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« La réalité est que, sauf les rares exceptions, il faut “payer” pour apprendre la game »

PedroXX, Forum de CoolPoker

Le développement rapide et récent d’un véritable vedettariat entourant l’univers des joueurs de poker qui s’affrontent dans les tournois internationaux s’est accompagné de la multiplication, ces dernières années, des récits de ces professionnels du jeu, qui font état du (long) parcours qui les a menés à devenir des « pros » du poker. Les profils des uns et des autres varient substantiellement, mais les parcours semblent avoir beaucoup en commun. En effet, si quelques rares joueurs construisent leur récit en disant que c’est en marge du jeu qu’ils ont développé les aptitudes qui leur auraient permis de devenir des joueurs gagnants puisqu’ils n’auraient découvert ce jeu que tardivement, la très large majorité des récits de joueurs se construit avec pour point de départ l’enfance, pendant laquelle on rapporte avoir fait l’apprentissage du jeu en famille. Autant les récits de vedettes du cinéma qui affirment par exemple, comme Shirley Bousquet, « C’est mon papa quand j’étais toute petite qui m’a appris à jouer au poker, j’avais 12 ans et on jouait au poker avec l’argent du Monopoly[1] », que ceux des joueurs professionnels, comme Thomas Fougeron qui raconte « Mon père m’a initié au poker très jeune, au lieu de jouer aux Legos je jouais au poker avec mon papa[2] » donnent à comprendre que c’est parce qu’on a commencé à jouer très tôt qu’on a pu devenir de bons joueurs. Cette structure narrative, pour répandue et récurrente qu’elle soit, n’en est pas moins étonnante, compte tenu de la place qu’occupe le poker dans la culture populaire depuis le milieu du XXe siècle. En effet, s’il est certainement tout à fait vrai qu’un nombre substantiel de joueurs-vedettes a appris à jouer au poker en famille pendant l’enfance, on peut assez raisonnablement suspecter que c’est également le cas pour une proportion non négligeable d’Occidentaux qui n’ont jamais participé à un tournoi de poker ni même rêvé de gagner de l’argent en jouant à ce jeu. Mais peut-être est-ce précisément parce que les vedettes du poker savent bien que le fait d’avoir appris à jouer à ce jeu avant l’âge adulte n’est pas particulièrement distinctif que plusieurs construisent leur récit en insistant sur le fait que non seulement leur apprentissage du jeu a été précoce, mais qu’il impliquait en outre de sacrifier le divertissement (notamment les Legos et le Monopoly…) à la discipline et à un apprentissage rigoureux et méthodique de la stratégie.

Avec l’avènement du vedettariat du poker qui est né de la télédiffusion des tournois apparue dans les années 2000, la figure du pro du poker, la conception du jeu qui l’accompagne, les rêves et espoir qu’elle est susceptible de faire naître ont vraisemblablement contribué à transformer les représentations sociales de ce jeu, de même que les rapports qu’on entretient à celui-ci, pour en faire une véritable discipline, envisagée comme pouvant être l’objet d’une pratique professionnelle (Hardy 2006; Brown 2006). En effet, s’il existe sans aucun doute encore aujourd’hui des contextes dans lesquels le poker demeure une activité ludique et peut s’avérer être d’abord un prétexte à la sociabilité, se trouvant subordonné à celle-ci alors qu’on joue en famille ou entre amis et qu’on ne met en jeu que des allumettes, de l’argent de Monopoly ou, à la rigueur, le contenu des vide-poches, ce jeu est aussi devenu pour d’autres l’objet d’un rêve, voire d’un projet de vie, celui d’accéder à la gloire, à la fortune et à la reconnaissance en devenant un professionnel du poker ou, mieux encore, un joueur riche et célèbre. On peut croire que la poursuite de ce rêve est susceptible d’être particulièrement répandue chez les joueurs qui jouent au poker à l’argent sur Internet, là où le jeu, s’il peut certes encore être pensé par certains comme une activité ludique, a dans tous les cas cessé d’être une activité sociale, puisqu’on ne joue manifestement en ligne que de façon anonyme et contre de parfaits inconnus avec lesquels on ne s’engage ni dans des échanges qui se poursuivraient dans la durée ni non plus dans des liens.

C’est en vue d’éclairer et de mieux comprendre le rapport au poker de ceux qui rêvent d’en faire une pratique professionnelle que nous avons entrepris de faire enquête dans une communauté électronique consacrée au poker (on n’y joue pas, on en discute) et rassemblant des joueurs que nous désignons comme des aspirants professionnels. Les joueurs en question ne sont certainement pas représentatifs de l’ensemble de ceux qui s’adonnent au poker. Mais il nous semble qu’en regard de leurs pratiques de jeu et du rapport qu’ils entretiennent à celui-ci, leurs représentations et leurs pratiques du jeu se situent sans doute plus à l’extrémité d’un continuum[3], qu’elles ne seraient en rupture complète avec celles de l’ensemble des joueurs de poker et plus particulièrement de ceux qui jouent dans Internet. Notre démarche vise un double objectif. Nous nous sommes immergés dans l’univers discursif que partagent ensemble dans un espace électronique ces aspirants joueurs professionnels pour tenter, d’une part, de circonscrire la façon dont ils envisagent le jeu et le rapport qu’ils entretiennent à celui-ci et, d’autre part, pour tâcher de comprendre quel genre de rapport ces joueurs entretiennent avec la communauté électronique d’aspirants joueurs professionnels et le rôle que peut jouer leur participation à celle-ci dans le rapport qu’ils entretiennent avec le jeu.

Le phénomène des communautés électroniques « extrêmes »

La démarche dont nous présentons ici les premiers résultats constitue le point de départ d’un projet plus vaste, qui vise à aborder les espaces électroniques réunissant des aspirants joueurs professionnels comme des lieux d’élaboration et de partage d’une norme sociale alternative. Nous souhaitons en faire l’étude en vue de mieux comprendre comment la participation à ce genre de communauté électronique contribue à transformer les rapports qu’entretiennent ceux qui les fréquentent à la norme sociale la plus largement admise.

