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Les nombreuses confrontations entre les anciennes puissances colonisatrices, la guerre menée par les anciens esclaves contre le système colonial esclavagiste, pour l’indépendance d’Haïti et les catastrophes naturelles ont laissé peu de traces du passé matériel (le bâti en particulier) de Léogâne. Cette ville, qui a été détruite à plus de 90% lors du puissant séisme du 12 janvier 2010, est devenue tristement célèbre, mais il est important que cet événement ne finisse pas par emporter tout ce qui reste vivant et anime encore cette région d’Haïti, voire ce qui fait son identité. Un mois environ après cette tragédie, les sites des différentes bandes de Rara[1] commençaient à être réanimés au rythme du tambour annonçant la saison de cette fête traditionnelle.

« Le Rara est l’une des ressources culturelles majeures de cette ville. Depuis les années 1990, les acteurs locaux de Léogâne organisent un festival mettant en valeur les différentes bandes de Rara, l’histoire et quelques particularités culturelles de la région. Cette expression culturelle sort de plus en plus d’un statut de fête traditionnelle locale liée au vodou pour devenir une attraction touristique de cette zone, qui attire de nombreux Haïtiens vivant à l’étranger (originaires de Léogâne en particulier), des coopérants travaillant dans le pays et des visiteurs locaux.»

Il ne s’agit pas dans cet article de présenter une friche de la culture haïtienne qui tendrait à renvoyer une image spécifique d’Haïti ou à confiner la culture haïtienne dans une essence ou dans une tradition. Le Rara n’est pas pris ici comme une survivance d’un temps révolu ou un dernier élément d’un « primitivisme » haïtien conservé de manière authentique par des gens coupés du reste du monde ou, du moins, comme un « paysage » qui mérite d’être protégé pour le plaisir des regards extérieurs[2]. À l’heure des débats épistémologiques et méthodologiques qui agitent aujourd’hui la discipline anthropologique, il est temps que les ethnologues ou anthropologues se remettent du « péché originel »[3] qui a marqué la discipline depuis sa fondation et s’intéressent moins à l’exotisme pour se tourner progressivement vers les foyers contemporains d’intérêt collectif (Bromberger 1997 : 308). Autant dire que ce ne sont pas les formes traditionnelles du Rara ou ses manifestations au cours de la période coloniale qui m’intéressent ici, mais son inscription contemporaine dans la vie locale.

En s’appuyant sur des entrevues menées avec des dirigeants de bandes de Rara, des acteurs impliqués dans l’organisation du festival et des données tirées d’observation directe sur le terrain, l’objectif de cet article est de montrer les usages actuels du Rara et les mécanismes d’esthétisation dont il fait l’objet lors de la mise en patrimoine et en tourisme. Ces processus s’inscrivent dans une démarche des acteurs locaux qui tend à faire de cette tradition vivante non seulement une ressource culturelle d’importance sur le plan national et international, mais aussi, un capital à faire fructifier dans l’intérêt économique d’une zone ravagée par des confrontations humaines et des catastrophes naturelles répétées.

Nous présentons, dans un premier temps, quelques éléments d’ordre théorique susceptibles de structurer le texte. Nous enchaînons en traitant des relations du Rara avec le vodou. Nous tâchons de retracer, dans un second temps, le processus de transformation du Rara de Léogâne avec pour ambition de faire ressortir les enjeux qui le sous-tendent. En conclusion, nous essayons de montrer l’importance du Rara pour les Léoganaises et les Léoganais dispersés à travers le monde en faisant le lien à ce qu’on appelle de nos jours « le tourisme de retour ».

Festivités rara et tourisme : une question de construction et de recherche d’ancrage patrimonial

Depuis la chute du régime des Duvalier en février 1986, des migrants haïtiens de première génération et leurs descendants commencent à choisir Haïti comme destination de vacances et effectuent leurs voyages surtout au moment des festivités : vodou, carnaval, Rara, etc. Cette dynamique ne s’apparente pas à un tourisme centré sur la quête de l’Autre ou de l’ailleurs, mais plutôt à un tourisme animé par la recherche d’ancrage patrimonial, de référents identitaires ou de retour chez soi. Ceci nous invite à la considérer à la lumière des études mettant l’accent davantage sur les liens personnels pouvant rapprocher les touristes du patrimoine.

Les personnes migrantes et celles issues de la migration sont toujours traversées par le désir d’entretenir des liens avec les territoires d’origine. Ces formes de retour en tant que pratique et expérience touristique ont déjà attiré l’attention de certains chercheurs. On parle de tourisme de mémoire (Urbain 2003), de tourisme diasporique (Coles et Timothy 2004, Wagner 2008), de tourisme de retour ou « re-tourisme » (Saidi 2006) et de tourisme des racines (Legrand 2006). L’émigration plus ou moins forte qu’a connue et que connaît encore Haïti favorise le développement de ces types de tourisme.

