régions ou ethnies d’origine des esclaves sont-elles mentionnées dans les registres des Plantations. La figure de l’ancêtre africain, telle qu’elle se perpétue dans l’imaginaire antillais, tire ainsi sa substance d’une expérience de la perte, du vide.

Mais, on le sait depuis Aristote, la nature a horreur du vide. Le creux mnémonique laissé dans la psyché antillaise par le rapt de l’ancêtre africain devait être comblé par un processus de réinvestissement symbolique. Et il le fut, suivant des modalités que Frantz Fanon a brillamment analysées dans Peau noire, masques blancs. Comme le démontre le psychiatre guadeloupéen, l’image de la source africaine — dérobée, puis rejetée dans les limbes de l’histoire — s’est (ré)incarnée, dans le discours social et l’inconscient collectif antillais, sous forme d’une silhouette africaine dont le propre est d’être en tous points conforme à celle que la doxa occidentale s’est évertuée à forger depuis l’aube de l’entreprise coloniale, à grand renfort de stéréotypes. Ce sont les échos de ce processus de réappropriation iconique que nous aimerions analyser dans cet article, à partir d’un corpus de fictions antillaises.

Le stéréotype, « arme miraculeuse »

La notion de « stéréotype » faisant ici son apparition, il importe de préciser le sens qui lui sera donné dans le cadre de notre réflexion. En sociologie, cette notion a reçu de nombreuses définitions, depuis celle de Walter Lippmann dans Public Opinion (1922), qui les décrit comme des « images dans nos têtes [pictures in our heads]) », jusqu’à celles de Morfaux (« images préconçues et figées, sommaires et tranchées, des choses et des êtres »), Willems (où le stéréotype devient une « représentation collective … constituée par l’image simplifiée d’individus, d’institutions ou de groupes »), Sillamy (« idée préconçue non acquise par l’expérience, sans fondement précis … qui s’impose au membre d’un groupe ») ou Grawitz (« perception ou jugement rigide et simplifié d’une situation, d’un groupe ou d’une personne »).

Sur un plan strictement pragmatique, les chercheurs ont mis l’accent sur la force illocutoire du stéréotype. Muafer Sherif, entre autres, a bien montré que, dans le cadre d’un affrontement de type dominant/dominé entre deux groupes, la « promulgation d’images de supériorité-infériorité [est] l’un des moyens qu’utilise le groupe dominant pour maintenir sa position ». (Sherif et Sherif 1969 : 277) Les stratégies stéréotypiques mises au service du projet colonial français et qui ont diffusé du sujet africain une image dégradée, dégradante, en sont un bon exemple.

Mais qu’en est-il de la migration des stéréotypes depuis le discours dominant, collectif, sociétal, jusqu’à l’espace littéraire ? Suivant quelles modalités s’y déploient-ils, et par quels moyens pouvons-nous les repérer dans le filé des textes ?

La contribution d’Anne Herrschberg-Perrot peut, sur ce plan, être considérée comme la plus précise. Rapportant la notion de stéréotype au discours littéraire, elle le décrit comme « une structure thématique (au sens logique du mot thème) qui intègre un ou plusieurs prédicats obligés, ou constantes de prédicats » (1981 : 30). Ainsi considéré, le stéréotype se donnerait donc, complète Jean-Louis Dufay, comme « une structure, une association d’éléments, qui peut se situer sur le plan proprement linguistique (syntagme, phrase), sur le plan thématico-narratif (scénarios, schémas argumentatifs, actions, personnages) ou sur le plan idéologique (propositions, valeurs, représentations mentales) » (1994 : 77-78). La mise au jour d’un réseau stéréotypique articulé autour d’un objet proposé à l’analyse consistera dès lors à repérer, dans le dit du texte, récurrences et inférences de thèmes et schèmes clés (une technique chère à l’étude de l’imago), jeu entre dénotés et connotés, le tout étant mis en relation avec une doxa qui, dans ce cas, tient lieu de co-texte. C’est précisément à cet exercice que nous aimerions à présent nous livrer, en nous penchant sur les traces de l’imago africaine, telle que la donnent à voir les fictions antillaises.

René Maran « précurseur de la Négritude » : le poids de la doxa

S’agissant d’interroger les modalités de représentation de la figure africaine dans les fictions antillaises, il appert que l’on se doit de commencer par : René Maran. En 1921, l’attribution du prix Goncourt à son Batouala, « véritable roman nègre », créa dans le champ littéraire un formidable électrochoc. La préface, qui dénonçait les abus perpétrés par les autorités françaises dans les colonies africaines, valut à son auteur des attaques sans nombre et une notoriété aussi retentissante que soudaine. À la mort de l’auteur, l’empreinte laissée par ce plaidoyer préfaciel qui prenait la défense des populations placées sous tutelle coloniale, jointe à son rôle de « trait d’union » (Fabre 1973 : 165) entre le groupe de la Négro-Renaissance de Harlem et leurs jeunes émules qui fonderaient bientôt à Paris un mouvement de même inspiration, lui vaudra d’être qualifié par Léopold-Sédar Senghor lui-même de « précurseur de la Négritude » (Senghor 1965).

De fait, l’oeuvre maranienne comporte un nombre important de textes que l’on peut dire « africains », au sens où ils prennent pour cadre et pour objet à la fois le continent noir, les sociétés humaines qui le peuplent (Batouala, Le livre de la Brousse) et, sous les auspices de la fable animalière, la faune qui l’anime (Bêtes de la brousse, Bacouya le cynocéphale, Mbala l’éléphant).

