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Créer, c’est aussi donner une forme à son destin.

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe

Au cours des dernières décennies, un grand vent de renouveau a soufflé sur les territoires d’ici comme d’ailleurs, entraînant dans son sillage de multiples changements qui ont généré de nouveaux paradigmes sociétaux. Les musées et lieux patrimoniaux n’y ont pas échappé : que ce soit au niveau conceptuel ou opérationnel, l’esprit des lieux (Viel 2003a)[1] a assurément bénéficié de cette mouvance contemporaine au sein de laquelle l’acte créateur s’est taillé une place signifiante. Dans tous les cas, ces lieux sont marqués par le temps qui les a façonnés et qui les façonnent toujours. Tout notre travail, à la fois comme intervenant professionnel ou chercheur[2], a fortement été marqué par cette notion plus que millénaire que représente la prise en compte de l’esprit des lieux[3], un esprit qui transcende les champs d’intervention, qui relie les aspects tangibles et intangibles et permet d’en saisir l’essence de manière globale et profonde ; un esprit qui nous a conduit à toujours privilégier une approche méthodologique pluridisciplinaire. De plus, notre connaissance de la sémiologie et de la phénoménologie, acquise lors de nos études en histoire de l’art, a contribué à renouveler les traditionnelles approches de la mise en valeur.

L’actuel foisonnement muséologique témoigne d’un nouvel ancrage des interventions patrimoniales où nature et culture s’apprivoisent et renvoient à la nécessité de réviser notre approche traditionnelle d’intervention[4]. Cette métamorphose interprétative a stimulé des mises en valeur innovantes, marquant tout autant le sens et les mémoires dont les lieux sont tributaires que les visions et manières de faire qui en émergent. Ce grand mouvement de transformation a dynamisé la venue d’expériences en majeure partie empreintes d’une créativité offrant une variété d’approches.

En effet, l’objet n’est plus roi et maître[5] : sorti de sa réserve, il sous-tend de plus en plus une muséologie d’idées et d’expériences. La muséographie recourt aux différentes formes de présentations artistiques ; le musée s’est étendu au territoire et les jardins, vivariums, aquariums, lieux historiques, parcs naturels, ont intégré la gent muséale. Ainsi, lorsqu’est abordée la patrimonialisation d’un lieu, il ne s’agit plus de demeurer sur les acquis et traditions qui ont signé la mise en valeur qui s’est imposée au cours du siècle passé, mais de proposer une offre culturelle, certes adaptée aux différents publics mais également porteuse d’originalité et d’inventivité. Les multiples acteurs de projets ont senti l’importance de renouveler l’offre touristico-patrimoniale et donc de stimuler la vitalité d’ancrages signifiants au sein des communautés locales, nationales et internationales favorisant alors un dialogue renouvelé entre soi et l’autre, un dialogue où l’interprétation ressentie occupe une place de choix, que ce soit du côté des acteurs ou des nombreux publics qui s’y abreuvent.

Méthodologie et approches adaptées à la mouvance des lieux

Notre propos se structure en deux parties qui seront précédées d’un rappel de l’approche méthodologique privilégiée tout au long de notre parcours dans le domaine de la mise en valeur du patrimoine naturel et culturel[6]. Puis, dans un premier temps, nous aborderons la notion d’interprétation à la lueur d’une double logique : la logique interprétative propre à l’univers de la mise en valeur patrimoniale initiée par les créateurs des parcs nationaux, suivie d’une courte incursion au sein de la logique de sens abordée en sémiologie et philosophie. Cette double logique a toujours fortement influencé notre travail de mise en valeur tout au long des nombreux projets que nous avons balisés, orchestrés ou analysés dans différents pays. Nous porterons un regard historique sur l’évolution de la notion d’interprétation en terre d’Amérique, soulignant d’emblée l’apport sensible et créatif qui caractérise cette approche ; nous compléterons en nous référant sommairement au monde philosophique propre à Gilles Deleuze.

Par la suite, prenant appui sur deux exemples de projets innovants, issus de la région de la Mauricie, nous tenterons de cerner quelques pistes de réflexion conduisant à tracer des modèles alliant la vitalité des territoires à une évidente créativité. En effet, la Mauricie, région située au centre du Québec, mise actuellement sur une offre culturelle amalgamée à une économie en mutation soutenant la mise en place d’expériences significatives vécues autant de la part de ceux qui les imaginent que de ceux qui les vivent. L’association entre créativité et territoire(s) draine, dans son sillage, la venue de nouveaux champs d’expérimentation induisant une nécessaire « intelligence de la complexité de l’accompagnement : relier, toujours relier », selon la formule de Le Moigne (2008). L’univers patrimonial et muséal n’échappe pas à ce courant sociétal au sein duquel toute forme de créativité/innovation se taille maintenant une place marquante qui signe le début du troisième millénaire.

Une approche pluridisciplinaire adaptée à la complexité[7] du territoire

Nous ne pouvions naviguer dans l’univers interprétatif sans porter un regard analytique critique tant sur ce qui structurait de manière tangible le réel des mises en valeur à orchestrer que sur le sens de ce qui en émergeait. Nous avons toujours senti la nécessité d’analyser les actions mises de l’avant à l’aide d’un cadre théorique référentiel, d’en extraire les éléments structurants et, en bout de piste, de théoriser les actions entreprises en dialogue avec le territoire concerné. Cette alliance constante entre théorie et pratique reposait sur une approche pluridisciplinaire appliquée à la complexité inhérente à la mise en valeur. Il nous est impossible dans ce court article d’aborder de manière précise chacune des sphères qui ont nourri l’ensemble de nos interventions. Parce que le travail de mise en valeur concerne de multiples connexions disciplinaires, nous avons eu à porter notre attention à l’ensemble de ces disciplines, que ce soit en histoire, sociologie, anthropologie, ethnologie, archéologie, économie, communication, histoire de l’art, sémiologie, écologie, géographie, géologie, foresterie, biologie, pour n’en citer que quelques-unes… En effet, il nous a fallu à apprendre à composer avec la complexité territoriale pour bien saisir le sens et la portée des interventions à orchestrer. Cela nous a amené à constamment tenter d’être en prise avec ce qui évoluait dans les différents domaines et à y intégrer les récents concepts. Nous ne présentons ici que l’interaction entre histoire, mémoire et conscience car ces trois axes ont toujours été présents tout au long de nos expériences de terrain, peu importe que le lieu soit davantage tourné vers une mise en valeur privilégiant l’aspect naturel ou culturel.