Le tourisme diasporique est lié à un désir de retour sur leur terre natale qui habite nombre de personnes migrantes et cette nostalgie se vit à travers des séjours de courte durée (Wagner 2008). Définie comme un tourisme des racines par Caroline Legrand (2006 : 165), cette « forme singulière de circulation » permet à ces personnes de se rapprocher physiquement et provisoirement de leur lieu d’origine. Timothy (1997), lui, parle de tourisme de patrimoine personnel (personal heritage tourism) lorsque ces touristes entretiennent des liens émotionnels avec les sites visités.

Dans cette veine, Poria, Reichel et Biran (2006) soutiennent que c’est l’individu qui considère le patrimoine personnel comme tel en se basant sur son identité, son expérience, sa tradition ou d’autres dimensions sociales ou émotionnelles. Legrand renforce cette idée, en soulignant que les gens n’ont de cesse de vouloir fouler la contrée de leurs ancêtres pour mieux conforter leur sentiment d’appartenance et enrichir, sous le coup de cette expérimentation, leur propre mémoire (2006 : 163). Le tourisme de mémoire tel qu’il est vu par Urbain (2003) participe, dans une certaine mesure, de cette même dynamique. Il le regarde comme un rite collectif de connaissance du passé, une pédagogie par le voyage, un vecteur de conscientisation historique du touriste. Le chercheur considère même que, sur un territoire donné, c’est un outil de consolidation de la culture, une contribution à la construction identitaire, pouvant même influencer la formation d’un peuple.

Ces formes de nostalgie se vivent dans nombre de communautés diasporiques. Dans certains pays, on met en place des projets pour aider les gens à recréer certains liens avec leur communauté d’origine. On construit des circuits touristiques en lien avec les trajectoires familiales propres à chaque migrant ; on favorise la création de musées de l’émigration devenus, ici ou là, de véritables lieux de mémoire pour des populations dispersées en quête de sens, de référents historiques et autres ancrages patrimoniaux. Le Liban, par exemple, conscient de la manne financière que représente la population diasporique, développe ainsi des circuits d’une semaine pour les jeunes descendants de migrants libanais qui souhaitent garder le contact avec leur pays d’origine (Legrand 2006).

Dans un autre ordre d’idées, le patrimoine est vu chez certains auteurs comme une ressource visant à doter le présent et l’avenir d’un système de valeurs spécifiques renforçant la solidarité au sein d’un groupe et le séparant des autres (Bandyopadhyay 2008). Et dans le livre récemment publié sous la direction d’Emma Waterton et Steve Watson (2010), les auteurs appréhendent le tourisme comme une arme puissante dans la stratégie visant à créer une conscience collective, une différence par rapport aux autres, et à mettre l’accent sur ce qui est singulier ou unique. Ils soulignent que l’intention d’une telle stratégie est de créer une prise de conscience particulière, une identité régionale ou locale, soutenue par les valeurs et les représentations. Saidi, lui, en paraphrasant Hollinshead (1998), voit le tourisme comme un domaine de marchandisation de la différence et d’interprétation de l’altérité. Il croit que :

« L’une et l’autre sont consubstantielles de ce qu’on peut appeler une « touristicité » du monde. Celle-ci met en lumière non seulement les traits et les éléments qui soulignent clairement le caractère touristique d’un objet ou d’une destination, mais aussi les pratiques, les politiques et les stratégies de se promouvoir, de se présenter et de se représenter qui plus subtilement structurent et conditionnent une destination au fur et à mesure qu’elle se laisse volontairement envahir par les flux touristiques. Ce faisant, celle-ci acquiert une culture d’auto-esthétisation, à la lumière de laquelle elle se magnifie, se maquille, dit sa beauté, affiche ses spécificités et fait profiter le monde de son hospitalité. »

Saidi 2010 : 6

Nous analyserons nos données à la lumière d’idées, de notions et de concepts avancés par des auteurs choisis pour leurs convergences dans ce qui se passe et se fait à Léogâne depuis les années 1990. Notamment, le tourisme diasporique tel qu’il est mis de l’avant par Coles et Timothy (Ibid.) et par Wagner (2008), le concept de tourisme de racines utilisé par Legrand (2006) et celui de tourisme de patrimoine personnel avancé par Timothy (Ibid.), Poria, Reichel et Biran (2006), ainsi que l’idée de tourisme de retour et surtout celui de culture d’auto-esthétisation emballant un objet qui s’ouvre au tourisme, soulignée par Saidi (2006-2010).

