Corps de l’article

Noémie, une jeune Québécoise dans la vingtaine, s’est convertie à l’islam depuis trois ans. Souffrant de fatigue chronique depuis son enfance, elle explique avec satisfaction que le rythme régulier des pratiques religieuses ainsi que la discipline de vie imposée par l’islam lui ont permis d’améliorer son état de santé et de trouver un équilibre dans son quotidien. Mélanie, une étudiante entrée elle aussi dans l’islam depuis quelques années, diffuse parmi sa liste de distribution électronique (incluant des non-musulmans) les résultats d’une recherche scientifique préconisant de porter le front à la terre de temps à autre afin de contrer les effets néfastes des cristaux des écrans d’ordinateur. Elle en déduit que l’obligation de la prière musulmane révèle avant l’heure une sagesse axée sur le soin et l’entretien du corps. L’interprétation de l’éthique transmise par les pratiques corporelles musulmanes se conjugue ici à un discours moderne de la santé, et assure la cohérence de la nouvelle subjectivité ainsi construite. Dans cet article, nous soutenons que les comportements religieux contemporains, en l’occurrence la conversion religieuse, constituent des modes de restauration du soi, c’est-à-dire une herméneutique dont la conversion constitue, parmi « les technologies du soi qu’a connues l’Occident, une des plus importantes » (Foucault 2001 : 199), en atteste son rôle central dans le christianisme. Ces modes de guérison, qui touchent autant les maux physiques et émotionnels que les traumas biographiques, s’appuient sur le corps, espace privilégié de discipline et de gestion du soi, mais aussi vitrine sociale qui donne à voir la performance du croyant. Ainsi la notion de guérison traduit-elle une vision holiste du sujet dont le bien-être repose sur l’articulation équilibrée du corps, du soi et du social réalisée par l’incorporation d’une morale. En effet, selon Foucault, le sujet spirituel est en constant processus d’autoconstitution éthique à travers un ensemble de techniques du soi. Celles-ci s’élaborent autour de l’impératif du souci de soi-même (epimeleia heautou) qui a traversé la philosophie depuis l’antiquité avec Socrate, jusqu’à l’ascétisme chrétien, pour imprégner aujourd’hui le mode d’être de l’individu moderne. Dans cette perspective, le sujet éthique se construit par un effort continu de retour vers le soi qui lui permet de se constituer dans le cadre d’une conduite morale à l’aide d’un ensemble de pratiques.

Notre étude ethnographique réalisée auprès de femmes converties à l’islam en France et au Québec suggère que l’adhésion à l’islam engage le sujet dans une forme d’herméneutique, selon une perspective théologique d’accomplissement personnel englobant l’individu et le social. Dans l’islam en effet, l’être humain est représenté comme un individu né dans un état naturellement pur (fitra), si bien que sa démarche religieuse ne vise pas tant à le transformer, comme dans la tradition chrétienne, qu’à l’amener à modifier son style de vie en vue de revenir à sa condition initiale, soit de se soumettre à Dieu (islam) (Woodberry 1992). Ainsi, les nouveaux musulmans évoquent-ils moins leur « conversion » que leur « retour à Dieu ». Pour ces derniers, c’est dans l’accès à l’islam comme à de nouvelles pratiques du soi et de relations sociales que se produit le sujet, conformément à une conception de la personne qui, tout en s’inscrivant dans une structure sociale et politique, est porteuse de désirs et vecteur de choix. En ce sens, la performance religieuse constitue avant tout une opération qui vise à restaurer le sujet selon une démarche éthique non seulement réflexive, mais aussi sociale.

Dans cet article, nous considérons le parcours dans l’islam de nouvelles musulmanes comme un processus de restauration personnel qui implique la reconstruction du soi en tant que sujet éthique. À cet égard, le corps joue un rôle particulier comme vecteur d’ascétisme et vitrine sociale. En effet, selon l’islamologue Edward E. Curtis, la conversion à l’islam ne signifie pas seulement l’adhésion à des canons théologiques tels que les cinq piliers, mais aussi le passage par divers processus historiques par lesquels les êtres humains se définissent comme musulmans : « En de nombreux cas, les nouveaux convertis imaginaient que Dieu avait eu l’intention de les voir se convertir – ou revenir à l’islam – et que leur destinée ultime en tant que peuple serait déterminée par la manière dont ils auraient réalisé le plan de Dieu »[1] (2005 : 680). Ainsi, nous montrons d’abord que l’entrée dans l’islam signifie l’adoption d’un ensemble de comportements de piété dont l’incorporation est vécue par les nouvelles musulmanes comme une lutte, soit un djihad personnel, visant à la constitution d’un sujet éthique par la discipline du corps. Nous définissons ensuite l’ensemble des techniques que le sujet croyant et pratiquant opère sur lui-même, soit l’herméneutique du soi à laquelle il se soumet dans un effort constant d’introspection, et en dialogue permanent avec sa perception du divin. Ce processus moderne de subjectivation du croire qui s’exprime parfois selon une sémantique thérapeutique est vécu comme un projet de réhabilitation et d’accomplissement du soi. Bien que cette démarche s’appuie sur l’affirmation de la liberté de choix individuel, nous soutenons qu’inscrire l’éthique sur le corps engage également le sujet dans une structure sociale, soit la communauté de croyants (Oumma), qui conduit autant à l’émulation à la performance qu’au contrôle mutuel et aux pressions normatives. Ce rôle reconnu au social et au groupe dans le processus d’herméneutique du soi des converties nuance les approches qui inscrivent la conversion à l’islam dans une perspective de retour au soi typique de la logique individualiste européenne (Zebiri 2008). En conclusion, cette lecture de la conversion nous amène à redéfinir les notions de santé et de guérison dans le cadre de la vision actuellement dominante dans les sociétés de la modernité avancée, qui lie expérience, corps et société. La démonstration débute par une présentation de nos terrain et méthode ethnographiques, suivie d’une discussion conceptuelle quant à l’opérationnalité des notions de technologie du soi et de conversion proposées par Foucault dans le cas de l’entrée dans l’islam.

