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La question de la capitale, forme territorialisée du pouvoir d’un État et lieu de concentration des divers pouvoirs (économique, politique, culturel), est un objet scientifique peu exploité, notamment en contexte de mondialisation, lequel privilégie le processus de métropolisation des villes et leur mise en réseau, permettant ainsi d’échapper à l’emprise des États. Au moment où cette mondialisation portée par les marchés (économique et financier) et les métropoles impose ses règles aux États et à leurs capitales, l’ouvrage Capitales et patrimoines à l’heure de la globalisation, sous la direction de Habib Saidi et Sylvie Sagnes, fruit d’un colloque international, redonne sa place à la question de la capitale en observant l’interaction capitale-patrimoine dans l’affirmation d’un État. L’ouvrage présente de façon remarquable cette interaction dans une perspective anthropologique, mais sans déroger à une multidisciplinarité nécessaire pour comprendre cette dynamique. Il s’ouvre sur une mise en contexte de la problématique suivie de trois parties consacrées à l’analyse de cas de capitales.

La mise en contexte de la problématique, composée des textes de Daniel Fabre, d’ Habib Saidi et de Sylvie Sagnes, nous introduit dans les champs historique, conceptuel et sémantique de la notion de capitale. Cette dernière se dévoile comme l’expression de deux temporalités, celle du passé (la capitale comme expression d’une histoire et d’un pouvoir) et celle d’un futur (la capitale comme lieu d’une modernité urbanistique) (Daniel Fabre). Mais la notion de capitale ne peut être enfermée dans la seule dimension temporelle. Il s’agit d’une notion polysémique (politique, religieuse, militaire), comme le font observer Habib Saidi et Sylvie Sagnes, saisie notamment à travers la langue arabe qui la présente comme « un corps collectif » personnifiant le souverain et exprimant le politique en action. Traversant les siècles, cette représentation du pouvoir suprême montre la soumission des autres villes à un ordre hiérarchique, alors que la mondialisation impose l’interconnexion des territoires et leur mise en réseau par les fonctions économique, touristique et culturelle. « Est-ce la fin des capitales », face à une multiplication des centralités ? Selon Habib Saidi et Sylvie Sagnes, « il y a un autre temps des capitales », mis en relief par les mutations liées au patrimoine et illustrées par la diversité de cas internationaux présentés dans les parties 1, 2 et 3 de l’ouvrage, selon les thématiques suivantes : la capitale comme expression de l’État-nation et son rapport au patrimoine, la capitale comme modèle d’universalité et son affirmation par le patrimoine, et l’éclatement du fait patrimonial et ses incidences sur la relation capitale-patrimoine.

Dans la première partie, la relation urbanisme-patrimoine est analysée comme un processus important participant à l’affirmation d’une capitale, d’un État, d’une nation, à travers divers cas : d’abord celui de Washington, analysé à travers le processus de célébration du centenaire de 1900 fondée sur la transformation de l’espace et sa modernisation (Hélène Harter), ensuite celui des villes-capitales méditerranéennes, notamment arabes, dont le besoin de se moderniser se heurte à une valorisation patrimoniale non partagée par tous les acteurs (Jean-Luc Arnaud), puis celui des capitales comme Paris et Berlin qui ont besoin de recourir à la reconstruction de leur patrimoine afin de « redorer leur aura » et de construire une unité (Bérénice Waty). Viendront par la suite les cas des villes ayant connu des conflits et dont le pouvoir central est ressorti affaibli (par exemple Beyrouth), qui voient leur patrimoine être approprié par divers acteurs (promoteurs, associations, propriétaires) et qui expriment davantage un attachement au lieu de vie qu’à la dimension de la capitale nationale (Sophie Brones), et finalement celui de la ville-capitale du Caire où l’on observe surtout une interaction locale-nationale-internationale du processus de valorisation du patrimoine (Fekri A. Hassan).

