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Introduction

Le festival culturel ŋgím nu des Bamendou s’inscrit dans une politique gouvernementale de dialogue interculturel et de tourisme culturel approuvé par le Ministère des Arts et de la Culture et celui du Tourisme et des loisirs. Ces institutions confèrent à ce type de projet, à l’origine essentiellement culturel, une dimension économique et sociale visant à promouvoir le patrimoine culturel et historique et toutes sortes d’activités à caractère touristique, susceptibles de découler directement ou indirectement de l’expérience culturelle et historique des différents peuples camerounais.

L’idée fondamentale derrière ce festival est que les valeurs patrimoniales qui sont en pleine décrépitude sont des données importantes dans l’orientation des politiques de développement surtout dans les pays africains où les influences culturelles étrangères tendent à éloigner les décideurs publics des questions politiques, économiques et sociales répondant aux attentes du peuple qu’ils gouvernent. Les cultures étrangères ont marqué de manière profonde, durable et oppressante les consciences et les esprits, non seulement des Africains du continent, mais aussi ceux de la diaspora, à la recherche de leurs origines et de leurs racines (Donlefack 2018 : 8).

Notre identité africaine, du moins, nos valeurs patrimoniales doivent être clairement mises à jour et intégrées aux projets de développement et d’épanouissement de nos populations. Cette mise à jour doit surtout obéir aux canons méthodologiques propres à un travail scientifique pour permettre à la mémoire des peuples africains d’assumer son passé douloureux en toute clarté et dans une compréhension mutuelle. Le projet de lutte contre l’oubli, de valorisation du patrimoine culturel et de tourisme culturel dénommé festival ŋgím nu traduit ainsi cette volonté partagée par le gouvernement camerounais d’opposer à l’acculturation[1] devenue un facteur d’instabilité sociale et politique[2] et à la spoliation des valeurs patrimoniales, des armes locales et culturelles.

Il s’agit dans cet article de scruter l’ensemble des activités liées au festival ŋgím nu pour comprendre ses spécificités au sein de ce nouvel enjeu culturel au Cameroun. Nous comptons examiner les raisons qui ont motivé le peuple Bamendou à se lancer dans ce nouvel élan culturel. Il sera surtout question dans cet article d’explorer les problématiques de spoliation et de restauration du patrimoine culturel mises en avant lors du festival ŋgím nu, et leur impact sur la redéfinition des besoins de la population et sur l’implémentation des nouvelles politiques de développement de la communauté bamendou.

Les fondements du festival ŋgím nu

Le fondement du festival ŋgím nu repose de manière globale sur une volonté des dignitaires et gardiens des traditions Bamendou de dresser un état des lieux de son patrimoine et d’inscrire cette entité politico-culturelle africaine dans les projets nationaux et internationaux de conservation du patrimoine et de promotion d’un tourisme culturel[3]. Il s’agit de manière précise de répertorier et d’aménager les valeurs historiques et culturelles qui permettent de comprendre, d’identifier et de catégoriser le peuple Bamendou. Il est donc question, à court et à moyen terme, d’inventorier les différents sites et vestiges liés à l’histoire des Bamendou, de mettre sur pied un programme de promotion de la culture bamendou aux niveaux national et international à travers un calendrier du festival ŋgím nu et d’analyser les opportunités d’un circuit touristique pour en dégager les acquis à préserver et à valoriser.

De manière spécifique, le festival ŋgím nu vise à établir et à valoriser les réalités historiques et culturelles du peuple Bamendou à travers un programme de l’étude et d’organisation de ce festival en fonction des enjeux mémoriels et d’épanouissement culturel, social et économique. En fait, la Chefferie supérieure Bamendou devra retrouver son épanouissement d’antan, lequel a été âprement influencé par les mutations politiques en rapport avec la colonisation, les luttes indépendantistes et l’avènement de l’indépendance (Donlefack 2019a : 5). Cette mission qui se définit sur la durée est impulsée depuis le palais de la chefferie et devrait selon les termes de Sa Majesté Tsidie Gabriel s’imposer désormais dans les habitudes de chaque Bamendou comme nous pouvons le lire dans son message adressé au peuple Bamendou à l’occasion du lancement des activités de préparation du festival ŋgím nu, édition 2019 :

Aujourd’hui plus qu’hier, il est question que chaque fils natif d’ici revête fièrement l’identité d’être Bamendou. Les jalons de cette affirmation de soi sont multiples […] pour un avenir radieux de notre collectivité. C’est à ce juste titre que le rêve de voir renaître le ŋgím nu, délaissé depuis plus d’un demi-siècle, s’est mué en réalité. Dès lors, chaque Bamendou devrait puiser en cette circonstance, les ressources physiques et mentales nécessaires pour toujours arborer fièrement et dignement son identité.

