Corps de l’article

Au fil des quatre dernières décennies, le djembé, un tambour d’origine mandingue, est devenu un objet culturel familier au Québec, on l’utilise dans différents milieux sociaux et on lui attribue différents usages. Dans le domaine des arts, il est intégré aux spectacles musicaux et dansés et certains professionnels québécois sont des spécialistes du djembé. En effet, plusieurs d’entre eux, passionnés par les subtilités du répertoire mandingue, s’appliquent à conserver l’intégrité de cet art percussif de l’Afrique de l’Ouest, alors que d’autres l’utilisent uniquement pour ses caractéristiques sonores. Dans le domaine de la vie sociale plus pragmatique, on en joue pour réguler son stress dans des activités conçues pour le loisir culturel[1], c’est un objet de médiation privilégié pour faire l’apprentissage du travail en équipe dans une pratique nommée « team building » et c’est un outil thérapeutique de plus en plus utilisé pour communiquer avec les enfants autistes.

La raison pour laquelle on fabrique les djembés au Québec, c’est que dans les années 1970, au moment où certains musiciens s’exposaient sur la place publique avec le tambour attisant l’envie des amateurs de percussions, les djembés étaient introuvables. Les quelques rares exemplaires disponibles, on pouvait les voir aux mains des percussionnistes montréalais sur la Place Jacques-Cartier ou au Mont-Royal. La raison de cette rareté, c’est que les djembés africains, lourds et encombrants, entraient au compte-goutte dans les bagages de ceux qui les rapportaient de voyage. Sans la fabrication locale du tambour, il aurait fallu attendre les années 1990, période durant laquelle l’export/import africain s’organisa. En somme, ce sont les difficultés d’accès à l’instrument, conjuguées à une demande locale croissante qui ont conduit des artisans québécois à fabriquer le djembé.

Il nous a semblé intéressant de comparer les techniques de fabrication élaborées au Québec avec les méthodes traditionnelles africaines pour savoir comment les fabricants québécois ont recréé le tambour à partir des ressources en bois, quincaillerie, outils et savoir-faire locaux. Cet article présente l’étude comparée de la culture matérielle du djembé entre un sculpteur du Burkina Fasso, Kribé Sanou, et un fabricant québécois reconnu, Michel Ouellet. Comme l’étude des objets nous éclairent sur les contextes humains et sur les particularités sociales qui se construisent autour d’eux (Appadurai 1986; Kopytoff 1986; Turgeon 2005), en plus des données qui concernent sa matérialité, l’article démontre comment la fabrication locale du djembé reflète l’expression de la collectivité québécoise.

La fabrication québécoise du djembé africain

Pour une étude de la culture matérielle proche du geste musical

L’approche de la culture matérielle, qui sera ici privilégiée, est celle qui interroge l’objet du point de vue des systèmes techniques. À partir de cet angle de vue, c’est au travers de processus modélisés de transformation et de manipulation de la matière que sera comprise la relation entre l’objet et la société. Pour mettre en oeuvre ce projet d’étude, on utilise la méthode de la chaîne opératoire afin de décortiquer en détail les procédés techniques et technologiques de fabrication ou d’utilisation des objets, pour ensuite les analyser. Par exemple, Robert Creswell appréhende les techniques, y compris celles des processus économiques de production, comme des soutiens aux structures sociales. L’étude de l’objet par l’appréhension des techniques est comprise en tant que médiation de l’humain dans sa relation à l’environnement et à la société : « Le problème est vaste, car il met en relation non seulement les procédés techniques et les institutions sociales, ou plutôt la morphologie des institutions sociales, mais aussi l’homme et le milieu naturel par la médiation des techniques » (Cresswell 2010 : 24). Mettant en exergue l’importance du dépassement de la seule matérialité de l’objet, il incite les chercheurs à aller au-delà de la description. Se désolant de la surabondance des travaux sur les techniques qui s’en tiennent au descriptif, Creswell invite plutôt à comprendre les objets et les outils dans leurs rapports structuraux. À cet effet, le chercheur explique que dans le domaine de l’ethnologie, « l’objet ou l’outil ne nous intéresse qu’en ce qu’il constitue un chaînon dans un processus » (Cresswell 2010 : 24).

Christian Bromberger, pour sa part, combinant l’approche technique à l’approche sémiotique, propose ce qu’il nomme une approche « sémio-technologique » (1979). Selon Bromberger, il s’agit d’identifier les réseaux de correspondances entre les formes, les fonctions spécifiques et les conventions d’usage. Ainsi, les analyses technologiques servent la compréhension des systèmes de sens pressentis. Pour l’ethnologue, ces architectures sociales sont observables depuis un ensemble d’exigences « contextuelles » perceptibles par l’observation des mises en oeuvre fonctionnelles pour lesquelles sont pensés et créés les objets (Bromberger 1979 : 7). Le chercheur élargit ainsi l’étude des techniques en leur attribuant, par exemple, le rôle d’agent révélateur « des relations de genres », comme il le fait dans son étude sur les techniques de production alimentaire dans le monde iranien (2008).

À l’instar des chercheurs qui adoptent l’approche de la culture matérielle sous l’angle des techniques, j’ai cherché à comprendre comment les usages sociaux du djembé sont exprimés dans les techniques de fabrication de l’objet, en l’occurrence le djembé créé par les artisans québécois. Ma méthodologie s’inspire des concepts de la chaîne opératoire mise de l’avant par Lemonnier, qui estime que ce procédé « constitue la matière première de l’ethnologie des techniques ». Considérant que le djembé est un objet destiné à une pratique corporelle, cette approche de Lemonnier est d’autant plus inspirante que le chercheur propose d’élargir ce champ de l’ethnologie, fondé sur les techniques, aux concepts des techniques du corps de Mauss (1950). En effet, Lemonnier étudie les éléments de la chaîne opératoire du point de vue de leurs relations entre le corps et les actions sur la matière.

