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Introduction

Dans les États-nations, les peuples autochtones vivent dans des situations de méconnaissance, de marginalisation et de discrimination sous ses formes politique, économique, religieuse et culturelle (Fritz et al. 2005; Tembo Nzambe 2020). En fonction des réalités historiques propres à chaque société, la situation des peuples autochtones est tantôt ignorée par les pouvoirs publics tantôt reconnue par les instruments légaux (Mouangue Kobila 2009). Si depuis les années 1990, il s’observe une prise en compte des peuples autochtones du fait notamment de l’exigence de la diversité culturelle promue par l’UNESCO (2001), ces peuples, dans certains cas, continuent d’être victimes des logiques de domination par les groupes sociaux qui jouissent d’importantes ressources institutionnelle, économique et politique (Mouiche 2012; Konings et Nyamnjoh 2003).

Au Cameroun, en dépit de la reconnaissance légale des « peuples autochtones » consacrée par la loi fondamentale de 1996, les communautés dites autochtones peinent à vivre en fonction des références culturelles qui les caractérisent et définissent leurs identités. Ces dernières subissent très souvent des logiques de domination des groupes sociaux qui détiennent et maitrisent au mieux les leviers de commande et de gouvernance (Abéga et Bigombé Logo 2006). Plus concrètement, la loi ne sert que de vernis et de masque aux multiples contraintes structurelles et institutionnelles auxquelles les peuples autochtones sont confrontés au quotidien. Au Nord-Cameroun notamment, les peuples autochtones, pluralité de groupes ethnolinguistiques, généralement nommés kirdi, sont soumis à la domination culturelle des groupes sociaux islamo-peuhls qui, depuis l’indépendance du pays le 1er janvier 1960, jouissent des positions importantes dans l’appareil de l’État (Burnham 1997; Motaze Akam 1990).

En raison de leur ancrage dans les lieux de pouvoir et la recherche hégémonique dont ils font montre dans la construction d’un rapport social asymétrique à leur profit, et tout en perpétuant la mécanique de dépossession engagée dans le sillage des mouvements de conquêtes, les groupes sociaux islamo-peuhls ont instauré un « système d’action historique » qui masque et dénature la diversité culturelle des peuples au Nord-Cameroun (Alawadi Zelao 2015 :127-142; Motaze Akam 1996 :57-75). Des processus socio-historiques tels l’islamisation forcée, l’érection des chefferies autochtones sur le modèle lamidal (peuhl) et la consécration des valeurs islamiques comme référence exclusive dans la vie sociale, ont porté un sérieux coup à l’expression de la diversité culturelle et sont susceptibles de mono-culturalisme (Gwoda Adder et Alawadi Zelao 2012). Or, depuis quelque temps, face à la domination culturelle et à la marginalisation sociopolitique dont elles sont victimes, les communautés autochtones mettent en oeuvre des pratiques de résistances qui s’expriment au travers des festivals culturels, des associations communautaires, le rejet du système de pouvoir traditionnel sur le modèle lamidal[1], etc. Tout cela s’inscrit dans une perspective de renaissance culturelle dont les peuples autochtones sont aujourd’hui les principaux acteurs dans la partie septentrionale du Cameroun.

La réflexion s’entreprend à analyser les logiques sociales et historiques qui permettent de comprendre la domination culturelle des peuples autochtones au Nord-Cameroun, et soulève la question cruciale des droits culturels pour ces peuples qui développent des stratégies de reconnaissance et de renaissance culturelles à travers moult pratiques. Sous quelles formes se présente la domination culturelle des peuples autochtones au Nord-Cameroun? Dans quelle mesure, l’expression des droits culturels demeure hypothéquée dans un environnement marqué par la quête du mono-culturalisme ? Quelle attitude adoptent les peuples autochtones eux-mêmes pour répondre et riposter au penchant hégémonique des groupes sociaux dominants?

Partant de la perspective développée par Elias (1997) et Hugues (1996) relative aux relations intercommunautaires, l’étude part du postulat que la question autochtone met en lumière le rapport de force qui régit l’interaction entre les peuples autochtones et les groupes sociaux dominants au Nord-Cameroun. Cette perspective jouit d’une certaine fertilité dans la description et l’analyse des contextes à la fois historique et culturel qui inspirent les formes de domination et de marginalisation des peuples autochtones. L’observation directe et l’entretien ont été utilisés pour la collecte des données empiriques. Plus concrètement, ces outils ont permis de cerner au mieux les facteurs qui entretiennent la domination culturelle et le désir toujours renouvelé des groupes sociaux à perpétuer une telle pratique. Aussi ont-ils aidé à mettre en relief les « arts » et l’attitude des peuples autochtones en rapport avec l’appropriation des droits culturels comme un enjeu majeur de reconnaissance (Honneth 2000 ; Bellier 2013).

Des considérations conceptuelles de l’étude

Il importe de dégager quelques clarifications conceptuelles des mots-clés afin d’en écarter toute confusion et d’en situer la portée empirique dans cette réflexion. Car, au demeurant, si les réalités sociales peuvent être identiques ici ou là, les facteurs et les variables qui les déterminent sont quant à eux, loin d’être de même nature ou de même valence. Il convient dès lors de préciser les significations contextuelles des notions qui ont plus souvent des portées d’ordre général. Il s’agit ici des notions de peuples autochtones et de droits culturels.

Peuples autochtones[2]

Les peuples autochtones sont un ensemble de groupes ethnoculturels ayant en commun une somme d’identifiants, de traits culturels, de valeurs et de normes qui les caractérisent et les distinguent comme communautés habitant une zone et reliés à un écosystème hérité des ancêtres. Ce sont des peuples qui colonisent une région ou un site écologique (montagnes, plaines, hautes terres, savanes…) sur une longue période et qui y attachent et y puisent un intérêt vital. Qu’il s’agisse des « peuples premiers », « peuples indigènes », « peuples sauvages », « civilisations inconnues », ces peuples expriment un ancrage viscéral à leur site écologique et affichent un comportement primordial qui donne l’illusion d’une communauté statique, hostile et réfractaire aux changements. Antériorité et conscience d’une communauté distincte les caractérisent, et les différencient des groupes sociaux dominants.