Rencontres avec des femmes converties à l’islam : considérations méthodologiques

Notre étude s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée entre 2006 et 2008 auprès de femmes converties à l’islam en France et au Québec. Près de quarante entrevues ont été réalisées avec de nouvelles musulmanes dans chacun des espaces étudiés. Nous avons également mené des observations au sein des associations où les répondantes sont actives ainsi que dans des mosquées et divers centres d’apprentissage où elles suivent des cours d’arabe ou sur l’islam. Tous les âges sont représentés bien que la génération des moins de 35 ans prédomine nettement, en particulier en France. Si elles ne sont pas mariées à des hommes nés dans l’islam, les nouvelles musulmanes recherchent activement un conjoint de la même confession. Étant donné leur jeune âge, la plupart des répondantes sont étudiantes ; toutes aspirent à rester au foyer afin de se consacrer à leur vie familiale et religieuse qu’elles considèrent inextricablement liées. Les niveaux d’éducation sont généralement élevés, en particulier au Québec où plus du trois quarts des répondantes préparent ou détiennent un diplôme universitaire, tandis qu’en France elles représentent plus de la moitié des femmes rencontrées. Dans les deux espaces considérés, une part significative des répondantes oeuvre dans le domaine associatif (mosquées, associations musulmanes étudiantes etc.), ou encore sur les forums et sites Internet. Contrairement au Québec où les nouvelles musulmanes rencontrées proviennent de milieux sociaux très divers, une forte proportion des converties françaises est issue des cités, soit de milieux socialement marginalisés. Les récits collectés auprès de ces femmes traitent de leur parcours biographique antérieur à la conversion, puis de leur démarche vers et dans l’islam. En particulier, ils portent sur les modes d’apprentissage des pratiques religieuses et sociales et des codes de conduite liés à la tradition musulmane (relativement à l’alimentation, l’habillement, l’hygiène, etc.).

Dans le cadre d’une lecture critique antérieure, nous avons déjà traité du caractère construit de ces discours et de leur signification quant aux conditions qui entourent et encadrent le geste de conversion (Mossière 2010 ; 2008). Le choix d’une approche comparative entre la France et le Québec a permis de distinguer le rôle des conditions sociales et historiques spécifiques à ces deux espaces politiques dans la trajectoire de conversion des nouveaux musulmans. Les récits montrent toutefois une convergence sur le plan de la dimension vécue de l’entrée dans l’islam. Dans cet article, nous adoptons une perspective phénoménologique afin d’examiner la dimension expérientielle de la trajectoire de conversion ; c’est pourquoi nous attribuons aux récits de conversion des nouvelles musulmanes la valeur de témoignage subjectif et à leurs comportements religieux, celle d’actes de foi. Ainsi, discours et pratiques reflètent le monde vécu de nos interlocutrices, la plupart ayant insisté sur la nature spirituelle de leur démarche, refusant de lui concéder une quelconque charge sociale, et encore moins politique. Les récits de conversion traduisent la constante autoévaluation des nouvelles musulmanes qui, de façon réflexive et consciente, surveillent et réorientent leurs comportements, pensées et émotions, de façon à générer et incorporer les attributs propres au modèle de la « bonne musulmane » tel qu’elles le conçoivent. À cet égard, la littérature empirique suggère que dans l’islam contemporain, les identités religieuses tendent à converger vers un modèle de piété et de dévotion (Deeb 2006 ; Hirschkind 2001 ; Jouili et Amir-Moazimi 2006 ; Mahmood 2005 ; Torab 1996 ; Turner 2008).

Bien que la plupart des femmes de notre corpus aspirent à incarner ce profil, nous proposons de distinguer plusieurs types de converties afin de tenir compte de la proportion non négligeable, et sans doute sous-représentée, de nouvelles musulmanes qui font preuve d’une approche plus souple de leur religion d’adoption. En France comme au Québec, plus de la moitié des femmes rencontrées adhèrent à une lecture littérale des textes coraniques dans un contexte communautaire qui vise au respect d’une version authentique de l’islam, inspirée de l’exemple du Prophète. Une autre catégorie de converties formule un discours réformateur préconisant d’actualiser l’islam aux contraintes du temps et du lieu. Elles affichent une interprétation plus personnelle des textes, tout en accordant la priorité au respect des piliers de l’islam qu’elles placent au coeur de leur quotidien. Finalement, une minorité de femmes semble construire un islam hybride, parfois inspiré de spiritualité soufie, et caractérisé par une certaine individualisation de la performance religieuse. Par exemple, certaines femmes moins pratiquantes ne s’adonnent qu’à certaines activités religieuses d’ordre social, comme le ramadan ou par certains événements festifs (Aïd-el-kebir, Aïd-el-Fitr, etc.). Nous plaçons dans une catégorie particulière les quelques femmes rencontrées qui mettent l’accent sur l’expérience religieuse en adhérant à un courant spirituel de l’islam.

Technologie et herméneutique du sujet converti : l’union du corps et de l’esprit dans le soi

La conversion : techniques du corps et constitution d’un sujet éthique

Selon Foucault, la subjectivité de l’individu, soit sa relation personnelle à la société et à l’histoire, est travaillée par un ensemble de dispositions du soi, à savoir des processus normatifs qui opèrent par stratégies d’inclusion, mais surtout d’exclusion (le criminel, le déviant sexuel) et, pourrait-on ajouter, de fabrication de profils idéaux (Haince 2004). L’intégration de l’ensemble de ces mécanismes forme un dispositif organisé de technologies permettant de discipliner l’individu et, de manière ultime, de produire un sujet éthique. Ce processus qualifié de subjectivation ou « constitution du sujet » s’inscrit dans un champ constitué d’un ensemble de procédures pratiques qui visent à instaurer et à développer un rapport au soi déterminé. Parmi ces procédures, Foucault identifie et développe la notion aristotélicienne du souci de soi qui implique un savoir-faire éthique. Il s’agit en réalité de mobiliser l’epimeleia, soit « un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure » (1994 : 12). Dans son ethnographie de femmes musulmanes pieuses en France et en Allemagne, Jeannette Jouilli ajoute que les pratiques religieuses (l’acquisition du savoir religieux, la prière et la modestie) constituent autant de « techniques de soi » destinées à « créer des dispositions intérieures, et notamment certains désirs et émotions qui permettent de ressentir et d’agir comme le sujet pieux que l’on souhaite devenir » (2007 : 38).

La constitution de l’être éthique repose donc fondamentalement sur la pratique. Locus des expériences vécues, le corps joue un rôle fondamental dans ce schéma. Vecteur de l’esprit, des cognitions et des émotions, il constitue l’espace où se réalisent et se manifestent les pratiques de guérison, les normes sexuelles, les codes alimentaires et vestimentaires, ou les comportements sexués, mais aussi les rituels et la reconfiguration des sens et des notions du temps et de l’espace qu’ils induisent (McGuire 2008). Auprès de femmes égyptiennes pratiquantes, Mahmood (2006) observe que la piété se développe par la performance d’actes limités qui requièrent l’incorporation de dispositions particulières à travers un entraînement simultané du corps, des émotions et de la raison, comme autant de lieux de discipline où les vertus religieuses acquièrent le statut d’habitus. Le corps constitue par conséquent autant un marqueur de la piété qu’un des moyens essentiels pour la réaliser. À cet égard, la mimesis (imitation) et divers processus d’apprentissage font du corps un moyen de naturalisation des pratiques et normes sociales. Ainsi, l’embodiment constitue également un lieu de pouvoir où s’exercent les discours et les représentations qui gouvernent le modelage du corps et de l’expérience, et la production de l’identité (Csordas 1993).

