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Introduction. Un art sans esthétique ?

Dans son ouvrage tant vanté, Art and Agency (1998)[1], le regretté Alfred Gell nous procurait un bon point de départ pour envisager l’art inuit, ou en fait toute sorte d’art en contexte, sous l’angle anthropologique. Bien que je sois loin d’être d’accord avec certaines de ses affirmations, l’angle d’approche de Gell est rigoureux et suffisamment étayé pour procurer de nombreux points d’appui à un examen utile de ce sujet. Quoi qu’en ait dit Nicholas Thomas (1998 : vii) – que dans un article plus ancien (« The technology of Enchantment » 1992 : 53-54), Gell affirmait que l’anthropologie de l’art n’avait abouti nulle part puisqu’elle n’était pas parvenue à se dissocier des questions d’appréciation esthétique –, en réalité Gell lui-même portait une attention considérable à l’appréciation esthétique. Mais figurez-vous qu’il affirmait que ce n’était pas l’appréciation esthétique de l’anthropologue qu’il fallait étudier, car une critique anthropologique, comme celles de la majorité des historiens d’art ayant écrit sur l’art inuit, ne nous apporterait rien d’autre qu’une idée des goûts du critique lui-même, et peut-être de son éducation culturelle et de sa classe sociale.

Je commencerai par quelques déclarations de Gell montrant son désaccord avec d’autres anthropologues et leurs tentatives d’aborder l’esthétique interculturelle. Gell (1998 : 1-36) affirme que d’autres anthropologues se sont fourvoyés, et ont fourvoyé leurs lecteurs en même temps, en essayant de définir des systèmes esthétiques non occidentaux, en montrant les relations entre le style formel et quelques autres caractéristiques de la culture d’origine, ou à défaut, en portant attention à la façon dont les objets d’art sont vus et perçus. Ceci parce que a) une telle approche part du principe que « l’art » concerne toujours l’esthétique, et que b) même s’il existe un système esthétique relevant d’une culture spécifique – et il émet des doutes quant à de telles prétentions à l’universalité – il se pourrait aussi que tel ne soit pas le but dans lequel l’objet avait été créé ou utilisé. Mais, plus important, Gell nous dit que l’esthétique n’est pas la préoccupation première de l’anthropologie sociale de l’art, et que l’art est toujours créé pour être utilisé dans un réseau de relations sociales pour faire quelque chose, c’est-à-dire qu’il possède une agentivité. Sans la compréhension de cette agentivité, affirme-t-il, nous n’avons pas de compréhension anthropologique de l’art, même si nous sommes peut-être capables d’exprimer un processus « d’appréciation interculturelle de l’art » (Graburn 1978a).

Pour être entré un moment dans le monde des sculptures inuit réalisées par des « artistes » autodidactes du Nord canadien, j’abonde totalement dans le sens de Gell, à savoir que nous devons chercher à comprendre l’agentivité de l’art et son rôle social ou son pouvoir – qu’il qualifie de « magique » dans les sociétés non occidentales (1992 : 53-59). Mais ici, j’affirme que l’agentivité et le pouvoir pourraient, pour les artistes inuit du moins, concerner quelque peu l’esthétique. Je définis l’ethno-esthétique des Inuit comme étant leur appréciation des formes de leurs créations, indépendamment, pour le moment, des sujets choisis (voir Graburn 1999).

Gell poursuit par une affirmation intéressante, mais paradoxale, qui semble exclure totalement la sculpture inuit de la possibilité de servir d’étude de cas dans ce type d’anthropologie de l’art. Il constate que l’attention portée aux arts commerciaux – ceux destinés à l’exportation ou au transfert interculturel, ceux relevant par exemple du type de recherches entreprises par Ruth Phillips (Phillips et Steiner 1998), Steiner (1994), Fred Myers (1991, 1994, 2001), Howard Morphy (1987, 1994) ou moi-même – constitue de fait le type de sociologie de l’art qu’il propose, une sociologie affranchie des fioritures humanistes et des jugements esthétiques que l’on porte sur les arts et qui témoignent d’un certain standing. Et cependant, en même temps, il poursuit en disant que : « aujourd’hui, l’art “ethnographique” est en grande partie produit pour le marché occidental ; et dans ce cas il est impossible de l’analyser autrement qu’en recourant à ce cadre d’analyse. Pour autant, il est vrai que par le passé et encore aujourd’hui, l’art était et est toujours produit pour un public plus restreint, indépendamment du fait que cet art peut être reçu au-delà des frontières culturelles et institutionnelles » (2009 : 10).

