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Il faut avertir le lecteur, d’entrée de jeu, ce livre de Martine Roberge procure des sensations fortes ! Il faut ajouter que ces sensations, loin d’être épidermiques, sont d’abord théoriques. Nous sommes ici devant une étude savante (dans le sens canonique du terme, puisqu’il s’agissait au départ d’une thèse), qui vise principalement à découvrir et à faire découvrir la finalité et le rôle des récits qui portent sur le thème de la peur. Afin d’illustrer la facture savante et fort complexe de cette étude, nous passerons en revue les six volets qui composent cet ouvrage, dans l’ordre : un aspect épistémologique par la définition des préalables théoriques et conceptuels, un aspect expérimental et modélisant par l’étude du cinéma d’horreur qui explore les marges de l’ethnologie, un aspect descriptif par l’inventaire des représentations de la peur, un aspect analytique par la comparaison des représentations, un aspect systématique par la production d’une typologie et un aspect interprétatif par l’explication des fonctions des discours.

Tout ceci nous mène à comprendre l’existence et le rôle des « histoires de peur » comme mode de comportement social et culturel ainsi qu’à expliquer le fonctionnement des représentations de la peur et leur mode d’expression à l’intérieur du discours (11-12).

L’ouverture du premier chapitre invite le lecteur à se familiariser avec l’approche ethnologique du phénomène de la peur. L’auteure part du principe voulant que, contrairement à l’angoisse « qui ne peut être maîtrisée » et « demeure indéfinissable », la peur peut être contrôlée, parce que son objet est nommé. Or, si la peur peut être nommée, elle peut être mise en représentation et en récit, bref, elle débouche sur un discours et le rôle de l’ethnologue dans l’étude de la peur se situe « au plan du discours comme acte de communication » (18). C’est donc précisément en tant qu’acte de communication que le récit filmique mérite ici une attention spéciale de la part de l’ethnologue (ce passionné du discours oral) qui s’intéresse aux films d’horreur en tant que discours médiatisé sur la peur. C’est à partir de cette prémisse que Martine Roberge nous convie à une fine analyse du cinéma d’horreur à partir de la notion de genre (et de sous-genre) qui, en dernière analyse, ne pourra se préciser qu’à travers ses fonctions.

L’auteure nous propose un certain nombre de distinctions entre le fantastique, le merveilleux et l’étrange et ce, à partir d’études savantes de spécialistes de ce domaine, dont Todorov, pour nous plonger au coeur de l’évolution du cinéma d’horreur qui se serait détaché peu à peu du cinéma fantastique classique pour devenir un genre autonome. « En effet, depuis la fin des années 1960, ce type de censure s’est orientée vers le gore movie, où l’horreur sanglante, vomitive et gratuite a atteint son paroxysme au début des années 1980 » (70). Encore faut-il rappeler ici que la finalité du cinéma d’horreur étant de faire peur, la véritable intention du gore est de choquer, écoeurer ou répugner, les grandes images qu’il utilise étant la mutilation et le meurtre. L’auteure nous convie à cette « fascination de la laideur » dans sa présentation de l’évolution de ce cinéma d’horreur comme digne héritier de la tragédie antique dans une perspective de longue durée ; mais, plus près de nous, il serait tributaire du théâtre du Grand-Guignol qui lui aurait légué la tradition des scènes sanglantes (83). Cette expédition horrifiante au coeur des sous-genres du cinéma d’horreur nous donne accès à ses multiples extensions telles que le gore italien (giallo), le gore mystérieux (snuff movie), le psycho-killer, le hardgore, comme autant de composantes du cinéma d’horreur qui reposent également sur toute une tradition littéraire de l’horreur et de l’épouvante.