Les outils conceptuels apportés par Foucault et adaptés au cas des sujets pieux par Jouilli semblent adéquats pour étudier les modes d’incorporation de l’éthique musulmane par les converties. Toutefois, cette lecture praxéologique nous paraît insuffisante pour saisir l’approche résolument cognitive des musulmanes visant à rationaliser leur processus éthique de subjectivation. Comme d’autres auteurs (Jouilli 2007 ; Mannson 2002), notre approche reconnaît également au sujet autonomie et réflexivité et, dans le cas des converties, une possibilité de réappropriation personnelle de la religion adoptée.

La conversion, technologie du soi par excellence

S’inspirant de la philosophie grecque antique, Foucault (2001) inscrit le concept de conversion au sein d’une polarité établie autour de deux modèles : l’epistrophê de Platon et la metanoïa du christianisme. D’une part, l’epistrophê entraîne un mouvement de libération de l’âme par rapport au corps et un retour vers sa source, vers l’essence et la vérité de l’Être. Constatant sa propre ignorance, « c’est dans l’acte de réminiscence comme forme fondamentale de la connaissance » (2001 : 201) que le sujet est mené à l’éveil. L’epistrophê repose sur une opposition fondamentale entre le monde terrestre et l’au-delà, il suppose une libération de l’âme par rapport au corps. La metanoïa quant à elle découle d’un bouleversement de l’esprit, d’un renouveau radical ; la mort et la résurrection du sujet fondent l’expérience et la volonté de renoncement de soi à soi. Cette transformation brutale du mode d’être du sujet découle d’un élément unique, soudain, « à la fois historique et métahistorique ». Entre ces deux moments fondateurs du retour du sujet vers le soi, Foucault relève une troisième démarche inspirée de la culture du soi hellénistique et romaine, à savoir le convertere ad se. Ici, la conversion constitue un processus long et continu d’autosubjectivation qui ne s’appuie ni sur une opposition entre deux mondes, ni sur un détachement par rapport à son corps. Il s’agit d’un « rapport complet achevé de soi à soi » qui se réalise par l’exercice, la pratique, l’entraînement, en bref, l’askêsis plus que la connaissance du soi. Dans ce processus téléologique, c’est tout l’être qui se concentre sur le soi comme seul et unique objectif.

Si ces formes de conversion proposées par Foucault s’appliquent avant tout à la spiritualité et à la philosophie occidentales, la troisième nous semble particulièrement opérationnelle pour comprendre les comportements religieux contemporains orientés vers les adeptes de la gnose, et leur aspiration à embrasser « les voies de la connaissance » accessibles au moyen des expériences personnelles et d’un idéal de « fusion avec le sacré » (Laplantine 2003 : 18). À la grille proposée par Foucault, la conversion à l’islam ajoute toutefois un idéal typique dont nous situons la spécificité entre l’epistrophê platonicien et le convertere ad se hellénistique et romain. En effet, si, dans l’islam, le retour vers l’état naturellement pur de l’être humain (fitra) est accompli à travers le rappel de l’âme à sa source, soit le monde et l’état originels, il faut lui ajouter la notion de soumission (islam), si essentielle à cette religion qu’elle lui est homonyme. Car c’est par l’observation stricte et rigoureuse d’exercices du soi propres à l’ascèse du convertere ad se qu’une telle obéissance construit une éthique qui se matérialise en premier lieu dans le corps et assure le passage salutaire de l’être d’un monde à l’autre. En fait, l’examen du discours des répondantes montre que les pratiques du soi imprègnent le sujet d’un ensemble de normes qui, plus qu’une imposition sociale, forment sa substance et son intériorité. Dans une religion comme l’islam axée sur la pratique, les pratiques du soi constituent un médium bien plus qu’un but (telos). L’herméneutique du sujet pieux, converti à l’islam, s’élabore donc dans l’apprentissage et la docilité de l’esprit et du corps, vecteurs d’une morale révélée et offertes par le divin pour accéder à son monde.

Discipline, éthique et corps : construire le sujet musulman pieux

Adoption des pratiques et djihad personnel

L’adhésion à l’islam implique la soumission à un ensemble de prescriptions et de représentations : en premier lieu, les cinq piliers, soient l’acte de foi (chahada), les cinq prières quotidiennes (salat), le mois de jeûne (ramadan), l’aumône aux pauvres (zakat) et le pèlerinage à La Mecque (hajj), mais aussi un certain nombre de principes d’ordre vestimentaire (vêtements pudiques, voile), hygiénique (ablutions précédant la prière entre autres), et alimentaire (interdiction d’alcool et de porc, prescription de la viande halal), sans compter l’adoption de certains discours autorisés justifiant ces pratiques, et régissant un ensemble de codes de conduite sociale et religieuse.

Ces comportements de piété constituent des performances religieuses et sociales, ou des « rituels d’intimité » [rituals of intimacy] (Turner 2008 : 6), visant la transformation du soi par la discipline du corps et menant par ricochet à la réalisation du sujet. L’hygiène de vie ainsi inculquée assure l’incorporation d’une vision du monde associée à l’islam, et investit le quotidien d’une nouvelle forme de conscience. La plupart des converties comprennent cette discipline du soi comme une lutte, ou un djihad personnel, qu’elles expriment à l’aide de diverses métaphores. Par exemple, Mélanie compare son expérience dans l’islam à une traversée de l’Atlantique à la voile. Les converties plus orthodoxes sanctionnent le respect de cette discipline en invoquant l’arithmétique des hasanas, soient les bons et les mauvais points que les anges et les démons propres à chacun comptabilisent pour chaque action positive ou négative du croyant. Selon Diane, convertie de longue date, un bon témoignage relativement à l’islam rapporterait un bon point. Plus que des pratiques, les femmes rencontrées parlent d’acquérir et d’intérioriser un « comportement » : en France, Anaïs témoigne : « c’est difficile pour le moment, mais c’est une question d’habitude » ; tandis qu’au Québec, Natasha explique : « c’est pas aussi dramatique, mais c’est comme quelqu’un qui devient aveugle par rapport à quelqu’un qui est aveugle, c’est le fait d’avoir déjà goûté quelque chose et de ne plus en remanger... »