Le Rara : entre métissage historique et croyances religieuses

Le Rara est l’une des grandes fêtes culturelles du peuple haïtien qui se transmet depuis plusieurs générations et qui attire chaque année des milliers de participants, tant d’Haïti que de la diaspora. Il a lieu dans plusieurs endroits du pays et Léogâne est la zone la plus renommée. Dans la plaine de Léogâne seulement, les autorités municipales comptent 32 bandes de Rara qui drainent au moins 2000 personnes chacune au moment des festivités des trois derniers jours de la Semaine sainte.

Utilisé à la fois comme nom et comme adjectif, le terme « rara » désigne plusieurs éléments. Il signifie « vacarme » dans l’expression pa vin fè rara la a (éviter de faire du vacarme dans cet espace), sens proche de son origine africaine. Il indique un type de son ou un rythme musical particulier. Dans son acception la plus populaire, le terme « rara » fait référence à des fêtes traditionnelles haïtiennes commençant le lendemain du mercredi des Cendres et finissant le lundi de Pâques, soit durant la période du carême chrétien. Les manifestations sont animées par les bandes de Rara, généralement dans la rue, et rassemblent une immense foule dansant et chantant au rythme du tambour, l’instrument central de la musique rara. De son site ou lakou[4], une bande se déplace avec quelques dizaines de personnes et augmente en cours de route pour atteindre jusqu’à 2000 personnes. Elle est menée par un chef nommé « colonel ».

L’origine du Rara est plurielle et semble porter les traces de tous les groupes humains qui se sont rencontrés en Haïti depuis le XVe siècle : Amérindiens, Européens et Africains. Plusieurs hypothèses ont été proposées. Pour certains, le Rara est associé à l’équinoxe du printemps célébré par les Amérindiens. Jean Coulanges[5] a remarqué que la pratique des jongleurs haïtiens est similaire à celle des descendants actuels des Mayas du Guatemala et de l’Équateur qui honorent la nature de cette façon.

Selon la tradition orale, le Rara s’est développé principalement à Léogâne et dans l’Artibonite, car la reine Anacaona[6] résidait dans cette région et se déplaçait souvent avec sa garde d’honneur vers l’Artibonite pour visiter son époux, Caonabo, cacique du royaume du Maguana (actuellement Département de l’Artibonite), et ses déplacements se faisaient au son de la musique. Aujourd’hui encore, cette tradition est particulièrement forte dans ces deux régions du pays.

Le Rara puise aussi ses racines dans la culture européenne, notamment dans la fête espagnole La Cruz ou fête de « la croix » qui dure toute la Semaine sainte jusqu’au matin du dimanche de Pâques (Alexis 1961). En France, le Rara serait associé au symbole du printemps à l’époque de la féodalité (Paul 1962). Pour d’autres chercheurs, le Rara serait issu des tribus africaines Congo et Yoruba (actuel Nigéria)[7]. Dans l’une de leurs langues, le mot « rara » signifie « bruyamment, hautement ».

Le débat relatif à l’origine du Rara reste encore ouvert (ce sujet n’est pas ici notre principale préoccupation), il semble que cette coutume d’origine plurielle ait subi bien des transformations dans le contexte de l’histoire bouleversante d’Haïti, ce qui en fait, au fil du temps, une expression culturelle propre à ce pays. Sa base se construit avec des éléments culturels provenant des Taïnos, des Espagnols, des Français et de différents groupes humains venus d’Afrique (Dautruche 2008). Ce qui invite à appréhender cette expression culturelle comme un « patrimoine métissé »[8]. Le Rara porte encore aujourd’hui la mémoire de son parcours historique et nombre de ces éléments tirent leurs racines dans des traditions antérieures. (Voir Figure 1)

Rara et vodou : une question de croyances des héritiers

Dans le temps, l’activité d’une bande de Rara était comparable à celle d’une petite armée appelée à défendre un territoire donné. Ce qui implique aussi la démonstration de la force mystique[9] de son propriétaire qui est généralement un ougan (prêtre du vodou). Cette préoccupation se traduit dans la dénomination de plusieurs bandes à Léogâne : « Chien Méchant », « Renommée », « Taureau lakou », « Tirailleurs[10] ». Fréquentées essentiellement par des gens vivant dans les périphéries de leur site d’origine, les bandes se déplacaient surtout la nuit en marge des villes. L’effectif d’une bande de Rara ne dépassait pas à ce moment-là une cinquantaine de personnes. L’orchestre entonnait des chansons au rythme des rituels vodou et était accompagné de petits instruments traditionnels : coquille du lambi, vaksin[11], râpe en fer-blanc, tige de fer et tambour.

