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L’industrie du jeu, du temps de sa prohibition au Canada (1892-1970), ainsi que le financement des dépenses publiques de la Ville de Montréal sont les deux thématiques mises en relation au sein de ce livre. L’auteure y propose la thèse originale selon laquelle la création de Loto-Québec est en partie attribuable à la lutte menée par plusieurs élus municipaux de Montréal, dont le maire Jean Drapeau, afin de légaliser les jeux de hasard et d’argent. Le propos de l’auteure est convaincant puisqu’il se base sur une analyse systématique de nombreux ouvrages et fonds d’archives.

Le manuscrit de ce livre, issu d’un mémoire de maîtrise en histoire, est lauréat du concours Chercheurs auteurs de la relève (2010) des Presses de l’Université du Québec. La transition de mémoire de maîtrise à livre grand public s’effectue avec succès. L’ouvrage se lit aisément et il dispose d’un titre accrocheur. Par contre, le titre oriente le lecteur vers le seul sujet du passé clandestin de la métropole, négligeant ainsi un pan entier du livre.

Le livre contient deux parties, présentant chacune des thématiques mises en relation par l’auteure. La première partie expose l’histoire du vice et de la corruption à Montréal en lien avec la prohibition des jeux de hasard et d’argent (ex. : loterie). La deuxième partie détaille l’histoire du financement des dépenses publiques de la Ville de Montréal, et ce, en lien avec la lutte des élus de la métropole pour légaliser l’industrie du jeu.

Les balises temporelles de l’étude (1892-1970) englobent la période de la prohibition du jeu au Canada jusqu’à l’entrée en fonction de Loto-Québec. Inspirée notamment des travaux de Suzanne Morton sur le jeu au Canada, l’auteure souligne l’influence de la morale protestante dans l’adoption en 1892 d’une loi fédérale qui interdit le jeu. Cette loi a préséance sur les législations provinciales. La morale protestante associe le jeu à un vice, puisque le gain sans effort est, selon elle, immoral. La diminution de l’influence de celle-ci explique en partie l’adoption d’un bill omnibus en 1969 qui décriminalise le jeu au Canada. Ainsi, Loto-Québec amorce ses activités en 1970.

L’auteure illustre que la prohibition du jeu est peu efficace à Montréal entre 1892 et 1970, se basant notamment sur le livre écrit par l’enquêteur Pacifique Plante, Montréal sous le règne de la pègre, publié en 1950. Montréal est une des principales métropoles du Canada à cette époque, et probablement la plus corrompue. Par exemple, des pots-de-vin versés aux élus municipaux et aux membres du Service de police de Montréal assurent à la pègre la protection nécessaire pour gérer, avec peu d’entraves, l’industrie du jeu. Cette corruption est mise au jour par cinq commissions d’enquête sur la moralité publique à Montréal, menées entre 1895 et 1950. La description de celles-ci dévoile l’étendue de la corruption dans une métropole qui est, par ailleurs, aux prises avec de graves problèmes financiers.

À l’aide des travaux de Jean-Pierre Collin au sujet de la fiscalité municipale, l’auteure souligne que les élus municipaux usent d’inventivité afin de financer la croissance des dépenses publiques de la Ville de Montréal. Au courant du XXe siècle, l’administration de Montréal perd progressivement ses pouvoirs de taxation et d’imposition au profit des paliers supérieurs de gouvernement, ce qui précarise le financement des dépenses publiques. C’est dans ce contexte que la légalisation du jeu devient attrayante pour les élus. Ces derniers veulent utiliser le jeu – une industrie prohibée, mais très rentable à Montréal – comme outil fiscal afin de financer les dépenses publiques de la métropole. Le cas de la taxe volontaire du maire Jean Drapeau est probant à ce sujet.

En effet, Jean Drapeau crée en 1968 une taxe volontaire – qui est en fait une loterie déguisée. Cette taxe contourne le Code criminel canadien et permet à la Ville de Montréal de renflouer ses coffres. Malgré son succès, cet outil fiscal sera jugé illégal par un tribunal provincial québécois. Quelques jours après le jugement, c’est-à-dire le 1er janvier 1970, le bill omnibus de Trudeau qui décriminalisait les jeux de hasard entrait en vigueur au Canada. Parallèlement, le gouvernement québécois s’est doté d’une Loi sur les loteries et d’une société d’exploitation nommée « Loto-Québec ». Cette dernière récupère les installations, les employés et les profits de la taxe volontaire de Drapeau. Autrement dit, c’est l’inventivité de ce maire qui est à l’origine de la création de Loto-Québec. La démonstration du lien entre l’inventivité fiscale des élus de la Ville de Montréal et la création de Loto-Québec avait été jusqu’ici peu étudiée et révèle l’originalité du propos de l’auteure.

Toutefois, Montréal, en tant que ville aux multiples visages, est un personnage secondaire du livre de Magaly Brodeur. Notons le peu d’attention accordée au point de vue des élites anglo-protestantes de Montréal par rapport à la légalisation du jeu. Celles-ci ont pourtant une importante influence au conseil de ville durant l’époque étudiée et souscrivent à une éthique religieuse qui condamne le gain sans effort. Aussi, l’auteure offre peu de détails sur la diversité des environnements physiques et géographiques où se pratique le jeu à Montréal. L’absence d’une carte géographique de la métropole est notable. Or, comment l’enracinement des maisons de jeu évolue-t-il sur le territoire montréalais – lui qui s’agrandit par le biais de successives fusions municipales – entre 1892 et 1970 ? Le géoréférencement des maisons de jeu aurait permis, selon nous, une exploration plus soutenue des raisons pour lesquelles le vice et la corruption n’infiltrent pas tout le territoire montréalais de l’époque. Enfin, il est surprenant que l’auteure omette de mentionner la télésérie Montréal, ville ouverte, même si cette formule connue se retrouve au sein du livre. Cette télésérie diffusée au Québec en 1992 raconte l’histoire de la lutte menée par Jean Drapeau et Pacifique Plante contre la pègre montréalaise.

Néanmoins, le retour historique de Brodeur permet de mieux éclairer les récents scandales de corruption à la Ville de Montréal ainsi que les débats sur la gestion étatique du jeu.