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Parmi les nombreux mémoires de maîtrise et de thèses de doctorat déposés chaque année, certains réussissent heureusement à sortir de l’ombre pour devenir des livres accessibles à un vaste public. C’est le cas de la thèse de Jean Du Berger qui nous parvient enfin sous forme de publication, vingt-six ans après sa rédaction.

Pendant longtemps professeur de littérature québécoise et d’ethnologie à l’Université Laval, Jean Du Berger a beaucoup étudié les contes et les légendes de l’Amérique française et s’est interrogé principalement sur le sens et les fonctions de ces récits. Il nous livre ici le fruit de ses réflexions en nous présentant une version remaniée de sa thèse, qu’il a actualisée en y incluant les récits mettant en scène le Diable et des danseurs, récits transmis au cours des dernières années par les canaux de la tradition ou d’autres modes de diffusion. Le Diable hante encore notre imaginaire, au travers de livres, pièces de théâtre, ballets, émissions de télévision, films, chansons, oeuvres d’art et même de sites Internet. L’ouvrage de Jean Duberger est très fouillé et abondamment documenté; de nombreux récits se côtoient traitant des allées et venues de Satan au Québec et ailleurs dans le monde. Jean Du Berger ne s’est en effet pas contenté de rassembler tous les récits recueillis au Québec, il a aussi tenu compte de ceux provenant d’autres provinces canadiennes, des États-Unis et d’Europe, ce qui lui a permis de constituer un imposant corpus qu’il a subdivisé en quatre grandes catégories ou traditions narratives pour mieux les étudier.

La première partie de l’ouvrage est consacrée aux récits regroupés sous la tradition intitulée « Le Diable beau danseur ». Il s’agit des récits où le Diable, transformé en bel étranger, se présente à une soirée et danse avec une jeune fille qu’il tente d’enlever. Cette tradition narrative est la plus importante, puisqu’elle a donné lieu à des centaines de récits transmis de génération en génération. Dans un premier temps, l’auteur nous présente donc les différents récits littéraires et oraux associés à cette tradition qui remonte au moins au XIVe siècle et dont on retrouve des traces non seulement au Canada et aux États-Unis, mais aussi dans plusieurs pays européens, dont la France, la Hollande, la Norvège, la Pologne et l’Allemagne. Il nous entraîne ensuite dans l’analyse de ces récits, identifiant les motifs traditionnels (c’est-à-dire les unités fondamentales qui constituent le récit telles que définies par le folkloriste américain Stith Thompson), de même que les éléments narratifs (c’est-à-dire les plus petites unités de sens) présents dans chacun d’entre eux. Enfin, au terme d’une étude comparée, il parvient à exposer un récit unique où toutes les unités fondamentales identifiées dans ces récits peuvent s’intégrer. Ce récit comprend huit séquences narratives s’articulant essentiellement autour de trois acteurs principaux : l’Héroïne (la plupart du temps une jeune fille, légère et coquette, qui transgresse un interdit), l’Adversaire (le Diable qui, sous les traits d’un beau jeune homme, tente de l’enlever) et l’Aide (très souvent le Curé qui, doté d’un pouvoir surnaturel, parvient à chasser l’Adversaire). Ce récit unique se termine, soit par le retour de l’Héroïne dans le droit chemin, soit par sa mort. Mais, peu importe, dans l’un et l’autre cas, le tort causé à la communauté est réparé et l’équilibre social rétabli.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les trois autres traditions narratives apparentées. Il y est d’abord question des récits regroupés sous le titre « Le Diable à la danse », au cours desquels le Diable se manifeste sous diverses formes (celles d’un animal, d’un être invisible pour certains, du feu, d’un danseur mystérieux, etc.) à un groupe de danseurs, semant la frayeur chez ces derniers qui seront ainsi amenés à changer de conduite. La tradition suivante, « Les danseurs punis », réunit tous les récits où le Diable s’en prend à un groupe de danseurs qu’il veut punir, soit en les obligeant à danser jusqu’à ce qu’ils meurent d’épuisement, soit en les engloutissant sous la terre ou dans les eaux, ou encore en les entraînant en enfer. Enfin, la dernière tradition narrative, « La fille enlevée par le Diable » inclut tous les récits où le Diable tente de faire la conquête d’une jeune fille dans le but d’en faire son épouse, et y parvient. Les récits classés sous chacune de ces traditions y sont présentés et analysés avant d’être comparés entre eux. Cette démarche comparative permet à Jean Du Berger de démontrer que ces traditions apparentées ajoutent de nouvelles dimensions à la tradition du Beau Danseur, puisqu’on y retrouve des éléments tels que la mort tragique des transgresseurs, la présence hostile d’un être surnaturel protéiforme, ou encore l’union charnelle entre une mortelle et un être venu d’ailleurs.

La troisième et dernière partie est consacrée au sens de l’ensemble de ces récits. En comparant les quatre traditions narratives mettant en scène le Diable, des danseurs et des danseuses, l’auteur parvient à démontrer que, sous couvert d’actions diverses, tous les récits analysés comportent trois séquences cardinales, où les actions du héros (le plus souvent une héroïne), de l’Adversaire et de l’Aide s’enchaînent dans le même ordre. Dans un premier temps, le héros (ou l’héroïne) remet en question les normes de son groupe d’appartenance et les transgresse. Dans un deuxième temps, l’Adversaire (le Diable) tente de le/la faire passer dans son monde. Finalement, l’Aide intervient et permet au héros de réintégrer son groupe d’appartenance. D’après Jean Du Berger, ces récits ont donc une fonction de contrôle social, puisqu’ils ont pour but de réprimer des conduites déviantes susceptibles de provoquer une crise ou une rupture de la cohésion du groupe. Mais ils ont aussi une fonction expressive, puisqu’à travers eux se manifestent les tensions engendrées au coeur de chaque être humain par le rapport dialectique entre Nature et Culture, la Nature (pulsions, instincts) étant représentée par le Diable et la Culture (raison, ordre) par l’Aide.

Jean Du Berger a l’art de raconter et il nous le démontre une fois de plus dans cet ouvrage bien écrit et agréable à lire. On ne peut que s’incliner devant l’ampleur de la tâche qu’il a accomplie, classant et analysant un volumineux corpus constitué de sources provenant d’aires culturelles diversifiées. On ne peut qu’être impressionné par la qualité et la minutie de son travail. Il s’agit là d’une oeuvre incontournable pour qui s’intéresse au Diable, à l’ethnologie et à la littérature québécoise.