Un processus conceptuel alliant histoire, mémoire et conscience

L’histoire nous hante. C’est autre chose que de vouloir l’habiter… L’habiter voudrait dire l’agir. Quand vous faites une psychanalyse, la destination ultime n’est pas de vous ramener à votre petite enfance, mais s’en libérer la mémoire pour affronter l’avenir et établir entre le passé et le présent un autre type de circulation.

Pierre Nora, « Entrevue », Le Devoir, 16 novembre 1998.

De manière fort judicieuse et très enrichissante pour les générations qui les ont suivis, plusieurs historiens du XXe siècle ont questionné le rapport au temps, autant dans sa représentativité que dans les formes privilégiées pour l’étudier. Certains d’entre eux ont innové en initiant de nouvelles approches. Par exemple, ce fut le cas en France lorsqu’on a créé la célèbre École des Annales portée dans un premier temps par les Braudel, Bloch, Febvre, puis par les Duby, Leroy-Ladurie, Furet, Le Goff. Ces chercheurs ont rejeté l’approche traditionnelle davantage centrée sur le fait événementiel au profit de la longue durée tout en essayant de s’ouvrir aux autres sciences humaines et, dès lors, à la pluridisciplinarité intégrant, entre autres, les sphères de l’anthropologie, de la sociologie et de la géographie. Aux débuts des années 1980, Pierre Nora poussa plus loin la réflexion en adjoignant la notion polysémique et polymorphe de lieux de mémoire, concrétisant ainsi le passage de l’idée convergente de nation vers une prise en compte multiforme des territoires davantage fragmentés. Mémoire et histoire s’ouvraient l’une à l’autre, initiant ainsi de nouvelles manières d’interpréter. La reconnaissance conceptuelle de l’idée d’une mémoire collective avait été étudiée au début du siècle par d’autres chercheurs comme le sociologue Maurice Halbwachs qui, dans ses écrits publiés quelques années avant la création de l’École des Annales, approchait la notion mémorielle dont on parle tant aujourd’hui.

Les philosophes ne restèrent pas en retrait de cette nouvelle quête des savoirs, certains annonçant la fin prochaine de l’homme en tant qu’objet de pouvoir et de savoir. Michel Foucault, par exemple, reconnaissait l’homme comme sujet de désir plus que comme finitude des savoirs. Paul Ricoeur a, plus que tout autre, tenté d’approcher la mémoire différemment en s’appuyant sur le fait d’une connaissance interprétative qui se laisse déchiffrer au même titre que les récits historiques et les discours. Ricoeur admet l’importance des médiations linguistiques, narratives et surtout éthiques pour accéder à l’interprétation dont l’objet serait l’agir humain. Le philosophe oppose le je, fondamentalement égocentrique, au soi éminemment relationnel, en insistant sur l’importance du dialogue avec l’autre. Ricoeur plaide pour « une revendication de la mémoire contre l’histoire » (Ricoeur 2000 : 106). « Ce n’est donc pas avec la seule hypothèse de la polarité entre mémoire individuelle et mémoire collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres » (163). Les lieux patrimoniaux constituent des lieux de représentation du passé et, du même coup, des lieux d’appréhension de l’avenir. Miroirs d’une époque, ils témoignent de ses valeurs, représentant autant de passerelles entre je, soi et l’autre, autant d’interprétations qui révèlent, traduisent et donnent à voir des facettes des sociétés auxquelles ils sont redevables. La culture représente une « machine sociale » complexe comme la vie, permettant à l’individu de s’inscrire dans son temps et son espace, de ressentir et connaître ses appartenances, d’habiter et apprécier le territoire où il se situe grâce à la découverte de soi et de l’autre.

Des repères à l’enseigne d’une interprétation signifiante

Toute connaissance et toute interprétation sont considérées comme relatives : elles sont toutes construites à partir du point de vue de la culture, du cadre intellectuel ambiant et de l’expérience de celui qui interprète.

Carl Gustav Jung [8]

L’interprétation : protéger tout en créant une offre culturelle inspirante

L’interprétation du patrimoine a marqué du sceau de l’inventivité l’histoire de la protection d’importantes parcelles d’un paysage menacé de destruction par un monde qui, soudain, prenait la voie d’une modernité urbaine sans précédent. Depuis ses premiers balbutiements aux États-Unis jusqu’à son développement à l’échelle planétaire, la création d’un réseau de parcs a permis la sauvegarde d’espaces naturels d’exception tout en favorisant leur découverte grâce à une offre culturelle démocratique (Viel 2003b). À partir du début du XIXe siècle, face au risque « d’envahissement » par les villes d’une nature encore perçue comme « sauvage », des individus concernés par une éventuelle menace à la beauté de ces espaces d’exception jusqu’alors préservés des interventions humaines massives et du développement territorial qui en découlait, tentèrent d’en assurer la sauvegarde. Ces individus entrevoyaient l’interprétation comme un outil favorisant l’engagement des publics à la préservation de ces territoires riches de beauté et d’enseignement.

Dès lors, l’interprétation commencera à se structurer, implantant ses racines au coeur du développement de l’ouest de l’Amérique du Nord[9]. Déjà, par les activités qu’ils offraient aux touristes désireux de s’évader des villes industrielles, les Catlin, Langford, Muir, reconnaissent que l’éducation aux valeurs dont sont dépositaires ces lieux se fera par une interprétation qui saura toucher le coeur tout autant que la raison. Grands défenseurs de la nature, ces premiers interprètes organisent des visites guidées sur les sites qu’ils veulent protéger, incitant les visiteurs à prendre conscience de leur soudaine fragilité. Cette nouvelle forme de sensibilisation des publics prend le nom d’interprétation, forme d’éducation informelle basée sur l’expérience globale. Lors de l’une des expéditions qui ont abouti à la création du parc Yellowstone, Nathaniel P. Langford, banquier de son état, écrivait : « … pendant que vous regardez et vous émerveillez, vous constatez qu’il vous faut également comprendre à fond le milieu et y croire »[10]. Ces mots rejoignent la philosophie exprimée par John Muir, écossais d’origine et naturaliste passionné qui affirma en 1896 : « I’ll interpret the rocks, learn the language of flood, storm and the avalanche. I’ll acquaint myself with the glaciers and wild gardens, and get as near the heart of the world as I can » (citation du journal de Muir, fragment non daté, vers 1871, dans Wolfe 1945 : 144). Voilà qui est dit : pour interpréter les lieux, l’alliance entre le corps, l’esprit et le coeur devient essentielle et toute forme d’interprétation doit en tenir compte lorsqu’il s’agit d’en structurer l’expérience.

