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Le socialisme a-t-il été bon à quelque chose ? Généralement, la réponse qu’on donne aujourd’hui à cette question est négative : les analystes de l’ancien bloc soviétique, qu’ils se situent à gauche ou à droite, n’y voient qu’une chose du passé, dont l’incompatibilité avec les développements mondiaux contemporains serait déjà prouvée par la chute des régimes communistes dans cette partie du monde. Il n’en reste pas moins que, dans ces pays, des visions plus positives et valorisantes du socialisme ont cours, non seulement chez les anciens apparatchiks purs et durs, mais aussi dans certaines catégories de leurs populations. Cet article se penche sur ces mémoires positives du socialisme, en essayant de dépasser une perspective qui ne les concevrait que comme des faits bizarres d’un postcommunisme tumultueux pour en rendre compte en tant que faits sociaux et culturels dont l’explication réside également dans leur inscription sociale et culturelle locale.

Après la chute du communisme dans l’ancien bloc socialiste, la mémoire et le rapport au passé ont compté parmi les thèmes les plus étudiés par ceux qui se sont penchés sur cette région du monde. De nombreux articles, sessions, colloques et congrès leur ont été dédiés depuis, et il semble assez probable que leur popularité se maintiendra pour quelque temps encore. En fait, cet engouement pour la mémoire de la part des analystes de l’ancien bloc soviétique se trouve renforcé par quelques tendances plus générales. Ainsi, d’un côté, il fait écho au regain d’intérêt pour la mémoire qui s’est manifesté ces dernières années dans les sciences sociales, et en anthropologie en particulier (Bloch 1998 ; Crane 2000 ; Fentress et Wickham 1992 ; Forty et Küchler 1999  ; Homans 2000  ; Kwint, Breward et Aynsley 1999  ; Sutton 2001  ; Nahachewsky et Shostak 1999). D’un autre côté, le succès universitaire du thème de la mémoire parmi les analystes de l’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique est en consonance avec le mouvement de plus grande envergure qui traverse ces sociétés, celui du réaménagement de leur rapport au passé. Déclenché par la disparition du monopole idéologique que les partis communistes maintenaient sur les visions sociales du futur, du présent et du passé, ce mouvement a débouché sur un laborieux travail de «  réécriture de l’histoire », travail auquel les journalistes, les politiciens, les intellectuels, mais aussi les analystes des sciences sociales participent.

La direction la plus forte qu’a prise ce mouvement a compris des efforts pour inclure la répression dans l’histoire officielle de l’époque socialiste, en « donnant voix » à ceux qui ont été réduits au silence durant cette période (dissidents politiques, membres des « classes ennemies », minorités ethniques ou sexuelles). En participant à ce mouvement de réécriture du passé, plusieurs recherches se sont concentrées sur l’analyse des processus de reconstitution des « mémoires refoulées » de ces divers groupes, en mettant en lumière le rôle de la mémoire comme vecteur de construction identitaire (Jones 1994 ; Remmler 1995 ; Smith 1996).

D’autres études des processus de remémoration et de réinterpétation du passé dans l’ancien bloc socialiste sont parties, à rebours, non pas des groupes et de leurs remémorations, mais des véhicules qui servent à inscrire la mémoire dans la réalité sociale de ces pays : l’environnement bâti (Buciuca 2002) ; les musées (Khazanov 2000) et les artefacts (Ten Dyke 2000) ; la littérature (Hammer 1998) ; ou encore les commémorations, les monuments et les cadavres (Verdery 1999). Le détour à travers ces « lieux de mémoire » (Nora 1984) a permis de mettre en évidence le caractère contesté de la mémoire et des interprétations du passé, ceci amenant au constat fait par de nombreuses analyses portant sur les transformations postsocialistes : celui de la diversité et même de la divergence des mémoires mises en marche après la chute du socialisme (Kalb, Svasek et Tak 1999).

Ainsi, à côté de la mémoire traumatisée des victimes du communisme, on a constaté également l’existence d’une mémoire revalorisant la période socialiste, ou, du moins, certains de ses aspects et moments. C’est d’ailleurs en partant de l’hypothèse de cette revalorisation que certains analystes ont essayé d’expliquer la victoire des partis regroupant les anciens apparatchiks communistes dans plusieurs élections qui ont eu lieu dans les pays de l’Europe de l’Est après 1989 (Potel 1994 ; Creed 1995).

Mais, bien que remarquées à maintes reprises, les visions positives du socialisme ont moins fait l’objet d’une analyse approfondie que les visions négatives mobilisées par ceux qui se sont définis comme les victimes du socialisme. De manière générale, chaque fois qu’on s’y est heurté, ces visions positives ont été vues comme des curiosités, des « exotica » propres à des sociétés sortant de plusieurs dizaines d’années d’imposition idéologique. Selon ces approches, ce qui semblerait propulser la revalorisation du socialisme serait un bizarre mais compréhensible phénomène de la nostalgie. Devant les insécurités engendrées par les réformes économiques de démantèlement de l’économique étatique et d’ouverture au marché mondial, une partie de la population locale se serait tournée vers la période socialiste pour trouver dans la sécurité qu’elle leur offrait l’objet de leur regret mélancolique.

L’analyse de ces visions du socialisme en termes de simple « nostalgie » pose toutefois quelques problèmes. Elle a recours en fait à une conception psychologique universaliste du comportement (partant d’un prétendu besoin universel de sécurité), conception d’où le social et les inscriptions contextuelles et locales des visions positives du socialisme sont évacuées. Autrement dit, ce type d’analyse nous laisse toujours sur notre faim quant au pourquoi et au contenu concret de cette étrange poussée nostalgique. En effet, les analyses en termes de « nostalgie » expliquent les phénomènes sociaux et culturels (en l’occurrence, les visions positives du socialisme) en partant non pas des processus sociaux et des définitions culturelles locales, mais de facteurs externes tenant à un affect ou à des besoins humains universels — ce que Marshall Sahlins appellait la « raison utilitaire » (Sahlins 1976).

En dernière instance, il se peut que les analyses en termes de « nostalgie » nous éclairent moins sur les processus en cours en Europe de l’Est, que sur un certain regard que les sciences sociales jettent sur cette partie du monde. Car, en continuité avec les héritages conceptuels de la Guerre froide, les analyses en termes de « nostalgie » relèguent les visions positives du socialisme au niveau des émotions et nient du coup leur capacité heuristique. Rangées dans la case de l’affect, ces visions prennent ainsi des teintes irrationnelles ; elles deviennent des mécanismes psychologiques compensatoires sans aucun apport cognitif. Le besoin d’une explication plus approfondie de ces visions positives est donc désamorcé dès le départ : partant d’une « nostalgie » à paramètres psychologiques universellement valables, ces analyses occultent du coup la nécessité d’une investigation des définitions locales des émotions et des « besoins » ressentis lors des évocations du socialisme.