Les dynamiques historiques auxquelles les peuples autochtones sont confrontés affinent leurs comportements grégaires et développent en eux des logiques de comportements centrifuges. Au Nord Cameroun, les peuples autochtones forment un ensemble socioculturel hétérogène de peuples des montagnes et des plaines que les conquérants[3] islamo-peuhls ont commencé à annexer et à coloniser vers le début du XVIIe siècle, et qui habitaient la zone vers le VIe siècle pour ceux des montagnes et vers le IXe et Xe siècle pour ceux des plaines (Urvoy 1949). Les premiers sont considérés comme les peuples paléonigritiques et les seconds comme les néo-soudanais (Froélich 1968).

Qu’ils soient des montagnes ou des plaines, ces peuples ont été secoués par des dynamiques historiques qui ont fortement bouleversé leur histoire et leur patrimoine culturel (Burnham 1980; Podlewski 1966). Les peuples autochtones ont vécu des moments de secousses en raison des logiques de conquête et d’expansion territoriale engagées par les empires qui les environnaient. Cette logique de domination manifestée par les empires et les communautés conquérantes qui commence avec le jihad du début du XIXe siècle lancé par Usman Dan Fodio, qui se perpétue par le processus d’islamisation sous la période de la politique moderne lorsque le Cameroun accède à l’indépendance et que le pouvoir est tenu par Ahmadou Ahidjo, peuhl de Garoua. Cette période scelle désormais l’assimilation culturelle des peuples autochtones de même qu’elle amorce leur domination sociopolitique dans l’État moderne (Bayart 1984; Dakolé Daissala 1993).

Droits culturels

Les droits culturels font partie constitutive des droits de l’homme. Tous les peuples les revendiquent ce d’autant qu’ils traitent de ce qui relève de l’identité et de la personnalité de chaque communauté humaine. De nos jours les droits culturels constituent un des enjeux essentiels des revendications des peuples autochtones et des minorités ethniques, et de leur considération par les États (Niec 2000). Les droits culturels constituent un rempart de promotion, de valorisation et d’expression du patrimoine culturel de tout peuple. Dans cette visée Meyer-Bisch (2008 : 39), note : « les droits culturels désignent les droits et libertés pour une personne, seule ou en commun, avec et pour autrui, de choisir et d’exprimer son identité; cela implique les capacités d’accéder aux références culturelles, comme à autant de ressources qui sont nécessaires à son processus d’identification ». L’accès aux droits culturels n’est possible à l’ensemble des composantes sociales que dans un environnement politique et institutionnel où l’État ou ses représentants ont élaboré et implémenté les politiques dans ce sens. Dans le cas contraire, les droits culturels seront un luxe pour certains.

Les peuples autochtones constituent la part de ses segments de la société qui accusent un déficit et une incapacité dans l’expression culturelle et la jouissance des droits culturels, malgré les dispositions légales qui y sont sensibles (Mouangue Kobila 2009). Plus encore, dans un contexte social où les pesanteurs historiques pèsent et régissent les rapports sociaux, le respect des droits culturels au bénéfice des peuples autochtone peut relever d’une simple illusion (Lorenzi-Cioldi 2002). Les groupes dominants se réservant ici la primauté dans la ventilation et la promotion des références culturelles qui les distinguent, et consacrent par le même fait leur régence sociale. Condamnés à la consommation des valeurs culturelles des dominants, les peuples autochtones peinent à vivre pleinement de leurs cultures comme d’un référent qui fait d’eux des communautés humaines à part entière.

Rapports entre peuples autochtones et droits culturels

Certes, la question des droits culturels n’intéresse pas à titre exclusif les peuples autochtones. Chaque peuple est en droit de revendiquer l’expression et la promotion de son patrimoine culturel. C’est la visée des organismes internationaux tels que l’UNESCO qui dans son Rapport de 2010 souligne que :

Depuis l’irruption sur la scène politique des communautés locales, des populations autochtones, des groupes démunis, vulnérables ou exclus en raison de leurs origines ethniques ou de leur appartenance sociale, pour des raisons d’âge ou de genre, on en est venu à découvrir, au sein des sociétés, de nouvelles formes de diversité. Dès lors les classes politique se sont trouvées interpellées, et la diversité culturelle s’est installée pour longtemps à l’ordre du jour politique de la plupart des pays du monde.

UNESCO 2010 : 5

Si les peuples autochtones furent jadis considérés comme des peuples attachés à leurs cultures, le contexte de l’État-nation et de la mondialisation a beaucoup joué dans l’altération voire la dégradation de celles-ci. Les peuples autochtones sont ceux qui subissent de plein fouet les effets permissifs de la modernité qui fait fi des valeurs culturelles ancestrales (Giddens 1994).

Les peuples autochtones sont également ceux qui ressentent plus le besoin de sauvegarder des références culturelles en raison des politiques de développement des États-nations qui accordent peu ou pas du tout de considération à leurs biens culturels. Dans ce sens, pour ces peuples la question des droits culturels devient vitale et inspire leurs conduites d’organisation et de mobilisation en vue de sa défense. Le rapport entre peuples autochtones et droits culturels ne s’inscrit pas au demeurant dans une relation symétrique; tout dépend en effet de la détermination de chaque peuple autochtone à poser la culture comme un élément structurant dans son évolution dans le temps et l’espace. Or, une telle disposition ne structure pas les comportements des peuples autochtones. Au demeurant, engager un mouvement de revendication culturelle, c’est en outre s’engager dans une problématique dont les enjeux sont à la fois locaux et globaux (Schulte-Tenckoff 1997).

Le Nord Cameroun et ses peuples autochtones

Le Nord-Cameroun est constitué de plusieurs groupes ethnoculturels qui se sont implantés dans la région à des époques différentes. Il faut surtout noter que lorsque les peuples conquérants arrivent dans la zone, c’est soit par des vagues migratoires, soit par volonté de domination, où d’autres groupes humains y vivaient déjà. Ce sont ces groupes qui représentent les peuples autochtones. Ils vivent dans les montagnes, les plaines et les vallées.

Les peuples autochtones des montagnes

Le Nord-Cameroun dispose d’une chaine montagneuse qui va de la zone de Mora jusqu’aux monts Tinguelin dans la localité de la Bénoué actuelle. Baptisée Monts Mandara par l’administration allemande en 1901[4], cette chaine montagneuse recouvre un ensemble de groupes socioculturels qui y vivent depuis des lustres. Dans la région de l’Extrême-Nord, les peuples autochtones montagnards se retrouvent dans les départements de Mayo-Sava (Zoulgo, Mada, Mouyeng, Podoko, Ouldémé, Mouktélé, Vamé, etc.), de Mayo-Tsanaga (Mofou, Mafa, Kapsiki, Bana, Goudé, Huigui, etc.) et de Diamaré (Mofou, Guiziga, etc.).