Le choix du sujet trouve ici sa source dans l’expérience professionnelle de l’agent. De 1909 à 1924, Maran a, en effet, rempli les fonctions de commis des Affaires indigènes du Congo français. Affecté par le Ministère des Colonies dans la région de Bangui, en République Centrafricaine — alors appelée Oubangui-Chari —, il a travaillé près de quinze ans au contact des Africains à titre de fonctionnaire colonial, représentant l’autorité métropolitaine.

C’est un fait d’importance, car c’est précisément sur cette dimension empirique que Maran fonde la légitimité de son discours sur l’Afrique et sur les Africains, qu’il soit réflexif ou fictionnel. La parole maranienne, forte de l’expérience vécue du scripteur, se présente comme une parole autorisée. Désireux de se poser en ethnographe tout autant (sinon plus) qu’en romancier[1], Maran multiplie les discours d’escorte dont la vocation est d’attester sa totale objectivité[2].

Pourtant, si l’on se penche sur l’image des Africains véhiculée par ses romans, force est de constater que le texte de Maran se donne pour un cas d’école en matière de recours inconscient du locuteur aux stéréotypes véhiculés par la doxa occidentale.

En premier lieu, on note que, conformément au parti pris idéologique qui est au fondement même de la traite et considère l’esclave comme un bien mobilier, les personnages « indigènes » de l’oeuvre romanesque maranienne sont réduits à leurs corps. De leur psychologie, plus que réduite, le lecteur ne saura rien. Globalement, les personnages masculins ne se définissent que par leur aptitude à la performance physique. L’accent est mis sur leur force, leur habileté. Personnages sans intériorités, sans mouvements de l’âme, Batouala, Bissibingui et Kossi ne sont ainsi que poitrines et jambes musclées, hanches étroites et ventres plats, statures d’athlètes sous peau d’ébène. De Batouala nous saurons seulement que :

Robuste, membru, excellent marcheur, — au lancement de la sagaie ou du couteau de jet, à la course ou à la lutte, il n’avait pas de rival.

D’un bout à l’autre du pays banda, on renommait sa force légendaire. Ses exploits amoureux ou guerriers, son habileté de vaillant chasseur se perpétuaient en une atmosphère de prodige (Maran 1921 : 20).

Certes, on peut considérer que le corps des personnages africains est par là glorifié, chanté par le scripteur, mais ce serait là oublier que cette fascination n’est au fond que la face « politiquement correcte » d’une vision réductrice communément véhiculée par la doxa qui cantonne le Noir, l’Africain, dans la sphère de l’exploit physique, l’excluant de facto des champs qui relèvent du cérébral. Réduit à l’énumération de ses membres, que le scripteur exhibe un à un pour en chanter la perfection plastique, l’Africain n’est plus homme qu’à demi. Il en a le corps sans en avoir l’âme. Son être-dans-le-monde se résume à son enveloppe matérielle, physique. Son essence y est réduite, son existence s’y limite. Et, de fait, de ce premier prédicat projeté sur la figure de l’Africain découlent tous les autres dont nous débusquons la présence dans le texte.

D’abord, on assiste à un glissement sémantique depuis la corporalité de l’Africain jusqu’à l’idée de son animalité. Au fond, l’existence sans l’essence, le corps dans l’esprit, n’est-ce pas cela, l’animal ? On trouve ainsi, au fil des textes, des énoncés qui procèdent explicitement à l’assimilation de l’Africain au règne animal, sans prudence ni nuance, à la manière de Pierre Loti. Batouala, « allongé comme un phacochère » (22), se chauffe à la braise « comme un iguane au soleil » (23) et est présenté comme le « mâle » de Yassiguindja (35).

Surgit ensuite la figure du « Nègre danseur » par nature, possédé par le rythme — une image courante dans le discours colonial. Le texte maranien regorge ainsi de scènes dansées qui matérialisent sous les yeux du lecteur une icône dont la doxa s’encombre depuis l’aube de la rencontre, celle du sauvage hurlant, dansant, dépossédé de sa raison, capable (coupable) de tous les excès. Le motif de la danse permet à Maran d’introduire un quatrième prédicat : la sexualité, présentée comme primitive, de l’Africain. On glisse ainsi régulièrement dans les narrations maraniennes de la fête dansée à l’orgie sexuelle, comme ici, dans Batouala :

Une étrange folie mit alors en branle le désordre humain qui environnait les danseuses. Les hommes se débarrassèrent de la pièce d’étoffe qui leur servait de cache-sexe, les femmes, celles qui en avaient, de leurs pagnes bariolés.

Des seins brinqueballaient. Les enfants imitaient les mouvements de leurs aînés.

Une odeur lourde de sexe, d’urine, de sueur, d’alcool s’étalait, plus âcre que la fumée.

Des couples s’appariaient. Ils dansaient … Il y eut des luttes, des rauquements. Au hasard, des corps s’aplatissaient sur le sol, où se réalisaient tous les gestes dansés.

Ivresse sexuelle, doublée d’ivresse alcoolique, c’était une immense joie de brutes, exonérée de tout contrôle.

Perdus dans la foule, ils dansaient la danse de l’amour …

Ils dansaient (92-93).