J’avance, au contraire, que a) l’art qui est destiné à une réception « de l’autre côté des frontières » a certainement autant « d’agentivité » et qu’il est tout aussi capable « d’indexer », c’est-à-dire de produire, par sa séduction, un véritable enlèvement, un « ravissement » (de stimuler des inférences) afin de manipuler les relations sociales – exactement comme « l’art véritable » ; et b) que les arts commerciaux tels que les sculptures inuit ont toujours d’autres « patients » (c’est-à-dire d’autres publics), de façon très semblable aux « arts fonctionnels » traditionnels (Graburn 1976b : 5-9). Parmi ces publics « non interculturels » se trouvent d’abord l’artiste lui-même (ou elle-même, bien que les femmes artistes ne se montrent pas aussi compétitives ou égotistes), celui qui, de tous les publics, est le plus immédiat et le plus critique, et deuxièmement le groupe des pairs, autres artistes et autres Inuit de la communauté, qui, selon toutes probabilités, peuvent voir les productions d’un artiste lorsqu’elles sont en cours d’exécution, qu’elles sont portées au magasin pour y être vendues, ou qu’elles sont échangées et entreposées à la Coopérative, au magasin ou à l’entrepôt (ou, après achat, lorsqu’elles sont exposées dans les maisons des résidents blancs). Ce public inuit, qui est aussi un groupe des pairs est, ainsi que je l’affirme depuis longtemps, le plus important des groupes de référence pour ces artistes qui n’ont pas (encore) été influencés outre mesure par l’enseignement dans les écoles d’art ou la vie aux côtés d’autres artistes dans le Sud (Graburn 1993).

Avant de plonger plus profondément dans l’esthétique inuit, laissez-moi exposer l’ossature de la théorie et du vocabulaire de l’art propres à Gell, en particulier sur le plan de la sociologie ou de l’anthropologie sociale de l’art.

L’objet d’art est un index, un « indicateur » ou « révélateur » qui fait quelque chose, à savoir qu’il possède une agentivité dirigée vers un public appelé le patient, celui « sur qui on opère ». L’artiste est la personne qui crée (sélectionne, met en opération, produit) l’index dans une intention définie, et l’agentivité de l’index fait partie de l’intention de l’artiste, c’est-à-dire que l’index est une extension ou une partie partagée de l’artiste (Strathern 1988) car c’est un agent de sa volonté. L’index, à savoir l’objet d’art, n’énonce pas directement sa finalité ; mais, par le « ravissement » qu’il provoque, il amène le patient à inférer quelque chose, produisant ainsi l’effet escompté.

À partir de cette conception plutôt novatrice de l’anthropologie de l’art, l’approche de Gell a gagné en « visibilité » sur le plan scientifique. Il a créé un nouveau vocabulaire si unique et si original que les autres chercheurs de notre branche de cette sous-discipline en ont d’abord été frappés, mystifiés, et l’ont même ressenti comme un « coup de pied au derrière » (Bloch 1999 ; Pinney et Thomas 2001). Les mots de Gell nous ont incités à chercher à comprendre son système ou à en découvrir un autre qui nous aurait permis de vérifier la réalité de notre prétendu aveuglement ou de nos échecs.

Cependant, l’un des thèmes essentiels de cette approche se trouvait implicitement dans le titre même de l’un des précédents articles de Gell, « The Technology of Enchantment and the Enchantment of Technology », dans lequel il fourbissait ses armes avant l’attaque frontale, à savoir considérer « l’art comme prothétique » – l’art comme extension instrumentale ou sensorielle de la personne. Liebmann-Parrinello (2001) a utilement signalé la possibilité d’une « culture comme prothèse », à la suite des idées de Gehlen (1984) et de Maldonado (1994) au sujet de la fondamentale incomplétude de l’homme. L’être humain accroît constamment la conscience qu’il a de sa propre incomplétude, à mesure que surgissent de nouveaux désirs et de nouvelles technologies sur le mode dialectique. Les prothèses, dans leur immense variété, locomotrices, sensorielles, intelligentes, que Maldonado a qualifiées de nature artificielle, deviennent des agents de la personne, comme l’aurait suggéré Gell. Et en tant qu’instruments et en tant qu’agents, elles doivent accomplir efficacement, par divers moyens, la volonté de la personne qui les porte. Il est presque tautologique que les objets d’art, en tant que prothèses, ou technologies « enchanteresses », imposent leur « volonté » aux autres par enchantement, éblouissement, virtuosité, séduction, ou ravissement, ainsi que le dit Gell, là où d’autres prothèses accomplissent la volonté (de leur maître) par des moyens mécaniques, chimiques, nutritionnels ou autres mécanismes du même ordre. Il suffit de dire qu’ils ne sont pas mutuellement exclusifs, et que les prothèses peuvent avoir des fins multiples et être multi-efficaces. Par exemple, l’habillement peut séduire visuellement et auditivement (par le bruissement, le froufroutement) et avoir une fonction mécanique de protection (contre le froid, l’humidité ou l’inconfort). Si nous considérons l’art comme une sorte de prothèse, il nous faut nous pencher sur son agentivité plutôt que sur son étant « d’art pour l’art » ; mais en même temps, nous sommes poussés à réaliser que son efficacité « oeuvre » par l’intermédiaire de la magie que nous appelons ordinairement « l’esthétique ». Les autres prothèses fonctionnent au moyen d’autres mécanismes.