Dans la région du Nord, les peuples autochtones des montagnes sont les Dowayo dans le département de Faro, les Fali dans le département de la Bénoué et les Guidar dans le département de Mayo-Louti. Les peuples autochtones des montagnes ont au fil du temps structuré un rapport symbiotique à leur écosystème. Entre la montagne et les peuples qui s’y trouvent, il existe une relation filiale qui dénote d’une interdépendance multiséculaire (Alawadi Zelao 2017a : 163-183).

La montagne n’est ni une réalité extérieure ni une pesanteur externe dans la vie et le vécu des peuples qui en ont fait au mieux un patrimoine culturel. La montagne est un lieu de « vie culturelle et cultuelle » pour les montagnards à l’opposé de la plaine (Hallaire 1990). Seignobos (1982) considère les peuples des montagnes comme « les gens de hautes terres », et Ela (1982) parle des « gens de rochers ». Autant d’expressions nominatives qui mettent en exergue un rapport anthropologique à un environnement qui s’est incrusté dans l’identité d’un ensemble des peuples autochtones.

Alors qu’une certaine littérature considère la présence des montagnards comme la conséquence sous-jacente à la pénétration des conquérants islamo-peuhls dans la région, il faut plutôt être attentif à l’antériorité de l’installation des peuples des montagnes en ces lieux (Froélich 1968). Une conscience écologique s’est développée chez ces peuples, et qui dévoile l’appropriation et la domestication du lieu comme un élément encodé dans les moeurs et les pratiques cultuelles (Dragan 1999). La montagne est un espace social total où s’organise le politique, l’économique, le culturel, le symbolique, où se rencontrent également le réel et l’irréel, le matériel et l’immatériel, le visible et l’invisible, etc. Hauts-lieux de religiosité et de sacralité les montagnes ne se ramènent pas uniquement à un site écologique; elles révèlent au propre comme au figuré un espace socioculturel vital où s’organise la vie sociale, économique, politique et religieuse. En dehors d’elles, les peuples sont sans repères et sont plus ou moins hors d’eux-mêmes (Breton et Maurette 1993).

La conscience autochtone y prend une configuration ancrée. « Kutè kwa » (notre montagne), « Duk fit ki kuté » (tout est en montagne, tout se réalise en montagne) disent les Zoulgo de Tokombéré. Dans le même ordre d’idées et pour exprimer leur altérité, les Fali disent « kweitia Fali » (peuple Fali), « kweitia Matakam » (peuple Matakam). Les peuples autochtones des montagnes manifestent un attachement quasi mythique à leur écosystème qui reste à tous égards un identifiant culturel et un marqueur de distinction sociale.

Les peuples autochtones des plaines et des vallées

Les peuples autochtones des plaines et des vallées sont autant un ensemble hétérogène des groupes sociaux qui sont répartis et dispersés dans l’espace et qui auront été comme les peuples autochtones des montagnes affectés par les dynamiques historiques qui ont traversé la région. Disséminés dans les trois régions que recouvre le Cameroun septentrional, les peuples autochtones de plaines et des vallées sont présents dans la région de l’Extrême-Nord (Toupouri, Moundang, Massa, Mousey, Mousgoum, etc), dans la région du Nord (Daba) et dans la région de l’Adamaoua (Mboum, Ndii, Nyem nyem). Recevant de plein fouet les effets des invasions islamo-peuhles, les peuples autochtones des plaines et des montagnes ont été contraints à des mouvements de relocalisation et de migrations qui auront fortement contribué à une double dynamique de réorganisation et de désorganisation socioculturelle.

Face aux menées d’annexion et des tentatives d’englobement des sociétés islamiques, les peuples autochtones des plaines et des vallées ont articulé des logiques de ripostes qui les ont contraints à migrer vers des zones inondables où les marches et les battues cavalières y étaient pratiquement difficiles à organiser. À quelques variantes près, l’implantation des peuples autochtones des plaines et des vallées est en partie tributaire des effets induits par des incursions à visée hégémonique des sociétés impériales (Njeuma 1978). Les peuples autochtones auront gardé une mémoire vive de cette époque qui aura travaillé à structurer un rapport plus ou moins conflictuel entre les peuples. Toutefois, au même titre que les peuples autochtones des montagnes, ceux des plaines et des vallées ont une forte conscience écologique de leur environnement.

Déjà habités avant même que les conquérants n’arrivent au XVIIIe siècle, les plaines et les vallées, en tant qu’écosystème étaient empreintes de systèmes de croyances et de représentation propres aux groupes sociaux distincts. L’une des empreintes qui aura traversé les époques et qui demeure jusqu’aujourd’hui est le nom des grandes villes du Cameroun septentrional : Maroua est l’appellation Guiziga Marva (ancien roi de cette communauté), Ngaoundéré veut dire nombril en langue Mboum et Garoua est le nom de l’arbre fruitier jujubier en langue Fali. Ce sont ainsi des lieux qui auront reçu une configuration socioculturelle en raison de l’installation précoce des communautés ethniques diverses. Toutefois, il convient de noter que la territorialisation de la domination peuhle dans cette partie du pays va conférer une teinture culturelle de facture islamique aux villes. Si les grandes villes ont gardé les noms jadis conférés par les peuples autochtones, leur modèle organisationnel et les modes de vie qui y prévalent sont un calque de la culture islamo-peuhle. En raison du poids des islamo-peuhls dans la vie religieuse, politique et économique, les villes septentrionales manifestent à la fois la puissance idéologique des conquérants d’hier et la rémanence de leur hégémonie dans le contexte d’aujourd’hui.

Les peuples autochtones des plaines et des vallées marquent leur différence à l’endroit des conquérants musulmans en raison de ce que ceux-ci sont les « premiers occupants » et ceux- là sont les « nouveaux arrivants » (Boutrais et al. 1984; Urvoy 1949). De même, en raison de leur sédimentation historique, par les peuples autochtones, plaines et vallées renvoient symétriquement à des réalités culturelles et identitaires, alors que les peuples musulmans conquérants y ont vu un lieu d’expression de la domination et de monopolisation des ressources flottantes (humaines, foncières).