Il semble, en effet, que l’horreur cinématographique et l’horreur littéraire affichent des courbes similaires. L’auteure retient deux dates fondatrices de l’évolution de la littérature d’épouvante qui méritent d’être retenues : l’année 1967, avec la parution de Rosemary’s Baby, d’Ira Levin et 1971, avec le roman de William Peter Blatty, The Exorcist, qui fait figure de véritable déclencheur de l’horreur contemporain (97). Ces deux oeuvres majeures auraient marqué un tournant dans cette voie, car elles ont donné lieu à deux grandes productions cinématographiques du même titre : Le bébé de Rosemary (Roman Polanski, 1968) et L’Exorciste (William Friedkin, 1973).

Les considérations théoriques se rapportant au genre et aux composantes du cinéma d’horreur nous sont soudain apparues accessoires, tant l’analyse des fonctions de ce type de cinéma présentées par Martine Roberge nous convie à une sortie des lieux communs se rapportant à la représentation de la violence au cinéma. S’appuyant sur une enquête de terrain, l’ethnologue s’étonne du fait que « certains spectateurs et spécialistes continuent pourtant de condamner le gore en maintenant qu’il est pervers et pernicieux »(117); pour l’auteure, le caractère outrancier et démesuré des scènes de gore ferait tout au plus sombrer ces films dans « la dérision et le comique » ! (117)

Martine Roberge soutient que, « si effet d’entraînement ou de banalisation à l’égard de la violence il y a, c’est bien plus par rapport à la violence réelle déjà existante qu’à la création fictive et imaginaire dont le gore ne constitue qu’une manifestation parmi d’autres » (117). Autrement dit, les artisans de ces films se seraient davantage inspirés de la réalité qu’ils n’inspireraient cette dernière ! Voilà qui nous amène à la « véritable fonction » du cinéma d’horreur, qui serait « cathartique », ce que soutenait Gaston Bachelard pour la littérature de science-fiction et, bien avant lui, Aristote pour la tragédie grecque. Cette fascination de la laideur serait d’abord thérapeutique, puisqu’elle se présente comme un miroir des angoisses et des craintes de ses spectateurs qui peuvent ainsi « vivre leurs désirs profonds sans danger, ne risquant rien », puisque « la projection ne dépasse jamais les limites de l’écran » (119). Prétendre le contraire équivaudrait à faire preuve de naïveté : « accuser le cinéma d’horreur de nourrir l’inquiétude, c’est le prendre au premier degré […] son succès repose davantage sur la magie du spectacle que procure l’illusion d’un défoulement » (120).

Il serait intéressant de faire entrer en dialogue cette posture de l’ethnologue avec celle de la psychanalyse qui parle de la peur comme « d’un moyen parmi d’autres pour obtenir le ravissement d’une absence à soi-même » (Daniel Sibony).

La seconde partie de cet Art de faire peur (chapitres III et IV) donne lieu à une sorte d’inventaire des représentations les plus récurrentes de la peur, dont l’analyse révèle des structures archétypales dans les récits tels que les contes, les légendes traditionnelles, la rumeur et les légendes urbaines. Notons au passage que Martine Roberge avait déjà publié en 1989 une étude sur la rumeur. Cette analyse de l’Art de faire peur dans les récits et au cinéma possède le mérite de mettre en lumière le mode d’organisation de la mise en récits des peurs à partir d’un modèle bien particulier, fondé sur l’ambiguïté entre trois paradigmes : le réel, l’imaginaire et le possible.

Cette étude de Martine Roberge nous plonge au coeur du réseau complexe d’images archétypales de la peur et elle donne raison, une fois de plus, au psychologue des profondeurs Carl Gustav Jung qui avait saisi toute l’importance de cette force de l’image dans la résolution des conflits internes. Aussi laisserons-nous à l’auteure de cette savante analyse le soin de conclure sur cette résolution de conflit qui permet aux différents actes de communication se rapportant à l’art de faire peur de sortir de l’impasse dans laquelle la finitude humaine nous inscrit tous, puisque toutes les peurs ne sont toujours que des variations sur le thème plus englobant, voire même horrifiant, de la peur de la mort. « En ce sens, le discours qui dit la peur joue un sale rôle social, celui de rendre acceptable l’absurde conclusion de la condition humaine » (181).