Depuis la période coloniale, à l’instar de plusieurs traditions culturelles du pays, le Rara et le vodou ont tissé des liens serrés. D’après les témoignages de nombreux dirigeants de bandes, celles-ci se forment à la demande d’un lwa (divinité du vodou) et la personne qui a reçu le message (en songe ou par l’intermédiaire d’une tierce personne chevauchée par un lwa) a pour responsabilité d’organiser les festivités chaque année. Cet engagement se transmet à travers les générations, et le cas de la bande dénommée « Tirailleurs » nous permet de comprendre ce rapport.

La fondation de la bande Tirailleurs remonterait aux années 1830 sur le site dit Ka Tony, situé sur l’habitation Bineau l’Estère, à Dessources, 1re section communale de Léogâne. Le premier dirigeant des Tirailleurs, Tony Charlessaint, selon nos informateurs, aurait eu accès à un pwen[12] pour l’aider à se défendre dans un conflit terrien l’opposant à l’État haïtien, au sujet du site de la fondation de la bande. Cette force surnaturelle aurait eu pour vertu de protéger ce dernier dans le dit conflit. En échange, il devait fonder une bande de Rara sur le site avec pour obligation d’y organiser des festivités chaque année.

Il est important de souligner qu’une cérémonie vodou représente assez souvent une forme de tribut envers les lwa, dont les principaux rôles consisteraient à veiller aux affaires temporelles des croyants. La cérémonie prend dans cette veine l’allure d’une transaction dans laquelle sont évalués et réglementés dons, promesses et dettes. Et, comme l’a écrit Claude Dauphin, « le pratiquant du vodou compte sur le succès de ces négociations pour mener une vie bien accordée avec son entourage social, économique, politique et culturel » (1986 : 17).De nos jours, les dirigeants des bandes organisent une grande cérémonie vodou au début de chaque cycle rara. Celle-ci a pour but d’obtenir la protection des lwa tout au long de la saison en vue des grands parcours qui se font surtout la nuit, car selon la croyance populaire, durant ces heures nocturnes, les personnes sans protection mystiques peuvent faire des rencontres avec des forces maléfiques capables de les perturber. Il importe aussi de protéger la bande contre les mauvais sorts que peuvent envoyer les rivales voulant diminuer ses performances. Les responsables de bandes implorent ainsi la bienveillance de Mèt kafou, ce lwa qui aurait la faculté de protéger la bande à chaque traversée des carrefours considérés comme dangereux (Voir Figure 2).

Du site vodou au centre-ville : le Rara devient la fête culturelle de référence de la région

Le Rara a été considéré comme quelque chose qui faisait la mauvaise renommée de Léogâne. Animées du désir d’écraser les concurrents, les bandes rivales s’adonnaient couramment à des rixes, avec pour corollaire empoignades et « coups de poudre »[13]. S’ajoutent à tout cela les préjugés rattachés au vodou et à la culture populaire dans la société haïtienne d’avant 1986[14]. En témoigne, dans le débat autour de l’Exposition internationale de Port-au-Prince en 1949, cette intervention d’Ern Smith :

« Durant tout le cours de l’Exposition [que soient tenus] éloignés de ce centre de civilisation […] les adeptes et les amoureux du culte vodou […] : les raras et les bandes grotesques de mardi-gras considérés comme des pestiférés. […] Il est grand temps que nos intellectuels et nos folkloristes jettent un pleur sur ces cadavres et prononcent définitivement leurs oraisons funèbres.

Smith, 1948 : 1

Les nombreux cas de blessures graves enregistrés après chaque affrontement des bandes rivales — suivis de décès certaines fois — ainsi que l’incidence de ces rivalités sur l’image de Léogâne, ajoutés aux nombreuses critiques adressées principalement aux responsables de bandes, ont provoqué une prise de conscience chez tous les acteurs concernés. Dans cette veine, le responsable de bande Bonheur Calixte est souvent intervenu auprès des médias de la capitale (la Télévision nationale en particulier) pour expliquer la nature du Rara. Il n’en demeure pas moins que son travail au niveau local, pour que tout se passe bien, était colossal (motiver les dirigeants pour éviter les rixes entre les bandes, les inciter à sortir un peu plus tôt dans l’après-midi, former des comités pour assurer la sécurité des participants et l’encadrement des visiteurs, etc.). Mais, c’est surtout l’organisation d’un festival impliquant le défilé des bandes dans l’espace urbain qui va changer en profondeur les anciennes pratiques. Se déroulant sur fond de concours de musique entre les différentes bandes, ce festival va donner lieu à de nouvelles formes de compétitions. Il ne s’agit plus de mettre à point les forces physiques et mystiques, mais de bien accorder les notes de musique et préparer banderoles, drapeaux et autres accessoires afin de faire bonne figure aux grands défilés du centre-ville. Ainsi, le Festival Rara est organisé au cours des trois derniers jours de la Semaine sainte dans le centre-ville de Léogâne depuis 1992.