Esthétique et agentivité inuit

L’une des choses les plus déconcertantes et qui reste irrésolue dans l’étude des arts sculpturaux récents et contemporains des Inuit canadiens est la grande diversité des styles (y compris des esthétiques de forme et de contenu) qui émanent des différentes communautés ou régions du Nord canadien[2]. Pour expliquer de telles variations, certains ont eu recours au concept essentialiste de mentalité ou d’esprit propre à certaines régions en particulier (Williamson 1965), à l’influence d’artistes locaux de renom (Gunther 1957) ou aux orientations données par certains conseillers artistiques (Graburn 1987b). Cet article se propose de démontrer comment une « idéologie esthétique » inuit érigée en système, à l’instar d’un génotype, peut se transformer en autant de styles artistiques différents, à l’instar de phénotypes, lorsque les processus créatifs sont médiatisés par les matériaux (et les outils) disponibles, la relation entre les aptitudes et le renom du sculpteur, et la connaissance qu’a l’artiste du public qu’il vise.

Cette situation complexe se base davantage sur le processus et l’intentionnalité que sur la forme et la représentation. Nous devons examiner qui est l’artiste, quels sont les matériaux (et les outils) à sa disposition, et qui sont les publics cibles. Du point de vue de l’artiste inuit, le façonnage d’une sculpture a pour objectif de convaincre quelqu’un de l’extérieur, un Qallunaaq aisé ou généreux, de désirer l’acheter, et de convaincre la communauté locale, en particulier les autres artistes, qu’il a démontré son talent en tirant le plus grand parti possible du matériau pour produire une forme à la fois plaisante et appropriée (Graburn et Stern 1999). Bien sûr, tout artiste étant à lui-même son premier public, il est probable qu’il réagisse de la même manière que son groupe de référence, les artistes locaux qui ont été socialisés dans la même communauté que lui, bien qu’il y ait plus de chances que cet accord se réalise mieux parmi les artistes inuit du même sexe et du même âge que lui ou elle.

L’une des premières et des plus intéressantes tentatives de traduire en mots l’esthétique visuelle inuit est celle d’Eigel Knuth dans son bref article de 1957, « Eskimoernes nutidskunst : Udstillungen pa Charlottenborg » [L’art esquimau contemporain. L’exposition de Charlottenborg], dans lequel il compare l’art contemporain esquimau (principalement la sculpture) du Canada et du Groenland, des oeuvres canadiennes étant visibles dans une exposition itinérante en Europe. Il remarque des différences dans l’histoire et les médias, ainsi que d’étroites similitudes entre les oeuvres canadiennes (d’Inujjuak, de Puvirnituk et du cap Dorset) et celles des Groenlandais de l’Ouest pour ce qui est de leurs proportions, leurs positions, leurs expressions faciales, la forme finale, les motifs, les contenus, l’ironie et l’humour baroque. Les sculptures canadiennes étant en pierre (contrairement aux sculptures groenlandaises qui privilégient le bois, l’ivoire et l’os), elles sont de plus grand format et ont une plus grande proximité et plénitude de forme. Il leur accole le qualificatif de klumpen (rugueux, épais), terme censé caractériser la sculpture primitive moderne, comme dans les représentations de morses gras ou d’Inuit portant d’épais vêtements de fourrure. Cette forme klumpen est accentuée par des lignes parallèles simples ou doubles, par exemple sur les parkas, les pantalons ou les capuches des anoraks, qui, en relief, accentuent la façon dont la forme-surface s’enfle et remplit l’espace, transformant ainsi, dit-il, ces petites figurines en grand art monumental. Les artistes canadiens ont poli les surfaces et donné un rendu à de nouvelles lignes plus légères qui accentuent la couleur de la surface et la relation entre les zones concaves et convexes. Les exigences commerciales dans ces trois régions (Canada, Groenland de l’Est et de l’Ouest), remarque-t-il, ont libéré l’art du fonctionnel dans les nouvelles cultures métisses dont le Canada représente la tradition la plus récente.