Le rapport à ces espaces est différentiel d’un groupe social à un autre, non seulement du fait de l’antériorité de l’installation des uns et d’un rapport très lâche des autres, mais aussi en raison d’une dynamique d’anthropisation articulée par les peuples autochtones. Pour ces derniers, l’espace quel qu’il soit, est une variable d’identification voire de désignation d’un groupe social. C’est en ce sens que l’on parle des peuples autochtones comme des « peuples des écosystèmes », leur rapport à l’environnement étant à la fois symétrique et symbolique (Fritz 2005). L’environnement dans lequel ces peuples vivent revêt une dimension socio-anthropologique. Entre les peuples autochtones et l’environnement, le rapport repose sur le principe de la symbiose et de la réciprocité. Qu’il s’agisse des peuples des montagnes, des vallées et des plaines, ceux-ci ont réussi, au fil des ans, à conférer une configuration ritualisée à la nature. Le contexte des conquêtes impériales et les politiques de développement mises en oeuvre par l’État viendront mettre fin à cette relation filiale. Une part de l’identité culturelle se perd dans cette période où l’environnement propre aux communautés autochtones est progressivement approprié par les conquérants esclavagistes et l’État postcolonial qui se veut désormais « développeur » et « aménageur du territoire ».

Les dynamiques historiques d’acculturation des peuples autochtones

Les dynamiques historiques renvoient à l’ensemble des processus et des réalités de relations interculturelles qui ont marqué le Cameroun septentrional dès le début du XVIIIe siècle, et qui furent à l’origine de la domination des peuples autochtones. Deux faits majeurs méritent d’être soulignés : les conquêtes des empires sahéliens (Bornou, Mandara, Sokoto) et l’injection de l’idéologie esclavagiste dans la vie des peuples autochtones.

Les conquêtes des empires sahéliens et l’irruption du référent islamique

Les mouvements de conquêtes furent organisés en direction des peuples autochtones qui avaient jusqu’ici gardé leur autonomie et leur indépendance des dynamiques du dehors, des influences extérieures et des incursions des sociétés étrangères à leur environnement social. Dans la perspective de Weber (1971), les mouvements de conquêtes sont des « réalités historiques » qui ont complexifié les rapports sociaux et interculturels au Nord-Cameroun. En propre, ces mouvements donnent corps à la « formation de monopole social » (Elias 1975 : 36). Pour acquérir la force qu’ils eurent notamment dans la reconfiguration des relations intercommunautaires, les mouvements de conquêtes ont été insufflés du référent islamique, sorte d’ingrédient idéologique qui allait sous-tendre et soutenir l’élan de volonté de puissance et de domination des conquérants sur l’ensemble des segments autochtones (Njeuma 1978; Azarya 1976).

Selon Iliffe (1997), dans le Sahel et à l’époque où les empires étaient dans une phase de sédimentation et de structuration, ceux-ci étaient foncièrement habités par l’élan de suzeraineté qu’ils manifestaient sur les populations qui s’étaient soustraites à leur régence. Selon Eldridge (1981), si l’époque préislamique marque un type de rapport plus ou moins harmonieux et paisible entre les islamo-peuhls et les segments autochtones, la période islamique qui commence effectivement au début des années 1800 entraîne une conflictualité dans ces relations. Au service de la volonté de puissance et du désir de l’hégémonie des conquérants, l’islam est une ressource décisive qui raffermit la communauté d’intérêts (umma) et entérine toutes les perspectives d’invasion et d’expansion territoriale que nourrissent les empires sahéliens en direction des peuples autochtones (Froélich 1962).

Dans cette visée, le Jihad, guerre sainte, ne fut mené que, et ainsi que l’analyse Motaze Akam (1990), dans un triple objectif : politique, économique et culturel. Sur le plan politique, il s’agissait d’installer et d’asseoir confortablement la suzeraineté des empires sur les peuples autochtones, en vue de leur domination systématique; sur le plan économique, il est question de prendre des terres et des ressources qu’elle génère en vue d’une accumulation primitive et précapitaliste, et enfin sur le plan culturel, le but est de soumettre les peuples autochtones aux valeurs et aux codes culturels des conquérants.

L’islamisation sous l’épée recherchait, à tout point de vue, l’implantation et la distillation d’un régime sociopolitique, socioéconomique et socioculturel trans-ethnique, qui s’impose à toutes les sociétés locales, mais davantage au service des communautés conquérantes, les peuples autochtones n’étant que des entités à assimiler. Puissant levain à cette entreprise d’hégémonie qu’engagent les conquérants, la dynamique d’islamisation apporta un regain d’effets et d’onction à la reconfiguration de rapport de force qui joua désormais au bénéfice des empires sahéliens et de ses zélateurs porteurs par moments d’un projet islamiste prosélyte, notamment à l’encontre des peuples autochtones restés plutôt rétifs et jusqu’ici soustraits à un tel projet (Cadaire 1949).

L’injection de l’idéologie esclavagiste

Selon Lovejoy (2017), l’esclavage est une technique et une pratique routinière qui structurèrent longtemps le comportement des empires et des suzerains dans la zone sahélienne. L’objet esclavage était au coeur de toutes les transactions politique, économique et culturelle. En effet sous le décor des mouvements de conquête, l’esclavage acquit une certaine légitimité aux yeux des sociétés islamiques qui l’utilisaient pour mieux ficeler leur domination sur les segments autochtones. Dans cet ordre d’idées, et dans la dynamique des relations interculturelles désormais marquées du sceau de l’asymétrie, les peuples autochtones sont des esclaves et leurs sites de peuplement des viviers dans lesquels les empires venaient extraire des esclaves. Entre les différents empires (Mandara, Bornou, Sokoto), une ligne de compétition s’est dessinée qui révélait leur appétence au renflouement en esclaves de leurs royaumes et chefferies.

En raison de la quantité d’esclaves accumulés ou capturés, la grandeur d’un royaume s’affirmait au mieux. Cette époque, et la technique de l’esclavage qui la marqua est celle qui mit en place cette dialectique historique qui veut que les conquérants soient les maîtres des lieux (rimbé) et les peuples autochtones soient les esclaves (maccube), et que désormais sur la base de ce clivage statutaire que la terre des autochtones soit celle de Dar el sudan et la terre des musulmans conquérants soit celle de Dar el islam (Le Cornec 2002 :29). Une structuration conceptuelle qui va finalement déteindre sur les représentations, les imaginaires sociaux et régir les conduites, particulièrement chez les conquérants qui sentent une légitimité quasi naturelle à dominer les autres, à les vassaliser et à les assujettir par des techniques qui ressortent d’une altérité plutôt agonistique, c’est-à-dire conflictuelle, antagonique (Cildi-Lorenzi 2009).