Tsidie 2019 : 4[4]

De manière articulée, le festival ŋgím nu vise sur le plan culturel la revalorisation de la culture bamendou à travers la restauration de son important patrimoine culturel. Il s’agit de sortir son patrimoine de l’oubli voir de l’abandon et d’établir une véritable symbiose entre les ressortissants Bamendou et leur identité. On peut aussi parler ici d’une volonté de mise à jour des véritables repères culturels de cette unité culturelle.

Sur le plan socio-politique, il vise à poser les bases d’une véritable intégration sociale et politique à travers la construction d’un important socle identitaire avec pour noyau principal le palais royal, et reposant sur une mise à profit des diversités que constituent les petites unités sociales et culturelles de cette chefferie[5].

Sur le plan historique, le ŋgím nu encourage les Bamendou à se réapproprier leur histoire dans le but de sortir des généralités et de définir sa singularité dans le grand parcours historique du Cameroun en général et des Grassfields en particulier. Les Bamendou devraient parvenir à une meilleure compréhension des réalités de leur chefferie en dépassant les émotions, les appréhensions, les incompréhensions et les stigmatisations, pour aboutir à l’établissement de rapports plus humains dans l’ensemble de la chefferie et à des projets de développement communs et au profit de tous.

Sur le plan économique, il est question d’identifier les potentiels atouts d’un épanouissement économique local, de s’inscrire dans la logique du développement local défini dans les idéaux de la décentralisation[6], bref d’inscrire les Bamendou au centre de leur propre développement ; et si possible, d’attirer les investisseurs vers cette unité culturelle (Donlefack 2018 : 10). Ce sont entre autres les centres d’intérêts et de pôles d’action essentiels qui ont orienté et balisé le travail du Comité Technique d’Organisation (CTO) de la 54e édition du festival ŋgím nu des Bamendou au Cameroun.

Le festival ngím nu et la problématique de la spoliation du patrimoine culturel africain

Un regard objectif sur le projet du festival culturel ŋgím nu des Bamendou de juin 2018 et sur l’ensemble des activités qui ont meublé cette manifestation culturelle amène à comprendre que l’équipe qui a conduit ces activités s’est inspirée des problématiques culturelles de l’heure en Afrique (la réécriture de l’histoire africaine et la restitution des valeurs spoliées) qu’elle a su intérioriser et contextualiser pour révéler la profondeur des séquelles de la spoliation des valeurs patrimoniales africaines et l’urgence de les restaurer.

Le patrimoine africain de manière générale est resté très longtemps dans l’anonymat. Le XXe siècle s’impose comme le début de l’éclosion du génie artistique africain par exemple. Cette éclosion est l’oeuvre des colonisateurs qui d’ailleurs sont les mêmes qui ont décidé de l’hibernation et de la cristallisation du génie artistique africain pendant toute la période de domination coloniale. Depuis le XXe siècle, un nouveau regard est désormais porté sur la production artistique africaine. Sa singularité fascine et inspire ses spoliateurs d’hier (Donlefack 2021)[7]. Ce nouvel élan d’intérêt porté sur les productions artistiques africaines semble gagner la sympathie de nombreux occidentaux et africains qui ont très vite fait d’oublier les douleurs et tristesses des sociétés culturelles spoliées.