[Pour] élargir le champ de l’ethnologie à ces humbles et triviaux comportements humains que sont les techniques du corps, et, a fortiori à toute action technique, comprendre en quoi une opération matérielle est propre à un groupe particulier, c’est d’abord tenter de déchiffrer la manière dont divers éléments (énergies, outils, gestes, connaissances, acteurs, matériaux) sont mis en relation au cours de processus qui modifient un système matériel […].

Lemonnier 2004 : 47

Sur les traces des théories de Lemmonier, en plus de faire l’étude de la chaîne opératoire, j’ai choisi de prendre en compte les usages praxéologiques du djembé. En effet, l’objet est fabriqué à l’intention de praticiens, et il me paraît incontournable de prendre en compte les praxies des destinataires. Cette approche praxéologique de la culture matérielle m’a aussi été inspirée par les travaux de Jean-Pierre Warnier (1999). Selon lui, la différence entre l’approche sémiologique et praxique, dans le cas de la culture matérielle, provient des outillages conceptuels pour analyser la problématique; pour lui, la « valeur praxique de l’artefact, c’est-à-dire comment le sujet est en prise avec l’objet et ce qu’il fait avec, est ipso facto située dans un monde en mouvement où le corps vivant, la matière, les artefacts et les sujets bougent » (Warnier 2009 : 158). Pour illustrer sa position théorique, le chercheur nous donne un exemple de type sémiologique, celui de la cravate. Cet accessoire vestimentaire connote la masculinité, « qu’elle soit exposée à la vente dans une vitrine, ou portée par un homme ou une femme qui signale alors qu’elle fait comme les garçons » (Warnier 2009 : 158). L’étude du point de vue sémiotique considère l’objet, dans sa relation au sujet communiquant, comme une forme de langage plaçant le chercheur devant la problématique de l’étude des signes. Dans cet ordre d’idées, une approche sémiotique du djembé adopterait comme point de départ que le djembé aux mains d’un chef d’entreprise ou d’un djembéfola africain (joueur de djembé), le djembé affiché sur le panneau publicitaire d’un café ou dans les mains d’un enfant à l’école, est signe d’africanité. L’angle d’enquête, le questionnement, est tout autre lorsqu’il s’agit de la jonction subtile du geste et de l’objet et Warnier les appréhende comme étant des rapports féconds entre les cultures matérielles et les cultures motrices.

Pour ma part, dans cette recherche, je considère les praxéologies[2], expliquées au sens de Warnier, comme des contingences inscrites dans l’idéaltype[3] du fabricant. Dans « idéaltype », il y a « idéal » au sens des idées, du canon, de l’archétype, et « type » au sens de modèle abstrait d’un ensemble de caractéristiques. C’est à partir de l’idéaltype que naît le projet technique qui est porteur de l’ensemble des éléments producteurs de l’objet. En accord avec ce cadre théorique, pour l’analyse, j’ai classé les facteurs qui agissent sur le projet technique et la chaîne opératoire de fabrication selon quatre catégories : 1) la matière première; 2) les technologies disponibles ainsi que les connaissances qui s’y rattachent; 3) les contextes d’usage de l’objet; et finalement 4) l’idéaltype.

Michel Ouellet a été sélectionné comme fabricant québécois pour cette étude en fonction de la reconnaissance que lui manifestent ses pairs, les percussionnistes professionnels. Tout comme on le fait en ethnomusicologie lorsqu’on veut comprendre un système musical inconnu, j’ai considéré comme prééminents les termes et concepts utilisés dans le discours du fabricant lorsqu’il explique ses techniques. Puisqu’il s’agit d’un transfert interculturel, j’ai comparé au moyen d’une technographie les techniques africaine et québécoise de fabrication. Le choix du fabricant africain s’est fait à partir d’une recherche sur Internet. J’ai choisi Kribé Sanou, un sculpteur du Burkina Faso, pour la qualité des informations qu’il affiche sur son site. J’ai établi une communication par téléphone et par courriel avec Kribé pour valider les données et pour collecter son récit de vie. Cette opération de collecte de données comporte cependant des limites, puisque je ne suis pas allée sur le terrain pour collecter moi-même les données provenant d’Afrique. Cependant, la technique de fabrication des djembés en Afrique fait l’objet de plusieurs documentaires et vidéos visibles sur YouTube et sur différents sites Internet, ce qui m’a permis de comparer les données provenant de différentes sources et d’évaluer la pertinence des informations reçues du fabricant africain.

Puisqu’il s’agit d’un tambour qui a voyagé de l’Afrique vers le Québec, il était essentiel de comprendre en quoi le projet technique d’un fabricant québécois comporte une forme d’idéaltype élaborée à partir du tambour africain. Y a-t-il eu une transmission des connaissances entre les premiers fabricants de djembés québécois Paul Séguin, Gilles Boucher et Michel Ouellet? Existe-t-il un flux transnational de connaissances, une forme culturelle continue entre l’Afrique et le Québec? Pouvons-nous aspirer à une pérennisation des connaissances et compétences développées par ces fabricants jusqu’au point de créer un patrimoine québécois technique, métissé, qui sera transmis aux générations futures?