Figure 1

Sculpture d’une femme de forme arrondie. Port Harrison/Inukjuak, années 1950

Sculpture d’une femme de forme arrondie. Port Harrison/Inukjuak, années 1950

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S’agit-il là d’une bonne description ou synthèse de l’esthétique sculpturale des Inuit du Canada ? Même si c’était le cas, Gell la jugerait sans grande signification, car elle n’explique en rien une agentivité sociale particulière indexée par l’art, ni ne s’y attache – et de fait, l’attention portée à l’esthétique nous a déjà « séduits » et détournés de l’examen des véritables intentions de l’art, qui est de produire un certain type de relations entre l’artiste et les autres, dans ce cas un sentiment d’admiration désintéressé entre l’acheteur non inuit et l’artiste inuit.

Peu après les pérégrinations de cette première exposition, des Inuit de nombreuses autres communautés se mirent à travailler la pierre. Les arts sculpturaux, produits non seulement par des hommes adultes, mais aussi par des femmes, des enfants et des personnes âgées, obtinrent également une grande renommée. Dans le langage inuit, l’homme, anguti, est non seulement conceptuellement séparé de la femme, arngnak, mais aussi de l’homme âgé, ituk, et de la femme âgée, ningiuk, et bien sûr, des enfants, piarait, qiturngait. En outre, et bien que de nombreuses personnes dans le public d’acheteurs contemporains fussent d’avis que les arts n’avaient jamais recouvré leur ancien pouvoir « spirituel » primitif, la majorité des artistes inuit pensaient qu’ils s’amélioraient sans cesse, comme me le disait le maître sculpteur Kiurak Ashoona en 1976 : « Inuit pivalliajut » [« Les Inuit s’améliorent progressivement »] (Graburn 1978b). Depuis ce temps, la majorité des sculptures inuit sont devenues plus volumineuses, mieux finies, de formes plus audacieuses, et elles décrivent de façon bien plus imaginative toute une gamme de créatures. Bien que les Inuit se plaignent de ce que, souvent, les prix auxquels ils vendent ne soient pas assez élevés, ces prix ont connu une immense augmentation, même au cours de la période récente de récession mondiale. En fait, les plus grands volumes et les meilleures finitions ont été obtenus grâce à l’usage plus répandu d’outils électriques achetés dans les magasins des Blancs ; c’est le coût d’achat et de remplacement de ces outils qui fait que les artistes se plaignent des bas prix qu’ils obtiennent « en échange ».

En examinant toute la gamme des sculptures que l’on trouve à travers le Nord canadien, on découvre une immense variété de styles qui paraissent presque venir de sociétés ou de civilisations différentes ! En fait, avant l’époque où les Inuit ont pu voyager couramment par avion, posséder la télévision ou se rendre dans le Sud pour voir des expositions, les hommes inuit disaient souvent, en voyant des photographies de sculptures provenant de régions non familières (souvent de l’ouest de la baie d’Hudson) : « Qui a fait ça ? C’était une personne handicapée ? Est-ce que ça a été fait par une vieille femme ? », et ainsi de suite.

Figure 2

Audacieuse sculpture réaliste contemporaine portant des marques d’outils électriques

Audacieuse sculpture réaliste contemporaine portant des marques d’outils électriques

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En règle générale, il existait un style de prédilection au sein de la communauté ou de la région de celui qui s’exprimait ainsi, non pas nécessairement son style à lui, car en général les Inuit ne font pas leur propre éloge, mais il y aurait eu quelques artistes exemplaires à s’accorder pour désigner le plus capable d’entre eux. L’admiration de ce style est ce que nous pouvons appeler la première réponse ethno-esthétique. De temps à autre, des oeuvres d’un lieu éloigné suscitaient des exclamations : « Magnifique ! J’aimerais pouvoir faire ça ! Quel type de pierre ont-ils là-bas ? » Ces commentaires étaient souvent prononcés devant des oeuvres de Sanikiluaq (îles Belcher) et occasionnellement de Repulse Bay et d’Inukjuak.