Pas étonnant que l’un des tout premiers défenseurs de ces lieux d’exception fût un artiste : le peintre George Catlin, à qui plusieurs historiens reconnaissent la paternité de l’idée de parc (Mackintosh 1999). Revenant d’un voyage effectué en 1832 dans l’ouest californien, l’artiste défendit la nécessité de protéger ces espaces où la beauté dominait une nature encore sauvage, en protégeant le territoire « by some great protecting policy of government… ». Catlin, né aux États-Unis, abandonne sa carrière d’avocat pour se consacrer à la peinture, son sujet de prédilection étant les Amérindiens, ces peuples autochtones qui le fascinent de par leur contact spirituel avec la nature. Il développera, au fil de ses écrits, l’idée de la création d’espaces protégés, écrivant dans une lettre de 1832 :

Quel magnifique et palpitant spécimen à préserver et à maintenir pour l’Amérique, à la vue de ses citoyens distingués et du monde, dans les âges futurs ! Le parc d’une nation, contenant homme et bête, dans toute la pureté et la fraîcheur de leur beauté naturelle. Je ne demanderais aucun autre monument à ma mémoire, ni n’importe quelle autre inscription de mon nom parmi les morts célèbres. Je ne veux que la réputation d’avoir été le fondateur d’une telle institution.

Catlin 1876, traduction libre

Mills, le fondateur d’une première école de guides-interprètes

On ne peut parler de l’histoire de l’interprétation américaine sans évoquer Enos A. Mills qui fut très influent au tournant du XXe siècle, devenant un des guides-interprètes les plus connus. Affligé d’une faible santé, cet autodidacte se tourna dès son plus jeune âge vers l’observation de la nature. Mills subit l’influence de John Muir, rencontré sur la plage de San Francisco en 1889, lequel le prit sous son aile et l’encouragea à écrire. Ardent défenseur de la conservation de la nature, on lui reconnaît la création du parc national de Rocky Mountains, territoire où il organise des excursions de 1899 à sa mort.

Mills possède une insatiable curiosité pour tout ce qui touche à la nature. Son enthousiasme devient vite contagieux pour ceux et celles qui le côtoient. Il élabore une approche analytique pour tout travail d’interprétation, particulièrement concernant le contact et les réactions avec les visiteurs, tentant ainsi de constamment porter un regard critique de manière à améliorer les techniques développées. Mills croit en sa mission comme guide-interprète ; il est celui qui enseigne.

The nature guide who understands human nature and possesses tact and ingenuity is able to hold divergent interests and scattering members of party together. He appreciates, too, the eloquence of silence and skillful in controlling, directing, and diverting the conversation of members of his party lest the beauty of outdoors be marred… He is master of the art of suggestion. He is a leader rather than a teacher.

Mills 1990 : 248

Passionné par son travail, Mills fonda en 1916 une première école pour les guides interprètes. Pour lui, cette approche devait comporter trois éléments structurants, « la nature sauvage, le guide et le visiteur », comme l’écrit son petit-fils, Michael Mills Kiley, dans son introduction au livre de son grand-père. Il pensait que la nature sauvage était

« the safety zone of the world », and transposed modern civilization and wilderness with the supposedly savage wilderness offering safety from the rigors of the allegedly civilized world. […] The guide is the transposes, the person capable of « helping people to become happily acquainted with the life and wonder of wild nature ». And who is the guest ? A person, the product of urban life, with false fears and preconceptions of wilderness, yet one who consistently shows a love of what Mills calls « trail school » and who is open to the teachings of the guide.

Mills a publié plusieurs centaines d’articles et plus d’une quinzaine de livres dont le plus connu demeure celui que nous venons de mentionner, The Adventures of a Nature Guide and Essays in Interpretation, paru en 1920 et réédité en 1990, dans lequel il écrit : « Nature guiding as we see it, is more spiritual than informational ». Cet ouvrage a marqué l’histoire de l’interprétation pratiquée en Amérique bien avant Tilden.

L’interprétation selon Tilden : une approche à l’enseigne de la créativité

Plus de cent ans d’interprétation patrimoniale se seront écoulées lorsque Freeman Tilden écrira, en 1957, Interpreting our heritage, livre qui constituera la référence en matière interprétative pour bien des générations impliquées dans ce domaine. Journaliste à ses heures, l’auteur est avant tout un littéraire qui, lorsqu’il commence à s’intéresser à l’univers des parcs, a déjà produit quelques oeuvres de fiction, notamment au théâtre. Ainsi, il ne présente pas une approche méthodique et systématique qui délimiterait le champ de la mise en valeur des lieux mais y esquisse des principes généraux agrémentés d’un récit littéraire, résultat de la tournée des parcs américains qu’il a faite. La vision énoncée privilégie nettement une démarche artistique particulière à l’univers interprétatif. N’hésitant pas à se référer aux intellectuels européens, il parodie les mots du célèbre naturaliste George-Louis Leclerc dit comte de Buffon[11] qui, lors d’un discours sur le style prononcé à son entrée à l’Académie française, le 25 août 1753, affirma que « le style est l’homme même », ajoutant qu’il « faut agir sur l’âme et toucher le coeur en parlant à l’esprit ». Tilden adapte les mots de Buffon au travail de l’interprète en y ajoutant la notion d’amour et de passion. « Le style est donc l’interprète. D’où peut-il naître ? De l’amour. L’amour n’est pas un principe, c’est une passion ». Il affirme que l’interprète « fait appel à l’art […], qu’il doit être une sorte d’artiste professionnel, qu’il doit réciter des poèmes, faire du théâtre, déclamer un discours, se poser en acteur […] » (Tilden 1992 : 253) ; « … ce ne sera pas par la simple énumération des choses, mais par la révélation de l’âme des choses, de ces vérités cachées derrière ce que vous montrez à vos visiteurs » (Tilden 1967 : 72).