Une lecture historiographique reprend maladroitement cette conceptualisation plutôt idéologique en présentant de façon irréductible les islamo-peuls comme les rimbe et les kirdi (ensemble des peuples autochtones) comme des maccube (Abwa 2007 :41-65). Or, l’esclavage tel qu’il se produit et a pris figure au Nord Cameroun relève davantage de configuration historique, d’un système de constellation interculturelle articulé sur un référent intangible qu’est l’islam qui sert à la fois de ressource et d’ingrédient à la ruse de domination sociale. À ses débuts le Jihad fut déjà investi de cette projection de teneur idéologique esclavagiste[5]. De nos jours, si une analyse narrative montre à quel point l’époque de production de l’esclavage régit et hante la mémoire des peuples autochtones, il n’en va pas jusqu’à l’évocation à teneur amnésique d’un temps qui fut plein de perturbations et lourd d’effets tant sur les sociétés locales que sur les sociétés islamiques conquérantes (Melchisedek 2020 : 1-23). Dans le contexte contemporain où les relations interculturelles se sont sédimentées voire bariolée, et où également le rapport social se polarise sur d’autres registres tels le politique, le religieux ou le culturel, la pratique esclavagiste n’a pas pour autant perdu de sa valence. Elle subsume un rapport social clivé et polarisé par une convocation différentielle de l’histoire dans la vie des peuples autochtones ou allogènes (Halbwachs 1994).

Entre les conquérants d’hier, toujours en désir d’hégémonie et les peuples autochtones d’aujourd’hui, toujours en espoir d’émancipation, les frontières d’interaction se configurent sur le modèle hiérarchique et clivé qui laisse distiller la pratique esclavagiste en beaucoup de points (Alawadi Zelao 2018 : 61-84). Vue sous l’angle de structuration de rapport social, la pratique esclavagiste au Nord-Cameroun définit les marges d’identité et de statuts des groupes sociaux distincts. À la lisière des frontières ethniques, la pratique esclavagiste informe le récit de vie collective et/ou individuelle, et montre à quel point elle influe et influence la conduite des sociétés humaines en interaction. Elle reprend du poil de la bête, dans des formes certes euphémisées à l’épreuve de la rémanence hégémonique à laquelle travaillent les groupes sociaux qui, comme le souligne Elias, « eurent la chance de disposer de monopole de domination » (1974 : 115).

Etat postcolonial, peuples autochtones et problématique des droits culturels

En contexte postcolonial, les rapports sociaux se sont construits et articulés en résonance des dynamiques historiques qui ont travaillé la région et dont la reproduction met en scène des groupes sociaux eux-mêmes en procès relationnel (Alawadi Zelao 2006). Les catégories sociales dominantes constituées ici du bloc islamo-peuhl oeuvrent à la perpétuation du projet hégémonique en érigeant les valeurs sociales qui les distinguent comme des références à partager et à distiller au sein de l’ensemble des composantes socioculturelles. La visée étant de procéder de la sorte au nivellement des pratiques et imaginaires sociaux (Domo 2010).

Institution d’un système traditionnel homogène (lamidat) comme technique de nivellement des systèmes sociopolitiques autochtones

C’est dans la mouvance des expéditions de conquête que les systèmes politiques traditionnels propres aux sociétés islamiques ont été instaurés dans la partie septentrionale (Shimada 2004). Avant cette époque, les peuples autochtones vivaient et fonctionnaient sur le modèle sociopolitique autochtone (Hurault 1958). En montagnes comme en plaines, les peuples autochtones étaient organisés sur le schème de société segmentaire (cas des Mafa ou des Fali par exemple) ou de société centralisée (cas des Toupouri, ou des Moundang par exemple). Au sein de ces sociétés, la répartition et la dévolution de pouvoir traditionnel étaient régies par un arsenal des normes juridiques qui distinguaient en toute rigueur les familles destinées à l’exercice de l’autorité traditionnelle.

De même, chaque société désignait le pouvoir traditionnel en ses termes propres. « Ebay » chez les Zoulgo, « Gabay » chez les Mafa … Le fonctionnement et l’organisation des chefferies traditionnelles relevaient des us et coutumes de chaque communauté. De fait, le pouvoir traditionnel était le révélateur de l’identité culturelle et s’agençait comme l’expression d’une structure qui distingue un peuple d’un autre. Avec l’intrusion des conquérants islamo-peuhls, l’ordre traditionnel autochtone connaît de perturbations et de déséquilibre. L’instauration du système traditionnel musulman du lamidat apporte de modifications structurelles et organisationnelles dans la vie sociopolitique indigène des peuples autochtones. En effet, le modèle du lamidat configure un système politique centralisé où l’islam y exerce une prégnance forte et en régule la fonctionnalité.

Au Nord-Cameroun, la dynamique d’islamisation a fortement rythmé le processus de lamidalisation, c’est-à-dire de chefferisation à tendance islamo-peuhle. Partout où ils mènent des incursions et des expéditions, la tactique des conquérants consiste à l’instauration de leur modèle social de type lamidal qui au fil du temps va s’emparer de toutes les sociétés locales. Au sein des communautés autochtones, les chefs qui régnaient seront amenés progressivement à se débarrasser des apparats traditionnels propres à leurs cultures pour incorporer ceux propres aux islamo-peuhls. Pour atteindre cet objectif, l’islamisation s’oriente d’abord vers les chefs traditionnels autochtones qui sous la contrainte et la pression des conquérants intrépides embrassent l’islam comme religion et aussi comme code de conduite (Schilder 1994).

Les lamidats ont servi d’instances d’acculturation et partant de nivellement des systèmes politiques traditionnels au Nord-Cameroun. De nos jours, d’origine ou d’apparence lamidale, toutes les chefferies fonctionnent sur le même schéma avec en prime l’élan à la centralisation et la mise en relief d’un décorum musulman (modèle vestimentaire, cour royale, pratique courtisane, allégeance de type servile ou féodal). La dynamique de nivellement du modèle d’organisation sociopolitique autochtone renvoie aux marges les us et coutumes des peuples autochtones qui incorporent ainsi les schèmes de conduites et d’imagination propres aux sociétés islamiques. Le système social de type lamidal masque la diversité des systèmes politiques autochtones au Nord-Cameroun et inhibe totalement l’expression plurielle des sociétés locales.