S’il est clair qu’à l’aube des indépendances, les peuples africains n’avaient pas de soucis pour ce qui est de la sauvegarde et de la préservation de leurs patrimoines artistiques et culturels au regard des grands défis qui s’imposaient à eux, il est constant que ce « sommeil culturel » a profité de manière substantielle aux prédateurs des régalia africains. C’est dans ce contexte que va continuer sans aucune impunité et souvent avec la complicité « naïve » de certains Africains, des crimes contre le patrimoine. Dol, dépossession, confiscation, dépouillement, saisies arbitraires et vol seront les principales armes des Occidentaux pour s’accaparer de l’essentiel des trésors communautaires des peuples, des objets de prestige et de régulation du pouvoir des rois (qu’ils soient des objets cultuels, culturels ou simplement utilitaires). C’est ce contexte qui justifie le vocable « spoliation » décrié aujourd’hui de manière unanime par toutes les personnes animées par l’esprit de justice, qu’elles soient africaines ou non (Taboue 2019 : 31).

Il est important de signaler au regard de ce que nous avons vécu à Bamendou à l’occasion de la célébration de la 54e édition de son festival (édition de la relance), que le mal de la spoliation est plus profond que nous le croyions. Nous avons pu comprendre qu’il ne s’agit pas seulement des objets emportés par des spoliateurs colonisateurs et même africains. Mais qu’il s’agit dans de nombreux cas comme celui de Bamendou de toute une mémoire collective emportée dans les objets. Nous avons également appris que les privations immatérielles intéressent moins les combats contre la spoliation et que si les uns et les autres peuvent spéculer sur ce sujet, il est désormais important que les peuples concernés se prononcent comme on l’a vécu à Bamendou pour dévoiler au monde entier l’aspect immatériel de la spoliation et la profondeur des affres de ces actes que nous appelons crime culturel ou civilisationnel.

En parlant des valeurs immatérielles spoliées, il faut garder en mémoire l’impact de l’évangélisation et mettre le christianisme sur le banc des accusés. Le christianisme est le tout premier facteur de la privation des valeurs immatérielles. Ses actions ont été soutenues par des préjugés défavorables développés contre la civilisation noire (Césaire 1950). Ce coup chrétien a sevré les Africains de biens matériels qui accompagnaient l’immatériel dans les formes d’expression des civilisations dans le continent noir. Il est donc important de signaler que le mariage colonisateur-missionnaire est une union qui se conjugue également sur les questions de spoliation des valeurs patrimoniales africaines. Tout comme sur le plan politique, l’un a préparé le terrain à l’autre sur cet autre aspect qui nous intéresse particulièrement. Tout esprit affaibli est matériellement affaibli.

Nous pensons que l’absence de toute volonté de reproduction des valeurs matérielles spoliées dans les sociétés concernées est liée incontestablement à cette paupérisation des habitudes culturelles africaines par les volontés hégémoniques du christianisme et de la civilisation occidentale (Kange 1985 : 65-73). Nous voulons dire de manière plus explicite qu’il faut sortir du matériel pour comprendre au-delà de sa spoliation la consistance de l’immatériel dans ce processus de départ sans retour et de perte avec grande difficulté de retrouver. Pour le cas précis de Bamendou, il est dit que la sculpture rituelle appelée tukah[8] et conservée aujourd’hui au Pavillon des Sessions au Musée du Louvre fut donnée au Dr Pierre Harter[9] en 1957 par le chef Dongmo[10]. Mais pour nous qui avons essayé de reconstituer l’histoire de ce masque, il faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de croire après le résultat des enquêtes effectuées dans cette chefferie des Grassfields camerounais qu’un masque d’une telle valeur rituelle ait pu être facilement offert au collectionneur français. Même en admettant la version du don repris en ces termes :

Arrivé au Cameroun en 1952 pour une évaluation, puis pour y passer beaucoup plus de temps ensuite dans ce qui constitue aujourd’hui les régions Nord-Ouest et Ouest où il réussit à prendre contact avec la population et aboutit à soigner leurs familles de la lèpre et de la malaria. C’est ainsi qu’en remerciement il reçut les premiers objets des chefs locaux bamiléké et bangwa

Harter 1986

Il est néanmoins difficile de croire que Harter ai pu recenser environ 280 dons de même nature et dans un même espace culturel. Il semble que notre collectionneur avait un appétit tout particulier pour ces productions sculpturales des Grassfields. Ces chefs s’étaient peut être concertés sur la nature des dons à offrir à leur bienfaiteur. Difficile de le croire car dans les sociétés traditionnelles africaines, tout héritage du palais est sacré et quiconque l’emporte verra une grande malédiction s’abattre sur sa famille[11].