Il importe de préciser que l’organisation du premier Festival Rara n’est pas uniquement le fruit du travail des acteurs locaux ; celle-ci résulte aussi du climat politique de l’époque. En effet, le coup d’État militaire de 1991 et l’embargo économique de la communauté internationale ont provoqué une vague de désespoirs au sein de la population haïtienne. Les traditions festives du pays étaient alors mobilisées sur un mode performatif pour galvaniser la population. Des organismes publics et des mécènes ont commencé dès lors à apporter leur soutien à ces festivités.

L’arrivée de nouveaux dirigeants scolarisés et/ou issus de la diaspora a aussi largement contribué à la transformation du Rara. Si, dans le temps, une bande de Rara était dirigée par une seule personne — le « propriétaire » de cette bande, généralement un ougan — de nos jours, elle est administrée par un comité exécutif. Les membres du comité sont nommés en fonction de leurs aptitudes, à l’exception du président qui, lui, est choisi en fonction de sa position privilégiée dans la localité. Ce dernier est transformé en distributeur de biens et assume seul certaines dépenses de la bande.

Les rivalités entre les bandes de Rara se déroulent aussi de nos jours sur fond de concours de musique improvisé dans les rues. De fait, pour être compétitive, une bande doit nécessairement renforcer son orchestre en instruments et en musiciens. L’apport matériel et financier des Léoganaises et des Léoganais vivant à l’étranger est sur ce plan remarquable. Les instruments de musique (trompettes, trombones, hélicon et contrebasse) utilisés dans les bandes de Rara sont généralement des dons de ces derniers.

Dans la diaspora haïtienne, des comités se mettent en place dans plusieurs États des États-Unis d’Amérique et dans plusieurs autres pays, notamment en France et dans les Antilles, pour financer les bandes et faire leur promotion. En effet, avec la musique rara s’est ouvert au sein des communautés haïtiennes de ces pays un marché de disques compacts attirant des Haïtiens, quelques musicologues et/ ou ethnomusicologues et d’autres étrangers. L’intérêt ainsi suscité, motive nombre d’entre eux à venir participer aux festivités rara.

Un maestro nous a souligné que c’est la production de disques compacts et la qualité de la musique qui font aujourd’hui l’honneur d’une bande. Il affirme, avec une pointe de fierté, que cette année sa bande a produit un cédérom comportant cinq chansons. En effet, la production d’un CD est de nos jours un gage de la qualité de la musique d’une bande ainsi que des exploits de ses musiciens. Ce système de valeurs culturel est conforté par les médias locaux. Dans un spot publicitaire, par exemple, sur une station de radio à Léogâne, nous entendons dire qu’« on reconnaît une grande bande de Rara à partir de la qualité et de la quantité de disques compacts qu’elle produit ». Ainsi, toute l’énergie des responsables des bandes de Rara se concentre désormais sur leurs performances et leurs productions musicales.

Ainsi, les retombées économiques d’une saison rara, sont assez importantes et elles le sont encore plus pour le Festival. Les mototaxis, les hôtels, les chambres d’hôte, les restaurants, les marchands de fritures, de pistaches grillées, d’écorce trempée ou clairin tranpe[15], les charpentes, les propriétaires de dépôts de boissons gazeuses, les artistes, les chorégraphes, les ingénieurs du son, les musiciens, etc. font généralement de bonnes affaires. Les gains nets des bandes rejaillissent sur le bien-être commun. Malgré leur budget de dépenses relativement lourd, certaines bandes arrivent à investir dans des activités communautaires, comme en témoigne l’un des dirigeants de la bande de Rara dénommée « Tirailleurs ». Le comité organisateur de son groupe a jeté un pont sur la route reliant leur site au centre-ville de Léogâne après les festivités de 2007.

Le Rara devient un espace privilégié pour les acteurs qui cherchent à se positionner sur la scène publique. Les candidats aux collectivités territoriales, à la mairie et à la députation cherchent toujours à attirer la sympathie des bandes. Aux élections de 2006, deux des trois conseillers municipaux élus étaient d’anciens présidents de bande et dirigeants de l’URAL (Union des Rara de Léogâne). Le député élu lors de cette même élection avait l’habitude de jouer le rôle de colonel (meneur de bande). Le Rara sert ainsi de support aux pouvoirs politiques locaux. De belles festivités rara réalisées pour une saison très proche des élections peuvent garantir la réélection des dirigeants en place.