Politiques de migrations et déni de cultures aux peuples autochtones

Les politiques de migrations des peuples autochtones au Nord-Cameroun ont commencé dans la période coloniale, sous l’administration française vers les années 1950 (Boutrais 1973) Il s’agit de politiques de mise en valeur des terres et de l’aménagement de territoire pour la mise en oeuvre des cultures de rente (coton, riz) (Levrat 2010). Dans cette visée, les peuples autochtones des plaines et des montagnes étaient convoyés dans des zones de colonisation agricole qui se trouvaient en plaine où règnent en maitres les chefs musulmans (Motaze Akam 1990; Ela 1990). À l’indépendance, l’Etat du Cameroun reprend à son compte cette politique amorcée sous l’ère coloniale. C’est dans ce cadre que des zones de colonisation de Mora, Koza, Bénoué (Est et Ouest), Guider, etc. sont créées. Dans ces espaces le coton est la principale culture de rente.

L’État, ses moniteurs agricoles et les chefs traditionnels veillent à l’intrusion de cette nouvelle culture dans les habitudes agricoles des paysans locaux. Cependant, l’arrivée de la culture cotonnière et les migrations des peuples autochtones a des répercussions sur la vie socioculturelle de ces derniers. Pour les paysans autochtones, le coton entre dans un registre nouveau voire étranger à leurs modes agricoles (Alawadi Zelao 2009 : 19-25). Généralement habitués à cultiver le mil pour beaucoup d’entre eux, lequel mil est devenu non seulement un élément de subsistance mais aussi un trait d’identification culturelle, le coton ne jouit d’aucune signification culturelle encore moins cultuelle (Jaouen 1995). Par ailleurs, pour les peuples autochtones des montagnes, la migration vers la plaine sous la pression des autorités administratives et lamidales, leur pose un défi majeur : celui d’y vivre sans subir l’acculturation et de représailles des chefs musulmans.

Selon Boutinot (1999), les migrations agricoles organisées sous l’ère postcoloniale au Nord-Cameroun, ont révélé les logiques de conflictualité et de rapport polarisé qui existent entre les paysans autochtones et les potentats musulmans qui en ont profité pour renforcer leur suzeraineté sur les migrants. La plaine qui symbolise lieu de domination islamo-peule est culturellement vide et dénuée de sens pour les paysans montagnards. Car, pour les peuples autochtones des montagnes, l’écosystème constitue un espace de vie totale et entière. La montagne est pour eux un espace écologique certes, mais aussi et davantage un où une vie sociale, culturelle et cultuelle est possible. Or, les politiques de migrations engagées à l’endroit de ces peuples n’ont pas pris en compte la dimension culturelle. En plaine, les paysans sont devenus des paysans sans terre, désormais assujettis à la régence des lamibe[6] musulmans pour qui ils travaillent et à qui ils versent aussi la zakkat[7]. Outre que les paysans ne disposent d’aucun espace propre à leurs activités, ces derniers sont soumis au système de législation socioculturelle des musulmans qui, en retour leur opposent tout refus à l’expression de leurs us et coutumes, de leurs cultures et de leurs religions.

Coupés de leurs sociétés d’origine, les paysans autochtones sont inscrits dans un processus d’assimilation culturelle qui les confine à être à la lisière d’une société qui ne les intègre que pour mieux les exclure et les déposséder tant culturellement (assimilateurs des codes culturels musulmans) qu’économiquement (paysan sans terre et spoliés des produits de la terre). Les paysans autochtones vivent une situation identique à celle analysée par Babacar Sall au sujet des paysans sénégalais confrontés, eux aussi, au défi de la modernité d’innovation agricole mise en exergue par l’Eta postcolonial (Babacar Sall 1993).

Mouvements autochtones et réveil culturel : une lutte pour la reconnaissance

De nos jours, et ce depuis quelques années, il est loisible de parler d’un réveil autochtone au Nord-Cameroun (Alawadi Zelao 2012 : 145-180). Mouvement d’émancipation culturelle consécutif aux processus démocratiques des années 1990, il révèle et dévoile, la résistance culturelle des peuples autochtones qui, depuis leur rencontre avec les sociétés islamiques n’ont jamais accepté de façon passive et docile leur volonté de domination (Ela 1998). Nous mettons en exergue les modalités et les formes par les par lesquelles, les peuples autochtones leur actes de résistance en vue de sauvegarder leurs cultures et leurs identités, par conséquent de maintenir la diversité culturelle de cette région.

Contestation, rejet des systèmes traditionnels calqués sur le modèle islamique et reprise de l’identité culturelle

Dans la dynamique des sonorités historiques qui ont traversé le Nord-Cameroun, les systèmes traditionnels autochtones ont connu d’importants bouleversements qui ont finalement désorganisé les sociétés et les cultures locales. Sur le plan sociopolitique indigène notamment, les luttes historiques ont accouché d’une configuration sociale complexe. Des régimes de chefferies de type ambigu[8] ont émergé qui révèlent l’imbrication plus ou moins paradoxale des régimes sociaux autochtones et des régimes sociaux allogènes. À propos Ela parle des « chefferies de conquête » ou encore « d’aristocratie à cheval » (Ela 1994). Il s’agit à dire vrai des chefferies qui se sont instaurées dans le contexte des luttes de puissance entre les sociétés conquérantes et les sociétés autochtones (Alawadi Zelao 2017b :355-376). De nos jours, et pour emprunter au vocabulaire constitutionnel camerounais[9], il est loisible de parler des « chefferies allogènes », celles-là qui se sont installées dans des contextes sociaux déjà régis par de structures traditionnelles spécifiques et qui incarnent leur domination sur les segments autochtones.

Les chefferies allogènes sont aujourd’hui disséminées sur l’ensemble du Cameroun septentrional, et sont la reproduction contemporaine des relations asymétriques et conflictuelles qui existent entre les groupes sociaux. Les « chefferies allogènes » ont la particularité d’être des chefferies dont la gouvernance est incarnée par un islamo-peul (Peul, Mandara, Haoussa, Kanouri) commandant les groupes sociaux autochtones. Ce sont des chefferies qui ne sont logées dans aucune structure et ne rentre dans aucun registre culturel autochtone. Historiquement, les chefferies allogènes révèlent le succès du projet hégémonique des sociétés conquérantes. Elles ont accouché d’un type de chef que Elias appelle justement « le chef conquérant » ou encore « l’autocrate conquérant » (Elias 1985 :132-133). La dynamique de contestation et de rejet des chefferies allogènes est constante depuis l’avènement de l’ère démocratique. Les peuples autochtones rejettent ces chefferies comme des symboles de survivance d’une hégémonie surannée.

