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Du 16 au 29 septembre 2013, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, le Centre Pompidou a consacré une rétrospective à Shirley Clarke, figure majeure du cinéma indépendant américain. La séance du 21 septembre à 18h montrait des films liés à des expositions internationales tenues pendant la Guerre froide, les Brussels Loops et Opening Moscow. Le public se trouvait confronté à des objets fort singuliers, supposant, pour les appréhender au mieux, une approche culturelle plutôt qu’uniquement esthétique.

Au final, cette séance illustrait plusieurs aspects importants liés à l’usage des matériaux filmiques pour l’étude des expositions. D’abord, comme documentation de l’exposition elle-même : avec d’une part les films montrés dans un circuit expographique, et d’autre un reportage sur une manifestation. Ensuite, comme sources sur le contexte géopolitique qui environnent la tenue d’un tel événement.

Films d’exposition, les Brussels Loops ont été réalisées en 1957 par différents réalisateurs dont Shirley Clark, qui en a aussi effectué le montage. Cette série d’une vingtaine de films commandée pour animer le parcours du pavillon américain lors de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958. Destinées à faciliter l’immersion du visiteur dans la culture américaine, les boucles apparaissent comme des cartes postales mouvantes des USA, défilement d’environnements et de stéréotypes propres à nourrir le travail de l’imaginaire autour des produits de consommation de masse qui soutiendront la diffusion de l’American Way of Life[1].

Le dispositif d’exposition initial influence la facture de ces films[2]. Muets, ils peuvent être disposés en différents points de l’espace d’exposition sans interférences sonores ou difficultés d’audibilité. Chacun dure environ une minute, ayant ainsi plus de chances d’être vu entièrement par un visiteur en déambulation. Le passage en boucle s’apparente à une technique publicitaire où le film produit un contexte visuel attractif sans pour autant capter durablement l’attention du spectateur, il reste ainsi au service de l’objet qu’il doit valoriser.

Également commandé par l’administration américaine, Opening Moscow répond d’une autre esthétique. C’est une sorte de carnet de voyage filmé à Moscou des semaines précédant jusqu’à la l’inauguration de l’Exposition américaine du Parc Sokolniki en 1959. Aux séquences captées dans le microcosme la manifestation, il confronte les vues de la ville et de ses habitants. Et, par moments, le reportage laisse la parole à ses auteurs et à ceux qu’ils filment. Il peut être vu comme le regard porté par de jeunes américains sur l’URSS du temps de la Guerre froide, comme le suggère le commentaire des réalisateurs en voix off.

Le film documente cependant l’exposition, de sa production à sa réception. Des séquences montrent la maquette du lieu et les organisateurs en discussion, le montage sur le site, les préparatifs et activités des personnels d’accueil, puis, au cours de l’événement, les divers stands d’exposition, les comportements des visiteurs (bousculades, émerveillement, consommation, séances de photographies…) ainsi que leurs impressions.

Plus généralement, les films de cette séance ouvraient une fenêtre sur une charnière des relations Est/Ouest du temps de la Guerre froide. D’abord, sur la politique étrangère américaine. En 1953, Eisenhower a créé l’United States Information Agency pour promouvoir avec acharnement l’American Way of Life, notamment en direction de l’Europe pour lutter contre le communisme. Tant l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 que l’Exposition américaine du Parc Sokolniki à Moscou en 1959, témoignent de cette stratégie mettant en scène le « capitalisme du peuple »[3].

Le passage en quelques mois d’un bloc à l’autre, marque la poursuite du réchauffement des relations Est-Ouest notamment sous l’égide de Khrouchtchev et de sa doctrine de la coexistence pacifique. La conclusion de l’Accord Zarubin-Lacy, fin janvier 1958, impulsera une politique d’échanges technologiques, culturels et éducatifs entre les USA et l’URSS[4]. Ainsi, une Exposition soviétique ouvre-t-elle à New-York en juillet 1959. A la même période, l’exposition de Moscou, inaugurée par Nixon, sera le théâtre du kitchen debate, où le vice-président américain et Khrouchtchev défendront chacun les vertus de leurs systèmes économiques.

Si Opening Moscow permet de resituer l’environnement de ce débat, les impressions glanées auprès des moscovites offrent aussi une trace audiovisuelle de la réception de l’exposition. S’y expriment l’espoir de relations apaisées entre les deux Grands mais aussi la conviction de la supériorité à terme du modèle soviétique. Cela fait largement écho à la correspondance adressée par les citoyens à Khrouchtchev autour de 1959, alors qu’il va entamer une tournée américaine. Ainsi, le reportage sur l’exposition de Moscou reflète-t-il un certain esprit du temps en URSS.

Si cette séance illustrait richement la manière dont les films peuvent être utilisés pour documenter l’étude des expositions, elle permettait aussi d’envisager la question de la patrimonialisation des images animées – et par extension, de leur exposition patrimoniale. En effet, les films de la séance avaient été arrachés à leur monde originel, et leur présentation muséale au public supposait certains aménagements.

Les bandes avaient été spécialement restaurées, affirmant ainsi leur valeur historique et/ou monumentale. Les Brussels Loops rendaient particulièrement visible le caractère utopique de l’action patrimoniale. D’abord dans la salle avec un nouveau dispositif de visionnement, puisqu’au mode d’appréhension déambulatoire des halls d’expositions s’opposait la posture statique du spectateur assis face à l’écran. Ensuite à l’écran, grâce à un remontage - une recontextualisation - agissant comme médiation des objets originaux. Des cartons noirs séparaient les boucles comme pour évoquer les passages originellement effectués par le visiteur entre les différents îlots d’exposition; les titres étaient listés en fin de montage comme pour faciliter l’immersion dans les images, elle aussi recherchée lors des expositions initiales.

Au-delà de ces points techniques, un aspect intellectuel mérite d’être souligné : l’approche cinéphilique classique avec sa typique monographie de cinéaste a présidé au passage au musée des films de Shirley Clark. Paradoxalement, les films de la projection étudiée interrogent cette approche auteuriste, puisque, indéniables étapes de l’itinéraire cinématographique de Shirley Clark, ils demeurent des créations collectives. Cela montre que, malgré les analyses plurielles que peuvent susciter les matériaux filmiques, le regard de l’histoire de l’art reste la modalité dominante de patrimonialisation des films. Et si on se réjouit qu’il permette révisions et redécouvertes, il convient d’évoquer le risque afférent qu’il uniformise ou limite le champ des analyses potentielles.