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Réédité pour la troisième fois par les Presses de l’Université Laval, l’ouvrage Désir d’Ailleurs de l’anthropologue et historien Franck Michel, dresse un portrait riche et foisonnant de la dynamique actuelle du voyage. L’auteur explore les différentes formes et pratiques du voyage tout en réfléchissant sur l’avenir du voyage alternatif et durable et ses conséquences.

Sous ses multiples facettes, le voyage est personnifié par différents types de « nomades » : les touristes et les voyageurs. Mentionnons que pour Frank Michel, le touriste ne se distingue pas du voyageur, car « le voyageur et le touriste est le même individu en quête d’ailleurs et d’expériences non ordinaires ». Le voyage incarne aussi un imaginaire d’aventure et d’exotisme; il symbolise une quête sacrée, à la fois individuelle et collective; il découle d’une logique politique, économique et sociale. Il est normé par des conventions et participe au développement économique de plusieurs pays, etc. Mais qu’est-ce que le voyage ? Le voyage est un luxe, un engouement, une fuite, une quête, « une expédition vacancière, un produit de consommation », etc. Pour Franck Michel, le voyage est à la fois rupture et rencontre. Le voyage se met généralement en route pour un besoin d’ailleurs, un besoin de rompre avec la routine quotidienne. Il répond à un besoin d’exotisme, de détente, de découvertes et de connaissances, tout autant qu’il est une fuite du chez-soi, de l’usuel et de l’habituel. De cette manière, le voyage tout autant que le tourisme est une activité essentiellement égocentrique. Il découle « d’un besoin malsain d’aller constater ailleurs qu’on n’est finalement pas si mal chez soi » (45). Alimentés par une mythologie d’un voyage accessible à tous, les touristes-voyageurs sont en quête d’un paradis imaginaire, de l’exotisme de l’autre, d’une authenticité de l’ailleurs et d’un rapprochement de soi. Leurs périples arborent une dimension sacrée, encouragent les débordements festifs, et se vivent dans des espaces plus ou moins aménagés pour le divertissement et l’éducation culturelle.

Cette mobilité des voyageurs modernes, particulière aux Occidentaux, fait suite à la démocratisation du voyage. Aujourd’hui, le phénomène est inéluctablement lié à l’idée de vacances et de loisirs. Pourtant, l’oisiveté en voyage fait horreur aux voyageurs (40). Le voyage doit être rentabilisé. On ne voyage pas sans utilité. On ne part pas en voyage sans buts, ni raisons. Franck Michel plaint les touristes-voyageurs qui « circulent plus qu’ils ne voyagent ». Leurs séjours sont aseptisés; les risques du voyage sont minimisés. Dans une culture du voyage, on voyage comme on conquiert ou comme on consomme. Ainsi, les touristes s’approprient dans un court laps de temps différents éléments culturels de l’autre sans en comprendre l’essence : « Les touristes préfèrent les monuments aux êtres humains » (57). Dans cette perspective, le voyage paraît comme une activité aveugle et possessive, principalement élitiste et narcissique. Le voyage devient une relation à sens unique où le partage du savoir et de la richesse est inégal; où les occidentaux vont se ressourcer de l’hospitalité des autres, sans même y être invités.

L’originalité de Désir d’ailleurs ne se trouve pas dans la critique du tourisme, ni dans le blâme de ses adeptes, non plus dans l’inventaire de ses conséquences sociales et environnementales. Cette approche, trop souvent mise en avant en sciences sociales et particulièrement dans les études sur le tourisme, n’est pas l’apanage de l’auteur. Franck Michel incite plutôt à une anthropologie du voyage. Il veut recentrer la question du voyage sur la rencontre entre les voyageurs et les « hôtes », et la création d’un lien social. Pour lui, le voyage est essentiellement une possibilité de rencontres. Par ses réflexions et des observations tirées de nombreux voyages, notamment en Asie, l’auteur soulève une des problématiques du tourisme actuel : les voyageurs errent plus qu’ils ne visitent. Ils vivent des rendez-vous manqués en raison de rencontres biaisées avec l’altérité : « L’altérité : alibi ou passion ? » Les motivations du voyageur de partir, de parcourir l’ailleurs et de rencontrer l’altérité ne sont peut-être pas les bonnes. Il est toutefois certain que ces touristes sont entraînés par un désir de rencontres et un besoin des autres, car « la solitude est le propre du voyageur » (76).