Il est tout aussi important qu’il est urgent de signaler que l’absence d’une volonté de restauration des objets spoliés dans la plupart des sociétés concernées est due à la profondeur de la dégradation ou de la privation des valeurs immatérielles. Nous l’avons noté plus haut, il est difficile pour un corps dépourvu de toute substance vitale d’être extérieurement ou matériellement vivant. Le caractère vivace et original de chaque société dépend de ses croyances et de ses valeurs intrinsèques. Elles définissent et orientent ses aspirations. On peut donc dire à ce niveau que la politique coloniale française d’assimilation a réussi son coup et pour le compte de la culture française ou de la civilisation occidentale. Cependant et pour le compte des Africains, elle s’identifie comme l’océan qui a englouti toutes les substances civilisationnelles et originelles africaines.

Il a été donc question pour la communauté bamendou à l’occasion de la célébration de la 54e édition de son festival (édition de la relance) de dépasser les émotions, les appréhensions, les incompréhensions et les stigmatisations afin d’opter pour une restauration de ses valeurs spoliées et de mettre fin à une très longue période d’hibernation de certains pans de la culture bamendou.

De la lutte contre l’oubli à la réconciliation avec son passé et avec ses valeurs culturelles intrinsèques

Les valeurs civilisationnelles étrangères, rappelons-le, ont marqué de manière profonde, durable et oppressante les consciences et les esprits, des Africains tant du continent que de la diaspora. De la traite arabe à l’impérialisme européen au XIXe siècle en passant par la traite négrière, le continent noir n’a joué que le rôle de victime dans toutes ces séquences historiques. Il s’agit de près de 13 siècles d’influence et de domination externes. Si les différentes traites ont le plus affecté les Noirs déportés de leur continent vers les milieux esclavagistes et indirectement les peuples noirs installés sur les côtes et le long des lignes commerciales transsahariennes, il faut cependant retenir que les affres de l’impérialisme européen au XIXe siècle ont non seulement touché les installations humaines jusqu’au plus profond de l’hinterland, mais ont aussi mis en évidence la ferme volonté étrangère de transposer sur le sol africain des expressions civilisationnelles et prédatrices totalement nouvelles. Notre tâche consiste, dans cette dernière articulation à présenter un modèle de prise de conscience collective d’un peuple jadis opprimé et dont les séquelles entachent davantage son épanouissement culturel, social et même économique.

Restauration du masque tukah et reconquête des identités perdues

Le masque tukah des Bamendou compte parmi les nombreuses valeurs patrimoniales africaines dispersées aujourd’hui dans le monde occidental et particulièrement dans les anciennes puissances colonisatrices. La triple expérience coloniale du Cameroun (allemande, française et britannique) a favorisé la spoliation et la dispersion de ses valeurs en Europe. Le Dr. Pierre Harter fit amener avec lui le masque rituel tukah après une visite au palais de la chefferie Bamendou en 1957. Il s’en était fait propriétaire pendant toute sa vie et au moment où il quittait cette terre des vivants, il légua le masque tukah et près de 280 autres collections à l’État français. Le masque bamendou conservé au Pavillon des Sessions au Musée du Louvre fait partie des 53 pièces exceptionnelles de cette collection exposée aujourd’hui au Quai Branly.

Il faut indiquer que du départ du masque du palais de la chefferie Bamendou en 1957 jusqu’en mars 2019, cette chefferie des Grassfields camerounais est sevrée d’un ensemble de rites et d’activités culturelles qui autrefois accompagnaient la sortie ou la parade du masque tukah[12]. La confection d’un nouveau masque tukah et sa réintégration dans les rites culturels de la chefferie Bamendou en mars 2019 marque la fin de 62 ans d’hibernation d’un ensemble de pratiques culturelles directement et indirectement liées aux rituels de la «sortie du masque tukah».

Au-delà des raisons purement religieuses, il est important de signaler que la restauration du masque tukah et des rites qui l’accompagnaient témoignent une volonté du monarque Bamendou et de l’ensemble de son peuple de lutter contre l’oubli et d’encourager leur réconciliation avec leurs expériences historiques et culturelles. La mise à jour des identités bamendou via la restauration du masque tukah vise aussi à inscrire cette expérience dans la liste des éléments fondamentaux qui balisent objectivement les projets de développement et d’épanouissement de ce peuple.