Fortement encouragé dès le début des années 1950 par le directeur des parcs nationaux, Newton B. Drury, à découvrir l’univers des parcs, Tilden publia d’abord un premier livre en 1951 intitulé The National Parks : What They Mean to You and Me, un titre annonciateur des propos de celui de 1957 : Interpreting our heritage. D’autres titres tels que The State Parks, Following the Frontierwith F. Jay Haynes : Pioneer Photographer of the Old West (1964) et The Fifth Essence (1958) vont dans le même sens, traduisant un net penchant pour approcher l’interprétation de manière plus sensible que scientifique. Lors de ses nombreux discours, Tilden évoque souvent les civilisations européennes afin d’étayer ses dires, accordant une dimension philosophique à ce qu’il observait comme pratique interprétative. Par exemple, il affirmera que :

The early Greek philosophers looked at the world about them and decided that there were four elements : fire, air, water, and earth. But as they grew a little wiser, they perceived that there must be something else. These tangible elements did not comprise a principle ; they merely revealed that somewhere else, if they could not find it, there was a soul of things — a Fifth Essence, pure, eternal, and inclusive.

cité par Robinson 2013

Voilà des mots qui invitent à voir autrement, et qui se rapprochent grandement de l’univers philosophique et sémiologique, des mots précurseurs de l’alliance entre matérialité et immatérialité tel que reconnu de nos jours.

La valeur de l’ensemble de l’oeuvre de Tilden repose principalement sur le travail de synthèse que l’écrivain fit à partir de son observation de la pratique interprétative sur le terrain et de son expérience comme créateur. Ses écrits firent école et Tilden fut la référence pour des milliers d’interprètes qui tentaient de comprendre et de mettre en pratique l’interprétation. Autant la philosophie que les six principes présentés dans son livre constituent une des assises du travail effectué par la majorité des professionnels engagés à mettre en valeur le patrimoine naturel et culturel dans la seconde moitié du siècle précédent. L’interprétation se développera en force et stimulera des ancrages dans divers lieux qui existent toujours. Les années 1970 seront charnière, favorisant la professionnalisation dans l’ensemble de l’Amérique ainsi que dans de nombreux pays initiant un mouvement à tendance internationale de plus en plus ouvert à l’univers de la créativité afin de mieux nourrir les expériences vécues par les multiples visiteurs.

Comme l’a exprimé l’écossais Don Albridge (1975), l’interprétation c’est « l’art d’expliquer la place de l’homme dans l’environnement, de façon à augmenter, chez le visiteur ou dans le public, la conscience de l’environnement et à éveiller le désir de contribuer à sa conservation ». La notion de conscience passe nécessairement par une expérience sensible, comme on la trouve aussi se développant, à cette époque, dans le monde muséal (Viel 2011[12]). En 1998, Larry Beck et Ted Cable publient un nouveau livre intitulé Interpretation for the 21st century qui reprend l’interprétation à la manière de Tilden[13]. Fidèles à sa philosophie, Beck et Cable réactualisent les six principes de Tilden auxquels ils ajoutent neuf autres. Leur livre ne constitue pas une histoire exhaustive de l’interprétation mais bien davantage une mise à jour des six principes énoncés par Tilden en 1957. Comme ils le soulignent : « as interpreters, we are blessed with gifts and it is our blessing to share with others ». Ils concluent leur réflexion en rappelant que ce don (gift) n’est pas toujours facile à assumer. On ne s’en étonnera pas puisque tout comme les artistes investis dans la quête de sens, un bon interprète doit assumer la prise de risque inhérente au travail d’engagement qui façonne sa pierre d’assise.

La logique de sens : au coeur d’une synergie créatrice

Le monde est notre village ; si l’une des maisons prend feu, les toits au-dessus de nos têtes à tous sont aussitôt menacés. Si l’un d’entre nous tente seul de rebâtir, ses efforts n’auront qu’une portée symbolique. La solidarité doit être notre mot d’ordre : chacun doit assumer la part qui lui revient de la responsabilité collective.

Jacques Delors, Une nouvelle éthique universelle

Les lieux patrimoniaux constituent des espaces pluriels sous d’infinies influences issues des époques et sociétés auxquelles ils sont redevables. D’entrée de jeu, ils sont marqués par les valeurs que leur reconnaissent les organismes responsables de les identifier, en tant que parcelles représentatives de l’identité d’un pays, d’une ville, d’un village, d’une communauté. À cela s’ajoute le sens tributaire de la société porteuse du projet tout autant que le sens dont sont imprégnés les acteurs qui le soutiennent et les publics qui se l’approprient. La logique de sens, tellement recherchée de tous, imprègne indéniablement les lieux patrimoniaux et muséaux d’une diversité de sens qui, parfois, semble immergée dans de multiples paradoxes. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’elle relève avant tout des interactions entre connaître (le cognitif), faire (l’actif) et ressentir (l’émotif/sensitif) ; entre l’univers rationnel et irrationnel ; entre ce qu’on appelle maintenant le patrimoine matériel et immatériel, entre les valeurs qui émergent de la synergie territoriale dont elle demeure tributaire ?

Dès lors se pose une question : comment la logique de sens de chacune de ces parcelles nature/culture pourrait-elle être perçue comme une logique absolue ? Cette question a toujours guidé nos approches interprétatives, reconnaissant que l’expérience offerte, malgré sa portée conceptuelle universelle, demeurait soumise aux aléas de la disparité des visiteurs tout autant que de celle de l’équipe pluridisciplinaire qui en assurait la conception, la réalisation et par la suite la gestion. D’ailleurs, les multiples recherches menées par les diverses sphères disciplinaires ont clairement démontré que chaque culture, chaque époque, chaque organisation orientait ses actions vers un sens assujetti aux valeurs de ceux et celles qui en balisaient le champ tant conceptuel qu’opératoire. Dès nos débuts au sein de l’univers muséal et patrimonial, nous avons ressenti la nécessité d’aborder les lieux en transposant l’approche sémiologique découverte lors de nos études en histoire de l’art. Comme une oeuvre d’art ne peut être saisie dans son essence profonde sans qu’elle ne soit d’abord ressentie, nous étions convaincu qu’il en allait de même pour les lieux patrimoniaux, qu’ils soient naturels ou culturels. Ainsi, nous nous sommes référé à des auteurs phares tels que Barthes, Bachelard, Baudrillard et Deleuze lorsque nous avons commencé à travailler à Parcs Canada[14], imprégnant notre démarche d’une dimension à la fois sémiologique et philosophique. Cette approche favorisait une ouverture vers ce qu’Edgard Morin appelle la « convergence de pensées » (Morin 1991), convergence essentielle lorsqu’il s’agit de travailler en appui sur une méthode de gestion matricielle qui convie plusieurs disciplines à oeuvrer ensemble à la mise en valeur d’un lieu. Le livre Logique du sens, écrit par le philosophe Gilles Deleuze (1969), fut particulièrement éclairant pour mieux saisir quelques-uns des enjeux patrimoniaux qui demeurent marqués par ces paradoxes inhérents au milieu, à l’époque, aux approches privilégiées et aux acteurs. Nous y avons puisé de nombreuses réflexions, nourrissant ainsi différemment notre vision de l’interprétation tel que développée en terre d’Amérique.