Le Rara joue aussi le rôle de catalyseur de projets d’infrastructure. À la veille des festivités, les dirigeants locaux sont plus enclins à voir les problèmes d’infrastructure de la ville : vétusté des rues, électricité, télécommunications, hôtels, etc. Comme il est écrit dans le document de projet préparé par la Mairie de Léogâne et l’URAL pour relancer le festival en 2011 après une année d’interruption à la suite du séisme de janvier 2010 : « Il y a la nécessité d’utiliser ces activités populaires pour sensibiliser la population à la prise de conscience collective pour relever les grands défis de cette reconstruction ». Ils croient ainsi en la force mobilisatrice du Rara et mesurent son poids électoral.

Cette note d’un document de projet élaboré par le comité d’organisation du Festival Rara de 2011 traduit bien l’espoir des Léoganaises et Léoganais dans cette expression culturelle :

« Le Rara peut constituer un vecteur de la reconstruction du pays et de Léogâne en particulier. Réparer les routes, financer l’organisation du Grand Défilé du dimanche de Pâques, restaurer le circuit électrique du centre-ville de Léogâne […]. Ces actions auront également un effet pour améliorer la qualité de la vie des Léoganaises et Léoganais. En outre, en mobilisant une foule dépassant un demi-million de personnes le dimanche de Pâques, les festivités Rara occasionnent des retombées économiques non négligeables pour la commune de Léogâne en termes de revenus de vente pour les distributeurs de boissons, de nourriture, les transporteurs, les artisans, les hôtelleries, etc. »

Le Rara : un patrimoine en cours d’esthétisation

De nos jours, le Festival Rara de Léogâne attire des milliers de visiteurs. En 2011, les organisateurs l’ont estimé à 300,000 personnes. Les habitants des autres régions du pays constituent la grande majorité de ces visiteurs et, dans une moindre mesure, on retrouve des Haïtiens vivant à l’étranger et des membres des missions étrangères installées dans le pays. À cette liste s’ajoutent des touristes étrangers (qui accompagnent ou non les Haïtiens de la diaspora), quelques chercheurs et des journalistes. Le président de l’URAL souligne par exemple qu’il a remarqué la participation des journalistes de la chaîne américaine de télévision CNN au Festival Rara de 2009.

Fondée en 2004, l’URAL, une association regroupant les représentants de toutes les bandes de Rara de Léogâne, se donne pour mission de sauvegarder et de valoriser cette expression culturelle dans le pays. Bénéficiant du soutien financier du ministère de la Culture et de la Communication, ce groupement, de concert avec la Mairie de Léogâne, constitue le principal organisateur du Festival Rara depuis cette même année. Pour la saison de 2011, à côté de l’URAL, un nouveau comité incluant des représentants de plusieurs secteurs de la commune a été créé pour gérer le festival.

En mars 2011, un protocole d’accord a été signé entre la Mairie de Léogâne, l’URAL et les représentants des bandes de Rara dans l’objectif « de créer les conditions permettant de protéger cet élément clé de l’identité culturelle de la commune de Léogâne et d’offrir un encadrement social, financier et technique aux groupes et associations évoluant dans ce domaine »[16]. Ce protocole donne aux responsables un pouvoir de contrôle sur tout ce qui se passe dans les bandes de Rara, allant de leur budget à la limitation du nombre des cuivres dans les orchestres, pour conserver certains aspects traditionnels, selon ce qui est écrit.

Le Festival Rara joue un formidable rôle d’intégration. Il met en scène des porteurs de traditions, comme les colonels, les joueurs de tambour, les Majors-jonc, et nombre de ressources culturelles immatérielles du pays qui étaient victimes de préjugés et qui restaient inconnues. Loin de se limiter aux seuls aspects traditionnels du Rara, les organisateurs profitent de la scène du Festival pour exposer des oeuvres artisanales et picturales, présenter des spectacles de danse et d’autres éléments historiques et culturels de Léogâne. Ils envisagent d’amener les visiteurs à prendre conscience des autres aspects culturels de la région. Le Rara de Léogâne s’inscrit, en ce sens, dans un processus d’esthétisation qui consiste à façonner cette expression culturelle, dans l’objectif principal de capter l’attention des visiteurs par des manières attrayantes, séduisantes et de créer par cette stratégie un capital de sympathie. À cet effet, les Léoganaises et Léoganais, héritiers de cette tradition culturelle se font de plus en plus les promoteurs de cette fête culturelle identitaire. Ils ne cessent de clamer partout où ils pa ssent que « le bon Rara se danse à Léogâne ». En fin de compte, les pratiques et les espaces culturels jadis considérés comme ordinaires à Léogâne sont de plus en plus vus à travers le prisme de leurs potentialités touristiques. C’est le cas, par exemple, des rituels de salutations annuelles, des agapes et des sites rara.