La démocratisation des communications électroniques a en effet donné lieu à la multiplication d’espaces spécialisés de sociabilité en ligne, qui regroupent des individus sur la base d’intérêts ou de pratiques très singulières et étroitement circonscrites (Wenger 2002; Wellman et Haythornthwaite 2002). Parmi ceux-ci, certains sont parfois qualifiés d’« extrêmes » (Bell 2007), et considérés ni plus ni moins que comme des espaces de socialisation à la déviance ou d’incitation à la pathologie (Mulveen et Hepworth 2006; Fox et al. 2005). Peu importe la manière dont on envisage ces espaces de marginalité, on peut reconnaître que les modalités d’interaction et le rapport à l’autre que permettent et favorisent les communications électroniques sont de nature à donner une forme inédite à l’expérience qu’on y fait. En effet, la fréquentation d’une communauté de pratiques électronique diffère sur plusieurs plans de l’inscription des individus dans des groupes déviants[4] hors ligne, notamment en ce qu’il est possible de fréquenter activement et sur une base régulière un espace électronique sans pour autant que celui-ci et que les liens qu’on y développe ne soient amenés à déborder dans les espaces sociaux dans lesquels les individus évoluent hors ligne (Amichai-Hamburger et al. 2002; Joinson 2003; Kendall 2002; Pastinelli 2007; Turkle 1995; Velkovska 2002). La fréquentation de tels espaces peut même déboucher sur une superposition des temporalités et espaces sociaux, alors qu’on peut fréquenter ses pairs de l’espace électronique depuis le bureau, la maison ou l’école sans jamais les rencontrer.

Jusqu’à maintenant, les travaux prenant pour objet les communautés électroniques dites extrêmes[5] se sont limités à l’analyse des échanges observables en ligne, pour mieux en connaître et en comprendre la teneur, et ne se sont pas intéressés à la façon dont la participation à ce genre d’espaces s’articule aux trajectoires individuelles, au quotidien hors ligne, aux pratiques de ceux qui les fréquentent et à l’ensemble des espaces sociaux dans lesquels ils évoluent. Or, si on peut certes, en ligne, s’inscrire dans une sociabilité élective et très spécialisée pour contester certaines normes et en négocier de nouvelles, il n’en demeure pas moins que chacun n’échange en ligne que comme individu d’abord pleinement inscrit dans le social et le quotidien hors ligne, là où les liens sont moins susceptibles d’être aussi librement choisis et où prévalent sans doute plutôt d’autres normes (Joinson 2003; Jones 1999; McGerty 2000; Miller et Slater 2000; Pastinelli 2007; Wellman et Haythornthwaite 2002). Sur la base de ce constat, on peut se demander dans quelle mesure et de quelle manière la participation des individus à de telles communautés contribue ou non à transformer leurs représentations du monde, le rapport qu’ils entretiennent avec la norme sociale et la façon dont leur expérience de ces espaces s’articule à leurs pratiques, à leur vie quotidienne et aux autres espaces sociaux dans lesquels ils évoluent hors ligne. Pour mieux connaître ce phénomène et en comprendre les enjeux, nous prévoyons, dans la prochaine phase de ce projet de recherche, nous livrer à la conduite d’une série d’entretiens individuels visant à mieux comprendre les impacts de la participation à une communauté électronique d’aspirant joueurs professionnels sur leur univers social hors ligne et leur expérience du jeu. Dans le présent volet de la recherche, nous nous sommes plutôt intéressés à ce en quoi consiste la participation à une communauté électronique de joueurs de poker, cela afin de mieux comprendre la nature des échanges qu’ont ensemble les joueurs, la norme qu’ils partagent vis-à-vis des pratiques de jeu et par laquelle ils définissent certaines façons de jouer comme normales et acceptables ou à l’inverse comme déviantes.

L’analyse des échanges entre aspirants professionnels

Pour circonscrire les représentations des aspirants joueurs professionnels, nous avons procédé à l’analyse des échanges qu’ont les participants du forum[6] de CoolPoker[7]. Cette plate-forme consacrée au poker a été créée en 2000 par un joueur professionnel québécois qui a fait de nombreuses apparitions médiatiques et qui est l’auteur d’un ouvrage de stratégie consacré au poker. CoolPoker est un des plus anciens sites francophones du genre. Il contient plusieurs rubriques, des blogues, des articles de stratégies, et est le support, depuis 2004, d’une communauté électronique de joueurs, qui échangent sur une base régulière dans le forum que comporte le site. Certains des participants fréquentent le forum depuis sa création en 2004, et certains ont même posté en moyenne plus d’un message par jour depuis les quatre dernières années. Il faut préciser que le forum et le site lui-même ne constituent pas des espaces de jeu : on ne s’y branche pas pour jouer, on joue plutôt sur des sites comme Poker star, Party Poker, etc. Plusieurs habitués du forum semblent se connaitre entre eux, leurs échanges donnant à comprendre que certains se retrouvent parfois en ligne sur des sites de jeu ou en face à face lors de tournois. Mais ce n’est vraisemblablement pas pour jouer entre eux qu’ils échangent sur le forum[8], celui-ci étant plutôt l’occasion de discuter de leur expérience, d’avoir des conseils des autres sur la stratégie et de partager de l’information sur les sites de jeu, les bonus offerts, les livres à lire, etc. Le forum compte près de 5000 membres, ce qui n’inclut pas ceux qui ne feraient que lire les discussions sans y participer[9]. Tous les participants ne sont bien sûr pas aussi actifs sur le forum : 1300 participants ont posté au moins 10 messages depuis leur inscription au forum, alors que 600 participants ont posté plus de 50 messages et ont donc contribué de façon plus régulière. En outre, il va de soi que le nombre de lecteurs du contenu du forum est plus important que le nombre de ceux qui y participent activement.

Dans un premier temps de la démarche, nous avons parcouru les pages d’environ 200 discussions dans différentes catégories-sujets du forum afin d’établir une grille d’analyse préliminaire. Dans un deuxième temps, nous avons soumis à notre grille d’analyse l’ensemble du contenu de la catégorie « discussion générale » du forum, laquelle comptait alors près de 6000 discussions, afin de sélectionner les interventions qui nous semblaient présenter un contenu de nature à renseigner sur la conception du jeu des participants, leur rapport au jeu et la place qu’occupe leur participation au forum dans leur rapport au jeu. Nous avons retenu un peu plus de 1500 interventions. En fonction des questions de recherche qui nous guidaient et du contenu des échanges entre joueurs, nous avons raffiné notre grille d’analyse initiale et dégagé sept catégories thématiques à partir desquelles nous avons effectué le codage des interventions retenues. Nous avons ainsi codé le contenu faisant état 1- des pratiques considérées par les joueurs comme appropriées ou inappropriées en vue de gagner ou de s’améliorer au poker ; 2- celui faisant état des ambitions, rêves et projets des joueurs à longue échéance ; 3- celui faisant état de leurs objectifs à plus court terme; 4- le contenu dans lequel on débat et juge de la pertinence des rêves, des ambitions et des stratégies des autres ; 5- celui à travers lequel se donnent à voir l’historicité de la communauté électronique et la nature des liens entre les participants (s’ils se sont déjà rencontrés hors ligne, s’ils ont déjà joué ensemble au poker, s’ils semblent avoir déjà échangé ensemble dans le passé ou si à l’inverse leur rapport demeure impersonnel et anonyme) ; 6- les messages dans lesquels les joueurs font état rétrospectivement de leur parcours, de leur succès ou de leurs échecs au poker ; 7- enfin, ceux dans lesquels ils font état de leurs pratiques, représentations ou expériences d’autres jeux de stratégie (échec, backgammon, etc.) ou d’autres jeux de hasard que le poker et ses différentes variantes (black jack, machines à sous, roulette, etc.).