Au cours des trois premiers chapitres, Franck Michel décrit la complexité du voyage moderne, où les diverses formes de la mobilité contemporaine se côtoient. Il décortique les discours sur la figure du touriste et analyse les différentes motivations, quêtes et besoins des voyageurs de parcourir l’ailleurs. En examinant les différents rites et pratiques des touristes, il constate que le voyage pratiqué par le touriste moyen dépersonnalise les relations humaines, même si l’avantage du tourisme est d’être un vecteur pacifique de rencontres et surtout d’échanges culturels. Selon lui, rencontrer les autres devrait devenir le véritable prétexte pour partir et non plus voyager pour se retrouver soi-même. Aussi, il propose aux touristes-voyageurs de devenir des flâneurs. La figure du flâneur personnifie le détour, la patience, la liberté et la lenteur dans les déplacements. Il symbolise ainsi l’ouverture d’esprit, la spontanéité, le hasard, la convivialité et l’exceptionnel (186). Son but est d’ériger le voyage en art de vivre. En ce sens, les touristes-voyageurs doivent être à l’écoute de l’ailleurs, de son environnement et des habitants qui l’animent.

Les trois derniers chapitres de Désirs d’ailleurs décèlent les divers paradoxes et faiblesses de différents types de voyages dits alternatifs. L’auteur examine les fantasmes et les fascinations qui hantent et souvent aveuglent les voyageurs. En quête d’émotions fortes et d’unicité, les voyageurs pratiquent le tourisme comme une activité planétaire, où le territoire est considéré comme un immense terrain de jeux (283). Que ce soit dans un voyage culturel, d’aventure ou dans le cadre de l’écotourisme, les voyageurs recherchent des expériences qui leur assureront la primauté de la nature, l’exclusivité de l’expérience, l’authenticité du spectacle, ou encore l’exploit unique. Les cultes de la performance et de la distinction sont des comportements qui encouragent souvent l’essor de pratiques nouvelles de voyages. Cette tendance est particulièrement véridique dans le cas de l’écotourisme où les voyageurs sont tentés de « sauter la clôture » pour découvrir de nouveaux panoramas. Les voyageurs sont consommateurs de nouveaux sites qui seront par la suite défrichés pour les prochains touristes. De nouvelles formes de voyages se développent actuellement pour répondre à cette mode de l’insolite. Mentionnons, entre autres, le cyber-tourisme, le tourisme de l’espace, le tourisme de guerre, le tourisme expérimental, ou encore le tourisme sexuel. Une postface complète cette troisième édition de Désir d’ailleurs : « Tourisme et terrorisme ou l’éclatement du monde des voyages ». Dans cette partie, l’auteur s’interroge sur les conséquences du terrorisme sur le tourisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Dans un contexte de terreur et d’insécurité, l’auteur souligne l’importance d’un tourisme durable et véritablement alternatif, où la lucidité et la responsabilité du voyageur sont la solution au repli sur soi, à l’émergence du racisme et à l’intolérance.

On parcourt l’essai de Franck Michel comme un récit de voyage où les émotions s’entrecroisent et les pensées s’entrechoquent. Les nombreuses références littéraires, enrichies d’exemples, appuient la réflexion de l’auteur. Le livre répond toujours à un besoin criant d’« éducation du voyage et de respect d’autrui » (13). Désir d’ailleurs alimente le débat sur le tourisme international, son implication dans les rapports Nord-Sud, la responsabilité individuelle des voyageurs et les enjeux actuels des échanges interculturels. La pertinence de son message rappelle à quel point le voyage et le tourisme sont des expériences migratoires qui influencent et déterminent la dynamique mondiale de demain.