Les premiers djembés fabriqués au Québec

En 1974, Michel Séguin, au retour d’un voyage en Afrique de l’Ouest, a rapporté un djembé au Québec. Dès son arrivée au pays, Michel et son frère Paul Séguin se mirent au travail afin de reproduire l’instrument. Ce réflexe est peu surprenant étant donné l’historique de débrouillardise des Québécois qui ont construit leur pays à partir de la forêt, sur un territoire où le bois est une matière première abondante. Travailler à partir de l’arbre que l’on coupe soi-même est un savoir-faire local qui remonte à l’époque de la Nouvelle-France. Cependant, personne n’avait fabriqué de djembés au Québec; Paul Séguin, faute d’informations sur la façon de procéder, décodait à même le modèle d’origine le maximum d’indices susceptibles de l’aider à reproduire l’instrument convoité. Au bout de plusieurs essais, il obtint un résultat à tel point satisfaisant que Michel Séguin est monté sur scène, lors du spectacle de clôture de la Superfrancofête de 1974, avec ce djembé fabriqué au Québec. Le tambour est reconnaissable visuellement, il porte sur lui la marque de la recréation locale, un ensemble de clés de métal utilisé par Paul Séguin comme système tenseur pour la membrane, une peau d’animal, au lieu de cordes végétales employées en Afrique. L’idée des clés de métal lui avait probablement été inspirée des congas, une des rares percussions frappées à la main présente au Québec dans les années 1970. D’ailleurs, ce système de tension (clés de métal) de la peau, plus simple que celui du tambour d’origine africaine qui consiste en un filet de cordes, témoigne du processus d’adaptation aux besoins locaux. En effet, la peau d’animal est sensible aux écarts de températures qui sont extrêmes au Québec, et, comme les molécules de la peau d’animal réagissent à la chaleur et au froid, le phénomène climatique impose aux percussionnistes des accordages plus fréquents du tambour. Le système de tension d’origine africaine nécessite beaucoup plus de temps que le simple fait de tourner une clé pour tendre la peau. Par ailleurs, Paul avait utilisé pour couper l’arbre, vider le tronc et affiner la forme, la scie à chaîne et le tour à bois électrique, et un ensemble d’outils qui sont encore fort connus et populaires aujourd’hui tels que le ciseau à bois, le marteau et le papier à sabler. Après quelques essais dans des essences de bois différents, l’arbre choisi par Michel et Paul Séguin, pour sa qualité sonore, a été le bouleau blanc[4].

Paul Séguin a vendu plusieurs exemplaires des djembés qu’il fabriquait patiemment, un à un, dans son atelier. Cette rareté des tambours a stimulé la créativité de quelques artisans. Les tambours fabriqués au Québec, pour un temps, ont été plus nombreux que ceux qui venaient d’Afrique. Alors que la pratique se démocratisait grâce à l’évènement qui prenait place tous les dimanches à Montréal, les Tamtams du Mont-Royal, la visibilité du djembé stimulait le goût des amateurs pour ce nouveau type de tambour, mais la ressource manquait. C’est dans ce contexte historique que s’est développé le savoir-faire québécois de la fabrication du djembé, non pas par transmission, mais par imitation, décodage, tâtonnements, ajustement et adaptation à partir de l’objet « idéal », le modèle original africain.

Paul Séguin vivait dans la région de l’Outaouais et c’est à Montréal que se développait l’engouement pour le djembé. Comme la demande était supérieure à l’offre, d’autres artisans de la région montréalaise se sont mis à l’oeuvre. Celui qui fabriquait les djembés à Montréal dans les années 1980, c’était Gilles Boucher. Il utilisait lui aussi le tour à bois et s’était aménagé un atelier sur la rue Ontario dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Le bois choisi par Boucher était le merisier. Ainsi, déjà dans les années 1980, une lignée de fabricants était née au Québec et c’est dans l’atelier de Gilles Boucher que Michel Ouellet, mon informateur principal, devenu le plus important fabricant de djembés au Québec, a été contaminé par la passion pour la fabrication de ce tambour. Aujourd’hui, il est propriétaire d’une entreprise de fabrication de tambours qui porte le nom de Moperc. Mais avant de me pencher sur la pratique de Michel Ouellet, je souhaite présenter mon informateur africain, le fabricant de djembés Kribé Sanou.

Technographie comparative des méthodes de fabrication

Kribé Sanou, tailleur de djembés du Burkina Faso

Kribé Sanou, membre de l’ethnie Bwaba du Burkina Faso, est descendant d’une lignée de forgerons. Au village, son père taillait aussi le bois, il fabriquait des mortiers et des pilons. Lorsque Kribé et sa famille ont migré vers la ville, à Bobo Dioulasso, son père dut adapter ses productions aux besoins des utilisateurs locaux. Il forgeait des outils d’agriculture et taillait des plats en bois. Comme ils étaient cinq enfants dans la famille, pour subvenir aux besoins de tous, à 14 ans, Kribé contribuait à l’économie familiale en accomplissant des petits boulots ici et là : creusage de puits, coulage de marmites en aluminium façon traditionnelle[5], maçonnerie et finalement, il taillait lui aussi des mortiers comme son père. Bien que son père ne soit pas tailleur de djembés, Kribé a été imprégné des méthodes paternelles de sculpture sur bois utilisées pour la fabrication des mortiers. Le djembé et le mortier partagent les mêmes formes et techniques de base pour leur fabrication. Kribé Sanou aimait déjà travailler le bois lorsqu’il a commencé à pratiquer la sculpture des djembés auprès de celui qu’il nomme son patron : « j’ai trouvé un patron[6] qui m’a pris à côté de lui ». La transmission orale se fait sans explications et Kribé mentionne « qu’ici, un patron ne parle pas, il faut regarder, regarder, et essayer. J’étais beaucoup en brousse, on travaillait le bois sur place »[7].

La carrière professionnelle de tailleur de djembés de Kribé a commencé lorsque des revendeurs lui ont proposé d’acheter les tambours qu’il sculptait. Mais il était peu payé pour son travail, alors que les revendeurs empochaient six ou sept fois le montant du prix de vente des tambours. Heureusement, il s’est lié d’amitié avec des Européens qui lui ont donné l’occasion de devenir un travailleur autonome. L’idée était qu’il vende lui-même ses tambours afin de toucher la totalité des gains. Aujourd’hui, Kribé vend lui-même ses tambours à partir d’un site Internet que ses nouveaux amis ont créé pour lui[8]. On y retrouve des photos et vidéos des étapes et méthodes de fabrication. C’est à partir des photos qu’il affiche sur Internet que je l’ai contacté, et nous avons communiqué par courriel. Les informations qu’il m’a transmises m’ont permis d’effectuer une comparaison entre la méthode africaine de Kribé et la méthode québécoise de Michel Ouellet.