En fait, la progression dans l’islam est marquée par des tentatives de pratique, par exemple un « essai » du jeûne du ramadan, ou un « essai » du voile. Comme le montre Brenner (1996) auprès de Javanaises revenant à l’islam, le port du foulard apparaît comme un moment clé dans cette reconstruction du soi, marqué par la réflexivité et par une prise de conscience personnelle et permanente de l’identité religieuse adoptée. En ce sens, couvrir son corps et cacher ses formes constitue selon Brenner « un mouvement conscient en direction d’un changement personnel et social »[2] (1996 : 685). C’est d’ailleurs autour de la question du foulard que se cristallise la diversité d’interprétations de l’islam collectées auprès des femmes rencontrées, à la lumière des idéologies en compétition dans l’islam. En fait, la variété de ces courants se reflète dans le mode d’appropriation des préceptes musulmans. Pour les plus orthodoxes, la pratique quotidienne représente une continuité entre les vécus social et religieux, et donc une preuve de « loyauté » et de vérité envers soi. À l’inverse, celles qui pratiquent avec flexibilité considèrent la rigidité des prescriptions comme un construit culturel et non divin, elles lui préfèrent donc une interprétation plus souple, orientée vers la sincérité et l’authenticité de l’acte. Julie fait preuve d’un tel discernement.

Je ne sais pas si c’est une invention des hommes ou si Dieu, ça le dérangerait vraiment. Je pense sérieusement que non, que je pourrais lire mon Coran ou faire la prière – je prie quand même, c’est juste que j’aime pas faire la prière toute seule, je parle avec Dieu quand même, c’est normal.

Pour celles qui ont choisi le soufisme, le respect de valeurs humanistes comme l’humilité, l’altruisme ou la bienfaisance prévaut sur celui des prescriptions coraniques, de sorte que certaines s’accordent un verre de vin de temps à autre, privilégiant l’intention de se dévouer à Dieu à l’orthopraxie.

Le corps, vecteur d’ascétisme

La plupart des converties vantent le respect accordé au corps dans la tradition musulmane. Maryam décrit par exemple les grands soins apportés au lavage du corps de sa belle-mère marocaine après son décès, et le respect accordé aux cadavres, l’opposant à l’exposition des morts pratiquée dans le Québec catholique et jugée dévalorisante pour le défunt. Selon la perspective de Mauss (1973), le corps apparaît ici comme un vecteur d’ascétisme, comme l’indique Juliette.

Dans la religion, on dit que c’est Dieu qui a tout créé, il a créé le corps et il nous demande d’en prendre soin parce qu’il nous l’a prêté… Donc je respecte mon corps, ne serait-ce que par rapport aux garçons, le fait de ne pas coucher à droite à gauche… Et puis je suis très gourmande, j’essaie de ne pas trop manger. […] J’ai une nouvelle vision de la vie plus saine, plus pure, je me sens plus propre.

L’assimilation des pratiques corporelles passe autant par la gestion des émotions, colères et conflits étant canalisés par la prière, que par les rêves ou le sommeil, que certaines interprètent comme des modes de communication avec le divin. Quant au code de conduite sexuelle, la plupart des femmes rencontrées présentent la perte de leur virginité comme un regret, mais non un préjudice, puisque les péchés précédant la conversion sont réputés absous par l’entrée dans l’islam. Elles sont moins nombreuses celles qui reconnaissent maintenir une vie sexuelle hors mariage, mentionnant souvent la pression de leur fiancé, bien que musulman. En fait, ces performances physiques affichent, affirment et progressivement naturalisent leur choix d’adhérer à l’islam. Juliette poursuit :

Comme justement, j’avais trouvé une hygiène de vie, et que je respectais mon corps, je ne voulais pas avoir des sales regards… Tu sais bien les hommes comment ils sont. Je savais qu’en mettant le foulard, j’allais avoir des sales regards, mais je savais aussi que quelque part, j’allais être respectée.

Les pratiques que les nouvelles musulmanes incorporent concernent autant le soin de l’intérieur du corps, réalisé à l’aide d’un nouveau régime alimentaire et d’habitudes hygiéniques, que celui de son apparence extérieure, garantie par un code vestimentaire et sexuel, ainsi que par des façons de faire esthétiques. Après avoir adopté l’islam, toutes les converties rencontrées ont par exemple proscrit le porc de leur menu ; en France comme au Québec, une minorité, en général les adeptes du soufisme ou les moins pratiquantes, s’autorise cependant quelques écarts occasionnels en buvant de l’alcool ou en ingérant de la viande non halal. Toutes font également leurs ablutions avant la prière. La majorité porte le voile sous forme de hijab et, pour une minorité, sous forme de bandeau ; une seule Française portait le tchador de type iranien. Néanmoins, toutes les femmes rencontrées tiennent à conserver une tenue discrète et « modeste », soit des vêtements longs et amples, ce qui ne les empêche pas de se permettre un maquillage, léger toutefois. L’islam est vu ici comme une méthode d’éducation et de soin personnels destinée à purifier le corps. Sophie, une jeune mariée française, rapporte avoir longuement appréhendé le moment où son fiancé algérien découvrirait le tatouage qu’elle s’était fait faire avant sa conversion et qui, selon elle, souille son corps.

Modeler le corps à l’éthique

D’après la théorie performative de Butler (1990) appliquée au cas des converties à l’islam par Oestergaard (2009), c’est la répétition rituelle de pratiques jugées appropriées pour les « bonnes musulmanes » qui permet d’inscrire sur le corps des femmes les dispositions de la religiosité musulmane. Par exemple, Noémie enseigne à de nouvelles recrues à faire la prière en leur recommandant de garder les bras et les coudes plaqués contre le corps afin de réduire l’espace qu’elles occupent, en signe de modestie. Hélène décrit comment les pratiques propres à l’éthique musulmane sont naturalisées :

Ce n’est pas l’islam qui rentre dans ta vie, mais ta vie, c’est l’islam. Tu fais le choix de l’islam, puis ensuite tu recadres ta vie dedans. Par exemple, pour organiser une journée je vais regarder ce que j’ai le temps de faire entre la prière du matin et celle de l’après-midi, c’est comme si ça restructure.

La plupart des converties présentent la clarté et la précision du système de normes et du code de conduite musulmans comme un de ses facteurs d’attraction. Leur approche de l’islam est d’ailleurs essentiellement fondée sur l’interprétation individuelle et indépendante de ses sources scripturaires (ijtihâd). Le savoir et l’acquisition de connaissances sur l’islam représentent effectivement une priorité pour toutes les femmes rencontrées qui soulignent la nécessité de « comprendre pourquoi on fait les choses ».