Avant de faire état de ce que l’analyse a permis de mettre au jour, il convient de tracer les contours de la perspective sur la base de laquelle nous abordons les discours, récits et ambitions des joueurs. Tout d’abord, il faut bien dire que les représentations sociales des jeux de hasard et d’argent et la normativité entourant ceux-ci ont connu une importante transformation au XXe siècle, passant d’une perspective dans laquelle certaines pratiques de jeu pouvaient être considérées comme déviantes par rapport à la norme sociale la plus largement admise à une perspective dans laquelle ces mêmes pratiques apparaissent désormais comme relevant de la « pathologie » et sont donc aussi devenues l’objet du discours et du contrôle du pouvoir médical (Conrad 1992, Conrad et al. 1992b; Rosecrance 1985). Sur ce plan, si en regard de leurs représentations du jeu et de leurs pratiques de jeu, les aspirants joueurs professionnels peuvent sans doute être qualifiés de déviants par rapport à la norme sociale et s’il n’est pas à exclure que nombre d’experts puissent juger leurs pratiques et représentations comme présentant un caractère pathologique, nous n’envisageons pas nous-mêmes leurs pratiques dans une telle perspective. Il convient en outre de rappeler que notre démarche n’a surtout pas pour objectif de statuer à savoir si les aspirants professionnels de poker ont ou non des « problèmes de jeu » mais qu’elle vise plutôt à comprendre et éclairer le rapport qu’ils entretiennent avec le jeu.

En ce qui concerne plus particulièrement le poker, il nous apparaît indiscutable que ce jeu repose sur un complexe mélange de hasard et de stratégie, de telle sorte que, en principe, un joueur maîtrisant le jeu mieux qu’un autre serait plus susceptible — toute chose étant égale par ailleurs — de gagner plus souvent que celui qui le maîtrise moins bien (Hardy 2006; Responsible Gambling Council, 2006; Shead et al. 2008; Wilson 2006; Wood et al. 2007). Ceci étant dit et puisque, en pratique, toutes choses ne sont jamais égales par ailleurs, en dépit du fait que la question ait retenu l’attention de plusieurs spécialistes[10] (voir notamment Croson, Fishman et Pope 2008; Sévigny 2008), il semble qu’on ne s’entende toujours pas quant à savoir quelle est l’importance relative de la stratégie et du hasard sur l’issue du jeu, pas plus qu’on aurait pu établir ce que seraient la stratégie « gagnante », le jeu mettant en cause un trop grand nombre de facteurs et supposant un trop large éventail de situations possible (Shead et al. 2008; Woodward 2006). En outre, si certains joueurs vedettes ont pu à l’évidence développer leur maîtrise du jeu suffisamment pour en faire une activité professionnelle lucrative (ce qui en fait rêver plus d’un) (Hardy 2006; Brown 2006), un grand nombre joue depuis beaucoup plus longtemps sans parvenir à de tels résultats, cependant que plusieurs études ont établi qu’une proportion substantielle de joueurs qui jouent régulièrement au poker dans Internet présente des problèmes de jeu ou y perdent des sommes importantes (Shead et al. 2008; Wood et al. 2007; Wood et Williams 2007). Dans ce contexte, on comprendra aussi que la perspective voulant que le poker soit un jeu de stratégie auquel on peut devenir gagnant à condition d’être prêt à y investir temps et argent apparaisse comme marginale en regard de la perspective beaucoup plus largement partagée et suivant laquelle un joueur qui passe beaucoup de temps à jouer et perd des sommes importantes au jeu est probablement un joueur qui a un problème de jeu, beaucoup plus qu’il ne serait un riche champion en devenir. C’est du moins ce que porte à croire une enquête menée en Ontario et visant à circonscrire les représentations sociales de ce jeu (Responsible Gambling Council 2006).

Dans le cadre de notre démarche, il nous semble qu’il serait bien vain de vouloir statuer à savoir si les aspirants joueurs professionnels sont, comme plusieurs d’entre eux l’espèrent, de potentiels champions en devenir ou s’ils ne seraient pas plutôt des joueurs susceptibles de présenter des problèmes de jeu ou se trouvant engagés dans la poursuite chimérique d’un rêve coûteux. Sur la base d’une posture qui se veut compréhensive, nous reconnaissons plus simplement que ces joueurs ont de bonnes raisons de croire qu’il leur est possible d’accroitre leur maîtrise du jeu de façon à jouer mieux. Bref, nous tenons pour acquis qu’ils ne sont ni fous, ni « malades », ni troublés par des « pensées erronées » qu’il y aurait lieu de corriger. En revanche et bien que nous n’en présumons rien vis-à-vis de chacun d’eux, il nous apparaît tout à fait improbable que tous ces appelés de la pratique professionnelle du poker puissent effectivement un jour gagner plus qu’ils ne perdent et réussir à gagner leur vie du poker.

Des joueurs et leurs aspirations

Bien que nous ne soyons pas en mesure d’établir avec certitude le profil social des participants du forum, plusieurs indices nous permettent d’en tracer un portrait à prendre avec réserves. Tout d’abord, les participants au forum de CoolPoker sont vraisemblablement des Québécois pour la plupart, des hommes dans une écrasante majorité et des hommes relativement jeunes, âgés plutôt entre le début de la vingtaine et le milieu de la trentaine. Plusieurs sont étudiants au collégial ou à l’université (ils font couramment référence à leurs études et au calendrier scolaire, avec les fins de sessions, les travaux à remettre, etc.), mais tous ne sont pas aussi scolarisés, plusieurs se présentant explicitement comme des ouvriers manuels. Quelques-uns, une dizaine plus exactement, disent ne plus avoir aucune autre activité professionnelle que le poker, c’est-à-dire qu’ils affirment gagner leur vie en jouant au poker, essentiellement sur Internet. Une proportion plus importante dit avoir d’autres activités –ils travaillent ou sont aux études— et dit tirer du poker des revenus d’appoint. Enfin, la très grande majorité joue vraisemblablement au poker sans en tirer de revenus substantiels, en perdant ou en gagnant un peu à l’occasion, mais tous les participants du forum semblent soucieux de s’améliorer et partagent le rêve de devenir un jour des « joueurs gagnants », c’est-à-dire de jouer mieux que la plupart de ceux qui jouent en ligne et dans les casinos, de façon à pouvoir faire de leur pratique du poker au moins un revenu d’appoint, au mieux leur principale source de revenus :

[…] même si je nage pas encore[11] dans les profits, je crois bien qu’un jour je serais assez bon pour prendre ma retraite de ma job de 9 à 5.