Michel Ouellet et les percussions Moperc

Michel Ouellet est né en 1960 au Cap-de-la-Madeleine, aujourd’hui nommé Trois-Rivières. Son père était forgeron, et en plus d’un ensemble de savoir-faire sur la manipulation des métaux, il a reçu en héritage l’amour du travail d’artisan. Au début des années 1980, il s’installe à Montréal pour y faire ses études au Cégep du Vieux-Montréal. Il se souvient des premiers temps du djembé et fait partie de ceux qui ont côtoyé de près ou de loin les pionniers. Son premier tambour était un conga[9] acquis à Montréal vers 1978. Il l’avait échangé contre une basse électrique qui lui servait peu. C’était « un vieux conga mexicain », mais l’expérience percussive vécue a déclenché son engouement pour le tambour.

Michel Ouellet s’intègre à la communauté naissante des amateurs montréalais du jeu de la percussion frappée à la main. Il y fait la rencontre de Gilles Boucher l’unique sculpteur de djembé à Montréal et lui commande la fabrication de son premier djembé. L’idée même de fabriquer un djembé l’excitait tout autant que d’en posséder un, et, chemin faisant, il espérait glaner quelques savoir-faire dans l’atelier de Gilles Boucher. Ce tailleur de tambours creusait des troncs de merisier sur lesquels il montait une peau de chèvre tendue, non pas avec des cordes à l’africaine, mais avec le système de tension des congas, qu’on nomme dans le langage du milieu des fabricants : « la quincaillerie ». Ce sont des pièces de métal fixées au fût du djembé, soit un système de clés de tension pour l’accordage du son. Michel Ouellet décrit ainsi ses premières expériences de fabrication du djembé.

J’ai vraiment eu un coup de foudre. Quand j’ai su qu’il fabriquait des djembés, je l’ai envié avant même de lui en acheter [en parlant de Gilles Boucher]. Je me disais, un jour, je veux m’en fabriquer un. En 1988, j’ai acheté une maison ici à la campagne [Saint-Adrien]. Gilles Boucher faisait ça avec une scie mécanique. Je savais que je pouvais faire la même chose que lui, utiliser une scie mécanique. J’ai vu les étapes. Creuser une bûche, tu peux prendre des trucs si tu vois quelqu’un faire, mais il faut que tu prennes des trucs par toi-même. Je me suis acheté une scie mécanique pour couper du bois sur ma terre, mais aussi pour me faire un djembé[10].

En 1989, l’apprenti artisan vit à la campagne, à Saint-Adrien près de Sherbrooke. Il habite avec sa compagne qui est propriétaire d’un café qui est aussi une salle de spectacle : Le P’tit bonheur de Saint-Camille. Un jour, on lui demande de jouer du djembé, « son » djembé, qu’il avait lui-même fabriqué, pour accompagner des cours de danse. Et de fil en aiguille, il vend son djembé à une étudiante, puis encore un autre, depuis, la roue de son entreprise n’a jamais cessé de tourner depuis. C’est ainsi que le djembé s’est installé à Sherbrooke grâce aux tambours fabriqués par Michel Ouellet, alors que, pour répondre à la demande, il creusait des tambours sur commande comme le faisait Gilles Boucher, le sculpteur duquel il s’était inspiré. À ses débuts, il a creusé des bûches à la scie à chaîne, avant d’utiliser le tour à bois. C’est à force d’essais et d’erreurs que Michel Ouellet a développé des techniques de fabrication jusqu’au jour où il a fabriqué un djembé d’une forme parfaite en un après-midi.

L’idée des lattes de bois : l’innovation remplace la transmission

L’idée de fabriquer des djembés en lattes de bois lui est venue à partir de ses recherches pour fabriquer des congas[11]. En effet, Michel Ouellet avait pleinement assumé que son métier était celui de fabricant de tambours, et le marché des congas lui semblait une panacée. Ce tambour est associé à la musique cubaine, et compte tenu de la situation politique et économique de Cuba, les congas cubains, en plus d’être rares, étaient d’une piètre qualité selon Michel Ouellet. Pour mettre en oeuvre son projet, pas question d’apprendre d’un maître ou d’un collègue; les méthodes de fabrication des artisans sont des chasses gardées dans un monde où les savoir-faire uniques sont source de revenus. Il lui fallait glaner l’information par copiage et analyse des tambours existants sur le marché. L’idée de fabriquer le djembé à l’aide de lattes de bois lui a été inspirée de son premier conga, un tambour fabriqué au Mexique conçu à partir de ce procédé. Il faut spécifier qu’il existe aussi des congas en fibre de verre, mais l’expérience artisanale de ce matériau ne l’intéressait pas, pas plus d’ailleurs que de creuser un conga dans un tronc d’arbre, comme le font si bien les Africains tailleurs de tambours. Ses recherches l’ont amené jusqu’à New York où il cherchait à glaner du mieux qu’il le pouvait quelques données en prenant les grands moyens : se commander un tambour chez un des meilleurs facteurs de renommée internationale.

J’ai cherché de l’information à New York chez Skin on Skin, un nommé Jay Bereck[12]. J’ai passé une commande, je voulais voir son atelier. Donc, j’ai commandé un tambour pour voir. J’avais mes idées de comment faire, et je suis sorti de là et j’avais ma confirmation. Si lui pouvait, moi, je pouvais !

Figure 1

Djembé, lattes de bois

Djembé, lattes de bois
©Monique Provost

-> Voir la liste des figures

Mais son projet technique n’était pas au point et coller les lattes de bois recourbées était un principe qui lui échappait. Sans maître ou mentor pour le diriger, loin des savoir-faire traditionnels, le mimétisme l’amènerait à trouver la réponse à ses questions de recherches.

Finalement, c’est par hasard que Michel Ouellet a trouvé la réponse.

Un jour, des amis qui étaient venus jouer au P’tit Bonheur à Sainte-Camille[13] avaient laissé un journal de New York qui montrait un fabricant de congas en Oregon ou Seattle et on voyait une presse à coller. Le gars collait des congas. Mais on voyait juste le bout de son installation, je me suis imaginé la base et je l’ai fait comme je pensais [en parlant de la machine hydraulique qui permet de coller les tambours sous pression]. Sinon, j’ai acheté des congas de toutes les compagnies, des djembés, j’en ai eu beaucoup, des beaux, je regardais les formes et m’inspirais de ça[14].