Il faudrait aussi signaler la reconduction, dans les textes, de la silhouette du nègre sanguinaire, bête brute coutumière de l’anthropophagie, prompt aux épreuves de véridiction les plus cruelles (une figure chère aux récits de voyage friands d’exotisme morbide), ainsi que celle du Nègre-enfant, prédisposé au rire (« Ils souffraient et riaient de souffrir »), figé dans « moeurs désuètes » (30) et incapable de se projeter dans le temps, du fait de son ancrage spatio-temporel dans un éternel hic et nunc où seul importe le principe de plaisir.

Il n’est pas lieu ici d’approfondir notre analyse du texte maranien. Soulignons néanmoins que, premier parmi les romanciers antillais à prendre la parole pour « dire l’Africain », René Maran se distingue par l’extrême porosité de sa parole aux discours véhiculés sur son « objet » par la doxa de son époque. Épuisant littéralement tous les prédicats mis au service du stéréotype africain, l’oeuvre vaut pour un « étalon » à l’aune duquel les productions qui suivront pourront être évaluées, en matière d’incursion en territoire doxique (et toxique).

À la décharge de l’écrivain, on arguera seulement que son discours est représentatif du contexte et de l’époque dans lesquels il a pris la parole. De ce point de vue, les énoncés maraniens ont valeur d’illustrations. Dénoncés ou reconduits, les prédicats stéréotypiques ont, en effet, pour efficacité pragmatique de dessiner la silhouette de leur lecteur-modèle. Leur dévoilement nous livre en quelque sorte les clés de la « mémoire culturelle du récepteur » (Dufay 1994 : 22), de « l’horizon d’attente » (Escarpit 1958 ; Jauss 1978) auquel René Maran se devait de répondre. Le romancier guyanais se situe ici dans une relation d’écho avec tout « un imaginaire d’époque » (Amossy 2000 : 40), qu’il faut bien appeler un imaginaire colonial. Après lui, les romanciers antillais prendront de la distance avec cette batterie de prédicats stéréotypiques, sans toutefois parvenir — ainsi que nous allons le montrer — à s’y soustraire tout à fait.

Un souci de « vigilance doxique »

Depuis les textes indigénistes ou négritudiens jusqu’aux écrits des romanciers de l’antillanité ou de la créolité, il appert que les auteurs ont porté une attention particulière à l’énonciation du stéréotype. On se souvient d’Aimé Césaire s’emparant, dans son Cahier d’un retour au pays natal, des poncifs sur les siens formulés, avant de les retourner en un grand rire sarcastique contre le colonisateur :

nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante du cannibalisme tenace (Césaire 1989 : 27).

 

je déclare mes crimes et il n’y a rien à dire pour

ma défense.

Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi.

 

J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de

mes gestes de mes chansons obscènes

 

J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de

chat musqué

 

J’ai lassé la patience des missionnaires

 

Insulté les bienfaiteurs de l’humanité. Défié Tyr. Défié Sidon.

 

Adoré le Zambèze.

 

L’étendue de ma perversité me confond ! (29)

Reprenant à celui qui détient et maîtrise le discours, ses clichés aberrants et les outrant sur un mode ironique pour en dénoncer la vanité, Césaire procède ici à un véritable renversement des pouvoirs. Le stéréotype, conçu disqualifiant, est exhibé, brandi, revendiqué : l’« arme miraculeuse » change de mains.

On retrouve cette exigence de vigilance à l’égard de l’énonciation du stéréotype mais sous une forme différente dans le récit du « retour au pays natal » de Maryse Condé, Hérémakhonon. Dans ce roman, le jeu énonciatif avec le stéréotype est éminemment complexe. L’écrivaine semble en effet tiraillée entre rejet et fascination : elle ne résiste pas au pouvoir de captation du stéréotype, se laisse aller à l’énoncer, mais pour mieux le dénoncer. Le jeu est quelque peu pervers et Mireille Rosello dans Declining the Strereotype (1998), a bien montré l’ambiguïté constitutive du procédé consistant à décliner (au sens de refuser) le stéréotype tout en le déclinant (au sens de procéder à un inventaire de ses diverses formes, comme on le fait d’un verbe). De fait, dans Hérémakhonon (1976), Maryse Condé multiplie les astuces énonciatives pour dire le (et médire du) stéréotype. Elle utilise en ce sens les parenthèses, lesquelles ouvrent un espace de restauration du sens :

Mon père tordant ses lèvres minces. (Tous les nègres n’ont pas les lèvres “éversées.”) (11)

Elle recourt aussi à une énonciation polyphonique ouvertement ironique, qui transcrit littéralement le stéréotype pour mieux en démontrer le caractère absurde :

Le rire fait le nègre … (142).

Les nègres puent, c’est connu (40).

La femme blanche, c’est connu, c’est le rêve du Noir (14).

Enfin — à l’image de la répétition de la formule « c’est connu » qui vient souligner, sur le mode sarcastique, l’une des propriétés du stéréotype, à savoir sa force d’évidence, sa véridicité communément admise quand bien même il ne se fonde sur rien de vérifiable —, Maryse Condé met en place des procédures affichées de “vigilance doxique”, sous forme de formules d’avertissement intégrées au filé de la narration.

L’échalas me sourit. Il a un beau sourire. Des dents arrondies et très blanches. Attention ! Se méfier des clichés : le nègre aux dents blanches. Enfin tout de même, il a vraiment les dents blanches (21).