Figure 3

Sculpture grossièrement finie d’un homme à genoux, réalisée par l’aînée Miayi Iqiku. Salluit, 1968

Sculpture grossièrement finie d’un homme à genoux, réalisée par l’aînée Miayi Iqiku. Salluit, 1968

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Figure 4

Sculpture réaliste de pierre fine aux finitions soignées. Sanikiluaq

Sculpture réaliste de pierre fine aux finitions soignées. Sanikiluaq

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Lors de mes recherches, j’ai eu tôt fait de constater que le même type d’effort sculptural, le même type de qualités exercées sur différents types de pierre, produisaient des résultats très différents. Cela devint encore plus évident lors d’une expérience : je transportais des blocs de pierre de chaque région que je visitais dans d’autres régions, en demandant aux artistes de les essayer (Tunis 2001 : 26-27). Presque invariablement, les artistes avaient de grandes difficultés à parvenir aux résultats escomptés sur le nouveau type de pierre, quelles que soient les différences ; par exemple, de la pierre grise tendre, provenant de chez les Salluit, proposée à des gens de cap Dorset, qui utilisaient de la pierre dure, provoquait autant de problèmes (cassures, éclatements) que la pierre très dure (de la serpentine par exemple) provenant de cap Dorset proposée à Puvirnituq, où Aisa Sivuarapik, personnage des plus « machos », ne tardait pas à se décourager et reposait le bloc de pierre en disant : « Sapilirkpunga. Je ne peux pas continuer. Je vais y user ma lime en un rien de temps ! »

Cette énigme des préférences esthétiques des Inuit s’est éclaircie lorsque j’ai transporté de communauté en communauté une valise remplie de petites sculptures provenant de nombreuses régions différentes, et que je les ai exposées dans chacune d’elles. Cela a démontré non seulement de grandes différences entre les évaluations des Blancs et celles des Inuit (Graburn 1977, 1987a, 2001), mais aussi les expériences très différentes des Inuit des différentes communautés et leur vif intérêt pour la pierre. C’était comme si les Inuit avaient enfin la possibilité de comprendre les styles étranges qu’ils avaient vus dans les photographies décrites plus haut. La plupart des membres du public prenaient en main des spécimens de l’exposition et les faisaient passer à la ronde, essayant d’en gratter la base avec les ongles, et sortant de leur poche couteaux ou limes à ongles pour en gratter le dessous et éprouver le matériau, souvent avec des exclamations de compréhension, tout en incitant les autres à les tester pour les comprendre.

Figure 5

Inuit examinant des sculptures et testant la pierre. Exposition à Puvirnituq

Inuit examinant des sculptures et testant la pierre. Exposition à Puvirnituq

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Ainsi, une seconde réaction ethno-esthétique a remplacé la première, celle de la spécialisation locale. Au lieu de situer les artistes et les formes artistiques sur une échelle visible, une seconde échelle apparut, celle de la qualité de l’exécution compte tenu du matériau que l’artiste devait travailler. De nouveaux « équivalents esthétiques » commencèrent à apparaître ; par exemple, le caractère luisant et raffiné d’un certain type de pierre serait l’équivalent esthétique de minutieux détails sur une pierre tendre impossible à polir ; ou bien le soin pris à équilibrer la conception formelle serait l’équivalent d’une séparation audacieuse et délicate entre les jambes et les bras dans d’autres pierres. Les formes pleines et arrondies dans une pierre dure qui tend à se fissurer ou à casser facilement (comme par exemple celle de Baker Lake) seraient l’équivalent des formes linéaires aux finitions soignées exécutées dans une pierre allongée et striée mais au grain fin, comme celle de Sanikiluaq.

Puis apparaît un troisième niveau de réaction esthétique. Cela se manifeste lorsque l’artiste est connu pour avoir un certain handicap ou quelque désavantage, du point de vue de l’homme adulte. Par exemple, on ne s’attend pas à ce que les productions des enfants soient aussi volumineuses, réalistes ou soignées. La même chose pourrait se dire, dans une moindre mesure, des femmes ; en fait, durant les trois premières décennies de sculpture commerciale sur pierre (des années 1950 jusque dans toute la décennie 1980), la plupart des femmes admettaient, du moins ouvertement, la lecture hégémonique des hommes quant à l’exécution artistique, s’excusant avec modestie de leurs productions plus petites et moins élaborées (moins réalistes). Mais ils accordent leur admiration – non pas seulement à la forme visible, le nuitaninga – même aux productions de formes moins qu’idéales dans le cas où le type de pierre travaillé impose des limites à une faiblesse personnelle. Par exemple, ils excusaient Juanasi, d’Iqaluit, de produire sans cesse une forme stéréotypée et assez mal finie des visages inuit en raison d’une faiblesse musculaire qui l’empêchait également de chasser et de travailler. De même, le vieux Tudlik, devenu aveugle dans les années 1950, était admiré (tant par les Blancs que par les Inuit) pour les efforts courageux qu’il continuait de consacrer à la sculpture. Mais les Inuit qui mettaient de la précipitation dans leur productions ou qui ne donnaient pas le meilleur de leurs capacités étaient profondément méprisés.