Saisir les paradoxes inhérents au développement de projets

Les écrits de Deleuze nous ont permis de « voir autrement » ces lieux en y introduisant la notion de paradoxe afin de mieux baliser les réflexions préparatoires à la réalisation du concept d’interprétation. Prenant appui sur le conte écrit par Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, Deleuze aborde le paradoxe sous l’angle du « paradoxe de la régression, ou de la prolifération indéfinie » (1969 : 41). Par exemple, lorsque nous mettons en perspective la création, en terre gaspésienne, du Parc national Forillon (Viel 2003c), la notion de paradoxe demeure partie prenante du projet tout autant que de la région qui, au début des années 1970, a connu une profonde crise économique amenant les gouvernements à prôner la fermeture de certains villages. C’est dans cet esprit qu’on en vint à proposer la création d’un parc national afin d’y attirer davantage de touristes. La thématique officielle choisie par Parcs Canada se définit en ces termes : L’harmonie entre l’homme, la terre et la mer et ce, afin d’assurer aux générations actuelles et futures l’intégralité de la conservation de ce paysage unique représentatif de l’estuaire maritime du Saint-Laurent. La tradition des parcs exige que le territoire conservé ne soit pas habité d’humains et, dès lors s’il en est, on en exproprie les habitants. Le paradoxe de Forillon réside dans le fait que, justement, ses habitants, depuis des générations, tentaient de vivre au fil des saisons en harmonie avec leur environnement. On les a chassés de leur territoire qu’on a transformé en espace de conservation et de mise en valeur patrimoniale. Et puisque ce parc visait à offrir aux différents visiteurs une expérience inoubliable, on a créé une offre favorisant cette prise de conscience d’une relation harmonieuse entre l’homme, la terre et la mer… Voilà qui signe un grand paradoxe inscrit dans le code génétique du site et de son développement. « Le bons sens est l’affirmation que, en toutes choses, il y a un sens déterminé ; mais le paradoxe est l’affirmation des deux sens à la fois » (Deleuze 1969 : 9).

Tout au long du processus de patrimonialisation, il convient d’engager une réflexion ouverte afin qu’il émerge de ce paradoxe initial un sens plus profond, voire inédit. Alors « [on] s’installe d’emblée dans le sens. Le sens est comme la sphère où je suis déjà installé pour opérer des désignations possibles, et même en penser les conditions » (Deleuze 1969 : 41). L’analyse des projets auxquels nous avons contribué, de maintes manières et dans maints endroits, a permis d’explorer cette sphère de sens, d’en découvrir les multiples paradoxes, travaillant ainsi dans « l’intelligence de la complexité de l’accompagnement » (Le Moigne 2008). Notre expérience nous a montré que le projet se peaufinait au fur et à mesure des étapes franchies et qu’il était utopique de penser que nous avions bel et bien totalement saisi l’esprit du lieu. Au sein de l’équipe pluridisciplinaire, nous tendions vers une certaine appropriation tout en reconnaissant d’emblée qu’il s’agissait d’un processus sans fin, d’autant que le public aussi, par son expérience, participe à la synergie du lieu et donc à cette sphère de sens. Voilà pourquoi devant l’enjeu inhérent à la responsabilité sociale de la mise en valeur de lieux représentatifs du patrimoine, le travail synergétique en équipe matricielle constitue une approche qui balise le travail de chacun et permet l’orchestration d’un projet davantage cohérent. Aborder la créativité en matière de développement de projets touristiques exige de la part de ceux qui initient ces projets qu’ils soient en mesure d’en cerner les multiples logiques, tout en facilitant une grande ouverture vers l’innovation au sein de la conception et, par voie de conséquence, l’émergence d’une diversité d’approches artistiques et interprétatives qui investissent d’emblée la « sphère de sens ».

Alliances entre art, science et industrie pour mieux vivre le territoire

Organisations are continuously challenged to find new routes to accomplish their strategic business objectives and to deliver value to stakeholders. They have to become agile, intuitive, imaginative, flexible to change and innovative. This means that organisations have to be managed as living organisms in which the people and the organisational aesthetic dimensions are recognised as fundamental factors to meet the complexity and turbulence of the new business age.

Giovanni Schiuma, The Value of Arts for Business

Une synergie territoriale au coeur d’un « nouvel âge des affaires »

La société d’aujourd’hui se caractérise par une quête permanente de nouvelles images qui expriment des manières de faire inédites et permettent de se relier autrement à ce monde en mutation. L’économie de jadis n’est plus et les industries qu’on avait vu poindre à grande vitesse ont peu à peu fermé leurs portes, obligeant à repenser les sources d’économie territoriale. Au fil de ce changement d’activités économiques, le tourisme s’est développé, assurant une nouvelle rentrée de revenus. Cette transformation a entraîné dans son sillage les décideurs politiques et les gestionnaires à revisiter les acquis et à réinventer une offre qui sache retenir la ferveur de ces visiteurs, qu’ils proviennent des patelins proches ou éloignés. Aucun projet n’échappe à cette tendance. Il suffit de se pencher sur les lieux patrimoniaux ou muséaux en émergence, en réhabilitation ou simplement en opération pour constater combien chacun d’eux cherche à renouveler l’image traditionnelle, créant ainsi de multiples manières de revisiter ce présent déjà passé tout en retenant la ferveur populaire. Tous les moyens sont justifiés pour intégrer ce mouvement perpétuel bien caractéristique de notre contemporanéité. Citons-en quelques-uns :

  • créer des événements d’exception qui retiendront l’attention des journalistes et des foules ;

  • imaginer des lieux qui feront rêver et marqueront les paysages culturels ;

  • mettre en scène des projets d’exception qui transcendent les époques ;

  • mettre en valeur lieux et objets de manière novatrice interpellant différemment les regards ;

  • convier des personnalités de marque pour produire de nouveaux sens et interpréter autrement les acquis.