Le voile, manger halal, c’est pas quelque chose qu’au début j’ai très bien compris, parce que la pratique, ça vient avec les connaissances. Au début, je trouvais ça difficile d’intégrer des choses que je ne comprenais pas vraiment, je ne voyais pas qu’est-ce que ça change. Je mangeais pas de porc, mais je ne comprenais pas l’importance de manger halal.

Marie-Claude

Les recherches de Samia proposent une justification scientifique du bien-fondé de ce procédé alimentaire : « On sait que l’animal égorgé souffre moins. Quand il est égorgé, le sang sort et donc s’il y a des maladies transmises par le sang, il y a moins de risques de les transmettre ». Dans cette optique, le Coran et les hadiths constituent une référence de base pour la vie quotidienne, au point que les moins pratiquantes disent avoir adopté certaines règles corporelles, surtout en raison de leur caractère hygiénique. Les Écritures sont donc considérées comme un guide de fonctionnement et d’amélioration de l’individu et par ricochet, de la société. En dépit de la priorité portée à l’étude des textes sacrés dans l’apprentissage de l’islam, le désir de reproduire le comportement d’un musulman considéré comme un modèle traverse l’ensemble des entrevues. Ainsi, la ressource d’apprentissage ultime des nouvelles femmes rencontrées reste une figure d’autorité coutumière, telle que l’imam de la mosquée fréquentée, le cheikh de la confrérie d’appartenance, ou encore une femme âgée reconnue pour sa grande piété, et donc sa respectabilité, comme l’exprime Salma : « la phrase qui a guidé ma vie, “don’t tell me, show me !” ».

De fait, les prescriptions islamiques sont fondées sur un schéma dualiste distinguant le domaine de l’illicite (haram) du domaine du licite (halal). Toutefois, la diversité des modes d’incorporation de la norme musulmane observée auprès des converties souligne leur agentivité, certaines ne manquant pas, par exemple, de rappeler l’existence d’une zone intermédiaire entre le halal et le haram, soit le « non recommandé, mais toléré ». S’inspirant d’Aristote, Foucault (2001) postule que les opérations que l’individu s’impose à lui-même définissent un code moral ou éthique. L’éthique est ici considérée non comme un système de normes, mais comme un ensemble de pratiques caractéristiques d’un certain style de vie. Les pratiques construisent et justifient donc des valeurs érigées en code de conduite. Dans le même sens, Mahmood (2005) souligne qu’il existe différentes modalités d’action morale ou éthique qui, chacune, constitue un mode de subjectivation spécifique. Par exemple, le respect des prescriptions vestimentaires induit un changement de références, désormais fondées sur les valeurs de pudeur et d’humilité. Parmi les récits collectés, relevons également la récurrence des notions de dignité humaine et d’équilibre, toutes deux érigées en quête, tandis que la conscience de l’existence du paradis et de l’enfer justifie une éthique du juste milieu et de la responsabilisation, et que la transformation du soi symbolise une lutte personnelle (djihad) vers la paix. De tels modes d’incorporation et de matérialisation de la norme entraînent une négociation permanente entre le présent (devenir musulmane), le passé (être mécréante) et le futur (être une bonne musulmane).

La spiritualité comme voie d’herméneutique du soi

On dirait qu’avant de me convertir, je croyais qu’on pouvait être parfait et qu’en me convertissant j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas l’être, et qu’il y a que Lui qui l’était, et que le but d’avoir une religion c’est de se parfaire. Ça veut pas dire qu’on va être parfait.

Stéphanie

Une démarche de piété dans l’immanence du monde

Les sociologues de la religion (McGuire 2008 ; Tank-Storper 2007) s’accordent à considérer les comportements religieux contemporains comme des modes de « compréhension du soi impliquant une transformation personnelle » (Tank-Storper 2007 : 18). Ces processus de démantèlement et de reconstruction personnels permettent de mettre à distance des situations vécues, et de reconfigurer le présent et l’avenir dans le cadre de nouveaux modèles de réalisation du soi. La plupart des converties rencontrées considèrent effectivement la conversion comme un mode d’accomplissement du soi, de sorte que les préceptes et les prescriptions de l’islam définissent une herméneutique qui repose sur une prise de conscience de sa propre subjectivité et de sa possibilité de construction par voie d’autodiscipline. Les converties expliquent comment la pratique et la foi musulmanes les amènent à une introspection perpétuelle, en vue d’une amélioration personnelle, conformément à un code de conduite rationnel et moral à la fois. Ce souci du soi qui vise la transparence, la sincérité, l’authenticité et la vérité, en somme « être vrai » comme beaucoup le formulent, constitue parfois une thérapie personnelle, comme en témoigne la multitude de témoignages rapportant : « je me suis moi-même interdit de… ». La religiosité constitue à cet égard une démarche ascétique au sens où le définit Foucault (1997 dans Besley 2005), soit un ensemble d’exercices visant à développer et à transformer le soi, en vertu d’un mode d’être idéal défini. Par la conversion, le sujet entreprend un processus de retour à sa source divine qui se réalise dans l’immanence même du monde. Plus qu’un rapport exclusif au corps, il accomplit de façon holistique un rapport d’adéquation achevé de soi à soi qui se manifeste autant par des actions (éducation par exemple), que par des attitudes (respect de soi-même, etc.)

Des programmes « d’autoperfectionnement »

S’inspirant des travaux de Max Weber, Nabti propose de considérer le concept « d’autoperfectionnement » comme un agir comportemental conforme à des règles éthiques édictées par une autorité religieuse, dont le respect « doit permettre la réalisation d’un certain état d’être qui est à la fois le garant et le signe du salut et […] doit lui permettre de se rapprocher du modèle prophétique de “l’homme parfait” (al-insân al-kâmil), véritable idéal d’être humain » (2007 : 62). En effet, les converties rencontrées disent aspirer à un modèle de comportement qu’elles travaillent par une discipline stricte et assidue.

Je vois que ma mentalité a changé, c’est des petites améliorations que je vois, que j’accepte et je comprends tranquillement, c’est mon djihad personnel qui se manifeste. Même des traits de caractère comme la colère ou la paresse, il faut travailler sur soi pour pas éclater pour n’importe quoi. On a chacun nos défauts puis il faut travailler pour les améliorer. Tu vas me dire « c’est pas juste dans l’islam, c’est partout », mais ça fait partie intégrante de l’islam, c’est la religion.

Catherine

Les propos de Julia démontrent que les performances religieuses et rituelles musulmanes concourent à cet « autoperfectionnement » désiré, conformément au modèle généralement incarné par le Prophète, sa fille et ses femmes.