Figure 6

Sculpture stéréotypée d’un Inuit. Pierre tendre, Iqaluit, réalisée par Juanasi, un homme handicapé

Sculpture stéréotypée d’un Inuit. Pierre tendre, Iqaluit, réalisée par Juanasi, un homme handicapé

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Figure 7

Oeuvre spirituelle ou de « transformation ». Ce type d’oeuvre est très prisé du marché « blanc »

Oeuvre spirituelle ou de « transformation ». Ce type d’oeuvre est très prisé du marché « blanc »

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Pour en revenir un moment à la formule de Gell, je dirais que le talent et l’intention de l’artiste de « ravir », de séduire et d’avoir une agentivité sur son public de patients, est double : 1) pour la plus grande part, la qualité du travail, le savoir-faire appliqué à l’exécution et la difficulté à sculpter la pierre choisie font tous partie d’une esthétique qui vise le public local, les autres Inuit, suscitant par « ravissement » des inférences au sujet de la force physique, des aptitudes et de l’intelligence du créateur ; 2) en contraste, le contenu, qui est le prototype de Gell, comme par exemple, « chasseur inuit », « esprit d’ancêtre », ou quoi que ce soit d’autre, est choisi dans l’intention de séduire le Blanc, l’acheteur qallunaq ; par exemple, le sculpteur peut obtenir un prix majoré de 50% si sa sculpture a pour thème la « transformation ».

De nombreux Inuit ont une bonne idée de ce que souhaite voir l’homme blanc. Ils peuvent interroger les clients directement ou essayer de deviner les préférences esthétiques du marché en interprétant les messages, tels que les prix et les remarques, qui se transmettent le long de la chaîne commerciale jusqu’au créateur d’origine. Il ne s’agit pas d’ethno-esthétique, mais de notre « esthétique », ou de ce qu’un anthropologue inuit pourrait qualifier « d’ethno-esthétique de l’homme blanc » – qallunaat piutsattangiit.

Il existe une exception à cette règle : la qualité de l’exécution et des finitions peuvent intentionnellement viser le public des acheteurs blancs lorsque le créateur choisit consciemment une apparence « grossière » et « primitive », c’est-à-dire lorsqu’il contrevient aux règles esthétiques contemporaines des Inuit eux-mêmes lorsqu’ils en font moins que ce dont ils sont capables. Dans de tels cas, « moins on en fait, mieux c’est ». Il peut être utile de mentionner que Bennetta Jules-Rosette (1984) écrivait que les artistes de Centrafrique réalisaient différentes qualités d’objets d’art pour les acheteurs locaux et européens, tandis que Morphy (1987) nous dit que les aborigènes de Yolngu (dans le nord de l’Australie), donnaient à leurs sculptures de bois une apparence brillante (bir’yun) en leur appliquant de la peinture, qualité esthétique qui ravissait et séduisait tant le groupe de leurs pairs que les acheteurs blancs, mais de façon différente.

Outre l’inférence par « ravissement » de relations sociales entre l’artiste et le public, par exemple, la domination, l’obédience, le respect mutuel ou la dépendance, l’index « ravit » également des inférences au sujet de son prototype, à savoir le « signifié », ce qu’il « représente », ou ce dont il est iconique, ainsi que des inférences au sujet de l’artiste (sans qu’il y ait nécessairement de signature identifiable).

Dans ce dernier cas de projection de messages au sujet de l’artiste, j’ai déjà écrit que c’est exactement ce que font les sculpteurs inuit. Ils utilisent des dispositifs qui permettent au public inuit informé d’inférer qui ils sont et quel type de personne ils sont (Graburn 1976a). Ces dispositifs sont visuels et ont de multiples modes, parmi lesquels : le choix d’inclure ou d’exclure certains détails, l’intérêt pour certains sujets, l’utilisation de certains types de pierre (ce qui peut n’être pas toujours visuel, mais tactile, car il se peut que le matériau puisse avoir besoin d’être « testé » par un couteau de poche ou une lime pour découvrir sa nature). En outre, dans mon dernier article, et d’autres, j’ai également évoqué la façon dont les artistes, en plus de représentations purement mimétiques, créent des « index » dans lesquels se trouvent des symboles « indiquant » la nature du prototype. Cette considération faisait entrer en jeu les concepts inuit de signes et de symboles, c’est-à-dire les nalunaikutanga, qui sont culturellement partagés et qui existent également en-dehors de la sphère de la création artistique. Par exemple, les nalunaikutanga d’un ours polaire sont ses canines, les tulluriak que l’on peut voir tant dans la vie que dans l’art. Des sculpteurs célèbres, tels que Pautak du cap Dorset, soutiendraient qu’il est plus « exact », sulijuk, c’est-à-dire fidèle à la réalité, de souligner les canines dans la représentation sculpturale d’un ours polaire plutôt que de montrer toutes ses dents avec une égale habileté.