Lors de ses premières expériences de fabrication de congas, il modelait les lattes de bois avec de la vapeur pour imposer la courbure recherchée. Puis un jour, durant les années 1980, il examina les tambours du percussionniste Pierre Cormier qui avaient été fabriqués par le plus réputé des fabricants de congas, le Portoricain Junior Tirado. Il comprit alors que la courbure des lattes ne provenait pas d’un pliage, une technique ardue à laquelle il se confrontait. En effet, elles étaient taillées à même le bois, à la scie à ruban. Grâce à cette découverte, il a imaginé comment fabriquer des djembés par lattes. En conclusion, comme le souligne Tim Ingold (2000) dans ses théories, c’est par l’observation de son environnement, par des essais répétés, et par le travail avec la matière que l’artisan a développé de nouvelles façons de faire et, par conséquent, un objet nouveau.

Comparaison des chaînes opératoires de fabrication

Un bon djembé

Pour comprendre la teneur des projets techniques du fabricant et inventorier la terminologie, j’ai répertorié les paramètres de ce qu’est pour mes informateurs un bon djembé. Pour m’assurer d’une réponse vérifiable, je leur ai demandé d’évaluer le même prototype, mon djembé personnel. À partir de leurs récits, j’ai appris que la matière première ou essence du bois, la forme, la taille, la peau et le système de tension, la provenance et l’esthétique sont les principaux critères pour évaluer la qualité d’un tambour. Mais c’est le son qui dicte les limites des compromis de l’une ou l’autre de ces caractéristiques. Dans les discours des musiciens, un bon djembé, c’est avant tout un djembé africain fabriqué en Guinée, au Mali ou au Burkina Faso.

L’essence du bois est primordiale. Le bois doit être dense et les djembés africains pour cette raison sont très lourds. La forme, elle, affiche une longueur proportionnelle entre le pied et la coupe. Un large bol émettra un son avec une basse volumineuse et résiliente, et un tambour moyen aura au minimum 24 pouces de hauteur et 12 ou 13 pouces de diamètre. La sculpture intérieure est déterminante pour la qualité du son. On reconnaît la facture des djembés professionnels à la précision du travail effectué à l’intérieur de la coupole, ainsi qu’à la découpe de l’amplitude du trou. Le découpage sera précis à la jointure du bol et du pied. Les noeuds naturels du bois pouvant occasionner des fuites d’air, il faut les traiter avec un amalgame de sciure de bois et de colle. Une cavité intérieure mal taillée se matérialise par un bol non défini dans la cambrure des hanches, sculpté en pente vers la queue, pour « sauver du temps ». On veut des hanches qui affichent une certaine carrure, et la jonction de la hanche avec le pied sera d’un angle parfait, voire aigu. Le bol ainsi taillé offre un maximum d’espace à l’air qui sera déplacé par le coup donné sur la membrane, la peau. Pour protéger le rebord du pied qui est posé sur le sol, on ajoute un revêtement de caoutchouc provenant de pneus recyclés. Pour ce qui est de la membrane de résonance de mon tambour, elle a la singularité d’être fabriquée avec une peau de veau, alors que le djembé africain est en peau de chèvre. Avec la peau de veau, on obtiendra un son moins sec et qui se rapproche plus du conga, toutefois cette membrane est plus dure pour les mains du joueur. La peau d’un djembé africain n’est pas tendue par un système de quincaillerie (clés de métal), mais par un tressage d’une corde solide.

Importateur de djembés à Montréal depuis les années 1990, Alexandre Daudé commande les fûts des djembés et les peaux séparément. Pas question que les djembés voyagent déjà montés, car cela risquerait d’abîmer les peaux fragiles. Il utilise des cordes en polyester déjà étirées, « fabriquées au Canada » dit-il fièrement. L’homme d’affaires m’explique que la notion de bon djembé change avec le temps et les pratiques. Selon Alexandre Daudé :

Le djembé a beaucoup évolué. Il a évolué ici dans les esprits et il a évolué en Afrique dans les styles. Un djembé des années 1990 n’a rien à voir avec un djembé qui sera fait maintenant. La forme a évolué, la qualité des sculptures du travail sur le bois, les cordes, le montage sur le bois[15].

La dynamique culturelle et les « cultures motrices » imposent l’adaptation constante des critères de fabrication du tambour, parce qu’ils en sont le prolongement. On le perçoit dans les exigences des joueurs professionnels modernes. Ils recherchent deux caractéristiques importantes dans la sonorité du tambour : d’abord la puissance, qui dépend de l’essence du bois; ensuite la définition sèche des notes hautes, une qualité sonore qui permet de produire des sons aigus qui se hissent au-dessus de la mêlée dans l’orchestre. Les basses larges et généreuses dépendent surtout de la taille du tambour, en plus de la nature du bois qui sert de matière première.

-> Voir la liste des tableaux

Figure 2

Kribé Sanou

Kribé Sanou

-> Voir la liste des figures

Figure 3

Michel Ouellet, Moperc

Michel Ouellet, Moperc

-> Voir la liste des figures

Michel Ouellet démontre qu’il existe un idéal du tambour fondé sur le canon guinéen de fabrication, à savoir une antériorité des connaissances historiques qu’il a adoptées et assimilées. Par exemple, la peau de veau installée sur mon tambour aura un effet néfaste, une tendance à déformer la circonférence du fût : « la peau est tellement épaisse que ça devient ovale ». Lorsqu’il est question de l’épaisseur du fût, il m’explique que c’est « comme les Guinéens » le font : « épais, un bois très dense, c’est ce qui fait que ça projette énormément ». Puis il me dira encore qu’à l’intérieur du fût on reconnaît la facture guinéenne, que c’est vraiment bien fait pour optimiser le son. C’est à partir de ses connaissances qu’il élabore son plan d’action, son projet technique. Dans cet ordre d’idées, on peut démontrer que les éléments cités par les fabricants sont les composantes de l’idéaltype sonore qui sera révélé par l’étude de la chaîne opératoire. À cet effet, le tableau comparatif qui suit donne une vue d’ensemble des données collectées sur les techniques de fabrication des deux informateurs présentés ci-haut. Vous trouverez côte à côte les étapes de mise en oeuvre pour la fabrication d’un djembé africain à la manière traditionnelle, selon Kribé Sénou, et pour la fabrication d’un djembé fait au Québec par Michel Ouellet. Le tableau est immédiatement suivi de deux photomontages montrant chacune des chaînes opératoires.