Le 30 mars 2019, le masque tukah a effectué sa 54e sortie publique et rituelle dans le cadre de la célébration de sa restauration. Au-delà de la valeur rituelle de ce masque, est aussi importante la restauration d’un calendrier culturel typiquement bamendou et qui, à côté des nombreuses traces de la civilisation africaine, démontre la maturité et le degré d’épanouissement culturel et humain de ce peuple. S’il faut s’en tenir aux traditions orales recueillies dans cette chefferie des Grassfields camerounais, on se rend compte qu’historiquement parlant, le masque tukah avait deux occasions de sortie publique et rituelle. Il accompagnait la sortie rituelle du Laakem (les bois sacrés) du nouveau roi. Le masque tukah était d’une importance capitale dans l’intronisation du nouveau roi[13]. Le processus de l’exhibition du masque est très complexe et sa phase ultime qui est la sortie publique constitue la dernière étape d’un long exercice culturel dans les bois sacrés et impliquant de manière graduelle l’ensemble des sociétés secrètes de la chefferie et une multitude de concoctions et de pratiques religieuses liées à cet effet.

À côté de l’intronisation du nouveau roi, le masque avait une fréquence de sorties rituelles ordinaires établie sur une séquence temporelle de 5 ans et reposant sur les bases de la fondation de cette chefferie[14]. L’instauration de ces séquences de sortie rituelle du masque tukah est une volonté de Kepantan, fondateur de Bamendou, de répondre au climat d’insécurité qui sévissait dans la région – climat qui était dû au vent des migrations qui soufflait dans la région et à l’émergence de nouvelles entités politiques qui en étaient les conséquences – et de renforcer la cohésion de son peuple et la consolidation du jeune État. Kepantan a très vite compris que la survie des entités nouvellement fondées dépendait de l’ingéniosité du roi qui devait lui permettre de construire des mentalités orgueilleuses (chez les siens) et craintives (dans les chefferies voisines)[15]. En effet, les mouvements des peuples mettaient en jeu de nombreux facteurs et de multiples acteurs. C’étaient des individus ou des groupes de petite taille qui s’infiltraient dans les espaces disponibles et loin de leur ancien site d’occupation. L’occupation de la région de l’ensemble des Grassfields est liée à ce phénomène migratoire (Donlefack 2018). Le premier tukah a donc contribué à assoir l’autorité d’un leader en quête d’autonomie et de légitimité. Par conséquent, il est devenu l’incarnation de l’indépendance, de la liberté et de la légitimé d’un peuple, mais aussi le symbole de l’union et de la centralisation du pouvoir.

Figures 1 et 2

Quelques clichés de la sortie rituelle du masque tukah du 30 mars 2019

Quelques clichés de la sortie rituelle du masque tukah du 30 mars 2019
Source : Comité Technique d’Organisation (CTO) de la 54e édition du festival ŋgím nu

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Un tout petit calcul reposant sur l’expérience du rituel de sortie ordinaire du masque tukah nous permet d’évaluer l’existence de cette chefferie des Grassfields à près de 327 ans. Le calcul a consisté à multiplier la dernière sortie (53e) avant la récente (54e) du 30 mars 2019 par 5 (correspondant au nombre d’années qui séparent les sorties ordinaires). Sur le total, nous avons ajouté les 62 ans d’hibernation, conséquence du départ du masque du palais en 1957 et par ricochet la suspension du rituel de la sortie du masque. Il faut préciser que nous n’avons pas associé à ces chiffres les 09 autres sorties occasionnelles du masque et liées aux intronisations des 09 rois ancêtres qui ont régné sur Bamendou[16]. On peut ainsi conclure que la chefferie Bamendou est née vers 1692. Cette date est le résultat du calcul suivant : l’an 2019 (date de la restauration) auquel on soustrait les 327 ans (expérience de vie de la chefferie Bamendou), le résultat équivaut à l’an 1692.