Une compréhension des transformations actuellement en cours dans les pays de l’ancien bloc soviétique ne peut pourtant pas éluder l’analyse approfondie de cet important aspect de leur réalité contemporaine qu’est l’émergence des visions positives du socialisme. Pour réaliser une telle analyse, je propose de dépasser une compréhension de ces visions en tant que simples expressions d’émotions et de les voir également comme des modes de compréhension que les acteurs développent afin de donner sens au monde dans lequel ils vivent. Comme toute remémoration, elles constituent aussi des manières de concevoir le monde, des schémas explicatifs, ainsi que des schémas pour assigner le blâme (Farmer 1992). En fait, ces visions du passé ne constituent pas seulement de simples reconstructions du passé (de ces « choses révolues » qui constituent l’objet de la nostalgie), mais aussi des commentaires sur le présent et sur les modèles de société dans laquelle on désire ou non vivre.

Dans cet article, je considérerai la mémoire non pas en partant de la manière dont elle « s’objectifie » dans des objets ou des événements, non plus que de la manière dont elle contribue à la construction identitaire, mais en partant des processus heuristiques mis en marche à l’occasion des remémorations. En suivant Munn, je considère la mémoire comme étant une appréhension des horizons de l’action et de l’avenir, comme étant constitutive de la relation entre le passé, le présent et le futur, et de leur construction réciproque (Munn 1992). La mémoire est donc inscrite dans le présent de ceux qui la mobilisent ; tout d’abord parce qu’elle se trouve prise dans les luttes de pouvoir symboliques que se portent les différents acteurs autour de la « définition légitime de la réalité » (Bourdieu 1989) ; et ensuite, parce qu’elle trouve son enracinement dans l’expérience concrète que les gens font de cette réalité (Roseberry et O’Brien 1991).

Je propose de partir d’une conception sociale des visions du socialisme, en les voyant, tout comme d’autres constructions de la mémoire, comme participant à des processus sociaux localisés dans la position, la trajectoire et l’expérience de leurs porteurs. Dans cette perspective, la mémoire du socialisme n’est pas une, mais multiple. Il n’y a pas une mémoire du socialisme — autrement dit, un discours collectif que la société entière tiendrait sur son passé —, mais des mémoires du socialisme — c’est-à-dire des discours divers que différents groupes tiennent sur le passé et qui se trouvent hiérarchisés par le contrôle que ces derniers arrivent à avoir sur les canaux de transmission du « savoir légitime ». Les discours sur le socialisme dépendent de la dynamique des rapports de pouvoir dans les sociétés de l’Est et s’inscrivent dans l’expérience spécifique qu’en font les acteurs. Ces discours constituent autant d’essais de légitimation de sa propre position et de délégitimation des autres acteurs dans le champ social qu’un commentaire sur les transformations actuelles en Europe de l’Est, sur leur possible direction future et sur les « projets de société » désirés.

Afin de saisir toutes ces dimensions, il est nécessaire de partir d’un cas concret. J’ai pris comme cas d’étude un groupe qui se détache de manière particulière dans la réalité contemporaine de la Roumanie et, en particulier, de ses campagnes : les cadres des unités héritières de l’ancienne agriculture socialiste, soit les associations agricoles et les fermes d’État. Constituant dans leur majeure partie un example de reconversion des anciens cadres de l’économie socialiste (ici, les coopératives et les fermes d’État socialistes), les cadres agricoles se situent en haut de la hiérarchie locale des villages roumains, bien que toujours en position ultime dans la hiérarchie économique nationale[1] . Leur discours et la construction qu’ils font du socialisme sont fonction de leur position et de l’expérience qu’ils ont fait du monde rural et agricole durant le socialisme, ainsi que de leurs essais pour s’y maintenir après sa chute.

Cet ancrage très spécifique n’empêche toutefois pas certains éléments de leur vision, en particulier la valorisation du socialisme, d’être présents dans le discours d’une catégorie plus large d’habitants des campagnes roumaines. En fait, non seulement les cadres et les villageois ont-ils baigné, durant le socialisme, dans l’idéologie diffusée par les autorités centrales du Parti (qu’ils ont bien entendu réinterprétée, tout en y puisant aussi des éléments), mais, sous certains aspects, les villageois et les cadres ont partagé des positions — et donc des expériences — similaires relativement à d’autres catégories sociales (par exemple, celles de ruraux par rapport à celles de citadins). Plus profondément, la valorisation plus large du socialisme provient de ceux qui sont les plus enclins à cette valorisation, voire de ceux que l’on pourrait appeler « les gagnants du socialisme », qui sont non seulement les cadres, mais aussi tous ceux qui ont su s’insérer de manière optimale dans le système en sachant manipuler ce dernier à leur propre avantage (à travers, en particulier, l’accès à un emploi salarié garanti et l’appropriation illicite mais souvent tolérée de ressources de l’avoir commun). Dans les campagnes roumaines, ces derniers formaient une couche assez large, comprenant notamment les ouvriers « navettistes » qui travaillaient dans les centres industriels environnants. À la lumière de l’impact dévastateur que les réformes postcommunistes eurent sur les campagnes roumaines, la désaffection par rapport à ces réformes et la valorisation des bénéfices que la population a pu tirer du communisme devinrent plus répandues que ce que prétendent les politiciens et les organismes internationaux. Si l’ancrage de la mémoire est particulier à un groupe donné et à son expérience, il n’en reste pas moins que les mémoires du socialisme véhiculées dans les campagnes roumaines (ainsi que plus largement dans la société roumaine) ne sont pas étanches et radicalement distinctes.

Le matériel que j’analyse ici est constitué d’entretiens que j’ai conduits avec une trentaine de cadres agricoles durant une recherche de terrain que j’ai réalisée en 1998-1999 et qui porte sur la transformation de l’agriculture roumaine après 1989. L’aire de l’étude a été le sud du département de Dâmbovita, lui-même situé dans la région sud-est du pays, à la frontière du département où se trouve la capitale du pays, Bucarest. Le sud de Dâmbovita est une zone de plaine qui a connu, au début des années 1960, la transformation des anciennes petites propriétés paysannes et des anciens domaines en coopératives agricoles (CAP)[2]  et en fermes d’État (IAS)[3] , respectivement. Après 1989, cette zone a subi pleinement les processus de transformation des structures de production agricoles qui ont traversé l’agriculture socialiste des coopératives et des fermes d’État. L’analyse de ces processus permettra de dégager la trajectoire spécifique suivie par les cadres agricoles et ainsi, par la suite, de mieux comprendre le discours qu’ils portent sur le socialisme.