SPFoxNoze[12]

[…] Si je m’améliore, l’argent se pointera tôt ou tard, ce n’est qu’un résultat. Mon objectif est de faire des tournois majeurs et d’y faire bonne figure. J’ai toujours dit que je ferai les WSOP [séries mondiales de poker] avant de crever et je tiens mon but. Cependant, je me construit une carrière avant de poker plein temps.

Steppah

Je ne compte pas arrêter tout dans ma vie pour me mettre au poker tout suite… c’est clair que non.. Je joue des limites trop petites et je manque de tout… (expérience, bankroll[13]… ect) Mais je suis curieux. Curieux de savoir : […] c’est beaucoup facile et stable d’avoir des revenu en cash game? Les revenus sont t’ils trop “up and down” pour vivre seulement de revenu en tournoi?

Warm

Je joue au poker depuis environ 2 ans, j’ai lu quelques livres et j’écoute beaucoup le poker à la télé. Je me considère comme avancé, mais aucunement comme professionnel car je suis consicent que j’en ai encore énormément à apprendre, comme 99,9% des joueurs.

Dave

Pour ma part, après 3 mois d’expérience, je continue de rêver qu’un jour je quitterais mon usine de chauffe-eau de marde

William_Ave

Mon but n’est pas forcément d’être le meilleur mais bien d’être un joueur gagnant qui vit de son poker. Si ca vient un jour, l’ambition me dévorera peut être un peu et j’aurais envie de pousser plus loin mais à l’heure actuelle, mon seul objectif raisonnable (j’espère qu’il l’est en tout cas) est celui là.

Patotal

Les ambitions des uns et des autres varient bien sûr substantiellement. Alors que dans le discours de certains, gagner sa vie du jeu apparaît comme un projet qu’on s’applique à essayer de concrétiser ici et maintenant, pour d’autres il semble bien qu’il s’agisse plutôt d’un rêve qu’on situe dans un avenir relativement lointain et vis-à-vis duquel on conserve certaines réserves (c’est parfois à moitié en blague qu’on dit qu’on veut devenir un champion de poker). Mais ce que ces aspirations révèlent et que traduit très bien le contenu de l’ensemble des discours des participants au forum, c’est que ce qu’on fait ici et maintenant à jouer au poker trouve son sens dans l’attente d’un « après », la pratique du jeu au présent étant pensée en fonction de ce temps à venir dans lequel on sera, du moins on l’espère, un joueur gagnant. En outre, on ne joue pas d’abord dans le but de gagner ici et maintenant, mais plutôt dans le but d’améliorer son jeu pour pouvoir gagner plus tard. Bref, les discours donnent à voir une expérience qui est pensée comme un parcours, comme la quête d’un but qu’on espère atteindre dans un quelconque avenir et non pas comme le temps d’une rupture dans le quotidien qui serait celle du plaisir immédiat de la pratique du « jeu ».

L’apprentissage, le travail et la discipline

Le poker est bien sûr unanimement envisagé par les participants du forum comme une discipline, et cela au double sens du terme. Le jeu apparaît en effet à la fois comme une matière pouvant faire l’objet d’un enseignement, du cumul d’un savoir et donc d’un apprentissage (au même titre que la sociologie ou la chimie) et en même temps comme une pratique qui suppose qu’on s’astreigne à l’observance rigoureuse d’un ensemble de règles. Pour acquérir le savoir permettant de jouer mieux, on ne fait pas que jouer au poker, on étudie également les probabilités et les enjeux stratégiques du poker en lisant des livres, des articles de stratégie et en observant (par l’écoute des tournois télévisés) ceux qu’on envisage comme des maîtres :

[…] ça devrait ossiller a environ 10 heures par semaine d’étude + 5-6 heures de jeu. Devrais-je arrêter ca ici ou est-ce que je peux m’améliorer de facon à un jour devenir un joueur gagnant avec ce nombre d’heure?

L’enthousiaste

Alors maintenant je vais travailler la dessus… je vais justement aller acheter un livre (faut bien commencer par un) j’en avais un, mais il est vraiment trop basique…

Zaltor

[…] Tiger Wood passe des heures et des heures à pratiquer son élan à chaque semaine, même s’il est déjà dans les meilleurs au monde. Les grands maîtres d’échec passent 10 fois plus de temps à étudier qu’à jouer. Et bien le secret pour performer au poker, c’est pareil, il faut travailler et étudier, même si quelques surdoués y parviennent sans trop d’effort ou même si quelques joueurs ont une énorme chance à leurs débuts. le secret est dans le travail pas ailleurs!! Combien d’heure tu mets par semaine à l’étude de ton poker?

Calembour

On peut remarquer au passage que cette élévation du joueur par la discipline, à l’instar des échecs ou du jeu de go (Papineau 2000), confère au poker un statut plus digne dans les représentations sociales, une aura plus intellectuelle que celle qui entoure les autres jeux de hasard et d’argent.

En plus de juger essentielle l’étude de la stratégie et des probabilités, les aspirants professionnels partagent également la conviction que, pour bien jouer, ils doivent se discipliner, c’est-à-dire se contraindre à différentes règles ayant pour objet le corps, l’humeur ou l’esprit et leur permettant d’être en pleine possession de leurs moyens lorsqu’ils jouent. Ainsi, l’un dit faire du sport pour se détendre et jouer mieux, plusieurs établissent et déterminent le maximum d’heures consécutives qu’ils peuvent passer à jouer pour ne pas être trop fatigués, manquer de jugement et « tilter »[14] :

[il faut] avoir quelques heures de libres quand tu commence une session, [autrement] tu [vas] surtout être “presser” de faire du cash parce qu’il te reste peu de temps à jouer.

fisher31

Il faut se réservé a première vue un bon deux heures minimum. J’avais souvent entendu, d’y aller a son rythme, une heure ici, une demi heure là. [mais] j’ai l’impression qu’a moins d’être un adepte des hit and run. Ce n’est pas viable et pas très intéressant.

Ramses73

En général je vais jouer environ 6 heures, prendre un break d’une heure ou deux et rejouer un autre 4 heures. […] Reste que je mets un point d’honneur à arrêter de jouer si je suis on tilt ou que j’ai juste pas de “feel” et que ma concentration n’est plus à son meilleur

Reqin

Toujours avec l’idée d’être le mieux à même de se concentrer et de garder leur sang-froid, un bon nombre disent qu’ils s’abstiennent de boire quand ils jouent, un autre fait de la méditation pour être plus zen, alors qu’un autre s’applique plutôt à faire de la visualisation :

[…] c’est une de mes technique de visualisation .Si jeme vois comme le meilleur et j’y crois je vais tout faire pour y arriver.C’est une de mes techniques de visualisation

Presentement je joue et etudies les strategie 14h/jours des fois plus.