Birame III se glisse dans la pièce. Ils ont une façon silencieuse de se déplacer. Attention aux clichés ! Mais non. Ils se déplacent ainsi (36).

Pas de doute, elles sont belles. Des yeux ! Attention aux clichés ! (46)[3]

Ces mentions impératives ont pour fonction de signaler la surconscience de l’énonciateur à l’égard de son énoncé. Le mouvement est double, quasi paradoxal : le stéréotype est simultanément énoncé et dénoncé. Condé, consciente de toujours balancer entre reconduction et dénonciation du stéréotype, choisit la provocation, via la transparence affichée, voire revendiquée, de ses errances doxiques. Le discours se construit ainsi sur des niveaux multiples, entre premier degré et défoulement cathartique.

Enfin, il faudrait citer l’exemple de Daniel Maximin. Dans L’Isolé Soleil (1987), celui-ci articule sa relation au stéréotype sans plus de recours à l’ironie, mais sur un mode qui relève plutôt d’une autocritique pleinement assumée et littéralement exposée. Le narrateur fait ainsi part au lecteur du moment précis où il prit conscience de la déformation de son regard porté sur l’Afrique. L’anecdote mérite d’être ici rapportée, tant elle est riche de signification :

Nous avons un jour assisté ensemble à l’un des événements les plus troublants pour l’identité de notre génération : l’arrivée au lycée de Basse-Terre du premier professeur africain. … Une DS blanche conduite par une femme aux cheveux très longs et très blonds s’est arrêtée devant le porche. Il est descendu sans un regard pour elle ni pour nous tous et il a grimpé l’escalier comme un président. Cette scène, inoubliable comme un mirage d’Éthiopie à l’oeil d’un esclave et rapide comme un séisme, a bousculé des années de l’histoire sagement apprise de notre supériorité antillaise sur les cannibales du Congo (93).

Mais, fors ces quelques exemples qui manifestent explicitement la méfiance des créateurs antillais à l’égard des stéréotypes relatifs à la silhouette africaine, il semble, si l’on examine plus globalement le corpus, qu’un certain nombre de prédicats préalablement repérés dans le discours maranien persistent néanmoins.

La persistance de certains prédicats

Les reconductions les plus fréquentes des stéréotypes véhiculés par le discours occidental au sujet des Africains ont trait aux prédicats qui réfèrent à sa corporalité. Les auteurs succombent, pour beaucoup, à « l’attraction du corps noir de la séduction » (Baudrillard 1987 : 61) que figure ici le corps africain. À cette capacité d’attraction exercée par le corps de l’Autre, rien d’étonnant : on sait combien, en effet, « le racisme procède d’une fantasmatique du corps » (Le Breton 2000 : 53) dans la mesure où le corps est précisément « ce qui rend visible l’autre en tant qu’autre » (Liotard 2000 : 61).

La silhouette du « Nègre danseur » revient ainsi hanter les textes. Dans Gouverneurs de la rosée (1946), de Jacques Roumain, l’être-nègre est associé à une prédisposition pour la danse :

… j’ai dansé et j’ai chanté mon plein contentement : je suis nègre, pas vrai ? et j’ai pris mon plaisir en nègre véridique. Quand les tambours battent, ça me répond au creux de l’estomac, je sens une démangeaison dans mes reins et un courant dans mes jambes, il faut que j’entre dans la ronde (96).

Le narrateur de Laghia de la mort (1978), de Joseph Zobel, établit la même équivalence :

Déjà la musique du tambour faisait branler toutes les fibres de Léonal. Cela venait comme par bouffées, ou par vagues, au fur et à mesure qu’il marchait ; chaque bouffée, chaque vague d’une couleur différente, d’en effet différent ; mais allumant chacune en lui comme un petit feu qui se mettait à courir. Il se sentait devenir un incendie dans la nuit.

On est un nègre, quoi ! (52-53)

Il en va de même du prédicat rabattu de la sexualité africaine, fantasmée comme atypique, animale, débridée. Christelle Taraud a bien souligné l’origine de ce prédicat relatif à la sexualité présentée sans entraves de l’Africain, lequel, s’il doit beaucoup à la nostalgie des temps premiers où Adam et Ève allaient nus, est surtout le revers dégradé du symbole biblique, détourné par une doxa coloniale où il convient surtout de lire les errances de l’imaginaire érotique des Blancs. Et la chercheure de souligner :

… la tentation de l’Orient, ce n’est pas seulement l’attrait des contrées lointaines, des espaces à conquérir et à aménager, c’est aussi la quête des plaisirs charnels. Alors que la France reste figée dans un catholicisme rigoureux et une moralité bourgeoise pointilleuse (le mariage monogame est une institution encore bien contraignante), les colonies apparaissent comme l’Eden sexuel, le harem des Occidentaux (2000 : 221).

Assez tristement, ce cliché est reconduit par les romanciers antillais. Paul Niger (alias Albert Béville) nous livre de ce point de vue, dans Les Puissants (1959), une séquence d’anthologie, qui nourrit, tout en s’efforçant de le dénoncer, le mythe de l’hypersexualité des Africains. Guy, un Français en mission en « Nigritie », partage sa maîtresse avec Diallo, un Africain. Et Guy de s’interroger :

Il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer dans les bras de l’autre … lui revenaient les idées que se font les Métropoliens sur l’amour des Noirs, leur puissance. Il n’y put tenir.