Agriculture et cadres: continuités et réaménagements

Après la chute du régime communiste, l’agriculture roumaine a connu une des transformations les plus rapides qui aient affecté l’économie socialiste roumaine. Dès 1991, la loi foncière a décrété le démantèlement des coopératives agricoles et la rétrocession de leurs terres aux anciens propriétaires et à leurs héritiers. L’agriculture socialiste n’a pas été pour autant immédiatement démantelée. En effet, les fermes d’État ont été soustraites aux processus de redistribution de terres et de privatisation des entreprises étatiques, tandis que les nouveaux propriétaires ont été encouragés à former des associations agricoles qui, parfois, étaient directement héritières des coopératives socialistes. De plus, le parti de l’ancien apparatchik Iliescu, qui a pris le pouvoir après le renversement de Ceausescu et qui a réussi à s’y maintenir pendant les sept premières années de la transition, a maintenu les fermes d’État sous le contrôle du Ministère de l’agriculture et a englobé les nouvelles associations dans un « système d’intégrateurs » contrôlé par l’État. Ce système servait à contrôler la production des associations en régulant tant les liens qu’elles entretenaient, en amont, avec les unités de services mécanisés ou les entreprises productrices d’engrais, que les liens qu’elles entretenaient, en aval, avec les unités de distribution et de commercialisation des produits agricoles[4] . Par tous ces moyens, pendant les sept premières années de la « transition », les associations et les fermes d’État sont restées sous le contrôle et la protection de l’État et ont ainsi survécu malgré la réduction de leurs superficies et l’envolée importante des petites exploitations des nouveaux propriétaires fonciers. Finalement, et tout aussi important, le maintien de leurs liens avec l’État s’est doublé du maintien des anciens cadres agricoles à leur direction. En fait, les fermes d’État ont en grande partie gardé les mêmes directeurs, chefs de sections et ingénieurs que ceux qui se trouvaient à leur tête à la fin des années 1980, tandis que les associations agricoles sont devenues un débouché important pour les présidents des anciennes coopératives socialistes.

Après 1997, l’arrivée au pouvoir d’une coalition de droite, la CDR[5] , dédiée à l’accélération de la réforme de l’économie socialiste et à l’ouverture de l’économie roumaine au marché mondial, a débouché sur un réaménagement plus radical des structures économiques et des positions des différents acteurs à l’intérieur de ces structures. Le lien qui unissait les fermes d’État et les associations à l’État a été remis en question : la voie a été laissée libre à la constitution de nouveaux liens (en particulier avec des entreprises agroalimentaires, des banques et de nouveaux entrepreneurs fournissant des services mécanisés), cette fois-ci sans que l’État intervînt comme médiateur et pourvoyeur de ressources. Le système des intégrateurs a été démantelé, tandis que l’État a limité la régulation qu’il exerçait sur les prix agroalimentaires et a diminué substantiellement les subventions qu’il canalisait vers l’agriculture, en particulier vers le secteur associatif/étatique. Le résultat du retrait de l’État et de l’ouverture au marché mondial a été, dans l’immédiat, le blocage des circuits au long de la chaîne agroalimentaire. Les unités agricoles, petites ou grandes, ont été confrontées au manque de ressources nécessaires à la reprise du cycle de production, ainsi qu’au manque de débouchés pour leur production. En 1998, tous ces facteurs, combinés à la sécheresse, ont causé une diminution considérable des productions et, donc, des revenus. Le processus de « démodernisation » de l’agriculture roumaine, entamé dès les années 1980 mais accéléré depuis la chute du régime communiste, s’est poursuivi de plus belle.

En raison de tous ces facteurs, les cadres du secteur associatif et étatique ont vu baisser leur pouvoir à l’intérieur des hiérarchies agricoles et économiques. Confrontés à cette nouvelle réalité, les présidents des associations et les directeurs des fermes d’État ont répondu par un discours visant à légitimer leur propre position tout en essayant de délégitimer celle des autres. Ils ont essayé de contester cette baisse de pouvoir et de légitimer une éventuelle reprise de leur place dominante à travers un discours plus général sur l’État, la société et l’appropriation, c’est-à-dire sur les fondements mêmes de l’ordre social et des relations se trouvant à la base de la société.

De l’âge d’or de l’économie socialiste à la destruction de la réforme postsocialiste

La vision dominante du socialisme en Roumanie postsocialiste, promue par le gouvernement mais aussi par de nombreux analystes locaux, reprend, pour l’essentiel, le schéma et le jargon que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale utilisent pour légitimer la réforme radicale des économies étatiques héritées du socialisme. Dans ce schéma, l’économie socialiste est foncièrement mauvaise, car prise dans la camisole de force de l’État et ainsi inefficace et non compétitive. Elle doit et va être remplacée, de par les lois inéluctables du marché, par une économie de marché libre et compétitive. Dans cette vision, la solution aux problèmes de l’économie roumaine réside alors dans l’élimination des vestiges du passé et dans la conversion (quasi magique) des entreprises étatiques en entreprises capitalistes.

Les cadres agricoles contestent de façon assez directe le bien-fondé et la légitimité des politiques gouvernementales de déstructuration et de dissolution des structures économiques étatiques entreprises après 1997. En fait, leur discours est construit en dehors du discours officiel et décidément en opposition avec lui. Ainsi, pour eux, les transformations que l’agriculture roumaine a subies après 1989, et particulièrement après 1997, transformations qui ont porté des coups décisifs à l’agriculture étatique et associative, ne représentent pas, comme le prétendent les gouvernants, un pas vers son amélioration, une « destruction créatrice », mais une destruction finale et régressive.

Pour les cadres agricoles, les transformations postsocialistes représentent une destruction maligne parce qu’elles constituent la destruction d’une économie socialiste qui n’était pas, comme le prétendent les gouvernants, inefficace, mais, au contraire, de très haut potentiel. D’après eux, durant la période socialiste, l’industrie était compétitive et l’agriculture connaissait de très bonnes performances : la preuve en est que la Roumanie exportait ses produits partout dans le monde. À cette modernisation de l’économie a succédé néanmoins, après la chute du régime communiste, et en particulier après l’arrivée du gouvernement de droite en 1996, la destruction radicale des acquis du passé. On a détruit ainsi non seulement les coopératives, mais aussi l’agriculture d’État, symbole de la modernisation de l’agriculture roumaine et sommet des aspirations carriéristes de la bureaucratie agricole locale. Comme me le disait un ancien ingénieur agronome d’IAS, l’agriculture d’État se trouve « au bord de l’extinction », elle est arrivée à être « non pas à terre, mais au fond de la fosse et elle continue toujours de creuser sa fosse ».