MisterZ

Bien que les moyens mis en oeuvre par les uns et les autres et que les règles que chacun imagine et se donne soit des plus variées, tous s’entendent en somme sur le fait que la simple pratique du jeu — le seul fait de jouer — ne suffit pas pour devenir un joueur gagnant. On a même plutôt l’idée que celui qui n’étudierait pas le jeu de manière livresque et qui jouerait sans se fixer de règles pour demeurer concentré et mieux dominer ses pulsions serait assuré de perdre, qu’il serait en outre le « poisson » contre lequel ceux qui étudient et se donnent des conditions pour demeurer calmes et concentrés pourront gagner. Dans ce sens, il apparaît clairement que la pratique des aspirants joueurs professionnels déborde largement le seul fait de jouer et que pour circonscrire le cadre dans lequel leurs pratiques de jeu sont intelligibles, il est impératif de s’intéresser non seulement à ce qu’ils font quand ils jouent, mais également à tout ce qu’ils font, en plus de jouer, dans le but de parvenir à jouer « mieux », c’est-à-dire à gagner plus et plus souvent.

Le parcours et le découpage du temps

La poursuite de cette ambition de devenir un joueur gagnant est systématiquement pensée par les joueurs comme un parcours que l’on peut planifier et qu’il convient de découper en étapes successives, afin d’éviter de perdre trop d’argent dans l’apprentissage du jeu. Cette vision des choses mène couramment les joueurs à se doter d’un véritable programme, qui suppose une projection dans l’avenir de leurs pratiques de jeu et un découpage du temps en paliers ou en étapes. On se fixe des objectifs à court, à moyen et à long terme et on essaye de prévoir le temps nécessaire à l’atteinte de ceux-ci, de déterminer le moment où, par exemple, on se permettra de jouer des sommes plus importantes ou de s’essayer à une autre variante du jeu (en tournoi, sans limite, en salle, etc.) :

Hey je viens de finir l’école. 3 mois et demi de brake. […] je suis en train de me monter un plan dans la tete. Je met bientot 500$US sur Party Poker. […] En jouant 3 tables a 100NL [no limit], je récolte 700$ sur! Je vais commencer a jouer 2 tables a 25NL [no limit]. Je prévois jouer environ 20-30 heures par semaine. J’utiliserai ma stratégie du “comment faire 10K [10 000 $] en 1 an” sur Prince Poker. Je suis certain d’y arriver. Un de mes amis est rendu a 6000$ avec cette stratégie.[…] Pour ce qui est des tournois, je ne jourai pas plus que 3R [rebuy] ou 10 freezout [tournoi sans rebuy] pour commencer. J’espere vraiment que sa va marcher. Je crois que comme toujours, lire est tres important et que je ne le fait pas assez. La l’été est arrivé alors je vais lire le plus possible. Prince, le livre de Skalansky que j’ai et je vais en trouver d’autre apres comme Harrington 1-2…Je vais aussi tenter de jouer quelques game live […] Je magasine un auto et j,espere pouvoir la payer avec le poker d’ici 1 and…(environ 10 ou 12k [10 0000 ou 12 000]) ;)

ChrisZaa

[…] J’ai alors décidé d’organiser mon poker. Je veux apprendre tout sur le Texas Holdem!!!! Mais, je veux commencer par le commencement pour bien évoluer en tant que futur professionnel de poker J Je vais étudier tout ce qui à apprendre sur le Texaslimit. Une fois ses concepts assimilés et rentabilisés, je vais passé au no limit et après je vais m’attaquer sérieusement au poker de tournoi. J’ai l’intention de participer activement au forum pour évoluer le plus rapidement possible sans brûler d’étape. En passant, je suis étudiant à l’Uqam en administration des affaires.

MaximMax

Le programme et les objectifs qu’on se donne concernent habituellement les montants qu’on espère gagner, les variantes de jeu qu’on va jouer et, surtout, l’importance des mises qu’on va jouer en fonction de son « fond de roulement ». Le Texas Hold’em « avec limites » est une variante du poker dans laquelle le montant de la mise de départ et de ce que chaque joueur peut miser à chaque tour de table est fixe et prédéterminé. Cette variante du jeu se joue bien sûr avec différentes limites, les joueurs pouvant jouer par exemple à 2$/4$, à 5$/10$, à 10$/20$, etc. Le principe auquel adhèrent généralement les participants au forum de CoolPoker étant qu’on devrait toujours commencer son apprentissage en jouant à des « microlimites », c’est-à-dire sur des tables électroniques où la mise est fixée à 0.05$/0.10$ ou à 0.10$/0.20$, pour éviter de perdre des sommes trop importantes, et ensuite passer progressivement à des limites plus élevées lorsqu’on gagne et que son fond de roulement augmente suffisamment. Si ce principe apparaît tout à fait raisonnable à première vue, il convient de souligner que celui-ci ne va pas sans poser de problème dans la mesure où les joueurs s’entendent également sur le fait que la manière de jouer varie de façon importante selon les limites auxquelles on joue. C’est d’ailleurs précisément parce que le jeu diffère substantiellement selon l’importance des mises qu’on partage aussi la conviction qu’il n’est pas possible d’apprendre à jouer en s’en tenant aux tables de « play money », c’est-à-dire à des espaces (comme ceux qu’offrent Yahoo, Facebook de même que certains sites de poker) dans lesquels on joue de l’« argent virtuel », uniquement pour le plaisir. C’est que, lorsqu’il n’y a pas d’argent en jeu ou lorsque les sommes jouées sont peu élevées (certains sites permettant de jouer à 0.01$/0.02$), les joueurs seraient beaucoup moins enclins à coucher leur main de peur d’être battus et ils n’hésiteraient pas à suivre, voire à relancer la mise des autres, même lorsqu’ils ont une mauvaise main, de telle sorte que, comme un grand nombre de joueurs demeurent dans le jeu jusqu’au « river » (la dernière carte qui est mise sur la table), le vainqueur serait d’abord celui qui se verrait favorisé par le hasard –même en ayant commencé avec une mauvaise main— et non pas celui qui aurait le « mieux » joué. Avec des mises plus substantielles, les joueurs seraient beaucoup moins enclins à miser, à suivre la mise ou à relancer avec de mauvaises mains, de telle sorte qu’à l’issue du jeu, les joueurs restants seraient moins nombreux et que le vainqueur serait plutôt celui qui aurait joué de façon raisonnable et stratégique. En outre, alors qu’un joueur maîtrisant bien le jeu aurait de bonnes chances de gagner avec une bonne main quand il joue stratégiquement là où les mises sont substantielles (par exemple à 10$/20$), il serait, dans les mêmes conditions, beaucoup plus susceptible de subir un « badbeat » à une microlimite.