Agapes et billet aller-retour : des activités au potentiel touristique

Au cours des 40 jours que dure le cycle des activités rara, soit du premier jeudi après le mercredi des Cendres jusqu’au premier lundi suivant le dimanche de Pâques, les 32 de Rara de Léogâne organisent tour à tour des agapes à l’occasion de leur anniversaire de fondation. Il s’agit de fêtes fastueuses accompagnées de repas bien garnis de viande. Dans une soirée, une bande peut recevoir la visite de 20 autres bandes au moins, entraînant chacune quelque 2000 personnes. Le plus impressionnant dans tout cela, c’est que les dirigeants de la bande hôte tiennent à donner à manger et à boire à tous les musiciens et dirigeants de bandes visiteuses et parfois même à ceux qui les suivent. Les dirigeants de bandes ne lésinent pas sur l’organisation de ces galas. Ils sont prêts à tout sacrifier pour que tout le monde soit satisfait. C’est l’occasion pour ces derniers et pour certains partisans de faire la démonstration de leur richesse. Chaque bande a ainsi pour obligation de rendre l’hospitalité reçue.

Les déplacements réguliers des bandes pour aller vers les lieux des agapes créent beaucoup d’ambiance et sont très prisés par les visiteurs. Une bande peut parcourir jusqu’à 16 km aller-retour et en visiter plusieurs autres dans une seule soirée ; se déplaçant vers 18 heures, une bande peut ne regagner son site qu’à 10 heures le lendemain. Pour les « poursuivants », à côté d’une simple « prise » (faire seulement quelques dizaines de mètres avec une bande), il y a lieu de prendre ce que les fans du Rara appellent un « billet aller-retour ». Il s’agit de sortir du site d’une bande, de l’accompagner jusqu’à sa destination (chez une autre bande) et de retourner sur le lieu de départ au cours de la nuit ou le lendemain. La question de prendre un billet aller-retour au milieu de la nuit exige un engagement physique très important et ceci « se prête à toute une sollicitation sensuelle et émotionnelle » (Groshens 2004 : 157). C’est l’occasion pour ces recordmans de prouver leurs capacités physiques, de libérer certaines pulsions ou de se dépasser.

Cette longue marche exténuante au milieu de la nuit nécessite des pauses ou des périodes de ressourcement. Évidemment, elle est entrecoupée de haltes durant lesquelles la bande danse, chante, mange et boit avec les partisans « retraités », les notables et les commanditaires, mais l’endroit de la pause est sélectionné en fonction des relations des dirigeants de la bande avec les commerçants de la place. Il y a lieu de passer par des chemins vicinaux conduisant les gens à des endroits spécifiques choisis à l’avance suivant des ententes bien établies. Aussi, les sites des différentes bandes visitées sont-ils bondés de petits restaurants, de kiosques de boissons gazeuses, de marchands de fritures et d’aliments de toutes sortes. Le passage d’une bande constitue une bonne affaire pour les propriétaires de ces commerces, car il entraîne des retombées économiques relativement importantes pour les gens vivant sur les sites des bandes et les localités avoisinantes.

Au sens de Russo et Romagosa, nous pouvons parler ici d’« itinéraire touristique » ou de « moyen de diversification de l’offre touristique ». Selon Russo et Romagosa (2010), un itinéraire est le moyen par lequel les ressources touristiques sont commercialisées (l’attraction, l’accueil, le mouvement, l’espace, le repos, le temps). Les itinéraires, selon ces auteurs, contribuent au développement du tourisme dans les régions en établissant un pont entre les centres et les périphéries au sein des systèmes touristiques. Ils permettent, ainsi, de réduire les externalités négatives qui sont généralement associées à cette polarisation. Dans ce sens, poursuivent-ils, les responsables du tourisme peuvent établir des routes thématiques portant les touristes à visiter également l’arrière-pays ou encore entreprendre un voyage complet dans un territoire potentiellement important et développer des réseaux mettant l’accent sur des produits complémentaires situés dans les périphéries ; voir aussi Murray et Graham (1997). Dans ce sillon, les bandes transportent les participants visiteurs dans différents coins de Léogâne, leur font vivre toutes sortes d’émotions et leur font découvrir différentes attractions dans un contexte où l’accueil, le déplacement, le temps de rafraîchissement sont tous préparés et bien arrangés à l’avance. Sans que la notion d’itinéraire touristique ait clairement été définie chez les dirigeants des bandes de Léogâne, ces parcours permettent de mettre en valeur les ressources culturelles de la zone et de valoriser différents aspects de cette expression culturelle.