- Comment fait-il l’amour ?

- Tu n’as rien à envier à Diallo, dit Raymonde, en lui caressant les cheveux, même sur le plan de la virilité.

Elle le regarda tendrement.

- Mais ce n’est pas pareil. Toi, tu es mon côté fleur bleue.

C’était ce côté-là qui l’avait d’abord poussé vers Diallo. Le côté “réparations”. Puis elle s’était soumise physiquement. Le côté “animal” avait pris le dessus. Elle appréciait que Diallo ne prît pas de gants avec elle (164).

Au Blanc, le côté « fleur bleue », à l’Africain, le côté « animal » ! Quoique l’auteur prenne la précaution de placer le terme « animal » entre guillemets, il ne le formule pas moins, et si un peu plus loin il vante le caractère « naturel » de l’amour « nigritien », dans des termes qu’il veut connoter positivement, l’évaluation n’en est pas moins réductrice. Le prédicat de l’animalité fait ici son apparition, associé à la sexualité africaine. On trouve aussi cette association chez Maryse Condé. Évoquant le coït du patriarche africain dans Les derniers rois mages (1992), elle le décrit comme suit :

… nuit après nuit, il la faisait venir auprès de lui et la possédait comme une bête fauve dans les bois. Ses ongles que nul ne coupait s’enfonçaient dans la chair tendre de son corps, ses dents dans sa gorge et elle devait faire taire des protestations de souffrance. Ses soupirs de jouissance ressemblaient à des feulements. Parfois, il restait debout arc-bouté sur ses jambes comme sur des pattes arrières (114-115).

Figure 1

Marie-Guilhemine Benoist, Portrait d'une négresse. Paris, Musée du Louvre.

Marie-Guilhemine Benoist, Portrait d'une négresse. Paris, Musée du Louvre.

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Figure 2

J. J. Virey, Histoire naturelle du genre humain. 1824. Espèces. Blanche. Nègre Eboë. Orang. (Singe).

J. J. Virey, Histoire naturelle du genre humain. 1824. Espèces. Blanche. Nègre Eboë. Orang. (Singe).

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Figure 3

Léon de Wailly, Saartje Baartman, la "Vénus hottentote", vue de face, 1815. Paris, Bibliothèque centrale du Muséum national d'Histoire naturelle.

Léon de Wailly, Saartje Baartman, la "Vénus hottentote", vue de face, 1815. Paris, Bibliothèque centrale du Muséum national d'Histoire naturelle.

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Figure 4

Adolph von Menzel, Danse zoulou à Berlin. 1850-1852 env. Hambourg. Kunsthalle.

Adolph von Menzel, Danse zoulou à Berlin. 1850-1852 env. Hambourg. Kunsthalle.

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Figure 5

Edward John Poynter, Israël en Égypte (détail), 1867. Londres, Guildhall.

Edward John Poynter, Israël en Égypte (détail), 1867. Londres, Guildhall.

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« Bête fauve », « feulements », « pattes arrières », c’est plus à un accouplement animal, à une saillie, que le lecteur a le sentiment d’assister, qu’à une étreinte humaine. Et l’on pourrait développer longuement sur la même lancée, depuis Jacques Roumain qui, dans Propos sans suite, qualifie les dieux africains d’« obscènes » (2003b : 111), jusqu’à Jacques Stephen Alexis qui, dans Compère Général Soleil, compare l’Afrique à « un sexe surnuméraire », collé « au corps du nègre » (1955 : 8).

Enfin, on ne saurait achever cette revue des prédicats les plus caricaturaux reconduits par les auteurs antillais sans évoquer la silhouette du Sauvage, du Barbare, enclin à la cruauté et dépourvu d’humanisme, qui affleure sporadiquement dans les textes. Par exemple, dans Défense de Paul Morand, Roumain décrit comme suit les effets de ce qu’ailleurs il appelle l’« atavisme africain » (2003c : 125) :

… lorsque je vous entends gronder dans les mornes, mon sang bat à votre rythme sourd. … je suis mon ancêtre Peuhl, Ouoloff, Achanti ou Masai qui … chassait l’éléphant, combattait le lion, razziait les tribus voisines et possédait sur le champ de carnage même, à la lueur des cases incendiées, les femmes hurlantes, pliées à la loi du vainqueur (470).

Quelle image du guerrier africain !! Quant à Maryse Condé, sous couvert de faire acte d’historiographie, elle semble se complaire, dans Les Derniers rois mages, à détailler les moeurs sanguinaires des souverains d’Abomey, notamment pour ce qui a trait aux rites funéraires :

On élèverait un lit paré de tout ce que le défunt avait de plus précieux et on y placerait un mannequin enveloppé de toutes sortes de riches étoffes. Ensuite, on creuserait une immense fosse devant le palais d’Abomey avec un orifice d’entrée par lequel un seul homme pourrait passer. On assemblerait cent victimes auxquelles on couperait la tête, vlan ! D’un seul coup de sabre. Avec leur sang, on pétrirait la terre d’un cercueil. … À la suite, on descendrait quatre-vingt épouses de panthère en pleurs se bousculant pour participer au sacrifice et cinquante gaillards auxquels on briserait d’abord les jambes.

Après dix-huit lunes, on ouvrirait le cercueil et on montrerait au peuple le squelette du roi. De nouveau on sacrifierait des victimes, trois cents environ : avec leur sang, on construirait une case semblable à un grand four à l’intérieur de laquelle on déposerait le crâne du roi défunt (182).