Le paysage commun des campagnes roumaines (du moins au sud du pays) est d’ailleurs là pour témoigner, à tous ceux qui savent la voir, de cette destruction. Parsemant ce paysage des plus imposants édifices non résidentiels, les sièges, étables, ateliers ou remises des anciennes coopératives, stations de mécanisation, fermes d’État ou complexes d’élevage rappellent incessamment, par leur ruine et par la rouille qui s’empare de leurs clôtures et outillages, la destruction de tout un monde. Pour les anciens cadres de l’agriculture socialiste, ainsi que pour de nombreux villageois, ce monde et ses insignes représentent le sommet révolu d’un développement et d’une modernité socialistes qu’ils revendiquent avec fierté.

Pour les cadres agricoles, la destruction de l’agriculture socialiste s’inscrit dans une vision apocalyptique du présent, car elle représente non pas un phénomène circonscrit et marginal, mais la destruction de l’agriculture roumaine en entier. Pour un directeur de ferme étatique, « la période actuelle est le plus sombre des rêves. Depuis sept ou huit ans, nous descendons vers le fond. L’état de l’agriculture est proche du coma ». Cette destruction représente ainsi une régression absolue, une descente et non pas, comme dans le discours des gouvernants, un pas douloureux mais nécessaire pour rendre l’agriculture roumaine plus compétitive. En comparant le niveau actuel de l’agriculture à ses niveaux passés, les cadres agricoles essaient de rendre par des images saisissantes son état présent d’arriération technologique et productive : « le niveau de l’agriculture est plus bas qu’en 1950, qui lui-même était plus bas qu’en 1938 ».

Qui plus est, la destruction de l’agriculture socialiste est symptomatique d’un phénomène qui dépasse le secteur agricole : la destruction plus globale de l’économie roumaine. « Chez nous, on détruit cette économie, et c’est seulement la poussière qui en reste ». Cette destruction est la résultante d’une voie qui s’est avérée être un cul-de-sac pour la société roumaine dans son ensemble et qui ne débouche plus sur une amélioration, mais au mieux sur une stagnation. « Il y a quelque chose qui tourne en rond [dans l’économie roumaine] ». Dans cette voie, il n’y a plus ni sortie ni espoir. Comme me le disait un chef d’association, « en Roumanie, il n’y a aucune chance pour l’agriculture. Mais pas seulement pour l’agriculture ; pour beaucoup de choses, il n’y a pas de chance en Roumanie. Les jeunes sont désorientés, les ouvriers sont à terre. L’agriculture est à terre, la santé est à terre, l’armée est à terre, que diable faire encore ! Ça va être de pire en pire et on n’entrevoit pas d’espoir pour un avenir meilleur ».

Où est… qui est l’État maintenant ? De l’ordre au chaos

Pour les cadres agricoles, la cause de cette destruction générale réside dans la déstructuration et la rupture des liens entre l’État et l’économie. En fait, la baisse de la production et le blocage en agriculture sont vus comme le résultat du retrait de l’État, du fait qu’il n’est pas intervenu pour sauver les unités agricoles héritées du socialisme. Poursuivre dans ce manque d’implication débouchera sur la catastrophe, et l’agriculture « ira vers le précipice ».

Il s’ensuit ainsi que, pour les cadres agricoles, la solution aux maux de l’agriculture roumaine ne se trouve pas, comme pour le gouvernement, dans moins d’État, mais au contraire, dans un retour à « plus d’État ». C’est seulement si l’agriculture est « aidée par quelqu’un, par l’État supérieur », que les cadres du secteur associatif et étatique pourront continuer à « travailler la terre du pays », et c’est seulement, avec « une implication sérieuse de l’État », que l’agriculture pourra se faire « dans des conditions performantes ».

En fait, pour les cadres du secteur associatif et étatique, la seule agriculture viable est l’agriculture des grosses unités d’exploitation, dirigée, contrôlée et aidée par l’État. « L’agriculture devrait obligatoirement être dirigée par l’État », me disait un directeur de ferme d’État, car « c’est seulement l’État qui peut rassembler et disséminer l’information concernant la demande de produits agricoles, celle qui permet au producteur agricole de savoir quelle superficie il doit cultiver d’une année à l’autre ». Et c’est seulement l’État qui est capable de trouver des débouchés extérieurs et de s’engager dans l’exportation de produits agricoles, surtout vers des pays ou le manque de devises étrangères entraîne la nécessité de recourir au troc de produits (tels que les pays de l’Europe de l’Est ou les nouveaux pays indépendants de l’ancienne URSS).

La déstructuration des liens entre État et économie est, pour les cadres agricoles, non seulement néfaste, mais aussi incompréhensible et illogique, car elle brouille les catégories habituelles servant à diriger l’action. Comme me le disait un directeur d’entreprise avicole, « en Occident tout se fait sous contrôle en agriculture. Mais ici, nous ne savons pas ce que nous produisons et ce que nous faisons. Nous appartenons au Ministère. Mais on ne sait pas où aller, que faire ».

Les cadres du secteur associatif et étatique vivent ainsi une perte de repères, car ils ne savent plus dans quelle structure ils se trouvent: à l’intérieur ou à l’extérieur de l’État? Dans les conditions où, pour eux, l’appartenance à l’État est définie principalement par le fait de bénéficier de la redistribution des ressources de l’État, un directeur de ferme d’État peut exprimer sa confusion devant l’essai de sevrage de la part du centre: « comment peut-on dire que “je suis à l’État” quand je ne reçois plus rien de l’État ? » Ou encore, se demande un directeur de ferme d’État devant l’augmentation de la valeur de la terre sur laquelle se trouve le siège de son IAS, « pourquoi eux, l’État, ne payent rien pour la terre située sous les lignes de transmission électrique? Tandis que nous autres, l’État, nous devons le payer ?  » Parfois même, la confusion catégorielle quant à ce qui fait ou non partie de l’État (en tant que structure économique) est vue même comme ayant provoqué le laisser-aller et la destruction perverse des unités. Les unités de services mécanisés[6] , par exemple, se sont trouvées, après le changement de régime, dans la zone grise d’entre-catégories : «  reliques du communisme » pour la droite, appartenant au « secteur privé » pour la gauche, «  elles ont été dans un cas comme dans l’autre, à détruire ! »

L’interruption de l’appui étatique au secteur agricole associatif et d’État, en particulier à travers la montée des taux d’intérêts pratiqués par les banques pour les crédits accordés à l’agriculture, est perçue comme un déplacement des frontières du pouvoir au détriment de l’État. « Si nous continuons à ce rythme, les banques vont être propriétaires partout dans ce pays. La banque est un État dans l’État, elle est le Vatican ! » La séparation des banques du grand corps indifférencié de l’État est vue comme brouillant les frontières de ce corps, le conduisant à la perte de sa substance et de son pouvoir, comme le ressentait un ingénieur agronome affecté à une mairie villageoise.