Dans le département de Mayo-Rey où règne le plus grand lamidat au Nord-Cameroun, les Mboum se liguent de plus en plus contre la régence du chef Peul. En effet, depuis le milieu des années 2000, les peuples autochtones de Mayo-Rey expriment leur détermination à s’autogouverner selon les principes de leurs références culturelles et par les membres de leurs communautés. Également, ils indexent la gouvernance du chef Peul comme étant autoritaire et antidémocratique. Dans une récente lettre dite la Déclaration commune des sections UNDP[10] de Mayo-Rey, ces peuples soulignent que le département de Mayo-Rey est le lieu : « où les chefs traditionnels véritables gardiens des cultures autochtones sont assujettis et vidés de tout pouvoir par la dynastie de l’arrondissement de Rey-Bouba » (2020 : 2). Dans le département de Mbéré, ce sont les peuples autochtones Gbaya qui dénoncent les velléités de reproduction de domination de l’élite islamo-peule. Déjà au début des années 1990, un conflit interethnique avait opposé ces deux communautés au moment la libéralisation donnait l’opportunité aux autochtones de faire valoir leurs droits sociopolitiques afin de participer à la gestion des affaires publiques nationales et locales (Burnham 1997).

Le conflit entre les Gbaya et les islamo-peuhls a rejailli dans le contexte des élections régionales tenues le 9 décembre 2020. Dans un document envoyé au gouverneur de la Région de l’Adamoua, l’élite Gbaya constate : « la volonté assumée de certains allogènes à dominer l’espace existentiel, historico-sociologique des Gbaya » et « à installer de « pseudo- chefferies » dans certains villages » (2020 : 9). Dans la région du Nord, c’est le peuple Fali qui met en lumière, à travers un mémorandum envoyé au Président de la République, la « subversion de structures socioculturelles et politiques originelles et originales par la conquête et les colonisations islamo-peules, allemandes et françaises ».

Le mémorandum note que les Fali, « premières communautés à habiter les plaines et les montagnes des territoires connus comme départements de la Bénoué et du Mayo-Louti » vivent une « subversion de leurs structures socio-culturelles et politiques originelles et originales ». Leurs structures ont été renversées, substituées ou déformées par la conquête et les colonisations islamo-peules, allemandes et françaises (2021 : 3-4).

Dans d’autres contextes culturels, les peuples autochtones sont tout simplement commandés par les Mandara, autre groupe islamo-peuhl. C’est le cas des communautés autochtones des montagnes Zoulgo, Guemjek et Mboko vivant dans le canton de Sérawa dans l’arrondissement de Tokombéré. Ici, la dynamique de rejet de la chefferie allogène prend les allures d’un véritable mouvement d’auto-détermination. Dans un document intitulé Déclaration du Collectif pour la Restauration, de la Liberté, de la Dignité et de l’Indépendance du Peuple Zoulgo de Kudumbar envoyé aux autorités camerounaise en 2012, date du décès du chef allogène, il est noté :

Le peuple Zoulgo refuse plus que jamais d’être mis en tutelle par une violation pérenne de son droit à se gouverner par lui-même, à s’autodéterminer selon les valeurs culturelles qui distinguent sa personnalité juridique et anthropologique. Le peuple Zoulgo est fondamentalement déterminé à faire front pour restaurer sa pleine dignité et sa liberté entière par des moyens que lui offre la législation de la République du Cameroun.

2012 : 8

Au-delà de la dimension culturelle, il est à noter que depuis l’ère de libéralisation politique, les chefs jouent un rôle important dans le champ politique. Les élections locales (municipales) et nationales (parlementaires) constituent des opportunités d’ascension politique pour les détenteurs de titres notabiliaires. Or dans la partie septentrionale, beaucoup de communautés souffrent d’une absence de représentativité en raison de ce que les chefs qui président à leurs destinées sont des allogènes. En outre, le leadership politique est généralement assuré dans cette partie du pays par les autorités traditionnelles en raison de leur ascendance et influence sur les communautés. Les peuples autochtones ressentent un réel malaise lorsque ce sont les chefs allogènes qui parlent en leur nom alors même qu’ils promeuvent les intérêts des groupes sociaux dominateurs (Motaze 1999 : 101-141).

Emergence d’un mouvement socioculturel autochtone

Schulte-Tenckoff (1997 : 149) écrit : « le mobile du mouvement international autochtone est à chercher dans l’incapacité dans laquelle se trouvent les Autochtones d’obtenir justice auprès des gouvernements d’Etats dont ils dépendant aujourd’hui ». À la suite de cette observation, il faut ajouter que les peuples autochtones sont aussi en désir de revendication de visibilité culturelle et identitaire, de justice ethnique (Mbonda 2009), en quête de reconnaissance dans l’espace national dans lequel ils vivent (Bellier 2013; Honneth 2000). L’émergence de mouvement culturel autochtone est d’abord un examen critique du modèle étatique qui s’est édifié par des procédés de nivellement et des dynamiques homogénéisatrices (Beya Malengu 2012). Un tel procédé a obstrué l’expression du pluralisme culturel en faisant la promotion des valeurs culturelles des groupes centraux et dominants (Bourdieu 1979).

Le retour de la question autochtone s’accompagne de la reviviscence culturelle. Longtemps réduits à une sorte de silence et d’anonymat, les peuples autochtones trouvent aujourd’hui, au regard des avancées juridique et politique[11], des voies nouvelles pour donner plus de crédit et de justice à la diversité culturelle. Au Nord-Cameroun, le mouvement culturel autochtone a commencé au début des années 1990 avec l’avènement de la Dynamique culturelle kirdi (DCK) qui est ce mouvement supra-ethnique regroupant l’ensemble des peuples autochtones des plaines, des montagnes et des vallées. Portée d’abord par l’élite, la DCK va insuffler et inspirer la prolifération d’autres mouvements culturels cette fois portés par des communautés ethniques distinctes.

Ce temps fut celui de l’éclosion du culturel autochtone avec la création d’associations telles que : Association culturelle Guiziga (ACGUI), Association culturelle Podoko (ACPO), Association Culturelle des Fali (ASFA), Renaissance culturelle Moundang (RCM), Dynamique culturelle Mboum (DCM), Association culturelle Mofou du Cameroun (ACMOCAM), Association culturelle Mousgoum (ACM), etc. Florilège d’associations culturelles des peuples autochtones qui dévoilent le pluralisme d’une région qui fut longtemps configuré sur le modèle de l’islamic way of life. Ces associations culturelles donnent une coloration vivifiante à une autochtonie qui se (re)construit partant d’un processus de dégénérescence culturelle dont les conquêtes islamo-peuls et la dynamique uniformisante de l’État postcolonial du Cameroun constituent les principales causes. Les associations culturelles sont des planches de renaissance des cultures historiquement pétrifiées et politiquement masquées. Comme nous le soulignions dans une autre réflexion :

L’émergence des mouvements culturels sonne […] une nouvelle ère dans la vie socioculturelle de plusieurs groupes sociaux au Nord-Cameroun. L’enjeu est d’exprimer le multiculturalisme qui caractérise les communautés en interaction. Il s’agit également de faire émerger une multi-culturalité intégratrice et non inhibitrice des sensibilités culturelles, linguistiques et religieuses des autres composantes sociologiques.