Bien plus qu’une simple fabrique d’images[15], le territoire a ouvert la porte à la création qui se déploie sous une diversité de formes génératrices de manifestations tangibles d’imaginaires en mouvement, miroir d’une identité ouverte sur soi et l’autre. Les lieux redessinent leur vocation initiale, transformant des industries désuètes en lieux de culture comme à la Cité de l’énergie de la ville de Shawinigan et à Boréalis, centre d’histoire de l’industrie papetière de Trois-Rivières. Chacun s’illustre par ses efforts d’intégration à un territoire en mutation sociale et économique ainsi que par une programmation originale respectueuse de l’esprit du lieu et porteuse de changements au regard du paradigme sociétal contemporain. Les nouveaux lieux culturels séduisent autant par leur mise en valeur que par la variété des approches privilégiées, n’hésitant pas à transformer les acquis, et surtout ils constituent des engrenages importants d’une vitalité citoyenne qui dépasse largement les murs des lieux interprétés. Les projets que nous présentons sont situés au coeur du territoire de la Mauricie connu jadis pour ses industries tributaires des abondantes ressources naturelles de la région : l’eau, source d’énergie hydraulique, ainsi que les forêts, source de bois d’oeuvre et de matières premières pour produire du papier.

Une Cité branchée sur le temps présent[16]

Grâce à la pluralité de son offre, la Cité de l’énergie, fleuron muséal de la ville de Shawinigan, attire de nombreux publics et sert d’important levier économique pour la région : bon an, mal an, plus de 100 000 visiteurs y passent, ce qui représente près du double de sa population. C’est donc dire la qualité de l’offre patrimoniale puisqu’une telle fréquentation en région ne peut se faire d’un coup de baguette magique. Jadis un des berceaux du Québec industriel dès le début du XXe siècle, la ville devint un haut lieu de développement économique grâce à l’exploitation hydraulique de la rivière Saint-Maurice et à la création d’industries tributaires de l’utilisation de cette énergie. Shawinigan représentait un lieu d’avant-garde dont le plan urbanistique, conçu par la firme montréalaise Pringle & Sons, à la manière des grandes métropoles comme New-York, donnait une nouvelle modernité à la région mauricienne. Dès sa création, la ville fut équipée d’un tramway électrique et devint la première ville à être éclairée le soir, d’où son appellation de ville lumière.

Et puis, au cours des dernières décennies, ses industries périclitèrent, l’économie régionale battit de l’aile ! Solution fin XXe : repenser l’économie en développant une offre culturelle et touristique. Ainsi on posa un premier grand geste lorsque fut créé en 1970, au nord de la ville, le parc national de la Mauricie dont la superficie couvre plus de 536 kilomètres carrés. Quelques années plus tard, en 1973, au sud du territoire, le lieu historique national Les forges du Saint-Maurice rappela que la première industrie sidérurgique du Canada s’y était développée depuis 1730. Dès lors, l’économie territoriale intégra le développement de lieux touristiques dans ses visées. Les acteurs de la région n’eurent pas le choix – trop d’usines fermaient. Il fallait imaginer la mise en valeur des ressources mauriciennes autrement. Ainsi, au cours des années suivantes, à Shawinigan, on décida de développer un pôle culturel au sein d’un secteur économique qui jadis avait accueilli une diversité d’usines. D’ailleurs cette situation de changement se poursuit toujours puisqu’au cours de l’été 2013, la fermeture définitive de l’usine Rio Tinto Alcan, qui employait plus de 450 travailleurs, a amené le maire la ville, Michel Angers, à inviter ses concitoyens à penser autrement l’économie de la région : « la fin d’une époque en annonce une autre dans la ville qui songe déjà à une nouvelle économie créatrice » (Fortier 2013 : A8).

Le maire parle d’expérience puisque, il y a quelques décennies, dans un site majestueux jouxtant la rivière et ses rapides, naquit la Cité de l’énergie[17]. L’expérience de visite se répartit en quatre secteurs :

  • Melville : centre de sciences structuralement intégré à un pylône électrique – un ascenseur vous amène au sommet afin de saisir le paysage dans sa globalité ; spectacle multimédia, L’âme de la terre, inspiré de légendes amérindiennes ; exposition thématique, Les âges de l’énergie ; accueil et services publics ; amphithéâtre extérieur où est présenté le spectacle nocturne Amos d’Aragon ;

  • Hydro-Québec : bâtiments patrimoniaux jouxtant le complexe hydroélectrique toujours en opération ;

  • Alcan : bâtiments anciens, dont la première aluminerie créée au Canada où se déploient expositions contemporaines, salons, événements, congrès et réceptions au coeur de l’Espace Shawinigan ;

  • Jardins de la Synergie : un vaste site naturel à découvrir dans son ensemble, incluant une croisière sur la rivière Saint-Maurice.

En 2011, on renouvela l’offre muséale en transformant l’ancien spectacle multimédia du centre des sciences qui fut totalement refait en mettant à profit les nouvelles technologies pour mieux mettre en scène l’énergie et tout le potentiel interprétatif qui s’y rattache, notamment en recourant au discours du chaman amérindien qui évoque la symbolique de la force liée à l’énergie. Ce parti pris favorise l’intégration de la parole amérindienne des Premières Nations qui ont toujours racine dans la région. De plus, au cours des dernières années, différents projets d’envergure internationale prirent place dans l’ancienne aluminerie Alcan. Par exemple, en 2010-2011, l’artiste Richard Purdy, qui réside dans la région, proposa une oeuvre d’exception adaptée au lieu. Son exposition L’écho l’eau se déploya sur quatre espaces, entraînant les visiteurs dans un véritable voyage muséal débutant par la découverte interprétative d’un cabinet de curiosités artistiques regroupant plus de 1000 tableaux. On parcourait l’espace en marchant les pieds dans l’eau. Tout y était alors inversé de manière à déstabiliser les perceptions, invitant à voir et à interpréter autrement. Par exemple, d’entrée de jeu, les tableaux étaient accrochés à l’envers ; on ne les percevait à l’endroit que par leur reflet dans l’eau alors que le dernier espace donnait l’impression de survoler une forêt de sapins accrochés au plafond, la tête en bas et qui se reflétaient dans l’eau sur laquelle vous marchiez… Vous étiez interpellés par des bernaches suspendues qui battaient des ailes simplement grâce à votre mouvement sur l’eau ! Cette oeuvre insolite invitait les visiteurs à vivre une expérience artistique à la fois ludique et unique.