La banque est à l’État, mais elle vend la fortune de l’État. C’est exactement comme un ivrogne avec une ivrogne. Elle lui vend de l’alcool, et [en retour] il lui vend ses culottes. Je parlais avec le directeur de l’IAS: tu es à l’État, la banque est aussi à l’État. [Quand on donne des crédits à un IAS], on prend d’une poche et on en met dans une autre. Mais c’est toujours l’État qui perd !

Ce brouillage rend la réalité incompréhensible, car les chemins connus que prennent le pouvoir et le contrôle ne sont plus empruntés. « Il y a certaines choses non coordonnées, non suivies, il y a une nébulosité ! »

La déstructuration de l’ancienne économie socialiste et des liens qui la liaient à l’État est ainsi associée au manque de structures et au brouillage des catégories. Ce brouillage ne tient pas seulement à de simples jeux linguistiques, mais mène à un chaos qui paralyse le fonctionnement de la société entière. Pour un directeur de ferme d’État, « la Roumanie fonctionne seulement pour la façade, pour la réclame. Mais en réalité elle ne fonctionne pas. En réalité il y a un blocage [blocaj] total ».

Pour sortir du chaos, il faudrait réaliser une « clarification » des rapports entre l’État et l’économie, car « l’État doit avoir des attributions claires ». Mais ces attributions et la clarification qu’elles impliquent ne peuvent aller que dans le sens d’une reprise par l’État de son ancien rôle de redistributeur central des ressources de la société au bénéfice, entre autres, des cadres agricoles. C’est seulement ainsi, dans leur vision, à travers une réimplication de l’État dans l’économie, à travers ce que Verdery appelle la « réétatisation » (Verdery 1996: 213-215), que l’agriculture pourrait être sauvée.

Nous voyons ainsi que, pour les cadres du secteur associatif et étatique, le chaos opaque et incompréhensible de la période actuelle s’oppose à un ordre socialiste, ordre dont la clarté et la transparence des structures aurait permis à l’action économique de donner de meilleurs résultats. Cet ordre résulte néanmoins d’un arrangement spécial entre État et économie, entre État et société en général. En fait, pour ces cadres, l’ordre social est assuré non seulement au moyen du maintien du lien entre État et société, mais aussi de la position directrice et dominante de l’État sur la société.

Selon la formule d’un ancien ingénieur d’IAS et actuel président d’association, « l’État doit fonctionner comme une horloge qui n’est pas en avance ni en retard, qui marche bien. Tant que l’horloge ne marche pas, rien ne marche. Si, sur un navire, le capitaine ne suit pas son trajet, le navire ne sombre-t-il pas ? » L’État est ainsi comparé à un mécanisme qui doit fonctionner impeccablement pour que la société et l’économie fonctionnent. C’est le mécanisme de l’État qui assure le fonctionnement du reste de la société à partir de sa position hiérarchiquement supérieure de direction et contrôle. Et c’est la déstructuration de l’État, de l’horloge, qui a entraîné la déstructuration et la déchéance dans la société.

Face à la situation de confusion et d’incertitude, l’État est construit comme omniscient, comme la « main invisible » qui permet, à travers le contrôle qu’il exerce sur le reste de la société, le fonctionnement en douceur de l’économie. Dans l’expérience des dirigeants du secteur associatif et étatique, le système d’intégrateurs qui a prévalu jusqu’en 1996 s’est traduit concrètement par la prolongation d’une situation où ils n’avaient pas à se soucier des entrants ou de l’écoulement de la récolte, problèmes qui étaient laissés à l’État. En fait, les différents entrants continuaient à arriver à la porte de l’association sans même que celle-ci ait à s’en soucier ou à en faire la demande. Ainsi que me le disait la comptable d’une association, « ça se savait », à la direction agricole du département[7]  et à l’entreprise de commercialisation des produits agricoles, combien d’hectares de blé, de maïs, etc., les associations respectives cultivaient et donc quels étaient leurs besoins en entrants, ainsi que la production qu’elles pouvaient fournir. Cette omniscience, inscrite dans le fonctionnement du système, faisait que l’État continuait d’être perçu comme étant doté de pouvoirs magiques de divination résultant de sa position hiérarchiquement supérieure.

L’intérêt personnel et l’intérêt collectif: manger seul ou partager avec les autres?

La vision du socialisme des cadres du secteur associatif et étatique renvoie non seulement à une image de l’ordre social (en particulier de celui qui découle d’un rapport hiérarchique entre l’État et la société), mais aussi à une image normative des rapports sociaux et économiques à l’intérieur de cet ordre. Pour les cadres du secteur associatif et étatique, le fonctionnement de l’État, de l’économie et de la société est basé sur les « intérêts » qui animent les différents acteurs. Le mauvais fonctionnement de l’État après 1990, origine du mauvais fonctionnement de la société et de l’économie, est dû à la parcellisation et à la réduction de la sphère de ses intérêts. Selon un directeur de ferme d’État, « l’État ne fonctionne pas. Il fonctionne seulement là où il a des intérêts, s’il a encore des intérêts ! » Cette réduction reflète en fait un phénomène plus profond, qui se trouve à la racine des problèmes actuels de l’économie et de la société roumaines: le fait que la poursuite générale des « intérêts collectifs » ait été remplacée, après le changement de régime, par la poursuite des « intérêts personnels ». Pour les cadres agricoles, l’opposition entre l’ordre et le chaos est donc aussi une opposition entre deux types d’action: celle orientée vers l’intérêt collectif et celle orientée vers l’intérêt personnel.

D’après les cadres du secteur associatif et étatique, le nouvel ordre instauré après la chute du régime communiste, la « démocratie », n’a fait qu’aggraver, en laissant libre la poursuite des intérêts personnels, l’accumulation égoïste et ainsi les inégalités que le régime socialiste tenait sous son contrôle. Dans les termes d’un président d’association,

la démocratie est mal comprise. Certaines personnes comprennent la démocratie [dans le sens] qu’elles doivent accaparer le plus pour elles-mêmes, et que les autres se contentent seulement de les regarder [avec envie]. Je ne crois pas que celui qui a inventé cette démocratie a voulu que certains vivent extraordinairement bien, et les autres très, très mal. Ceux qui ont eu quelque chose au temps des communistes ont accumulé maintenant encore plus. Ceux qui n’avaient rien et ont été pauvres à ce moment-là, ils sont maintenant encore plus pauvres ! … Les gens qui ont eu [auparavant] et qui sont persévérants ont prospéré tellement que tu te demandes comment ils réussissent à faire tout cela ! Ils n’ont eu peur de rien pour faire des choses illégales !