L’intention sensationnaliste est ici évidente. Les détails scabreux sont multipliés au nom d’une ethnographie romancée, nimbant les données relatives au rituel d’un pathos qui transparaît, par exemple, dans le recours aux onomatopées (« vlan! ») ou aux « phrases-choc », sans verbe (« D’un seul coup de sabre. »).

Si l’on s’en tient à ce genre d’énoncés, attestant une reconduction (consciente ? inconsciente ?) des prédicats qui articulent le stéréotype de l’Africain tel que véhiculé par le discours occidental — et ce, sous les plumes d’auteurs dont nous pourrions pourtant attendre qu’à titre d’intellectuels, ils soient en mesure de le mettre à distance, de l’objectiver —, comment dès lors s’étonner de la persistance d’un racisme anti-Africains aux Antilles, tel que Daniel Maximin s’emploie à le dénoncer ?

Nous, les Noirs des Antilles, nous avons ainsi nos Nègres : à l’école, moudongue et soubarou sont des injures, prétextes à grand combat. Zoulou et Congo sont des injures habituelles pour les marchandes (1987 : 92).

Comment ces « fils » de l’Afrique que sont les Antillais pourraient-ils se reconnaître dans le miroir que leur tend une « mère » diffamée par la doxa coloniale ? De ce “rejet du reflet” — qui n’est pas sans évoquer le stade du miroir lacanien — résulte une double tension identitaire, entre alter et idem. L’Africain est devenu, en l’espace de quelques siècles, l’Autre de l’Antillais — un Autre irréductible au Soi. Mais, il est un alter qui, à titre de « source », vaut aussi pour un idem. Le sujet antillais se trouve de la sorte réduit à faire l’expérience d’une dualité qui ne se résout jamais en dialectique. Aux prises avec un conflit intime qu’ils sont impuissants à régler, les écrivains antillais, dans leur énonciation même, donnent à voir (à lire) les affres de leur écartèlement entre aspiration à l’identité (au sens de “mêmeté”) et revendication d’altérité à l’égard de ceux que Roland Brival, dans Coeur d’ébène (2004), appelle leurs « cousins d’Afrique » (94). De fait, conscient du caractère irrévocable de cette double postulation, il semble que les écrivains antillais aient entrepris de négocier avec leur passion jusqu’à trouver un moyen terme générateur d’équilibre, sur le plan psychique. L’analyse du corpus montre que cette négociation prend essentiellement la forme d’une volonté de libération par le meurtre symbolique de l’Afrique. Cet assassinat comprend plusieurs étapes.

“En finir” avec l’Afrique ?

Les auteurs invitent d’abord, de façon claire, la diaspora africaine à renoncer à la tentation du retour, présentée comme illusoire. L’intention est claire : il s’agit de rompre avec les implications de l’idée de la « source ». La fin du mythe du retour implique celle du paradigme de la parentalité, abondamment développé dans le corpus autour du motif africain. Globalement, en effet, tous les textes exploitent, explicitement ou implicitement, une métaphore filée qui fait de l’Afrique une figure maternelle. Tandis que Daniel Maximin soupire, dans L’Isolé soleil, que « [l]’Afrique est la mère absente de [s]on enfance » (92), Maryse Condé pose, dans Hérémakhonon, que « [l]a nuit africaine a l’opacité du ventre maternel » (61) et présente son voyage en Afrique comme une longue « nuit utérine » qui doit lui permettre de renaître « sans honte, ni mépris secret » (122). Et d’insister : « Je rentre dans la nuit utérine. Au creux du ventre maternel. Des images imprécises défilent dans ma mémoire de foetus » (15).

Ce présupposé, qui fait de l’Afrique la « mère » de toute la diaspora, doit être révoqué car il est précisément au fondement du sentiment d’illégitimité ressenti par le sujet antillais, victime du syndrome d’abandon. Et la narratrice d’Hérémakhonon ne s’en cache pas, et admet faire le voyage à l’envers pour essayer de « [se] légitimer » (181) car elle est une « bâtarde » (182). Elle se révolte face au sentiment d’infériorité qu’elle ressent, confrontée aux Africains, ces « nègres avec aïeux » (61 ; 74 ; 163), qui n’ont pas connu la déportation et ont la maîtrise de leur généalogie.

Il est temps d’en finir avec la quête orphique. De ce point de vue, le consensus semble général. Maryse Condé dit la rencontre ratée « [m]es aïeux, je ne les ai pas trouvés. Trois siècles et demi m’en avaient séparée. Ils ne me reconnaissaient pas plus que je ne les reconnaissais » et conclut, sans appel, par une révocation de l’ancêtre africain, invitant dans le même élan à un retour au lieu antillais : « [j]e me suis trompée, trompée d’aïeux, voilà tout. J’ai cherché mon salut là où il ne fallait pas » (312). Dans Les derniers rois mages, elle maintient cette position, arguant que « [l]e passé doit être mis à mort. Sinon, c’est lui qui tue », regrettant que les Noirs de la diaspora, « tellement occupés à se bâtir d’imaginaires généalogies [n’aient] plus la force de conquérir à leur tour leur Amérique » (124).