Le « badbeat », qui occupe une place centrale dans les représentations et discours des participants au forum, désigne le fait de perdre alors qu’on a joué habilement avec une bonne main et qu’on est vaincu par un joueur qui a joué avec une mauvaise main, mais qui a été favorisé par le hasard. En outre, les joueurs s’entendent sur le fait que les « badbeats » sont beaucoup plus fréquents aux microlimites –celles auxquelles le débutant devrait jouer pour apprendre— et donc aussi que la stratégie à adopter n’est pas du tout la même que lorsque les mises sont plus élevées :

Quand tu te force a bien jouer serrer tu fais ce que tu a faire tu joue micro limite tu perd le petit peu que tu gagne comme sa a chaque fois ».

RockBoy25

[…] aux micro limites le jeu est tres ‘’loose’’. donc les bad beat sont plus frequents, la comparaison avec le nl200 n’est donc pas comparable.

DonCarlo

Les micros limites sont parfaites pour développer les bases ABC du poker. Tes adversaires seront trop looses et trop weak, ce qui fait que la meilleure stratégie reste un poker très TAG. Les badbeats seront effectivement plus fréquents mais tu accumuleras les profits rapidement lorsque la chance ne sera pas trop contre toi. Fais toi en pas avec une main comme ça, on s’essuie pis on continue

Tight

Le passage d’une limite à l’autre implique donc aussi, en toute logique, que le joueur soit paradoxalement amené, lorsqu’il décide de passer à l’étape suivante de son programme, à faire un nouvel apprentissage du jeu et à se livrer de nouveau à la recherche d’une stratégie appropriée. Et puisque ce n’est pas en jouant à des microlimites que les joueurs peuvent espérer faire des gains suffisants pour tirer du jeu des sommes significatives et qu’il faut réapprendre à chaque fois qu’on passe à un autre type de jeu ou à des mises plus élevées, on comprendra aussi que la plupart des joueurs soient pressés d’en arriver aux dernières étapes de leur programme.

Évidemment, nous ne saurions dire dans quelle mesure les joueurs s’astreignent ou non effectivement aux programmes et aux règles qu’ils se donnent, ni non plus s’ils atteignent ou non les objectifs qu’ils se fixent, puisque ceux-ci ne reviennent à peu près jamais a posteriori sur les programmes qu’ils se sont donnés au préalable pour faire état des résultats qu’ils ont obtenus. Plusieurs font couramment état de leurs gains ou de leurs pertes des semaines ou des mois précédents, mais c’est habituellement toujours pour mieux réorganiser leur avenir et jamais pour rendre compte de la réussite ou de l’échec de leurs projections antérieures, les étapes et les paliers avec lesquels on découpe le temps se trouvant toujours plutôt du côté de l’avenir que de celui du passé. Cette façon de vouloir à la fois se dominer soi-même, s’astreindre à l’étude et « organiser » le temps à venir donne à l’observateur l’impression que les joueurs sont engagés dans un combat permanent pour tenter d’exercer un contrôle sur le chaos éventuel du monde à venir. En somme, tout se passe comme si la rigueur à laquelle on s’emploie à planifier et à réguler de façon systématique ses propres pratiques devait permettre de conjurer le sort, qu’elle venait en fin de compte palier l’absence de contrôle dans laquelle on se trouve toujours alors qu’on attend de recevoir ses cartes ou qu’on surveille la table pour voir quelle place les cartes qu’on a en main pourront occuper dans cet ordre du monde qui se dessine avec les cartes que jette le croupier sur la table.

Des bons joueurs qui perdent et des « poissons » qui gagnent

Lorsque les joueurs font état de leurs expériences, c’est généralement pour rapporter leurs « bons coups », c’est-à-dire leurs gains ou les « badbeats » dont ils ont été victimes, les fois où le hasard les a fait perdre alors qu’ils auraient gagner si leur adversaire n’avait pas « mal » joué, s’il s’était abstenu de jouer une mauvaise main avec laquelle il a gagné parce qu’il a été « chanceux ». En outre, si on fait volontiers état des fois où on perd, ce n’est à peu près jamais pour faire état des fois où on aurait « mal » joué. Il convient dans ce sens de souligner que, pour les aspirants professionnels, il existe une distinction bien nette entre « bien jouer » et « gagner ». Si le fait de « bien jouer » est ce qui devrait normalement permettre de gagner (et cela à plus forte raison qu’on joue contre d’autres qui jouent « mal »), le hasard fait cependant couramment en sorte que les « bons » joueurs perdent contre les « mauvais », lorsque ceux-ci sont favorisés par la providence. Dans ce sens, le « badbeat » occupe une place tout à fait centrale dans les représentations des joueurs et se trouve au coeur de l’opposition entre « bons » et « mauvais » joueurs, entre ceux qui attendent la victoire de la chance et ceux qui l’obtiendraient par la stratégie. Les échanges des participants au forum concernant leurs expériences de jeu donnent à voir de bons joueurs qui gagnent parce qu’ils sont bons, alors qu’ils perdent parce qu’ils sont malchanceux, lesquels jouent contre de mauvais joueurs, qui perdent parce qu’ils sont mauvais et qui gagnent parce qu’ils sont chanceux. Le discours des joueurs au sujet des « badbeats » est toujours structuré par cette opposition, suivant laquelle le hasard favorise celui qui ignore tout de la stratégie et fait perdre celui qui joue habilement. Or, on s’en doute, la frontière est parfois bien mince entre mal jouer et bien jouer et elle est dans tous les cas l’objet de vives discussions. Ainsi, le joueur qui fait état du « badbeat » dont il a été victime court toujours le risque, selon ce qu’il dit avoir joué, de se faire traiter de « mauvais » joueur par les autres, de même que celui qui fait fièrement état d’une main qu’il a remportée peut parfois se faire dire par les autres qu’il a très mal joué et que c’est le hasard qui lui a permis de gagner : « Ouais c’est la strategie du gros poisson qui se prends pour un requin » (Fanamu33). Il semble en somme que ce soit autour de ces débats permettant de départager les (bons) joueurs qui sont victimes de badbeats des (mauvais) joueurs qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient que se jouent les mouvements d’agrégation/exclusion dans la communauté que forment les participants au forum de CoolPoker.