Ainsi, les nouveaux acteurs de l’économie, les entrepreneurs, sont vus comme incarnant toute la vénalité des « capitalistes » que l’idéologie socialiste condamnait auparavant. Aux yeux des cadres agricoles, la nouvelle aisance de ces acteurs est illégitime, puisque acquise par des moyens illégaux et en poursuivant des intérêts personnels qui sont souvent en contradiction avec les intérêts plus larges de ceux qui les entourent. Un exemple de « type d’homme capitaliste superdéveloppé » est, d’après un président d’association, J.R., le personnage principal de Dallas[8] . J.R. incarne celui « qui veut, par tous les moyens, arriver en haut, même s’il doit tuer celui-ci, dénoncer celui-là, ou encore en envoyer un autre au Nigeria ». D’après les cadres agricoles, après 1990, les « intérêts personnels » animent non seulement les « nouveaux capitalistes », mais aussi tout nouvel acteur, qu’il agisse dans la sphère politique ou économique. Par exemple, les bureaucrates qui travaillent au Ministère de l’Agriculture « se reposent, voyagent à l’étranger et dépensent l’argent des contribuables », sans toutefois prendre des mesures concrètes pour aider le secteur associatif et étatique. De la même manière, comme me le disait un directeur de ferme d’État, la principale agence chargée de la privatisation de l’ancienne économie étatique, le Fonds de la propriété d’État, « n’a absolument rien fait, il a seulement détruit et consommé sans raison. Il y avait là-bas des gens qui sous aucun aspect n’ont été intéressés par l’économie du pays. Ils pensaient seulement à leurs affaires ! ».

En fait, d’après les cadres agricoles, les politiciens dans leur ensemble adoptent des politiques défavorables à la Roumanie parce qu’ils sacrifient les intérêts collectifs à leurs propres intérêts. Comme me le disait un cadre d’une ferme d’État, « ceux qui ont dirigé [le gouvernement] en ont tiré des avantages. Pour eux très forts, mais nuls pour le pays ». Ces politiciens ont adopté, par exemple, des mesures d’ouverture des barrières douanières sans se soucier du coup dur que cette mesure porterait aux producteurs agricoles nationaux, uniquement mus par le désir de bénéficier des commissions offertes par les gros commerçants ou par les « intérêts étrangers » venus faire du profit (illégitime) en Roumanie. De la même manière, les banques ont augmenté les taux d’intérêt parce que « les employés des banques ont voulu avoir des caractéristiques occidentales, avoir des sièges ultramodernes et s’assurer de salaires très élevés, plusieurs fois plus importants que nos salaires », sans se soucier, encore une fois, des coups que ces intérêts porteraient à la production agricole nationale.

Pour les cadres agricoles, la poursuite de l’intérêt personnel est illégitime, car elle mène à l’enrichissement et au développement d’inégalités. Dans leur discours, cette poursuite est souvent mise en équivalence avec des pratiques condamnables, en particulier avec le vol. C’est ainsi que, après le changement de régime, « tout le monde s’est lancé dans le vol [hotii si furat] ». Pour les cadres du secteur associatif et étatique, seule une action découlant de la poursuite de l’intérêt collectif est légitime. Le drame du pays est que ceux qui prennent à coeur cet intérêt collectif et qui le prouvent constamment à travers leurs actions sont très peu nombreux. En effet, il se peut très bien qu’ils se réduisent, au moins dans les campagnes, à une toute petite poignée d’individus: eux-mêmes.

Les cadres agricoles et la poursuite de l’intérêt collectif

Le discours sur « l’intérêt collectif » des cadres agricoles reprend l’idéologie socialiste qui visait à légitimer le rôle dominant de la bureaucratie « redistributrice » des appareils de Parti et d’État. Cette idéologie construisait l’État (et sa bureaucratie) comme la force directrice et dominante dans la société, force qui, de par son « caractère ouvrier » et de par ses fonctions redistributrices, réalisait la poursuite des intérêts collectifs de la société tout entière (Konrad et Szeleny 1979). Les cadres trouvaient leur juste place à l’intérieur de la structure et du mécanisme directeur de l’État[9] . En tant que partie intégrante de « l’État » (dans son sens de structure économique bureaucratique), ils étaient ceux qui, à l’intérieur de la société, poursuivaient les intérêts collectifs de la nation socialiste.

Mais la signification particulière de l’expression « intérêts collectifs » dans l’acception des cadres ne découle pas seulement, je pense, de l’idéologie socialiste, mais aussi et surtout de l’expérience et du type de relations qu’ils ont développées à l’intérieur des structures de production socialistes. Les « intérêts collectifs » auxquels fait référence leur discours trouvent leur matérialisation concrète dans ce type particulier de relations.

L’économie socialiste fonctionnait sur la base non seulement d’une structure bureaucratique, mais aussi des liens informels qui s’établissaient tant à l’intérieur de cette structure, entre les cadres, qu’entre les cadres et d’autres membres de la société, en particulier les « producteurs directs »[10] . Ces liens étaient de type patron-client, liant chaque cadre à un ensemble de « producteurs directs » (les employés de son unité, ou section d’unité, économique ou administrative), tout comme aux cadres qui se trouvaient au-dessous et au-dessus de lui dans la structure bureaucratique. Leur caractéristique principale était d’être non formalisés et lâches, ce qui les rendait aptes à contribuer, de par leur flexibilité, à l’amélioration du fonctionnement du système (Sampson 1986).

Basés sur l’appartenance des cadres à la structure de pouvoir bureaucratique, ces liens effectuaient un réajustement de la redistribution des ressources étatiques en accord avec le principe « laisse-moi vivre et je te laisse vivre ». En fait, les cadres faisaient des ressources qui leur étaient confiées par le centre la base du patrimoine de leurs « suzerainetés » (Humphrey 1991), les utilisant non seulement pour faire fonctionner leurs unités mais aussi pour maintenir leur position dans le système. Ce maintien passait par l’entretien d’une myriade de relations, relations à travers lesquelles ils « rendaient service » à de nombreux employés de leurs unités et à d’autres cadres de la structure bureaucratique.