Alawadi Zelao 2012 :157

Si Scott (2009) considère la résistance des subalternes comme des formules masquées ou cachées, ce qu’il appelle hidden transcript, celle-ci prend une forme bruyante et ouverte lorsque le contexte social et politique le permet. Les peuples autochtones longtemps en situation de domination, englobés par des « identités prédatrices » (Appadurai 2007 : 80)[12], esquissent des actions de contestation plutôt manifestes et expressives qui se révèlent dans les comportements collectifs et/ou individuels. Il en va ainsi des saisines des pouvoirs publics ou de la contestation d’un chef allogène. Le mouvement culturel autochtone qui se produit aujourd’hui est un marqueur significatif d’un régime d’action qui prend le contre-pied d’un « système d’action historique » (Touraine 1973) à l’oeuvre au Nord-Cameroun depuis plusieurs décennies.

Conclusion

Cette réflexion de portée contextuelle traite des peuples autochtones au Nord-Cameroun confrontés qu’ils sont depuis des décennies à des scènes de dépossession culturelle et de domination sociopolitique de la part des peuples conquérants islamo-peuhls qui ont surgi dans la région par suite de migrations et de mouvements de conquêtes. Dans cette partie du Cameroun longtemps gérée par l’élite islamo-peuhle, les peuples autochtones ont été soumis à une dynamique socioculturelle sensible au mono-culturalisme en raison de l’injection des valeurs islamo-peuhles dans la vie publique locale (religieux, économique et politique). Il s’est depuis lors posé le défi pour ces peuples autochtones de vivre pleinement selon leurs références culturelles.

En effet, qu’il s’agisse des peuples autochtones des plaines, des vallées et des plaines, la question des droits culturels se pose avec acuité. Les groupes sociaux dominants ont travaillé à instaurer un ordre socioculturel où prédominent les moeurs, les imaginaires et les pratiques propres à la société islamique. Par conséquent, les peuples autochtones ont été contraints de vivre selon les us et coutumes des musulmans en raison d’une dynamique d’islamisation fortement adossée à la volonté de domination sociopolitique. Durant toute la période du monolithisme politique (1960-1990), les peuples autochtones ont vécu dans une sorte de réclusion socioculturelle, où l’expression pluriculturelle échouait sur l’élan hégémonique des groupes sociaux dominants (Motaze Akam 1996). Toute la partie septentrionale apparaissait, dans l’opinion nationale et internationale, comme une région exclusivement musulmane et dominée culturellement par les références islamiques (Njeuma 2002 : 33-66).

Au début des années 1990, à la faveur des mouvements démocratiques, la question autochtone émerge sur la scène publique. Dans cette conjoncture, au Nord-Cameroun, les peuples autochtones ont commencé à s’organiser et à élaborer des formules de reprise identitaire en vue de sortir de l’anonymat culturel dans lequel ils furent maintenus pendant des décennies. Moins que la résurgence d’un mouvement passéiste et traditionnaliste, la problématique autochtone révèle au plus haut point le désir des communautés humaines à retrouver les repères qui les identifient et les sources à une vie sociale dynamique. C’est l’enjeu d’une lutte pour la reconnaissance.

À ce titre, la question autochtone implique des enjeux de plusieurs ordres dont trois méritent d’être relevés :

D’abord l’enjeu socio-anthropologique. Il s’agit de montrer que la question autochtone dévoile un régime d’interaction entre les communautés humaines dans un environnement social et à un moment donné de l’histoire. La question autochtone est d’abord une question des cultures, des croyances, des représentations et des imaginaires propres aux sociétés. Les peuples autochtones sont généralement attachés à des référents culturels qui sont les leurs et qu’ils veulent préserver. Ainsi, la question autochtone implique des questions connexes telle la diversité culturelle, le multiculturalisme, l’interculturalité, etc. Comme le remarque Cuche (2010) la culture est l’élément essentiel d’identification d’un peuple et sert de moteur à la vie dans les sociétés humaines.

Ensuite, l’enjeu politico-institutionnel à partir duquel le management et la gouvernance de la diversité culturelle sont organisées dans un Etat. Dans le contexte des Etats-nations, il s’est toujours posé le défi de management des différences là où les peuples autochtones n’ont pas toujours bénéficié d’une considération évidente et parfaite. Dans le cas étudié ici, il apparaît à grands traits que la gestion des groupes sociaux et la prise en compte de leurs cultures est fortement déterminée par le modèle de gouvernance. Si du point de vue normatif et législatif, les droits culturels sont proclamés et reconnus, les peuples autochtones n’en jouissent qu’accessoirement voire nullement. Dans la conception développée par Kymlicka (2001), il se pose le défi de la conception « d’une citoyenneté multiculturelle » dans les sociétés modernes actuelles.

Enfin, l’enjeu scientifique qui porte sur le travail à faire par les sciences sociales dans la compréhension des questions autochtones dans un contexte de mondialisation propice au nivellement des cultures et des identités (Wolton 2003). Or, tant les cultures autochtones que les savoirs des groupes considérés comme tels sont utiles à plus d’un titre au développement des sociétés humaines. C’est ce qui justifie que des organismes internationaux tels l’UNESCO, le PNUD accordent plus d’intérêt et d’attention à la question de la diversité culturelle, du multiculturalisme, de l’inter-culturalité. Du point de vue scientifique, la question autochtone est moins un sujet rebutant qu’une variable essentielle à la saisie de l’altérité, du rapport entre les peuples dans un monde globalisé (Appadurai 2013).

En somme, remarquons que les peuples autochtones sont en quête de reconnaissance et de renaissance culturelle dans des contextes sociopolitiques qui n’ont pas pris en compte la question de la diversité des cultures. Au Nord-Cameroun, le désir de droit culturel est plus qu’un phénomène conjoncturel; il renseigne avec force sur le besoin imprescriptible des peuples de vivre pleinement en référence à leurs valeurs culturelles et identitaires.