Les premières lignes du tableau traitent de la matière première. Le choix du bois est une question fondamentale pour la fabrication du djembé, et sa sélection est tributaire de facteurs environnementaux et culturels qui reflètent les particularités locales tant en Afrique qu’au Québec. Pour Kribé, le choix de la matière première s’inscrit davantage dans la tradition. La qualité sonore provient de la densité du bois fourni par les différentes essences d’arbres locaux : le linké, le diala aussi nommé caïlcedrat, le khaya (acajou) et le goni. Toutefois, avec les problèmes de déforestation, le nombre d’arbres diminue drastiquement et la sélection de Kribé est restreinte par l’accessibilité à la ressource. C’est une difficulté notable, puisque ce sculpteur africain coupe lui-même les arbres qui servent à la fabrication des tambours et, pour s’approvisionner, il doit parcourir des distances de plus en plus grandes afin de trouver la matière première.

Au Québec, la trame historique de l’arrivée du djembé nous montre les diverses recherches et expériences qui ont été faites avec les essences de bois locaux. Il n’y a pas de consensus chez les fabricants à cet égard. Paul Séguin, après avoir essayé de tailler l’érable et le merisier, a choisi le bouleau blanc. Pour Gilles Boucher, c’était le merisier, pour Michel Ouellet le frêne blanc et pour Bourema, un autre fabricant, c’est le pin blanc. Michel Ouellet m’expliquait que les harmoniques produites par la réverbération du bois sont déterminantes dans la production du son. Le choix de la matière première pour la fabrication des tambours dépend de l’esthétique sonore des percussionnistes et de l’idéaltype. L’érable, par exemple, émet des harmoniques difficiles à contenir, selon Ouellet. Mais pour ce fabricant expérimenté, d’autres facteurs entrent en jeu dans la sélection de la matière première. Si, pour Kribé, la déforestation est un facteur d’influence, pour Ouellet la rentabilité économique est déterminante. La sélection d’un bois cher ferait augmenter le coût de fabrication, en plus de compliquer les démarches d’approvisionnement. En effet, les bois chers sont rares, il faut les commander à l’avance et cela constitue un facteur de risque en termes d’efficience. Enfin, une donnée importante qui influence la sélection du type de bois pour la fabrication du djembé au Québec, c’est celle du poids du bois. Le praticien dont l’utilisation est de type loisir préfère un tambour léger, facile à transporter, adapté aux usages populaires locaux. Pour lui, la justesse du son est moins importante que la portabilité. Un bois dense comme l’érable est lourd, alors qu’un bois comme le pin est très léger, et Michel Ouellet a trouvé un compromis en utilisant le frêne.

Les technologies disponibles et les connaissances qui s’y rattachent

Kribé forge lui-même ses outils, puis creuse et lisse à la main les troncs d’arbres employés pour fabriquer des tambours. Sa technologie réside davantage dans une gestuelle précise que dans les outils qu’il emploie pour chaque étape de fabrication. Il y aurait une belle étude de la culture matérielle à faire chez le sculpteur africain. L’acquisition du savoir-faire kinesthésique du tailleur de djembé traditionnel est fondamentale et beaucoup plus exigeante que celle requise pour l’utilisation de la machinerie québécoise qui fait intervenir un autre type de savoirs et de compétences. La différence de moyens technologiques entre le Québec et le Burkina Faso, où travaille Kribé, est frappante. On y perçoit clairement des cultures matérielles fort différentes tributaires des technologies disponibles et de l’environnement écologique. Au Québec, les technologies ont permis à Michel Ouellet de concevoir un djembé qui requiert beaucoup moins d’efforts physiques, moins de bois et aussi moins de temps. De plus, l’accès à l’électricité et la disponibilité de machines sophistiquées telles que toupie, scie à ruban et surtout tour à bois constituent un facteur contextuel qui ne peut qu’imprégner l’objet et qui interfère sur les façons de faire requises lors de la fabrication. Le fait de fabriquer un tambour à même le tronc, sans outils électriques, pourrait être envisagé par un Québécois, mais son environnement technologique l’amène à chercher la solution la plus simple. De plus, parmi les facteurs sociaux, il y a celui de l’environnement économique duquel dépend la survie du fabricant. Ce facteur l’incite à chercher la solution la plus rentable. Dans cet ordre d’idées, les technologies modernes permettent plus aisément au fabricant québécois de réaliser son idéaltype en fonction des contingences liées aux ressources disponibles dans son environnement.

Par ailleurs, il y a la valeur artisanale et même artistique. Les techniques de sculpture de Kribé sont des techniques et savoir-faire transmis de génération en génération. Elles requièrent une longue période d’apprentissage corporel. Pour le musicien professionnel qui consacre lui-même de nombreuses heures à acquérir l’érudition des pratiques du djembé, le djembé fabriqué de façon traditionnelle est irremplaçable. Ses connaissances artisanales, matérialisées dans les djembés, peuvent s’avérer une valeur ajoutée.