Continuité et rupture du temps et des nombres

Si la chance peut certes favoriser un joueur à l’occasion, les aspirants professionnels, confiants dans la loi des grands nombres, savent bien aussi que sur des dizaines de milliers de mains, la chance ne devrait pas, en principe, favoriser plus souvent les uns que les autres. En outre, on partage la conviction que si un mauvais joueur peut à l’occasion être chanceux et si ceux qui usent habilement de stratégie peuvent néanmoins aussi connaître par moment leur part de malchance, celui qui maîtrise mieux le jeu que d’autres devrait, en principe, s’avérer globalement gagnant à longue échéance. Pour cette raison, on comprendra aussi que les aspirants professionnels se montrent très préoccupés par cette idée du « long terme », se disant que c’est à « long terme » qu’on peut déterminer si on a ou non réussi à devenir un joueur gagnant, puisqu’à « court terme », le hasard contribuerait trop souvent à déterminer l’issue du jeu. Or, tout le problème est bien de savoir où finit le « court terme », dans lequel la providence dicte sa loi, et où commence le « long terme », où règnent en maîtres la stratégie, le talent et la discipline. La question pourra certes paraître absurde à un statisticien qui pense le rôle du hasard en termes de continuité et de progression et jamais dans une logique où il y aurait un point de rupture entre le monde des petits et celui des grands nombres. Mais pour les aspirants joueurs professionnels, qui découpent le temps et le jeu en paliers et en étapes, c’est généralement dans ces termes que se pose le problème –et il est pour eux de grande importance :

Tous les joueurs sérieux sont au courant de ce fait : “A court terme, la chance peut déterminer vos résultats ; mais au long terme, ce sont les connaissances et les habiletés qui comptent.” Mais comment faites-vous pour savoir que vous êtes rendu au long terme? […] Est-ce que le fait de perdre 1200$ sans avoir gagné une seule main veut dire que vous êtes rendu dans le long terme? Est-ce que ça prend une semaine ou plus?

Oloroko

J’aimerais avoir votre avis sur les facteurs indiquant qu’il est temps de monter de niveau (stake). J’ai 20k [20 000] mains de jouer en NL2 et je suis even (j’ai un blanc pour le mot français). J’ai commencé avec un bankroll de 25$ sur Fulltilt et avec les Bonus et le fait que je n’ai pas perdu d’argent, j’ai présentement 60$ »

Patmarky

Bien que les unités de mesure employées dans ces exemples ne soient pas les mêmes — l’un compte les jours, l’autre le nombre de mains — et que les sommes dont il est question ne soient pas du même ordre (l’un a perdu 1200$ alors que l’autre en a gagné 35$), la question qui tenaille Patmarky est exactement la même que celle qu’Oloroko adresse aux autres. Comment savoir qu’il est temps de passer à un autre niveau ? Est-ce que le fait d’avoir gagné 35$ sur 20 000 mains en jouant au Texas Hold’em sans limite avec mise de départ à 2 $ témoigne du fait qu’on maîtrise le jeu suffisamment pour s’aventurer à jouer des sommes plus importantes ou est-ce que ce ne serait pas tout simplement qu’on n’a pas été trop malchanceux ? Cette question revient de façon incessante dans les échanges qu’ont les joueurs, qui non seulement s’interrogent à savoir ce que sont les sommes qu’ils peuvent se permettre de jouer, mais qui s’inquiètent aussi de savoir s’ils peuvent légitimement se considérer comme des « joueurs gagnants » ou en voie de le devenir. Dans un monde où les bons joueurs qui misent sur la stratégie s’opposent aux poissons qui comptent sur la chance, il y a en effet peu de place pour les entre-deux et les zones grises que suppose le continuum du temps et des nombres qu’est celui des probabilités. C’est donc toujours sous le mode de la rupture et de l’opposition que les joueurs semblent penser le temps, la distinction entre « long terme » et « court terme » sur laquelle ils s’appuient ne laissant que peu de place à une temporalité intermédiaire. Mais en fin de compte et quoi qu’il en soit du nombre de mains jouées ou du nombre d’heures passées derrière l’écran, en pratique, il apparaît que c’est d’abord la reconnaissance des autres qui permette à chacun de s’assurer qu’il n’est pas du côté des « poissons ».

Le lieu de l’entre-soi

Si le forum est vraisemblablement pour plusieurs l’occasion d’obtenir des conseils pour améliorer leur jeu et pour d’autres l’occasion de faire valoir leur maîtrise du jeu et leur succès, il nous semble que celui-ci est pour la plupart d’abord un espace de reconnaissance, dans lequel les joueurs peuvent se voir confirmer leur place dans le monde des (futurs) « joueurs gagnants » et, plus fondamentalement, trouver auprès des autres la confirmation de leur conception du jeu et du rapport qu’ils entretiennent à celui-ci. En effet, on se retrouve sur CoolPoker pour parler de stratégie, mais aussi très souvent de ses pratiques et de ses aspirations. Et si on se rend dans un forum pour en discuter avec des inconnus, c’est sans doute parce qu’on ne pourrait pas le faire ailleurs. Nombreux sont d’ailleurs les échanges dans lesquels les joueurs font état de l’incompréhension ou de la désapprobation de leur entourage vis-à-vis de la manière dont ils conçoivent le poker :

[…] non mais sérieux, moi aussi je tennais sa mort avec la famille etc… [Si] tu leur explique, il comprendrons peut etre ou non, mais une fois que tu va l’avoir dit il vont te foutre la paix une fois pour toute …. (peut etre tout le monde sauf tes parents bien sur )

PatLefou

Aussitot qu’on JOUE à l’ARGENT, ca fait un déclic dans la tete de la plupart des gens… Ne vous tuez pas à essayer de faire valoir votre point de vue aux plus têtus, vous les ferez jamais changer d’avis! Le jeu fait peur à bien du monde, c’est pas demain la veille que ca va changer.

Spirit

Ahhh les préjugés et les idées préconçues… Je joue sur l’heure du midi au bureau, au début mes collègues et surtout mon patron me regardaient d’un drôle d’oeil… Évidemment j’ai eu droit aux quelques petits commentaires d’usages des - fait attention! à tu vas y laisser ta chemise!

RomaBaby

Le forum apparaît en outre pour les participants comme un cercle d’initiés, dans lequel on peut se retrouver entre soi, avec des semblables qui partagent sa conception et son rapport au jeu, bien à l’abri des autres (la conjointe, les parents, le patron), ceux qui ne savent pas, ne comprennent pas et qui redoutent qu’un des leurs ne perde au jeu ou ne développe un « problème » de jeu. Dans ce sens, il nous semble que ce genre d’espace en est bien un de socialisation à une norme alternative. Évidemment, le fait de pouvoir échanger sur le forum avec de vrais professionnels, avec des joueurs qui sont meilleurs que soi sans pour autant être des champions du monde, donc des figures dans lesquelles les amateurs peuvent plus facilement se projeter et se reconnaître, contribue très certainement à nourrir les espoirs et les rêves des aspirants professionnels. Plusieurs affirment d’ailleurs explicitement que leur découverte du forum et leur participation à celui-ci les encouragent dans leur projet :

Mon but est simple … jeveux débuter par la base et me faire un petit bankroll car j’ai l’intention de monter les étapes au fur et à mesure que mon bankroll me le permettra. […] même si je ne vous connais paspersonnellement j’ai vraiment l’impression de faire partied’une communauté de mordus qui on à coeur leur développement. Vos commentaires me donnent envie de pousser plus loin mon apprentissage et de prendre encore plus plaisir à jouer à ce merveilleux hobby.