Depuis 2012, le même espace s’est transformé en « Musée Jean Chrétien », regroupant l’ensemble des cadeaux que reçut le « p’tit gars de Shawinigan » (Lemay 2012) lorsqu’il fut Premier ministre du Canada. Par une muséographie interactive, l’exposition, intitulée Le Canada dans le monde, fait voyager les visiteurs sur l’ensemble de la planète, invitant ainsi à découvrir d’autres peuples, d’autres lieux, d’autres manières de vivre et ce, à partir de chaque objet. Les objets polysémiques illustrent l’engagement du Canada sur la scène internationale ainsi que le rôle important que joua l’un des siens alors qu’il dirigeait le pays.

Robert Trudel, directeur général de la Cité de l’Énergie et initiateur de ce projet livré « dans les délais et les budgets » (3 millions), a rappelé que le père d’Aline Chrétien, la conjointe de l’ancien chef du Parti libéral du Canada, avait travaillé aux chaudrons dans cette aluminerie, la première du Canada. « Ces murs nous parlent », avait dit Mme Chrétien lors de l’annonce de l’ouverture du musée, il y a quelques semaines.

Lemay 2012

Par cette exposition branchée sur l’univers des relations internationales canadiennes, la Cité montre à quel point le territoire mauricien, loin d’être fermé sur lui-même, demeure toujours ouvert sur un monde en mouvement. D’ailleurs, le complexe muséal et patrimonial est également chargé de la conservation d’objets issus du patrimoine industriel québécois.

Un lieu de mémoire, un lieu d’avant-garde[18] : Boréalis 

Depuis son ouverture en 2012, Boréalis occupe une place significative au sein du paysage culturel trifluvien. Ce nouveau centre d’histoire de l’industrie papetière a pris place dans l’ancienne usine de filtration d’eau du complexe de la Canadian International Paper, jadis reconnue comme la plus grande usine de transformation de papier au monde. En effet, l’ancienne usine de filtration des eaux de la CIP s’est transformée en musée alors que l’ensemble du complexe industriel a été démoli. Rappelons que, dès le début du XXe siècle, la ville de Trois-Rivières était reconnue capitale mondiale du papier. Sa situation aux confluents de la rivière Saint-Maurice qui remonte au coeur des forêts boréales et déverse ses eaux dans le fleuve Saint-Laurent favorise une liaison commerciale naturelle avec l’Atlantique et les Grands Lacs. Ainsi la ville servit de carrefour entre la descente des billots depuis un territoire nordique riche en produits forestiers jusqu’à l’usine de fabrication de papier journal avant de prendre la route des pays importateurs. Grâce à son emplacement stratégique aux abords d’un fleuve facilitant les liaisons vers l’Europe et les États-Unis et ce, dès sa fondation à l’époque de la Nouvelle-France, la ville occupa une place prépondérante au sein de l’histoire industrielle canadienne.

L’industrie des pâtes et papiers périclita comme ce fut le cas pour plusieurs industries qui virent le jour au cours du siècle précédent. Comment alors se redéfinir dans ce monde en transformation ? Comment se brancher sur le temps présent tout en misant sur un futur viable ? Comment se redéployer lorsque que tout repose d’abord et avant tout sur un milieu ouvrier dédié à l’industrie ? Une prise de conscience de l’obligation de changer la perception de la réalité présente et de s’adapter à une nouvelle modernité permit de se repositionner. En ce sens Trois-Rivières devint exemplaire. Par exemple, de fervents défenseurs de l’importance d’une expression poétique présente au quotidien décidèrent de créer, en 1985, un premier Festival de la Poésie[19], aujourd’hui reconnu en tant qu’événement incontournable de la vie sociale, culturelle et économique de l’existence trifluvienne. Ce festival fut suffisamment populaire, dès ses premiers balbutiements, pour que le vocable « international » lui fût affublé. Le chansonnier Félix Leclerc, originaire de la Mauricie, était d’ailleurs présent lors de ce premier festival, annonçant fièrement que Trois-Rivières, autrefois capitale mondiale du papier, deviendrait assurément une capitale internationale de la poésie : il ne s’était pas trompé !

L’importance des récits et des mots poétiques intégrés à la vie territoriale revint en force lors de la transformation de l’ancienne usine de filtration d’eau de la CIP en Centre d’histoire. Seule trace tangible de l’histoire papetière, le nouveau lieu misa sur une réhabilitation respectueuse de l’esprit du lieu associée à une approche muséographique multimédia et à une programmation en résonance avec la vie culturelle et sociale de la région. Mettant en scène le récit des spécialistes de l’histoire de l’industrie papetière avec celui des ouvriers, derniers témoins de l’usine en opération, ou des travailleurs liés au bois tels les bûcherons et draveurs, le parti pris muséal paria sur la richesse patrimoniale mémorielle, trouvant ainsi un écho dans la population locale et régionale. Associée à cette muséographie interactive, incorporant des interprétations artistiques contemporaines, une programmation intégrée à l’ensemble de celle des lieux trifluviens donne au site une aura branchée sur le temps présent, tout en mettant en perspective l’histoire passée et en stimulant des projets innovants : « Boréalis est un lieu d’histoire et de mémoire qui aborde la trame sociale, économique et environnementale de l’industrie papetière au Québec, dans une perspective trifluvienne. Par le biais de ses expositions, de sa collection et de sa programmation, il oeuvre à la sensibilisation des publics face aux patrimoines matériel et immatériel d’hier et d’aujourd’hui et provoque des réflexions sur les enjeux de demain »[20].

Boréalis concrétise une volonté urbaine de réhabilitation d’un vaste secteur industriel tombé en déshérence suite à la fermeture en 2000 de la CIP, une usine qui oeuvrait depuis 1920. En effet, la ville compte transformer le secteur et ses environs en véritable milieu de vie urbaine axée sur une philosophie de développement durable au sein de laquelle la culture trouve une place de choix. Le nouveau projet, intitulé Trois-Rivières sur le Saint-Laurent, incarne une association d’investissements publics et privés qui se matérialisent dans divers projets tels que logements, marina, amphithéâtre et espaces verts. Le développement résidentiel jouxte des pistes cyclables et des sentiers piétonniers afin de créer des espaces de vie davantage axés sur une alliance d’exception entre nature et culture et situés dans un site remarquable, à la confluence de la rivière Saint-Maurice et du fleuve Saint-Laurent où déjà la réhabilitation de l’ancienne usine de filtration de la CIP, devenue Boréalis, occupe une place signifiante.

