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L’américanité est de ces notions adoptées avec enthousiasme par les uns, mais rejetées avec véhémence par les autres. Cette notion, des plus contestées, a servi de source d’inspiration à plusieurs auteurs qui ont étudié leur société. Au Québec, Joseph Yvon Thériault, avec son percutant essai Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec (2002), est venu ébranler dans ses fondements mêmes les thèses de chercheurs aguerris tels que Gérard Bouchard (1996) et Yvan Lamonde (1995), pour ne nommer que ceux-là.

Sensible à ces propos qui traversent les disciplines, que l’on soit en sociologie, en histoire ou en littérature, et s’inscrivant lui-même dans ce dernier champ, Winfried Siemerling livre sa propre contribution au débat dans cet ouvrage riche et dense. Professeur de littérature à University of Waterloo et chercheur affilié au W. E. B. Du Bois Institute for African American Research de Harvard University, Winfried Siemerling s’intéresse depuis plusieurs années déjà aux questions identitaires et culturelles en contexte américain. Dans cet ouvrage, le professeur propose plutôt la notion de « nord-américanité ».

Ce faisant, il dépasse ainsi l’horizon restreint des « nations », refusant néanmoins toute perspective postnationale, du fait que la nation, dans cette optique, reste toujours au coeur des démarches, des questionnements. L’Amérique du Nord semble être pour Winfried Siemerling un espace adéquat afin d’appréhender la mouvance et la problématique des identités qu’il aborde à travers le prisme de la « double conscience ». Élaborée par le célèbre William Edward Burghardt Du Bois, qui lui-même s’inspirait de Friedrich Hegel, la « double conscience » constitue pour l’auteur l’apanage de l’identité nord-américaine, fruit d’une tension battante, constante, entre deux appartenances : l’appartenance à un groupe réduit, localisé, d’une part, et l’appartenance à un ensemble, à un tout vaste, gigantesque, d’autre part.

Pour bien montrer la portée heuristique de ces thèses, et tout leur intérêt, Winfried Siemerling étudie plus spécifiquement trois groupes ethniques à travers les travaux et écrits de quelques-uns de leurs grands hérauts et théoriciens, avec lesquels il engage un dialogue des plus fructueux. C’est ainsi qu’il travaillera à partir des textes de Henry Louis Gates, Houston Baker, Thomas King, Gerald Vizenor, Pierre Nepveu, Northrop Frye, Anthony Appiah et Charles Taylor, notamment, pour étudier comment s’exprime la « double conscience » dans les études de littératures « africaines-américaines, autochtones d’Amérique du Nord et québécoises/canadiennes » (28). Il brosse ainsi un portrait de l’Amérique du Nord auquel nous ne sommes guère habitués, soumettant à l’exercice comparatif des données, des ensembles qui ne sont que peu souvent mis en relation les uns par rapport aux autres.

Winfried Siemerling consacre à ces trois groupes ethniques les quatrième, cinquième et sixième chapitres de son ouvrage. Puisant du côté de l’ethnologie, il insiste en particulier sur l’oralité et le rôle joué par les traditions orales dans ces trois cultures . L’auteur met ainsi l’accent, au quatrième chapitre, sur l’importance de la langue vernaculaire – et du jazz – auprès des Africains-Américains. Au chapitre suivant, il interroge notamment les notions d’« indiens », de « postcolonial », de « nouveau monde », en les analysant du point de vue des autochtones. À ce sujet, son analyse de l’ouvrage The Heirs of Columbus, de Gerald Vizenor, est particulièrement évocatrice. Pour finir, l’auteur revient sur le cas du Québec – et du Canada –, où il explore la question des deux solitudes, tout en faisant une lecture critique du multiculturalisme proposé par le philosophe Charles Taylor. Encore une fois, les pratiques orales restent des plus importantes chez Winfried Siemerling, alors qu’il prête une attention particulière au joual, ce « vernaculaire québécois » (203).

Mentionnons ici quelques éléments, ou détails, qui peuvent fatiguer, voire irriter l’oeil du lecteur. Si on peut comprendre que cet ouvrage s’adresse à un lectorat averti, et qu’on lui excuse les autrement regrettables « Comme on le sait » (56) et ses variantes, parsemées tout au long de l’ouvrage, on saura moins gré à l’auteur d’avoir fait l’économie d’un certain effort de contextualisation. Devant la masse d’auteurs et de personnages cités ou mentionnés par Winfried Siemerling au fil des pages, une présentation plus adéquate de ceux-ci aurait été souhaitable. Pensons ici à Gérard Godin, lui « qui deviendra plus tard ministre de la Culture et de l’Immigration du gouvernement du Québec » (225), sans que l’on ne sache ni quand ni sous quelle bannière cela se produira, des informations de la plus haute importance dans le contexte politique québécois après la Révolution tranquille.

À ce propos, l’index aurait gagné à être constitué avec plus de rigueur. Si le nom de Jean Lesage est répertorié, on se demande bien pourquoi celui de Maurice Duplessis (214) ne l’est pas. Sinon, pour rester au Québec, qui est l’un des terrains d’enquête de l’auteur et considérant de plus la nature même de cette traduction, on ne peut que s’étonner de voir certains noms québécois briller par leur absence dans l’ouvrage, que ce soit dans la bibliographie ou ailleurs. Si Pierre Nepveu, Régine Robin et Jacques Poulin y sont – et à juste titre d’ailleurs –, comment justifier l’absence des Gérard Bouchard, Yvan Lamonde et Joseph Yvon Thériault, pour ne donner que ces quelques noms?

Soulignons enfin le travail impeccable de traduction effectué par Patricia Godbout, professeure de traduction à l’Université de Sherbrooke, une amie et collègue de longue date de Winfried Siemerling. Il n’est jamais aisé de traduire un tel ouvrage, des plus denses, tout en conservant le sens premier, un défi auquel est parvenue Patricia Godbout. Grâce à son travail de longue haleine, les francophones peuvent désormais profiter de cet ouvrage dans leur langue, ouvrage qui, dès sa parution originale en anglais en 2005, s’est imposé comme un incontournable dans le domaine. On ne peut que s’en réjouir.