Figure 8

Ours polaire aux canines caractéristiques. Pautak, cap Dorset

Ours polaire aux canines caractéristiques. Pautak, cap Dorset

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Conclusion

En résumé, les jugements esthétiques des artistes nuit canadiens sont plutôt cohérents, mais ils ne se focalisent pas sur un ensemble de critères formels visibles auxquels ils auraient profondément réfléchi. Leur jugement concerne toujours la réalisation : l’exécution visible, telle qu’elle est traduite par les caractéristiques du matériau médiatisé encore une fois par les aptitudes réputées de l’artiste. Nous pourrions établir un parallèle en disant, de même, que nous ne nous attendons pas à ce qu’un jardinier élaguant des arbres ou des haies le fasse de manière à ce qu’ils se ressemblent tous. L’agentivité de l’artiste oeuvre par l’intermédiaire du produit de plusieurs critères performatifs.

Ces critères performatifs nous ramènent aux idées de Gell (et de Strathern) au sujet de l’agentivité et de la personne sur laquelle s’exerce celle-ci. Je pense que c’est exactement ce que s’efforcent de faire les artistes lorsqu’ils « ravissent » leur public, c’est-à-dire lorsqu’ils activent son imaginaire afin de produire un résultat final vraiment concret. Dans le cas du public inuit local, nombre d’Inuit tentent de convaincre leur audience, par le biais de caractéristiques spécifiques à leur art, qu’ils sont forts, intelligents, persévérants, fins observateurs du monde naturel, et cela parce qu’ils travaillent la pierre dure (ou qu’ils abordent audacieusement la pierre tendre), qu’ils produisent des effets visuels inusités, tout en veillant à ce que les finitions soient soignées sur toute la surface de l’oeuvre (c’est-à-dire sans laisser de rugosités à la base ou sur les parties non visibles), et en faisant le portrait de la « vérité » (sulijuk) de leur prototype. De cette façon, la forme d’art a tout d’une « extension » de l’artiste, et l’inaptitude à faire preuve de n’importe laquelle de ces caractéristiques amène le public inuit à juger que l’artiste est faible, paresseux, qu’il a la vue basse et qu’il n’a pas de connaissance intime du monde extérieur – qu’il passe tout son temps sous la tente ou l’igloo, par exemple, et ne s’aventure pas loin au-dehors (maqaituk).

Inversement, les Inuit produisent rarement de modèles réduits d’eux-mêmes dans leur monde réel : ni jeans ou blousons, ni nourriture transformée achetée au magasin, personne n’allant à l’église ou regardant la télévision, toutes choses si répandues de nos jours. L’anecdote suivante illustre ce cas extrême. Au printemps 1986, un jeune homme du nom de Qavavauk Manumi, du cap Dorset, avait dessiné une représentation très sensible de Jésus recevant dans ses bras la navette spatiale Challenger, sur fond de drapeau américain déployé au-dessus d’un paysage rocailleux où se dressaient sept croix. Cette façon remarquable de déplorer la mort de sept astronautes blancs ne fut pas jugée « assez inuit » pour être reprise en sculpture ou en lithographie ; on l’entreposa sans bruit, de manière permanente, dans un entrepôt (Graburn 1999).

Mais ces oeuvres ne sont pas réalisées en priorité pour l’appréciation des Inuit ; elles sont réalisées pour que des Blancs les achètent. Cela peut produire une nouvelle « distorsion esthétique », la sculpture étant grossièrement irréaliste, ou bien laissée à l’état brut, non polie, non finie, pour bien signifier à l’Homme blanc que l’artiste est un véritable « primitif de l’âge de pierre ». Devant un tel objet, le public inuit serait convaincu que son créateur a vraiment des handicaps du type mentionnés plus haut, ou bien qu’il « ment », c’est-à-dire qu’il a davantage de savoir-faire que ce qu’il montre et qu’il a toutes ses capacités, mais qu’il « s’est vendu » pour parvenir à « enlever », c’est-à-dire séduire ou convaincre un acheteur blanc. C’est en général dans les types de sujets que les artistes inuit insèrent leur « inuitude » dans leur art, en sélectionnant soigneusement les sujets que les acheteurs blancs pensent être véritablement (c’est-à-dire traditionnellement) « eskimo » ou inuit. C’est ainsi que nous voyons d’innombrables portraits de mères portant un enfant dans leur parka, d’hommes chassant le phoque, de faune arctique, d’igloos avec des familles. Mais ce que les Blancs croient être « eskimo » ou inuit change avec le temps, et depuis les dernières années, nous voyons bien moins de descriptions « d’hommes tuant des phoques » ou mangeant de la viande crue dans l’igloo, mais plutôt un crescendo de « spiritualité » inuit qui s’exprime sous la forme d’hommes en transe dansant au son du tambour, d’animaux avec une tête humaine ou des parties d’autres animaux (« scènes de transformation »), des chamans en transe et des femmes inuit nues aux gros seins. Et les artistes inuit d’aujourd’hui sont tout à fait capables de s’adapter aux nouvelles demandes pour séduire les acheteurs, et de leur faire payer le prix fort pour ces représentations de leurs propres fantasmes.