Développer de nouvelles manières de mettre en valeur nos ancrages

L’idéal de l’ethnologue est… de retrouver le mouvement initial, puis perpétué, reproduit ou réinventé, par lequel les occupants d’un même espace pensent leurs relations réciproques en les inscrivant dans cet espace, autrement dit : en les symbolisant.

Marc Augé, Fictions fin de siècle

Malgré le fait que les acteurs territoriaux peuvent compter sur des méthodes éprouvées et des expertises certifiées, tout projet n’en appelle pas moins à un certain sens du risque et de l’engagement. On ne peut pénétrer la sphère de sens dont parle Deleuze en faisant fi de l’aventure qui en découle. En effet, comment se hasarder sur la voie créatrice sans éprouver une forme de crainte et beaucoup d’incertitudes ? Ainsi, ces attitudes exploratoires garantissent une démarche davantage en prise avec un milieu vivant ouvert au renouveau des acquis tout en respectant le bagage engrangé au fil du temps qui fait que nous sommes aussi qui nous sommes. « Comment vivre sans inconnu devant soi ? » disait le grand poète René Char… Car tout projet contient sa part d’inconnu qui devra être apprivoisée tout au long de son développement et de son déploiement. Toute approche managériale intrinsèquement créatrice et enracinée au coeur de l’esprit territorial devient gagnante en autant qu’elle favorise une vitalité plutôt qu’une transposition de produits extérieurs. Même lorsque ce projet aura franchi les étapes critiques et aura été labellisé par ses pairs, les autorités en place comme les acteurs de terrain devront reprendre leur bâton de pèlerin afin d’assurer le renouvellement de son offre de manière à demeurer en résonance avec les mutations sociétales.

La crise économique que traversent nos territoires ainsi que les sociétés qui les habitent invite à revisiter les acquis et à mettre de l’avant des projets inédits reposant sur des valeurs et des approches en prise réelle avec les réalités et le pouvoir de création qui caractérisent toute société bien vivante. Retrouver nos unicités à travers un prisme patrimonial non pas tourné vers jadis mais au contraire porteur d’avenir, comme en témoignait celui d’autrefois, voilà un défi dont ne peuvent faire fi les territoires en mutation. Il fut un temps où l’exploitation des ressources naturelles des territoires a entraîné le développement d’industries connexes qui signèrent les heures de gloire de l’histoire de la région. Mais ces industries périclitèrent du fait que l’économie s’est transformée au gré des innovations et des besoins sans cesse tributaires des changements à la fois technologiques et industriels. Ainsi le maître-mot d’aujourd’hui se dessine davantage du côté de l’adaptabilité aux changements et de la capacité de créer de nouvelles approches de mise en valeur qui font écho à de nouvelles modernités.

Car il n’y a pas de raison pour que la modernité d’hier ne puisse entrer en résonance avec celle qui se dessine à l’horizon : vivre l’unicité de ses appartenances, ce qui façonne qui on est, ce qui permet de ne pas se perdre dans l’universalité des pratiques et des expériences mais au contraire de donner une signature inédite aux ancrages et à la capacité à renouveler les acquis. L’exemple du patelin de Saint-Élie-de-Caxton, situé dans la Mauricie, est éloquent à ce sujet. Ce village perdu dans la forêt mauricienne et encore inconnu il y a à peine une dizaine d’années, s’est taillé une solide renommée du fait d’un de ses habitants : Fred Pellerin. L’artiste a choisi d’y demeurer tout en pratiquant son métier de conteur et de chansonnier intervenant partout sur la planète. Lorsque vous visionnez le site Internet de Pellerin, vous ne pouvez faire fi de l’économie du paysage et des histoires de son village : tout y est interrelié et le chant bucolique des oiseaux accompagne votre visite virtuelle[21]. Contre toute attente, la célébrité de Pellerin a permis au village de devenir à lui seul un lieu de séjour reconnu qui accueille de plus en plus de touristes séduits par les contes et légendes interprétés par un des leurs et inspirés de la tradition ancestrale. On y croise la modernité d’hier revue au goût du jour, une modernité qui trouve dans le terroir de Saint-Élie inspiration, interprétation et création. Comme le raconte l’artiste : « L’été dernier, 30 000 touristes, dont des milliers de Français, sont venus à Saint-Élie tester le fond de véracité des histoires de mon spectacle et voir où habitaient Méo, la belle Lurette, Toussaint Brodeur et les autres personnages de mes contes. On a embauché une vingtaine d’étudiants et on a mis sur pied une visite guidée, avec un audioguide. On a même installé une traverse de lutins : une pancarte invite les gens à ralentir, et on a réussi à la faire approuver par le ministère des Transports ! On a fait tout ça à la bonne franquette » (Trudel 2012). Voilà un village qui a su se renouveler grâce à la créativité de ses habitants.

Cette approche est-elle transposable ailleurs ? De fait, il n’y a pas de recette mais une capacité à rebondir dans la force de ce qui signe nos appartenances. Chaque lieu crée ses solutions, dessinant ainsi de nouvelles modernités qui s’inscriront dans la foulée des précédentes, fruit de la création d’une véritable convergence de pensées. Pas étonnant qu’en Mauricie, graphistes, informaticiens, créateurs de logiciels, etc., aient choisi, à la manière de Pellerin, de s’établir dans une région dépositaire d’une qualité de vie au regard de son territoire de forêts, de lacs et de rivières tout en étant à proximité des grands centres. Les acteurs de manières inédites d’habiter ces territoires en mutation participent, à ce titre, à la création d’un nouveau paradigme sociétal comme le précise Edgar Morin en ces termes : « Nous en sommes au préliminaire dans la constitution d’un paradigme de complexité lui-même nécessaire à la constitution d’une paradigmatologie. Il s’agit non de la tâche individuelle d’un penseur, mais de l’oeuvre historique d’une convergence de pensées » (Morin 1991 : 238). Les projets abordés témoignent de l’émergence d’une nouvelle convergence de pensées amenant à voir différemment le patrimoine, notamment en situation de crise économique.