Après que j’ai accouché de ma fille, j’avais un goût incontrôlable de café. Puis le ramadan arrive, je me disais « Ah mon Dieu ! Je pourrai plus boire de café jusqu’au soir, puis quand tu te réveilles à 5H du matin pour déjeuner, tu peux pas boire trois litres de café ! ». Puis ça m’a aidée, ça m’a désintoxiquée, ça a contrôlé mon besoin de café. Après le ramadan, j’étais rendue à une tasse par jour […] j’avais réussi à maîtriser ce besoin-là.

La démarche herméneutique amorcée suite à l’entrée dans l’islam insère les converties dans un modèle de piété religieuse ; en somme, c’est la morale qu’elles portent sur leur corps qui construit leur piété. Auprès de femmes musulmanes en Allemagne et en France, Jouilli explique que ce « régime de disciplines corporelles et discursives […] vise à inculquer des émotions et des vertus permettant de se conformer à la morale islamique. Il s’agit d’un travail entrepris de façon réflexive et consciente et qui façonne le sujet islamique pieux » (2007 : 282). Comme le suggère Van Nieuwkerk (2010), les expériences de piété qui découlent des performances religieuses des nouvelles musulmanes sont vécues et présentées comme les récompenses les plus valorisantes de leurs efforts d’incorporation de l’islam et de leur témoignage de dévotion.

Souci ou soumission du soi ? Nouvelle éthique du bonheur personnel et de la réalisation spirituelle

Les récits collectés empruntent une sémantique de l’épanouissement et du bien-être individuels qui participe ici d’un projet de construction du soi, axé sur l’impératif de bonheur. Effectivement, la majorité des femmes rencontrées insistent sur le fait qu’elles se sentent « vraiment mieux qu’avant » leur conversion, associant ainsi l’islam à la stabilité, à une grille de références et à une maîtrise du soi, mais aussi à une authenticité illustrée par la simplicité des lieux de prière et par la relation directe qui lie le croyant à Dieu. La conversion serait donc vécue comme un processus d’affranchissement et d’accès à l’autonomie visant à « construire sa propre intériorité en termes spirituels » (Khoroskavar 1998 : 129), comme le suggère Mélanie : « De manière générale, se convertir c’est une démarche intellectuelle, psychologique, qui amène à beaucoup d’indépendance, quelle que soit la religion d’où l’on vient et que l’on choisit ».

Si cette herméneutique du soi se produit dans un perpétuel dialogue avec soi-même, elle se réalise dans l’assujettissement au code divin en vue de « plaire à Dieu », comme en témoigne Mélanie à l’évocation du port du voile : « on se cache parce qu’on n’est pas des objets, mais surtout pour plaire à Dieu ». En fait, la réflexivité induite par les pratiques d’autosubjectivation gravite autour de l’impératif de se soumettre au divin. La conversion engage donc le croyant dans une négociation constante avec une entité omniprésente, motivée par la volonté de « Lui faire plaisir », et par le sentiment de sa constante surveillance, comme en atteste leur rappel fréquent à l’effet qu’« Il nous surveille ! » ou encore « Dieu, Lui, nous voit... ». Ce dialogue est organisé selon un procédé de « petits pas », visant au respect progressif des pratiques et prescriptions imposées par Allah, littéralement « Le plus grand ».

Je fumais beaucoup d’herbe, donc il fallait que j’arrête si je voulais avoir l’esprit assez sain pour pouvoir réfléchir à ce à quoi je m’étais convertie. Je fumais la clope aussi, il fallait que j’arrête parce que ça correspondait aussi à un interdit entre guillemets, au même titre que l’alcool, je priorise des choses comme ça. Ça prend le temps que ça prend, pour après rajouter tranquillement des pratiques. Maintenant je prie une fois par jour, j’ai fait deux ramadans, le dernier j’ai essayé de le faire et j’étais tellement nulle ! Le premier jour, j’ai complètement abandonné, je me suis dit, « si je fais tout, tout de suite, ça marche pas, c’est la bonne méthode pour abandonner vite ». Donc je Lui demande de faire des compromis. Ce ramadan j’ai arrêté de fumer, justement, pour moi j’ai demandé si ça pouvait pas être ça mon ramadan plutôt que pas boire, pas manger : pas fumer.

Marie-Ève

Ce sentiment de surveillance inscrit la trajectoire religieuse dans un rapport d’abandon à l’autorité divine, nourri par un sentiment de crainte d’un Dieu omniscient, et entretenu par un comportement de piété et de fidélité quotidiennes. Pour certaines, cette démarche fait suite à une expérience extrême ou à la peur de la mort de sorte que l’acte de conversion participe d’une réflexion philosophique visant à donner un sens à l’existence, à la mort et à la vie terrestre, en vertu d’une conception du destin qui justifie une forme d’assujettissement.

L’islam a apporté plus de stabilité et de sérénité dans ma vie, j’étais peut-être un peu perdue, on se demande toujours « l’homme avec qui je suis, c’est le bon ? » Il y a toujours un peu d’incertitude, même par rapport au futur, à l’avenir, on n’est jamais sûr de rien. Tandis que depuis que je suis convertie à l’islam, on met plus les choses dans les mains de Dieu, on se fie au destin : « si c’est pas arrivé, c’est parce que c’est le destin qui l’a voulu, c’est comme ça…»

Natasha

Finalement, cette soumission à un pouvoir divin omnipotent intègre le souci du soi dans une forme d’oubli du soi visant à l’action pour Dieu et pour les autres, à l’instar de Chantale qui considère son dévouement auprès de sa grand-mère mourante, puis auprès de son mari handicapé, comme sa voie personnelle de dévouement à Dieu. Cet auto-assujettissement établit la croyante dans une attitude de confiance et d’abandon fondée sur des compromis. De tels parcours ne s’opèrent toutefois pas sans réticences. Car si toutes rappellent l’importance de « plier devant Dieu », elles soulignent également qu’accepter de transférer la maîtrise de sa vie et obéir de façon quasi aveugle à une discipline contraignante à laquelle la plupart des individus modernes refuseraient de s’adonner constitue un dépassement personnel et une lutte quotidienne contre le soi.