Le temps de fabrication

Le temps de fabrication est tributaire des moyens utilisés pour l’acquisition de la ressource et des technologies utilisées pour la mise en forme du bois. Aux quatre jours de taille et sculpture que prend Kribé pour la fabrication d’un tambour, il faut ajouter plusieurs mois pour que le bois fraîchement coupé sèche correctement et termine le processus de contraction de sa fibre. Cette condition est indispensable pour que le tambour adopte sa forme finale, faute de quoi le bois du djembé peut se fendre. Cela n’est pas un souci pour Michel Ouellet. La matière première est déjà prête à la fabrication lors de son acquisition dans la mesure où il achète les planches déjà coupées. Qui plus est, sa méthode de fabrication par lattes collées et compressées empêche que le bois se fende et lui permet de construire plusieurs djembés à la fois, soit une vingtaine. Son cycle de fabrication s’échelonne sur deux semaines.

Michel Ouellet possède des outils qui facilitent son travail, une machinerie fonctionnant à l’électricité qui simplifie et allège les efforts physiques du travail. Le fabricant québécois a morcelé son travail en étapes répétitives qui lui permettent de travailler en équipe au besoin. Pour Kribé, la sculpture du bois dans un tronc d’arbre est un travail individuel et de précision. C’est une spécialité qui nécessite, en plus du savoir-faire, une bonne force physique.

L’installation de la peau sur le tambour

L’installation de la peau du tambour nécessite deux processus : celui de la préparation de la peau et celui de l’installation. La peau utilisée aujourd’hui sur les djembés est celle d’une chèvre et un animal est sacrifié pour chaque tambour. Les peaux utilisées par Michel Ouellet proviennent d’Afrique. La technique est la même pour les deux fabricants. Une fois que les peaux sont complètement imbibées d’eau, elles sont lâchement installées sur le fût à l’aide d’anneaux de métal et du système de tension. L’étape suivante est celle du rasage de la peau, ensuite, le tambour est laissé de côté jusqu’à ce que la peau sèche pour être tendue à nouveau. Même si cette étape est la même en Afrique et au Québec, le système d’attache et de tension est différent chez les deux fabricants. Kribé utilise le système local à trois anneaux de métal maintenus par un laçage de corde et de noeuds réguliers. Michel Ouellet utilise aussi les anneaux, mais la fixation et la tension sont obtenues grâce à un système d’attache et de tension en métal fabriqué maison, tel qu’expliqué précédemment.

Le système africain de tension par corde se calcule en heures et requiert temps et patience. Sans compter que chaque processus d’accordage nécessite une longue démarche, car il faut tendre à partir de chaque noeud. Pour donner un exemple du temps nécessaire, Prospère[16], que l’on voit sur la photo, peut monter un maximum de dix djembés par jour, donc on peut figurer environ une heure pour l’accordage d’un djembé. Le système de tension par fixations et écrous de métal s’installe chez Moperc en une trentaine de minutes. Michel Ouellet fabrique en partie la quincaillerie. Les pièces de métal sont transformées à l’aide d’une machinerie alors que Kribé forge tout le métal qu’il utilise.

Figure 4

Prospère, un artisan qui travaille avec Alexandre Daudé. Laçage des cordes qui servent à tendre les peaux du djembé

Prospère, un artisan qui travaille avec Alexandre Daudé. Laçage des cordes qui servent à tendre les peaux du djembé
©Monique Provost

-> Voir la liste des figures

L’idéaltype

Selon mon analyse, l’idéaltype du fabricant inclut davantage d’éléments que les seuls paramètres sonores d’un bon djembé. La raison qui me conduit à ce postulat est que le djembé est un outil technique destiné à des usagers dont le fabricant est tributaire. S’il s’agissait d’un objet décoratif, c’est dans la sémantique qu’on trouverait son sens, mais ici, l’objet est un outil destiné à la motricité de l’usager. Par conséquent, les usages du destinataire s’inscrivent dans l’idéaltype du fabricant. On peut les distinguer par les paramètres abstraits exposés dans les discours des artisans à propos de leurs tambours. Dans cette étude, ces informations sont accessibles dans les formules commerciales que les fabricants affichent sur leurs sites Internet respectifs. Ce sont les énoncés rédigés à l’intention de la clientèle cible de l’objet, afin de communiquer à leur clientèle cible le contenu de l’idéaltype qu’ils partagent avec ces derniers. Commençons par Kribé Sanou. Dans son discours promotionnel, il n’éprouve pas le besoin d’insister sur son origine africaine, mais il vante plutôt une complicité avec les musiciens professionnels qui vivent dans son entourage. Il met en exergue la qualité de fabrication du tambour et sa crédibilité d’artisan qui, selon lui, émanent du milieu au sein duquel il évolue. Il écrit : « Travail impeccable et parfaitement fini. Chaque instrument est vérifié par un musicien percussionniste qui a une grande expérience des sons[17] ». L’origine africaine est implicite, elle va de soi.

Michel Ouellet, lui, dira de ses djembés qu’ils sont « conçus et fabriqués pour les djembéfolas professionnels et exigeants », puis il ajoute : « léger et bien équilibré, ce djembé reste fidèle à sa référence folklorique »[18]. Son discours s’adresse à deux types d’usagers du djembé, le premier étant les professionnels, le deuxième, les amateurs à la recherche de tambours légers. De plus, la référence à l’idéal africain ne prétend pas à la tradition, mais propose une solution alternative pour produire le même résultat. Dans son énoncé qui cible les deux types d’utilisateurs, la qualité sonore recherchée par les érudits côtoie la portabilité tant appréciée par ceux qui jouent, par exemple, aux Tamtams du Mont-Royal ou à des fins de divertissement. En effet, le critère de portabilité semble être important pour un grand nombre de Québécois.