La seconde partie du livre propose une analyse sur la façon dont le patrimoine participe au caractère d’universalité des représentations de la capitale et son affirmation. Ainsi, lors de la démarche de reconnaissance internationale du patrimoine dans le cas de la ville George Town, en Malaisie, la mise à l’épreuve des représentations traditionnelles de la notion de capitale présente une vision divergente entre un cosmopolitisme affiché et les intérêts des communautés culturelles et religieuses (Florence Graezer Bideau et Mondher Kilani), d’où la nécessité de rechercher un équilibre vital entre la vision des populations et les intérêts d’organismes internationaux, comme dans le cas de Québec, capitale nationale du Québec (Guy Mercier). Dans le cas de Montréal, c’est le rapport globalité-capitularité qui est analysé, notamment comment la globalité produit un statut de capitale et comment le patrimoine de cette métropole «au destin de capitularité avorté» permet d’affirmer ce statut de capitularité par son inscription au processus de patrimonialisation (Sylvie Sagnes). Le tourisme, vecteur de la mondialisation, participe à l’affirmation d’une capitale comme le montre l’analyse comparative des cas de Québec et de Tunis, capitales qui doivent maintenir un équilibre entre le statut de pôle hiérarchique et celui de destination touristique par la mise en oeuvre de stratégies de patrimonialisation et de touristification des lieux (Habib Saidi). La valorisation du patrimoine et du passé est aussi une stratégie de résistance pour une ville comme Istanbul qui veut s’affirmer face à Ankara, la capitale, en s’insérant dans le réseau des capitales culturelles européennes (Detlev Quintern). Cette stratégie de valorisation d’un passé sert aussi d’ingrédients à un projet de création d’une ville, celle de New Hermopolis en Égypte, lequel vise à faire revivre non un «paradis perdu », mais plutôt le lieu de réflexion et de diffusion de la pensée (Mervat Abdel Nasser). Enfin dans la troisième partie, l’accent est mis sur l’éclatement du fait patrimonial et les diverses formes de patrimonialités et leur impact sur la relation capitale-patrimoine. Ainsi, pour Tel-Aviv, affirmer son identité de capitale (la nouvelle) face à Jérusalem (l’ancienne) passe par la valorisation d’un parc immobilier ordinaire, situation qui révèle alors un déficit en immeubles de prestige (Michaël Darin). À Rio, si la fonction touristique permet de maintenir un statut multiple – capitale ancienne, centre international, pôle de l’identité brésilienne –, la ville valorise aussi la culture afro-brésilienne à partir de son passé de lieu d’accueil de l’esclavage (Francine Saillant).

Des formes de patrimonialités peuvent aussi être explorées à travers les représentations du patrimoine et de la ville : on observera d’une part les représentations des lieux véhiculées par l’écriture du romancier qui, dans le cas du Caire, montre une patrimonialité particulière centrée sur le quartier et les moments personnels vécus par le romancier (Jean-Charles Depaule), et d’autre part, les représentations de la ville véhiculées par les enfants à propos de la relation entre le patrimoine et l’espace urbain, et ce, dans le cas de la ville de Qazvin en Iran, ancienne capitale au XVIe (Julie Scott). Enfin, une autre possibilité de fonder l’identité de la capitale peut être explorée à travers la mise en valeur des traces archéologiques en partant des cas de « capitales déchues », comme Mahasthan au Bangladesh, mais aussi de « capitales en gloire », telle Abu Dhabi capitale des Émirats (Philippe Vergain).

Si l’on relève parfois dans l’ouvrage que la mise en valeur du patrimoine renvoie aux stratégies de résistance des villes-capitales, la diversité des cas mobilisés permet toutefois d’explorer la relation capitale-patrimoine en contexte de mondialisation et d’observer la capitale dans sa recherche de stratégies d’affirmation face à un environnement où les villes construisent de nouvelles centralités concurrentes de la capitale. Dans ce contexte de métropolisation globale, les systèmes urbain et politique construits sur le maintien de la hiérarchie et de la stabilité (centre-périphérie, État-nation) sont bousculés par les processus économiques qui stimulent davantage les flux et la mise en réseau des métropoles. Les capitales sont alors soumises à une recherche de stratégies plus en termes d’adaptation qu’en termes de résistance et, comme le montre bien Olivier Mongin dans la postface de l’ouvrage, ce contexte de mondialisation doit nous conduire à nous interroger sur le nouveau rôle de la capitale qui passerait, entre autres, par le patrimoine.