Pour les Blancs, ces objets représentent souvent des souvenirs rapportés du pays des Inuit qu’ils ont visité, ou d’un monde primitif qui disparaît, ou les vestiges d’une spiritualité primitive. Ce sont des morceaux signifiants d’une « inuitude », ou du moins de l’idée que ces acheteurs se font de « l’inuitude » ; et en tant que produits des efforts, du savoir-faire et de l’imagination du peuple inuit, ils peuvent être pensés comme ses index – littéralement ses extensions physiques – et non seulement comme des icônes ou des symboles du peuple inuit (Layton 2003 : 459-461). La plupart des Qallunaat (les Blancs, les gens de l’extérieur) ne peuvent pas ou n’imaginent pas ramener les Inuit (ou d’autres « primitifs ») chez eux, ce qui constituerait l’expression ultime de leur proximité avec ce peuple « naturel » ou « spirituel » – au choix – mais ramener chez soi et chérir un objet fait de main d’Inuit est ce qui s’en rapproche le plus.

Les anthropologues ont de la chance. En Occident aujourd’hui, dans la course au standing qui consiste à être vu comme proche des primitifs en voie de disparition, du véritablement spirituel, des peuples non encore souillés par le consumérisme, il se pourrait bien qu’ils aient dépassé les touristes. Il y a quelques années, j’avais prononcé une communication intitulée « L’anthropologue en touriste » (1975) lors d’une réunion d’anthropologues, dans laquelle j’avais remplacé le mot « touriste » par le mot « anthropologue » et le terme « objet d’art ethnique » par « personne autochtone ». En me basant sur mes années d’observation ethnographique des réunions professionnelles d’anthropologie, lors desquelles de nombreux collègues amenaient leurs informateurs dans leur costume rituel le plus exotique, je n’ai pas eu à m’expliquer sur ce parallèle, car les membres de l’auditoire l’ont saisi immédiatement et ont éclaté de rire, plusieurs me disant après-coup, « je croyais que vous parliez de moi ! » Quelle meilleure façon de prouver le fait que les arts inuit s’adressant aux touristes « sont » en fait des « extensions » des Inuit eux-mêmes, que les touristes « achètent » et ramènent chez eux comme souvenirs ?

Pour résumer, nous constatons que loin de nous avoir amenés vers la considération d’un art interculturel sans esthétique, les travaux de Gell nous ont obligés à envisager à qui s’adresse l’esthétique. Aussi, plutôt que de poursuivre des analyses qui s’efforcent de lier l’esthétique aux structures sociales (Adams 1973) ou de mettre en corrélation les productions esthétiques et les relations sociales (Wolfe 1969), Gell nous a obligés à constater que l’esthétique n’est pas plus importante que la finalité ou, en d’autres termes, que la question n’est pas « l’art pour l’art », mais l’art en tant que vecteur de la volonté d’une personne s’exerçant sur une autre personne. Cela se rapproche extrêmement de la fonction de l’esthétique telle que la définissait Bloch dans son incontournable article, « Symbols, song, dance and features of articulation » (1974) auquel font écho les travaux récents de Bakewell (1998). En outre, l’approche de Gell, telle qu’elle s’applique à ce cas particulier d’art interculturel, indique qu’il est plus productif d’examiner les esthétiques et finalités multiples de ces formes d’art si dynamiques et importantes que de réexaminer tour à tour toute une série d’arts « traditionnels », chacun étant censé renfermer une esthétique fonctionnelle particulière qui « oeuvre » dans sa propre société (Anderson 1990). Gell nous a enseigné que, si nous voulons comprendre l’esthétique, nous devons toujours nous demander pourquoi elle fonctionne sur le public particulier auquel elle est destinée. Et cet article est destiné à un public qui appréciera, je l’espère, cet examen plutôt détaillé de la façon dont les oeuvres d’art ont la capacité d’agir en tant que puissants agents des intentions de l’artiste, à la fois au sein des frontières culturelles et à l’extérieur de celles-ci.