Gisèle Pineau, dans L’exil selon Julia (1996), consent elle aussi à la perte :

L’Afrique était déjà trop loin. Perdue derrière les voilures du temps. Enterrée dans les fosses des mémoires. “Retour pas-la-peine”, disaient les plus blasés. Où aller ? Dans quel village et en quelle famille remettre son corps ? Le nom des tiens ? La langue qu’on parle là-bas ? Dis un, deux mots que tu as gardés pour le jour des retrouvailles ! Las, toutes ces mers traversées avaient noyé les traces, les marques et les odeurs (156).

Le retour est déclaré vain ; la trace, perdue. Et le propos est identique chez Chamoiseau qui, dans Chroniques des sept misères (1986), préfère en rire. À Pipi déclarant vouloir « repartir en Afrique », le zombi de répondre, caustique :

Quoi ? Quelle Afrique s’exclamait le zombi ? Y’a plus d’Afrique fout’! Où c’est d’abord, l’Afrique ? Où sont les sentiers, les tracées du retour? Y’a des souvenirs du chemin sur les vagues ? (1986 : 213)

Enfin, Édouard Glissant boucle la boucle dans Tout-monde (1993). Il proclame la prétention des Antillais au lien (avec l’Afrique) et au retour (en Afrique) comme dénuée de toute légitimité a priori :

Mais ce n’est pas parce que nous avons été fouillés de ces terres comme des ignames écorchées, transportés sur les Eaux Immenses comme des sacs de gros sel noir, distribués sur les rochers et les îles et le continent comme une saupoudrée de vieux engrais, non, ce n’est pas une raison, — si c’est une raison—, ni nécessaire ni suffisante, pour prétendre à revenir là, dans ces pays … à y revenir comme si c’était un territoire qui nous est dû, à y paraître comme si les temps s’étaient figés depuis que nos ascendants y furent ainsi ravis par force, à croire y trouver à notre tour une force essentielle, comme si les habitants de ces pays-là n’avaient pas poursuivi depuis ces temps leur chemin et porté leur charge, comme s’ils n’avaient pas poursuivi en vérité, comme s’ils ne changeaient pas jour après jour et toutes les épouvantables nuits, et nous voudrions insolents partager avec eux cette essence et nous réclamer d’eux comme de référents paralysés, les tenir pétrifiés dans l’éternité de ces temps où nous joignons nos grands-parents (425).

Le fantasme du retour au lieu premier ainsi évacué, les auteurs enclenchent ensuite un processus de démythification de l’avant africain, cette Afrique des Grands Royaumes, mythique et inviolée, chantée par les poètes de la Négritude. Étonnamment, le mouvement s’amorce dès le Cahier césairien, lorsque le poète assène :

Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cent chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers (38).

Glissant reprendra, dans Tout-monde, à plus d’un demi-siècle de distance, la même antienne :

Nous avons d’abord vu les grands seigneurs qui regardaient dans l’avenir et qui devinaient les désastres marcher, Askia, Chaka, Béhanzin, tous acharnés à leur conquête … et c’est à travers leur tragédie de conquérants conquis, de visionnaires inutiles — que nous avons vu » (429).

Mais, les auteurs ne se contentent pas de désacraliser le passé africain, renonçant de la sorte à un terreau mythique fondateur. Ils accompagnent leur geste de démythification d’une exigence de lucidité quant à certains visages très contemporains d’une Afrique non plus rêvée mais réelle. Tandis que Glissant, dans Tout-monde, dénonce les dictatures africaines en soulignant, incidemment, la « grandiose saloperie des Mobutu et des Eyadéma » (216), Chamoiseau, dans Bibliquedes derniers gestes (2003), décrit quant à lui une Afrique culturellement dégradée par le rouleau compresseur de la mondialisation. Son personnage, Balthazar Bodule-Jules, se souvient ainsi tristement de son arrivée dans un village africain dévasté :

L’agonisant se souvint du village africain où il s’était échoué, escorteur d’un convoi d’armes en route vers la Lybie. … un village terre-paille où les femmes écossaient des graines ou creusaient un sol mort pour tenter d’inventer quelques plants arachide. Les hommes, eux, à moitié pétrifiés par une obscure sidération, restaient longtemps assis, en rond, vêtus de loques européennes, ils arboraient des casquettes yankees, des montres suisses made in Japan, des bas de laine signés par Burlington, et suçotaient des cigarettes blondes et light à bout-filtre allongé (413-414).

Enfin, par-delà les déclarations d’intention, les messages explicites à forte charge idéologique, il arrive que le “meurtre de l’Afrique” soit intégré dans le dispositif fictionnel lui-même. L’oeuvre de Glissant se construit ainsi autour d’un épisode clé, rejoué sans cesse mais jamais abouti, consistant dans la mise en scène répétée de la mort du personnage qui, dans la cosmogonie glissantienne, incarne l’Afrique. Il s’agit de papa Longoué, le quimboiseur. Désireux de “tuer” l’Afrique, Glissant s’emploie à “tuer” papa Longoué successivement dans La Lézarde, Le Quatrième siècle, Malemort, La Case du commandeur et, enfin, dans Tout-monde, où le quimboiseur connaît jusqu’à « quatre morts successives » (90). Certes, l’auteur présente comme définitif le dernier décès de papa Longoué, déclarant que le vieillard s’est, cette fois enfoui « pour toujours » (122) sous le pied de térébinthe. Mais, le lecteur bien informé peut en douter. Il a compris que le spectre de Longoué — autant dire : celui de l’Afrique — n’en finira pas de hanter l’oeuvre. De fait, on le verra resurgir dans Sartorius. L’Épopée des Batoutos.