C’est ainsi que les cadres agricoles avaient, à travers leur expérience dans la structure bureaucratique socialiste, le sentiment concret d’avoir servi non seulement leur intérêt personnel, mais aussi « l’intérêt collectif », le bien-être d’une multitude de gens comprenant tant l’ensemble des autres bureaucrates avec lesquels ils entraient en contact et avec lesquels ils « s’entraidaient », que les employés de leurs unités, qu’ils « aidaient ».

Nous voyons ainsi que ce qui permettait aux anciens cadres de se percevoir comme poursuivant un « intérêt collectif » était en effet un ensemble d’éléments qui se trouvaient en conjonction pendant le socialisme: une structure bureaucratique à travers laquelle se réalisait la redistribution des ressources étatiques à l’intérieur de la société; la participation de la quasi-totalité des unités économiques et administratives à cette structure bureaucratique, ce qui donnait lieu à la collaboration entre leurs cadres; et l’appartenance des cadres à cette structure dominante, ce qui leur fournissait autant le contrôle d’une partie des ressources étatiques que la légitimation idéologique de leur position dominante et de leur contrôle sur la force de travail des producteurs directs.

Avec le changement de régime après 1989, cet ensemble d’éléments a connu des modifications importantes. La chute du Parti communiste a chambardé les bases idéologiques du contrôle que la bureaucratie exerçait sur les ressources et sur la force de travail, tandis que de nouveaux mécanismes régulant la redistribution des ressources à l’intérieur de la société (« propriété privée », prix « libéralisés ») sont venus dévier des mains de la bureaucratie une partie importante des ressources, tout en contribuant à la « séparation » de divers corps (banques, entreprises commerciales d’État, régies autonomes) de ce qui constituait, jusqu’alors, le grand corps de « l’État » (vu comme structure bureaucratique englobante).

À l’intérieur du secteur agricole, la mise en place du système des intégrateurs a néanmoins permis aux cadres du secteur associatif et agricole de continuer de bénéficier du contrôle sur les ressources redistribuées à partir du centre et ainsi de conserver une position dominante par rapport à d’autres acteurs de l’agriculture (en particulier les petits propriétaires terriens et les entrepreneurs agricoles). Ceci a permis également aux cadres agricoles de perpétuer le recours à des relations « lâches », ceci tant avec leurs partenaires d’affaires qu’avec leurs employés ou les petits propriétaires terriens. En effet, face à ces derniers, les cadres essaient toujours de maintenir leur position de pourvoyeurs de services et de ressources en refusant de se limiter à un simple rôle contractuel. C’est justement cette insertion continuelle des cadres agricoles dans des réseaux denses de relations lâches qui leur permet de se voir comme continuant à servir les « intérêts collectifs » de la nation.

Comme nous l’avons vu plus haut, après le changement de gouvernement de 1996, le démantèlement du système d’intégrateurs a porté un coup dur à la position des cadres du secteur associatif et étatique. C’est à ce moment-là que ces cadres ont commencé, en essayant de reconquérir leur ancienne position, à multiplier leurs demandes de réétatisation tout en lançant leurs attaques visant à délégitimer les nouvelles politiques et les nouveaux acteurs. De leur point de vue, la « séparation » que les gouvernements successifs, mais particulièrement le gouvernement de droite de la CDR, ont annoncée, essayée et parfois réalisée à l’intérieur de la structure économique héritée du socialisme a été perçue comme résultant non pas de la mise en marche implacable de la logique universelle du marché, mais de l’action corrosive des intérêts personnels poursuivis par les nouveaux acteurs politiques et économiques.

De la démocratie socialiste à la jungle capitaliste planétaire

Selon les cadres agricoles, ce sont donc les intérêts personnels qui ont brisé les «  relations harmonieuses » qui s’établissaient entre les différents acteurs au temps où tous faisaient partie de la même structure étatique, soit au temps du socialisme. Comme me le disait un ancien cadre essayant de définir la « vraie démocratie » :

la démocratie [est] telle que c’était au début avec les communistes, [quand] tu ne pouvais pas aller voir le chef de syndicat ou le secrétaire de Parti avec un problème sans qu’il résolve par tous les moyens ton problème ! [Maintenant], tu ne sais plus où aller !

En effet, la relation entre les cadres du secteur associatif et étatique et les bureaucrates de l’appareil étatique a changé, car ces bureaucrates n’ont plus tellement de ressources à leur redistribuer. C’est ainsi que la position subordonnée des cadres du secteur associatif et étatique, n’étant plus compensée par les services et les faveurs fournies par leurs supérieurs hiérarchiques, est devenue visiblement inégalitaire. Un directeur d’entreprise avicole allait jusqu’à contester sa position subordonnée par rapport aux bureaucrates du centre en recourant à la figure du « paysan roumain » du discours nationaliste, le paysan humble et endurant ayant toujours « le bonnet à la main ».

Il y a quelque chose de dérangeant. Pour un crédit, tu vas le bonnet à la main. Pour vendre [ta production], encore le bonnet à la main. Il y a là quelque chose de douloureux, le paysan est toujours resté le bonnet à la main. Tu pries celui-là pour qu’il t’achète [des produits], tu pries l’autre pour qu’il te donne de l’argent.

La poursuite des intérêts personnels introduit un nouveau type de relations entre les différents acteurs, ce qui ne contribue pas au fonctionnement harmonieux de l’ordre social et économique, mais entraîne la décomposition du tissu social à travers la destruction de certains acteurs par d’autres. En fait, ces relations ne sont plus, comme auparavant, des relations souples « d’aide », de « coopération » et de « partenariat », qui « laissent vivre l’autre aussi », mais des relations concurrentielles, antagonistes et rapaces.