Restauration du soi et réhabilitation sociale

Si le corps met en scène des sujets musulmans en devenir, il est également le témoin de la foi du sujet envers son entourage, qu’il soit musulman ou « mécréant ». Par exemple, le jeûne du ramadan qui représente un exercice d’autodiscipline personnelle offre également l’occasion d’une forte sociabilité qui donne à voir l’affiliation musulmane par la maîtrise collective du corps. Quant au voile, bien que les femmes rencontrées le présentent comme un symbole spirituel et une épreuve de maîtrise personnelle, elles rappellent qu’il constitue un mode de contrôle et de valorisation de son corps et de l’image projetée du soi. En s’appropriant les pratiques corporelles associées à l’islam, les nouvelles musulmanes produisent une subjectivité nouvelle qu’elles situent dans un jeu de miroir à l’autre.

Par rapport à moi, à mon corps, je suis mieux maintenant parce que je m’assume. Si j’ai des bourrelets, tant pis, j’ai pas besoin d’être mince. Quand tu t’habilles pour pas rien montrer, c’est pas juste par rapport aux hommes, c’est aussi entre femmes, parce qu’on se compare toujours. Moi je trouve que c’est un respect entre les femmes.

Audrey

Cette visibilité sociale de la performance religieuse expose les musulmanes converties à la surveillance et à la pression du groupe qui, tout en stimulant leurs performances de piété, contraignent leur autonomie quant à l’interprétation de l’éthique et à l’incorporation de la norme.

L’émulation du groupe

Parmi les facteurs d’attraction de l’islam, la possibilité d’une relation directe à Dieu, ainsi que l’autonomie et l’autoresponsabilisation de la pratique religieuse figurent parmi les plus fréquemment cités. Pourtant, les premiers gestes qui suivent la conversion, et parfois même la précèdent, consistent à rechercher soutien et lien social au sein de réseaux composés de musulmans. Anaïs, convertie récemment, témoigne de l’importance de la motivation du groupe : « C’est dur quand tu n’as pas de musulmans autour de toi, je n’en ai pas trouvé pendant mon stage à Lisbonne et c’est sûr que tu as tendance un peu à t’éloigner de la religion. Noémie [une autre convertie] est pour moi un vrai modèle, je suis contente de l’avoir ».

La foi et la religiosité individuelles se construisent donc dans l’émulation du groupe, si bien que la piété devient un motif de compétition symbolique et de différenciation religieuse, comme le suggère Anaïs : « Je ne suis pas aussi courageuse que Noémie, je ne porte pas le voile, mais ce n’est pas un gros péché. Ce qui compte c’est la foi non ? » Alors que certaines converties décident volontairement de se soustraire à au contrôle du groupe en s’isolant dans une interprétation personnalisée de la pratique, la piété des femmes plus conservatrices correspond à ce que Turner nomme une « technologie du soi conçue pour produire l’excellence ou les vertus religieuses »[3] (2008 : 3). Ainsi, la vertu et la piété sont définies selon l’orthodoxie des performances et mesurées par opposition à la mécréance ou à la souplesse des pratiques religieuses. Au moment de notre entrevue, Manon (Québec) disait ne manger ni porc, ni viande puisque végétarienne depuis un passage dans la religiosité Nouvel Âge opéré bien avant son entrée dans l’islam. Quelques mois plus tard, tandis que nous la voyons manger du bout des lèvres un tajine à l’agneau en compagnie de ses soeurs musulmanes, elle nous explique que celles-ci lui ont prouvé que le Coran préconise de consommer les animaux qui s’offrent à l’Homme pour son bien-être. Comme Turner (2008), on pourrait s’interroger sur l’authenticité d’une telle piété produite par l’émulation sociale, bien que les discours de la plupart des femmes visent à tempérer l’impact du groupe sur la démarche individuelle et que les premiers conseils prodigués aux nouvelles recrues sont « d’y aller doucement ! » Ainsi, Céline rappelle : « Il y a quand même dans l’islam la notion qu’on force personne à faire des choses qui sont au-delà de ses capacités et que chaque étape qui est franchie, même si c’est une petite étape, même si ça prend du temps, c’est toujours ça de bien ».

Pressions normatives et contrôle mutuel

Si elles sont des modèles les unes pour les autres, à l’instar du Prophète, le modèle ultime, les soeurs musulmanes sont également des vigiles mutuels qui veillent au maintien de la juste performance et entretiennent l’idéal du « bon musulman ». Sarah, une jeune femme, convertie de longue date, et particulièrement active au sein de sa mosquée explique : « l’islam fait de nous des gens meilleurs, c’est un djihad permanent. De toute façon, pas le choix, on vit tellement en vase clos qu’on doit travailler sur nous-mêmes pour être meilleures ». Source de réconfort et de renforcement, la communauté exerce également une forte pression normative sur la performance des nouvelles recrues, au point que certaines se détournent finalement de leur nouvelle religion, la jugeant trop dogmatique.

Au début, il y a tellement de choses que tu ne sais pas et il y a tellement de possibilités qu’on te guide mal. Le groupe que je fréquentais, je crois qu’il me guidait mal, j’ai même failli renoncer à mon choix, il a fallu que je me rappelle pourquoi je l’avais fait, et que j’essaie de continuer dans la façon dont moi, je l’avais approché au début...

Marie-Ève, France

Ainsi, chacun des actes du quotidien est sujet au contrôle interne à la communauté : Anna, une jeune étudiante québécoise de tendance soufie, s’est vue rappeler plusieurs fois à l’ordre par ses collègues de l’association musulmane universitaire, qui estimaient que ses vêtements dévoilaient exagérément ses épaules. Les pressions visant à imposer l’orthodoxie sont parfois intériorisées par un sentiment de culpabilité, si bien que plusieurs pratiquantes qui fréquentent la mosquée endossent le port du voile sous l’influence de leur entourage : « Je le mettais pour aller à la mosquée et en sortant je l’enlevais ! C’était hypocrite ! » (Manon) ; ou encore : « Je me sentais mal par rapport aux autres femmes à la mosquée qui ne l’enlèvent pas en sortant » (Audrey).

Bien que ces attitudes de contrôle réciproque restent le fait d’une catégorie de converties très axées sur l’assiduité de la pratique ou de nouvelles recrues particulièrement zélées, celles-ci semblent conserver le monopole de la reconnaissance de l’identité musulmane. Plusieurs femmes qui disent « pratiquer selon leur propre compréhension du Coran et de la religion » ont en effet hésité à se définir comme pratiquantes en vertu de la définition dominante qui privilégie l’orthodoxie et l’orthopraxie.