Il en va de même chez Chamoiseau, sous une forme légèrement différente. Un personnage de « vieille Africaine » — généralement, une figure de mère, ou de grand-mère — traverse tous les romans pour y mourir sous nos yeux. Dans Texaco (1992), elle est cette « vieille Africaine qui couplait le créole et le bamiléké » (102) et « racontait des choses extravagantes à propos d’un voyage dans la cale d’un bateau négrier » (109) qui meurt comme elle a vécu, innommée et perdue sur une terre qu’elle n’adopta pas.

On l’enterra très vite. Même emmailloté dans son espèce de toile, le petit cadavre contrariait les ferveurs : il n’était pas d’ici, l’avait jamais été, il provenait d’une vaste rumeur encore insue en nous et on le transportait comme roche brisée d’une lune à la suite d’un grand crime (134).

Dans Un dimanche au cachot (2007), nous verrons mourir tour à tour la mère de L’Oubliée et sa grand-mère, La Belle. Avec elles disparaît toute une mémoire, celle du pays d’Avant, « là où l’on sait chanter la chanson de la Grue, où le delta fascine l’océan interdit, pose la frontière, invente la lèvre qui défend la grande terre … » (289).

Ainsi, de renoncement en désacralisation, de dégradation en assassinat, les écrivains antillais s’efforcent-ils de thématiser la mort de l’Afrique. Mais avec ce paradoxe formidable tenant au fait que, de la même façon que, pour tuer la Statue du Commandeur, il faut que Dom Juan la somme de paraître, les romanciers n’ont d’autre choix pour révoquer l’Afrique que de la convoquer sans cesse. Au point que, considérant l’ensemble du corpus, on peut s’exclamer avec ce personnage que Chamoiseau fait figurer dans Un dimanche au cachot, comme « vendeur de porcelaine[4] » : décidément, chantée ou tue, « L’Afrique est là ! » (69)

Figure 6

Le Douanier Rousseau, Nègre attaqué par un jaguar. 1910 env. Bâle, Öffentliche Kuntsammlung.

Le Douanier Rousseau, Nègre attaqué par un jaguar. 1910 env. Bâle, Öffentliche Kuntsammlung.

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Figure 7

Victor Van Hove, La Vengeance. 1855 env. Renaix (Ronse), Hôtel de Ville.

Victor Van Hove, La Vengeance. 1855 env. Renaix (Ronse), Hôtel de Ville.

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Figure 8

George Cruikshank. Illustration de H. Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin (Londres, 1852). George Shelby accordant la liberté à ses esclaves. Gravure sur bois de William Measom.

George Cruikshank. Illustration de H. Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin (Londres, 1852). George Shelby accordant la liberté à ses esclaves. Gravure sur bois de William Measom.

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Figure 9

Thomas Ball, Émancipation. Monument à la mémoire d’Abraham Lincoln. 1876. Washington, Lincoln Park.

Thomas Ball, Émancipation. Monument à la mémoire d’Abraham Lincoln. 1876. Washington, Lincoln Park.

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Ceci établi, aussi problématique, douloureuse et contradictoire que continue d’être la relation entretenue par les Antillais à leur ancêtre africain, l’hypothèse que nous pouvons articuler au terme de cette analyse des romans produits dans la caraïbe francophone, n’est ni désolée ni désolante. Il semble en effet que, de négritude en antillanité, d’antillanité en créolité, un pacte ait été finalement scellé, qui amorce un processus pacifié de reconnaissance. Ni fascination, ni répulsion : juste un vivre-avec. En témoigne la nouvelle orientation du discours chamoisien. Si dans Texaco, la mort de l’Africaine inaugurait une ère placée sous le signe de l’oubli et de l’occultation :

La mort de l’Africaine ouvrit un nouveau temps. … Ninon resta devant la tombe. Seul, désormais, ce retourné de terre décoré de calebasses attestait que sa mère lui provenait d’Afrique. Vaste pays dont on ne savait hak. L’Africaine elle-même n’avait évoqué que la cale du bateau, comme si elle était née là-dedans, comme si sa mémoire, juste là, avait fini de battre. Ninon ne savait pas encore que tout en cultivant le souvenir de sa mère, elle oublierait l’Afrique : resteraient la femme, sa chair, sa tendresse, le bruit particulier des sucées de ses pipes, ses immobilités malsaines mais rien de l’Autre pays. Pas même le mot d’un nom (134).

Dans Un dimanche au cachot, quinze ans plus tard, La Belle, au terme de son agonie, pose un autre constat, qui réalise que le pays d’avant n’est pas irrévocablement perdu : il a essaimé dans la terre nouvelle. Le lieu symbolique de la mangrove (métaphore évocatrice de créolisation) en protège la trace :

Il y a des dieux dans la mangrove ! Les ancêtres y ont lové des signes et des insignes, la force de l’antilope et du serpent d’ivoire, la parole du corail sculpté … La Belle voit le delta (289).

Parce que la fiction peut tout : même nous proposer en offrande l’improbable rencontre de la source et du delta.

Figure 10

Frank Brangwyn, L’Afrique. Un des dix-huit British Empire Panels. 1926-1932. Swansea, Guidhall.

Frank Brangwyn, L’Afrique. Un des dix-huit British Empire Panels. 1926-1932. Swansea, Guidhall.

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