Pour les cadres agricoles, un exemple de ces relations est, encore une fois, celui des relations mises de l’avant par les banques. Ainsi, pour eux, la cause de la plupart des difficultés rencontrées par les associations et les unités d’État après 1997 réside dans les nouveaux taux d’intérêt pratiqués par les banques. Mais ces intérêts n’ont pas de base, de raison profonde [temei], car ils ne peuvent pas assurer la « collaboration » entre les différents acteurs. Pour les cadres du secteur associatif et étatique, le « partenariat » avec les banques n’a marché que pendant les années où les banques fournissaient des crédits à un taux d’intérêt subventionné. Après 1997, le partenariat s’est transformé en relation antagoniste : les banques « prennent des intérêts qui te tuent ». Elles sont intransigeantes : «  tu as fait, tu n’as pas fait [la récolte], elles te tordent le cou ! » Ou encore, elles se transforment en bêtes dévorantes : « elles nous menacent avec la faillite comme si nous étions le chevreuil et elles le loup ! »

De la même manière, les cadres agricoles constatent avec amertume qu’en dépit de leur désir d’établir des contacts d’affaires avec les hommes d’affaires étrangers, ceux-ci ne sont pas prêts à s’engager dans une relation de partenariat, d’entraide, mais viennent promouvoir leur seul intérêt personnel. Ils font des choses qui « sont malpropres » ; ils trouvent des « petites portes pour faire des affaires profitables, pour qu’ils profitent ! » Selon les cadres, les hommes d’affaires étrangers viennent avec l’intention de faire de gros profits et non pas avec de « bonnes intentions ». Le fait qu’ils « veulent trop gagner de leurs affaires » est perçu comme entrant en contradiction avec le registre local de l’entraide, car leurs actions ne sont « d’aucune aide pour nous ». À la relation d’avantages réciproques, de partage et de redistribution équitable des bénéfices s’opposent ainsi les relations où seulement l’une des parties gagne.

Mais outre leur capacité destructrice sur le plan microsocial, les intérêts personnels, qui se révèlent continuellement et concrètement dans la corruption de l’appareil étatique, sont d’autant plus condamnables qu’ils se conjuguent avec l’action d’autres « intérêts », cette fois-ci non pas individuels et internes, mais globaux et d’autant plus destructeurs. En fait, la raison ultime de la destruction de l’économie socialiste et, par le fait même, de la Roumanie, est conçue par de nombreux cadres du secteur associatif et étatique comme résidant dans la volonté des « intérêts étrangers » de détruire la Roumanie. La ruine planifiée de l’économie socialiste est due à un complot de la part du « grand groupement ayant de l’argent » pour mettre en faillite les entreprises roumaines et ainsi pouvoir les acheter plus facilement. Un ancien cadre de l’agriculture socialiste me renseignait ainsi : « avec Ceausescu nous produisions plus [que maintenant]. [Les intérêts étrangers] l’ont détruit, car il vendait moins cher que les autres. La Roumanie est seule, [elle n’a plus d’alliés] ». Le discours sur l’ordre social s’inscrit finalement dans un discours sur l’ordre global et sur la place que la Roumanie y occupe.

Conclusion

L’analyse conjointe de la trajectoire des cadres agricoles et du discours qu’ils tiennent sur le passé nous révèle que leur vision du socialisme est fonction tant de leur expérience de la société socialiste que de la modification de leur position à l’intérieur des structures économiques et de pouvoir après la chute du régime. En partant de l’insertion particulière qu’ils réalisaient dans la société socialiste au moyen de leur appartenance à l’appareil bureaucratique étatique, les cadres agricoles se conçoivent comme une partie intégrante et une incarnation concrète de l’État. Après que les réformes économiques postsocialistes aient entraîné une baisse relative de leur position de pouvoir, ils ont structuré leur discours autour de la demande de réétatisation de l’économie et de la société roumaines. Leur discours se tisse principalement autour de la rupture de l’ancien lien qui les unissait à l’État, en particulier autour des ressources et des réseaux autrefois basés dans les structures de l’économie socialiste.

Pour donner un sens aux transformations qui traversent leur vie et la société roumaine plus généralement, les cadres agricoles développent une vision complexe de l’État et de la société, et de la place qu’eux-mêmes entendent y occuper. Ils construisent d’un côté l’image d’une société et d’une économie socialistes où l’ordre établi par la domination de l’État sur la société assurait le bon fonctionnement et même, à travers la modernisation socialiste, l’épanouissement économique et social et où, de plus, les relations d’entraide infusaient le tissu social et rendaient les rapports entres les divers segments de la population équitables, pacifiques et harmonieux. En contrepoids, pour les cadres agricoles, la période de « transition » est caractérisée par la destruction des acquis du passé et par la fragmentation du grand corps bureaucratique indifférencié qui constituait auparavant l’État. Pour eux, cette fragmentation entraîne un brouillage catégoriel qui fausse les repères habituels de l’action, ainsi qu’une fuite du pouvoir de l’État vers d’autres acteurs. De surcroît, les relations d’entraide se transforment en relations inégalitaires de type agonistique qui corrodent la trame sociale.

En construisant une certaine image de la société, de l’ordre et des relations sociales et en y assignant une place de direction à l’État, les anciens cadres avancent leurs demandes pour la réétatisation de l’économie et légitiment aussi, du coup, leur position dirigeante sur le plan local et national, tout en délégitimant la position des nouveaux acteurs (banques, entrepreneurs). C’est l’enracinement dans l’expérience qu’ils ont faite du monde social durant la période socialiste qui leur donne le sentiment très concret de leur légitimité et du manque de légitimité des autres. En particulier, leur ancienne insertion dans des réseaux de relations lâches les unissant à une multiplicité d’acteurs leur fait sentir de manière palpable que, à la différence des nouveaux acteurs, ce sont eux qui ont servi, durant et après le socialisme, le bien public. Les cadres agricoles se voient ainsi voués à l’intérêt collectif et déplorent la poursuite des intérêts personnels par leurs partenaires d’affaires et par leurs concurrents.

Nous voyons par ce court résumé que la remémoration du passé socialiste ne peut pas être déconnectée d’un discours sur le présent et sur les transformations que traverse la Roumanie. Pour les cadres agricoles, le passé est le miroir inversé du présent ; il se constitue dans le négatif de toutes les vicissitudes du présent.

Mais le discours des cadres agricoles s’inscrit peut-être dans un processus qui dépasse la simple légitimation d’un groupe social particulier. La popularité de certains de ses éléments dans de plus larges couches rurales, mais aussi urbaines, ainsi que les caractéristiques spécifiques de certains de ses thèmes (le sentiment d’une destruction et de la déchéance de la Roumanie dans la hiérarchie internationale des pays, le thème du complot international) nous renvoient peut-être à une prise de conscience sociétale des processus nouveaux que traverse le pays. Faisant écho aux habitants de la « courroie de cuivre » de la Zambie étudiés par Ferguson, les cadres agricoles et d’autres villageois roumains essayeraient peut-être, à travers les visions contrastées du socialisme et de la transition qu’ils proposent, de donner un sens à l’expérience de « l’abjection » qu’ils vivent suite à la déconnexion de pans entiers de l’économie roumaine des flux économiques significatifs (Ferguson 2002). Après la chute du régime communiste, ces flux sont devenus, pour la Roumanie, de plus en plus globaux et ont entraîné non seulement une connexion croissante de son économie aux processus économiques mondiaux, mais aussi la disjonction par rapport à ces derniers d’une partie importante de son agriculture et de sa population.