Le musicien professionnel accomplit des gestes percussifs précis qui requièrent des aptitudes motrices et des techniques du corps sophistiquées longuement travaillées. Il est à la recherche « d’une » sonorité et d’un maximum d’aisance pour la produire lorsqu’il fait corps avec son instrument. Ce « son » professionnel, c’est celui de la science des conduites rythmiques des mains érudites qui frappent le tambour, dont l’archétype de la perfection est celui des djembéfolas et des tambours africains. La virtuosité des percussionnistes professionnels est une praxéologie qui nécessite un outil adapté autant à la vitesse qu’à la précision du son donné en spectacle. Le djembéfola spectaculaire, celui qui impressionne, cherche à produire le maximum de vitesse et de volume sonore avec le moins d’effort possible. Il choisira l’outil qui peut le mieux répondre à son idéal. En ce sens, les djembés fabriqués minutieusement par Kribé pourraient correspondre aux conduites motrices du djembéfola professionnel, d’autant plus qu’il soigne aussi le caractère esthétique du tambour et impose sa marque personnelle à chacun d’eux.

Par ailleurs, les musiciens professionnels au Québec représentent un petit marché insuffisant pour faire vivre un fabricant, quel qu’il soit. S’il veut vivre de sa production, le fabricant doit aussi produire des tambours qui conviennent à la majorité ou à une clientèle suffisamment nombreuse pour être susceptibles de rentabiliser ses efforts et ses investissements. À cet effet, le marché populaire offre le potentiel d’un plus gros volume de ventes et représente l’opportunité de pouvoir pratiquer le métier d’artisan du djembé et d’en vivre. Être artisan est honorable, mais peu rentable dans un pays où les produits usinés apparaissent par milliers sur les tablettes des magasins. Un artisan qui fabrique des djembés au Québec, et à qui cette activité sert de gagne-pain, doit, pour survivre, trouver le moyen de faire des compromis entre les exigences de ses différents destinataires. Il y a ceux qui pratiquent la percussion pour l’art, pour la tradition mandingue, et les praticiens de type loisir ou populaire. Combler les besoins de ces différents types de clientèles impose de trouver un équilibre entre l’art et le commerce. Au surplus, le djembé africain, comme celui sculpté par Kribé, représente une forme de concurrence sur le marché des musiciens professionnels. Ce tambour authentique a non seulement une valeur musicale, mais une valeur d’authenticité culturelle honorable que saura estimer un percussionniste professionnel, surtout s’il se voue aux rythmes de tradition mandingue. Lui-même s’appliquera tout autant à consacrer les heures de répétition qu’il faut pour faire sonner son tambour à sa pleine capacité et apprendre les répertoires qui le mettront en valeur. Le percussionniste professionnel, loin de représenter la majorité des consommateurs et usagers, a tendance à préférer les tambours fabriqués en Afrique par les tailleurs de renom comme Kribé.

Conclusion

L’histoire de la fabrication du djembé au Québec est un élément clé pour l’étude du développement de sa pratique dans cette société. Cette étude confirme la singularité historique du Québec dans ce tout mondialisé. Les premiers djembés à être utilisés par les percussionnistes étaient fabriqués à partir du seul exemplaire rapporté d’Afrique au Québec par Michel Séguin. Il semble qu’à partir de l’exemplaire authentique, le concept matériel du djembé, l’idéaltype québécois ait été créé. Selon mon interprétation des données, la biographie de l’objet et cette étude de sa culture matérielle ne nous amènent pas vers une appropriation physique, matérielle, du djembé, mais plutôt vers une appropriation du « concept de djembé ». La chaîne opératoire qui démontre une méthode de fabrication fort différente, tout en conservant l’idéaltype africain, en fait la démonstration.

De plus, l’ingéniosité de Michel Ouellet pour adapter le djembé à partir de son environnement technologique et culturel témoigne aussi de l’unicité contextuelle locale. D’ailleurs, on peut très bien s’imaginer un Québécois cherchant à fabriquer le djembé selon la méthode africaine, mais l’inverse est impossible faute d’accessibilité du fabricant africain à l’environnement technologique nord-américain. Qui plus est, Michel Ouellet a bien expliqué qu’il préférait ne pas sculpter de troncs d’arbre, pratique qui, dans le monde modernisé, est considérée comme une forme d’art et exige une maîtrise qui ne s’acquiert qu’au bout d’un long apprentissage.

La singularité de l’environnement québécois, présente dans la culture matérielle locale du djembé, émane aussi du praticien, de la praxéologie de l’utilisateur du djembé. Les caractéristiques matérielles d’adaptation, créées lors des processus d’appropriation du concept même de djembé, démontrent une inscription dans l’objet des nouveaux usages que les Québécois ont attribué au tambour. La preuve, c’est qu’il existe des tambours pour les usages professionnels et d’autres tambours pour les usages que je nommerai ici populaires, avec l’idée de créer une démarcation entre les deux. Les caractéristiques matérielles du djembé professionnel et du djembé populaire répondent à des pratiques différentes. L’usage professionnel requiert une motricité acquise par de nombreuses heures de travail rigoureux et constant, et la frappe correspond à des sons précis desquels émane la finesse, voire la dentelle du rythme. Lors de l’exécution des rythmes, le percussionniste professionnel est en prise avec un outil (un djembé) qui prolonge la spécificité de son geste pour l’obtention de caractéristiques sonores précises, recherchées. C’est un hommage à cette pratique ancestrale dont l’origine est clairement inscrite dans la tradition mandingue. L’usage populaire est différent, il répond à d’autres objectifs musicaux dont on peut aussi identifier les paramètres dans l’idéaltype de Michel Oullette, ils traduisent les pratiques des Tamtams du Mont-Royal par exemple. La praxie, fondamentalement collective, est une mise en acte du rythme qui se limite pour la majorité des participants à l’exécution de la pulsation ou de jeux des figures rythmiques simples. Cette mise en acte du rythme, plus corporelle que sonore, prime sur la justesse du son, contrairement à ce que recherchent les percussionnistes professionnels pour qui la justesse du son et du geste est tributaire de l’exécution authentique du rythmique mandingue et de la polyrythmie.

Figure 5

Djembé fabriqué chez Moperc

Djembé fabriqué chez Moperc
©Michel Ouellet

-> Voir la liste des figures

Figure 6

Djembé fabriqué par Kribé Sanou

Djembé fabriqué par Kribé Sanou
©Kribé Sanou

-> Voir la liste des figures