Caïman

En même temps, il semble que la communauté électronique puisse aussi jouer le rôle de rempart pour certains. La conception du jeu qu’on partage, c’est bien que si on se discipline et qu’on étudie sérieusement, on pourra devenir un joueur gagnant, mais on partage aussi l’idée que le parcours qui permet d’y arriver est long et semé d’embuches et qu’il n’est pas à la portée de tous. En somme, l’espace des aspirants professionnels, c’est aussi le monde des élus virtuels, de ceux qui pourront gagner, parce qu’ils jouent contre des joueurs qui, eux, n’étudieraient pas les stratégies, n’observeraient pas de règles, ne sauraient pas se discipliner et passeraient leur temps à « tilter ». En toute logique, on croit inversement que les joueurs qui ne sont pas assez persévérants, ceux qui ne peuvent dominer leurs émotions, ne pourront jamais devenir des pros et risquent de perdre. Les participants conseillent donc parfois à quelques-uns d’arrêter de jouer ou de jouer pour le plaisir, sans espérer en tirer de revenu. Mais le plus souvent, la réponse qu’on adresse à l’aspirant professionnel qui se désole de perdre consiste d’abord à lui dire qu’il devrait peut-être arrêter de jouer pour ensuite le rappeler à l’ordre de la discipline, lui dire ce qu’il devrait faire (lire, étudier, se discipliner pour se contrôler et ne pas brûler d’étapes) pour devenir meilleur :

Plus jamais je metterai de l’argent sur ces maudits site de poker […] j’ai lu l’article comme de quoi on peu faire 10 000$ avec 50$ ben laissé moi vous dire que je n en crois aucun mots pour les raisons que je vous ai donnés. A moins d etre tres chanceux et extrement patient….. ce qui n’est pas mon cas. Bon alors merci de m’avoir écouté, je vais maintenant jeter mon ordi en bas du troisieme étage

MarcTrembl

RÉPONSES :

T’as raison. Lâche le poker, ça va etre mieux pour ton portefeuille. T’as vraiment pas l’attitude et la patience pour devenir un bon joueur de poker.

Dave 98

[…]je crois que tu devrais plus jouer au poker ni autre forme de jeu a l’argent, tu as tout les signes d’un gambleur. Donc si jamais tu veut jouer au poker quand meme je te conseille de lire un ou deux bouquins et d’oublié l’argent perdu pour pas vouloir simplement te refaire….

Ear

En outre, la détresse de celui qui perd semble bien être d’abord pour les autres l’occasion de réaffirmer les principes disciplinaires qui structurent leur rapport au jeu. Les plaintes de ceux qui perdent se répètent et appellent systématiquement le même rappel à l’ordre disciplinaire des membres du forum de CoolPoker :

Je sui tanner ostie jai envie de toute detruite jai pu le gout de rien je demoraliser je joue serrer pi je joue ma position un bon poker abc pi je fais des tournois a 2.50 pi collis aprés 4h de jeux je pogne un bad beat de merde sortis de nimporte ou qui me fais perde pi je gagne 20 cent de profit.

J’arrive jamais a progresser sur ce site de merde je reload continuellement criss je pourrai me ruiner avec la malchance que jai sur ce site bref pas normal ce que tu gagne tu finie toujours pas le perde.

J’AI BESOIN DE LE DIRE DE TOUT MES FORCE JE ENCULE POKERSTARS JE SUIS PAS UN GARS MAUVAIS OU VULGAIRE MAIS JAI CRAQUER VRAIMENT CA SE PEUT PAS DITE MOI SI JE SUIS LE SEUL.

RÉPONSES :

ok je pense que tu as besoins d’une petite pause lecture ! Donne toi une semaine de break sans jouer et lire qq articles.

Maxiro

Tu devrais lire Poker Mindset: la psychologie du poker de Ian Taylor et Matthew Hilger. Très bon livre qui explique le tilt, le bankroll, les adversaires, les mauvaises passes et les bad beats. Toutes les attitudes essentielles pour réussir au poker sont là.

Aklamir

À la recherche de l’introuvable poisson

Si on croit qu’en travaillant très fort, en se disciplinant et en étudiant le jeu sérieusement on peut toujours avec le temps devenir un joueur gagnant et faire de l’argent, c’est évidemment aussi parce qu’on estime que le monde du poker est empli de « poissons », c’est-à-dire de joueurs qui perdent, parce qu’ils sont de « vrais gamblers », qui jouent au poker comme d’autres jouent au Monopoly et qui espèrent avoir la chance de leur côté. Or, si on admet le fait qu’il existe bien une certaine proportion de joueurs qui maîtrisent le jeu mieux que d’autres et qui effectivement parviennent plus souvent que les autres à gagner et à gagner plus, on peut se demander dans quelle conception du jeu et dans quel rapport au jeu s’inscrivent les autres, ceux qui perdent. Vu l’ampleur qu’a pris le vedettariat du poker, vu le nombre d’ouvrages grand public consacrés au poker parus ces dernières années, mais aussi de sites, de blogues portant sur la stratégie, il nous semble qu’on peut penser que, au moins dans l’univers du jeu par Internet, les joueurs qui envisagent le poker comme un divertissement et comme un jeu reposant très largement sur le hasard dans lequel il serait raisonnable de jouer en escomptant avoir la chance de son côté sont plutôt rares, en outre que le « poisson » qui joue au poker comme d’autres jouent à la roulette ou au bingo, c’est évidemment toujours l’Autre. Celui qui gagne peut se reconnaître lui-même comme plus discipliné et comme maîtrisant le jeu mieux que celui qui perd, alors que celui qui perd se perçoit sans doute plutôt lui-même comme inscrit dans un parcours dans lequel, s’il perd aujourd’hui, c’est pour être mieux à même de gagner plus tard. En somme, on peut se demander dans quelle mesure, sur Internet, tous les joueurs de poker n’ont pas adopté cette même conception disciplinaire du jeu et ne se reconnaissent pas tous eux-mêmes comme rêvant de devenir des professionnels. En attendant d’y arriver, on accepte vraisemblablement de perdre et… on continue à étudier !