Les festivités rara : un espace privilégié pour les migrants léoganais

Léogâne est réputée en Haïti pour la fabrication des canaux quillés, utilisés dans un premier temps pour la pratique de la pêche et du cabotage. C’est une pratique traditionnelle qui remonte à l’époque amérindienne. La maîtrise de cette technique a permis aux artisans de Léogâne de construire de plus grands voiliers pouvant entreprendre de longs voyages dans les mers. Dans les années 1970, ils commencent à effectuer des voyages vers les autres îles des Caraïbes, se rendant ainsi jusqu’aux côtes de la Floride. Entre les années 1970 et 1980, de nombreux habitants de Léogâne ont profité ainsi de ces voyages peu coûteux financièrement pour immigrer dans certains pays baignant dans le bassin des Caraïbes, notamment les États-Unis du côté de la Floride. Cette activité a toujours été interdite par l’État haïtien et mal vue par une bonne partie de la population. Être boat people constitue en ce sens un déshonneur. Ces migrants ont ainsi un désir brûlant de laver ce « déshonneur ». Tout passage au pays constitue pour eux une occasion d’afficher leur réussite en vue de retrouver une certaine fierté au sein de la communauté. Location de voiture, service de chauffeur privé, organisation de soirées bien arrosées, grandes dépenses pour les membres de leur famille élargie et des amis sont entre autres supports du message de la réussite et ceci se cristallise davantage au moment des festivités rara. D’ailleurs, ils soutiennent financièrement leur bande préférée et en retour leurs noms sont cités au moment des galas annuels ou affichés sur des bannières en guise de remerciements. Faire du tourisme dans la région d’origine permet à ces migrants d’origine léoganaise d’augmenter leur prestige social. Le tourisme devient dans ce sens un facteur d’épanouissement personnel.

Le fait de circuler à travers la ville et ses périphéries avec une bande de Rara leur permet de se faire voir ou de montrer à un plus large public qu’ils sont de retour [17]. Cette balade contribue du même coup à faire propager le message de la réussite. Tout ceci est exploité de nos jours par les organisateurs du Festival Rara comme une forme de marketing touristique. En effet, en l’année 2008 on a initié ce qu’on appelle un « défilé de diasporas[18] » au cours duquel chaque bande accompagne respectivement ses fans venus de l’étranger dans un grand défilé partant de la localité dénommée « Brache » sur la route nationale numéro deux, traversant le centre-ville de Léogâne pour arriver sur le site des bandes.

Il est important de préciser, toutefois, que d’autres « diasporas », qui ne sont pas forcément des anciens boat people reviennent à Léogâne au temps des festivités rara et la question d’investir dans les bandes ne relève pas dans tous les cas d’une démonstration de réussite. Nombres de ces gens sont des héritiers et/ou d’anciens dirigeants de bandes. Contrairement au premier groupe, ce retour est pour eux une occasion de maintenir contact avec leur bande, voire de répondre – pour certains – à des obligations religieuses.

Conclusion

Les anciennes formes de compétition entre les bandes de Rara ont donné lieu à des affrontements violents. Ces rivalités ont projeté une image négative de cette fête traditionnelle et celle-ci s’est répercutée sur toute la région de Léogâne. Les dirigeants de bandes ont voulu renverser cette situation. Cet objectif s’est manifesté, dans un premier temps, à travers leurs interventions dans les médias, et dans un second temps, par l’organisation d’un Festival Rara. D’autres acteurs comme la Mairie, la Députation, la diaspora léoganaise, le ministère de la Culture et des mécènes de la zone se sont tour à tour impliqués dans la dynamique. Le Rara a ainsi fait l’objet d’une certaine esthétisation et se profile depuis une décennie environ comme le patrimoine identitaire de la région.

La question des festivités rara se discute au plus haut point des instances étatiques du pays depuis 2004. Le Rara de Léogâne fait l’objet de débat à l’UNESCO depuis 2010, s’inscrivant au premier plan du projet pilote pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel haïtien. Il devient une source de fierté pour les Léoganaises et les Léoganais, qui ne cessent de faire sa promotion à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Subséquemment, le Festival Rara rassemble chaque année des milliers de personnes voulant bénéficier de la thérapie que cette forme de communion collective procure.

Tout bien considéré, dans un monde où les points d’ancrage familial et identitaire deviennent moins solides face aux choix de vie cruciaux qu’opèrent nombre de gens, les festivités rara offrent aux Léoganaises et Léoganais dispersés d’un bout à l’autre du pays et de la planète une occasion annuelle de retourner chez eux et de renouer contact avec les membres de leur famille élargie et leurs amis aussi bien qu’avec les bruits, les musiques, les saveurs, les émanations des moulins de cannes et des guildiveries, les odeurs de feu de bois, de fritures et des marchés aux puces propres à leur localité d’origine.

Figure 1

Majors Joncs (tradition d’origine Taïnos) dans le Rara de Léogâne.

Majors Joncs (tradition d’origine Taïnos) dans le Rara de Léogâne.

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Figure 2

Un colonel ouvre une cérémonie vodou avant le départ d’une bande.

Un colonel ouvre une cérémonie vodou avant le départ d’une bande.

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