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Comme l’auteure le fait remarquer dans l’introduction du chapitre quatre de Arguing with Anthropology, laquelle est une courte évocation biographique des conditions de recherche de Marcel Mauss au tournant de la Première guerre mondiale, le don reste au coeur des rapports sociaux impliqués dans une démarche intellectuelle située dans un cadre institutionnel. Le travail universitaire est continuellement modelé par des transmissions de dettes, d’héritages, de legs entre chercheurs qu’on peut choisir (ou être contraints) d’honorer, de répartir, de disperser ou de refuser; alors que chacune de ses actions se trouve porteuse de répercussions sociales, que ce soit la création ou la consolidation de liens, le renversement d’une hiérarchie ou la rupture avec une communauté. Ce présent compte rendu est évidemment lui-même encastré dans une économie du don et du contre-don qui s’inscrit dans un réseau d’événements symboliques et de considérations sociales qu’il serait fastidieux d’évoquer, et ainsi en va-t-il d’autres pratiques propres aux champ universitaire, comme par exemple l’évaluation d’articles (Elden 2008).

Le livre de Karen Sykes se présente comme une histoire de la démarche anthropologique reconstituée autour un fil d’Ariane qui a été et continue à être au coeur de débats théoriques et pratiques fondamentaux dans la discipline : le problème du don. La principale originalité de l’ouvrage est précisément de ne pas avoir fait une histoire de l’anthropologie du don, ou pour dire les choses plus crûment, un long bilan historiographique sur la question à l’instar d’une classique démarche de vulgarisation. Il ne s’agit pas non plus d’une exégèse critique des différents travaux classiques de la discipline ayant approché cette question. Il s’agit plutôt, pour l’auteure, de faire littéralement travailler le problème don, de l’utiliser comme exemple pour explorer différents débats dans la discipline. Peut-être à cet effet le titre est-il quelque peu trompeur, car si le volume nous livre effectivement une introduction aux théories du don, son ambition est elle-même beaucoup large. Mais cela ne fait que confirmer l’intuition de départ de Marcel Mauss, soit que le don est un « fait social total », dont l’analyse ne peut que nous conduire au-delà des caractéristiques matérielles de l’acte d’échanger. Autant l’anthropologie du don nous invite à entrer au coeur des logiques sociales d’une communauté, autant la théorie anthropologique du don nous invite à pénétrer les questions de fond qui ont agité la discipline.

Le caractère didactique de l’ouvrage invite l’auteure à énoncer clairement en introduction de chaque chapitre un résumé succinct du problème qui sera traité, une présentation des différentes perspectives et des débats autour de la question, et un très utile sommaire en conclusion qui rappelle les grandes lignes du chapitre. Le livre se divise en trois parties selon un plan chronologique qui suit l’évolution des enjeux de la recherche anthropologique, des « kin-based societies » au monde « postmoderne ». Cependant l’auteure s’efforce dans chacun des chapitres de faire dialoguer les perspectives présentées avec des débats contemporains sur la question ou alors avec sa propre expérience de terrain, ce qui ne fait que mieux mettre en lumière l’historicité des questionnements.

La première partie du livre se penche sur quatre héritages constitutifs des socles épistémologiques de la démarche anthropologique actuelle : le mythe du bon sauvage chez Rousseau (Chapitre 2), les enjeux politiques, sociaux et méthodologiques de l’observation participante chez Malinowski (Chapitre 3), le problème des obligations sociales impliquées dans le don tel que traité par Mauss (Chapitre 4), et le rapport entre les pratiques situées et les structures sociales chez Lévi-Strauss (Chapitre 5). L’intérêt de chacun de ces chapitres réside tout particulièrement dans le traitement qu’en fait l’auteure : elle s’efforce de montrer l’héritage ambivalent que doivent assumer les anthropologues face à leurs pères fondateurs où doivent justement se mêler critiques et obligations. La seconde partie constitue en quelque sorte un pont historique qui met en lumière les différents processus de désenclavement de la démarche anthropologique au cours des dernières décennies. Les quatre chapitres portant respectivement sur l’anthropologie postcoloniale (Chapitre 6), la théorie de la pratique telle que développée à la suite de Bourdieu (Chapitre 7), l’échange marchand dans les sociétés capitalistes (Chapitre 8) et la notion de dépense telle que développée notamment par Bataille (Chapitre 9), sont ainsi autant d’invitations à considérer le don comme une pratique qui, par l’échange qu’elle implique, ouvre un espace social qui conduit à la fois à reconsidérer les catégorisations déjà établies et à mieux apprécier la pluralité du monde social. La troisième partie, la plus actuelle et la plus réflexive, présente trois enjeux contemporains dans le monde que l’auteure qualifie de « postmoderne » et qui chacun, de manière parfois surprenante, nous ramènent à la question du don : le rapport entre savoir et technologie avec le développement du virtuel (Chapitre 10), où l’échange de données, d’informations, d’images dans le cyberespace contribue, à l’instar du don, à la création ou au maintien de lien sociaux ; les enjeux de la propriété culturelle et du patrimoine en contexte de mondialisation (Chapitre 11) ; qui invite à réfléchir aux rapports entre la dimension juridique de la propriété culturelle et l’effectivité sociale des pratiques impliquées dans les politiques de sauvegarde et de préservation ; et l’éthique de la représentation des « Autres » dans le travail anthropologique (Chapitre 12) que l’auteure traduit en termes d’échange, de don et de contre-don entre l’anthropologue et son terrain, et l’ensemble d’obligations que cela implique, l’un envers l’autre.