Gestion du soi et réhabilitation sociale

Auprès de musulmans noirs américains, Simmons (2006) relève que l’islam représente un motif d’ordre et de dignité, générant une discipline stricte et un sentiment d’appartenance. De façon consensuelle, les femmes rencontrées insistent également sur leur « fierté d’être musulmane », soulignant combien le système de références adopté rétablit leur propre agentivité. Elles disent trouver dans l’islam les ressources pour regagner pouvoir et estime de soi, de sorte que l’incorporation des performances dans l’islam est toujours mise en lien avec la trajectoire personnelle de l’individu et son statut social. Par exemple, les discours associent de façon unanime le port du foulard à l’idée « d’être forte » dans l’islam, notamment de pouvoir assumer et justifier son choix dans des environnements où les musulmans sont minoritaires. McGuire (2008) rappelle à cet égard que les pratiques rituelles transformant le soi remettent souvent en question les catégories sociales, ainsi que les structures de pouvoir et de domination.

En effet, la perception d’un Dieu omniscient et omnipotent motive autant la discipline du soi qu’elle organise un système de justice sociale, si ce n’est dans la vie terrestre, du moins dans le monde céleste. Il faut distinguer ici le processus de restauration du soi, opéré de façon quasi systématique suite à la conversion, de la réhabilitation sociale vis-à-vis de l’environnement, qui touche surtout les nouvelles musulmanes issues de milieux sociaux marginalisés, tels que les cités en France, ou les milieux défavorisés au Québec. Car comme l’indique Sandra, « pour beaucoup, c’est une mode d’avoir une religion, parce qu’il y a quand même un certain respect, on respecte les gens qui sont religieux ». Notons que dans certains cas, la réhabilitation peut également engendrer une rupture volontaire et radicale avec la société globale. Dans des espaces périphériques au groupe dominant, l’islam apparaît comme un vecteur d’ascension sociale pour des acteurs dévalorisés dans leur environnement socioéconomique. La religion est ici pensée comme un garde-fou, ou une « grammaire sociale des interdits » (Göle 2005), qui protège des comportements délinquants ou déviants et constitue une source de revalorisation personnelle dans des contextes sociaux précis. Par exemple, tout en déplorant la perte du sens communautaire de leur société d’origine, certaines nouvelles musulmanes issues du groupe majoritaire mettent l’accent sur le port de marqueurs identitaires visibles, affichant ainsi un sentiment d’appartenance fort envers un groupe minoritaire. À l’inverse, dans les cités françaises, nous avons rencontré des femmes dont l’adhésion à un islam souple ou culturel visait avant tout à l’intégration dans un environnement social dominé par des populations immigrantes d’origine maghrébine ou africaine de l’Ouest. Ce recours à la ressource religieuse donne ainsi lieu à une réappropriation de l’éthique adoptée puisque la performance religieuse sert alors autant à renforcer la norme qu’à la revisiter.

Conclusion : la performance religieuse comme technique de restauration du soi et de réhabilitation sociale, une perspective holiste du sujet

Dans cet article, nous avons montré comment les comportements religieux contemporains, en particulier les phénomènes de conversion, s’articulent à des dispositifs de type ascétique qui, exercés sur le soi à travers la discipline du corps, visent au développement de l’individu et à sa valorisation sociale. Dans le cas particulier de l’islam, l’orthopraxie religieuse inscrit la performance des nouveaux croyants dans un processus d’herméneutique du soi au sens où l’entend Foucault, associant ainsi la démarche de conversion au processus de constitution éthique du sujet et au retour à la dimension subjective de l’individu croyant. Pour les nouvelles musulmanes en effet, l’objectif de croissance spirituelle est lié à une quête d’amélioration personnelle et vécu comme un processus long et graduel de « retour » à Dieu. Ainsi, les phénomènes de religiosité contemporains marquent-ils la transformation des notions de corps, de guérison et de bien-être.

Le corps est ici perçu comme une entité ajustable et malléable, ouverte à des possibilités d’amélioration par le respect de procédures religieuses et sociales précises. La conversion dépossède en effet les nouvelles croyantes de leur corps, désormais considéré comme un simple dépositaire du pouvoir de création divin. Le sujet pieux désincorpore alors sa socialisation première, afin d’y intégrer une éthique nouvelle, à l’aide d’une discipline stricte dont le sentiment constant de la surveillance divine assure le respect. Tandis que cette représentation sonne le glas du dualisme chrétien dissociant chair et esprit, elle investit également le corps d’un nouveau système de signifiants déterminé par un dispositif éthique si bien que l’on peut, à l’instar de McGuire (2008), parler de « désécularisation du corps ». Si interpréter la maladie dans un langage symbolique constitue un trope classique, l’inscrire dans l’expérience humaine et personnelle marque une tendance de plus en plus nette dans les sociétés contemporaines à assimiler santé et bien-être, guérison de l’individu et réalisation du sujet.

Alors qu’ils associent les notions de pureté et de santé, les discours des femmes rencontrées révèlent en effet de nouvelles conceptions de la santé et de la guérison désormais interprétées dans un cadre spirituel et holistique, et axées sur la restauration du sujet et sa réhabilitation sociale. En ce sens, la démarche des converties à l’islam participe d’un mouvement plus général des religiosités actuelles orienté vers une définition de la religion aujourd’hui vécue comme une spiritualité ou, comme l’entend Paul Heelas, une forme de « spiritualités de la vie » [spiritualities of life], lesquelles sont définies par « tous ces enseignements et pratiques qui inscrivent la spiritualité au sein des profondeurs de la vie […] la spiritualité se découvre au sein des profondeurs de la vie subjective, de nos expériences les plus valorisées de ce que signifie être vivant »[4] (2008 : 25). En ce sens, comme le suggère le sociologue, la notion de guérison réfère aujourd’hui moins au soin porté aux maux physiques liés à des dysfonctionnements extérieurs, qu’au souci des perturbations personnelles qui, générant un mal-être, « empêchent les gens d’expérimenter toutes les dimensions de leur bien-être subjectif »[5] (2008 : 34). Ces représentations holistiques n’évacuent toutefois pas les déterminants scientifiques de la santé. En effet, les discours des nouvelles musulmanes articulent les prescriptions religieuses au progrès de la connaissance, tous deux garants du bien-être et de la santé du sujet. Marqués par la dynamique pouvoir et savoir, ils placent le thérapeutique à l’intersection des catégories de la science et du religieux.

Il s’agit donc de recouvrir l’étendue des capacités expérientielles dont l’être humain est doté. En ce sens, l’acte de conversion induit un processus de restauration subjective qui, réalisé à travers la performance religieuse, organise en un tout cohérent l’ensemble des attributs de l’individu, intellect, corps, affect et social. En effet, c’est par l’expérience de la pratique religieuse, axée sur la réflexivité et le ressenti, que les femmes rencontrées disent accéder au divin. Elles inscrivent toutefois leur démarche dans une quête du mieux-vivre, brouillant ainsi les frontières entre le transcendant et l’immanent.