Restauration de la danse initiatique ŋgím nu

Le kah[17], cette société secrète dont est issu le tukah, constitue avec le ŋgím nu les deux principales valeurs qui ont soutenu la naissance et l’expansion de la chefferie Bamendou. La première est tout ce qu’est une institution et la deuxième est un chant de ralliement et une orientation philosophique propre à un groupe ou à un peuple. Parmi les valeurs qui accompagnaient les assises du kah de Kepantan (roi fondateur du royaume Bamendou), deux se sont démarquées et s’imposent aujourd’hui comme des valeurs fondamentales de la fondation de la chefferie Bamendou et de la consolidation du pouvoir du monarque. Il s’agit du tukah et du ŋgίm nu.

Le ŋgίm nu est à la fois musique et danse. L’auteur est Kepantan, fondateur de la chefferie Bamendou. Cette musique est à l’origine même du nom Bamendou. En effet, Mendouh, tel que l’on appelait cette communauté avant l’avènement de la colonisation, est un identifiant qui permettait de distinguer les acteurs de cette musique ou de cette danse par rapport aux autres personnes partageant le même environnement socio-politique[18]. Mendouh est le pluriel de ndouh qui signifie insensé. Lorsqu’il est associé à une personne ou à un groupe, il traduit le caractère insensé des actes de ceux-ci. Mendouh veut donc dire : les insensés. Ba’a mendouh de qui est issu Bamendou, signifie la contrée ou le pays des gens insensés (Donlefack 2019b : 11).

Si le ŋgίm nu a catégorisé ce groupe humain et favorisé sa cohésion et sa consolidation, il faut indiquer que l’appellation Bamendou qui était une autre forme de catégorisation de ce groupe de personnes est surtout liée aux conquêtes de ces dernières. Ces personnes sont les mendouh (insensés) parce que leurs expéditions punitives n’ont ni épargné les proches intimes comme le parrain Fo’olahdedeng[19] ni même les amis du nouveau roi avec qui elles sympathisaient et qui n’avaient malheureusement pas gagné assez leur confiance pour devenir membres du ŋgίm nu ou du kah de Kepantan. Aux yeux de Fo’olahdedeng et des compagnons déchus de Kepantan, il fallait tout simplement être insensé pour s’en prendre à son père adoptif et à ses amis. Fo’o ndouh (chef insensé) a été donc attribué à Kepantan. Il devint ainsi le chef des mendouh (personnes insensées).

L’accent mis sur le caractère insensé de Kepantan et de ses compagnons a une origine un peu plus antérieure au début de ses conquêtes. Il est lié à la pratique du ŋgίm nu, cette rencontre de réjouissance qui unissait les membres et futurs guerriers de Kepantan. Ils sont insensés non seulement parce qu’ils se sont pris aux personnes chères mais aussi parce qu’ils sont unis par une activité quotidienne commune, notamment la danse ŋgίm nu et qui semble ne pas épouser les habitudes locales. En effet, les membres du ŋgίm nu ne choisissaient que des moments de la journée et de la semaine dédiés aux travaux champêtres et autres activités quotidiennes des populations de la région pour organiser leur rencontre. Ils ont donc très vite été qualifiés d’insensés et parfois même de paresseux[20]. Il faut tout simplement comprendre que Kepantan et les membres de cette danse voulaient rester le plus discret possible pour ne pas dévoiler leur projet d’autonomie et d’expansion. Ce sont d’ailleurs ces moments précis de la journée et ces jours de la semaine qui ont empiré le choix de l’appellation de cette danse notamment ŋgίm nu.

Ŋgίm nu veut dire « l’épreuve de la chasse aux criquets en période ensoleillée ». C’est un message très philosophique que le chef Kepantan, fondateur de la chefferie, véhiculait aux siens pour leur demander de se rendre insaisissables comme un criquet en période ensoleillée. C’était surtout un message de liberté, d’indépendance et de développement. Il s’agit d’un mécanisme de constitution d’une entité politique reposant sur la ruse. Kepantan et les siens souhaitaient échapper à l’emprise de la chefferie Dedeng (la chefferie marraine de Bamendou) et ses voisins sans que ces derniers ne se rendent compte du coup qui se tramait. Les pleins milieux de la journée et les jours de marchés choisis pour les rencontres rendaient donc ces derniers insaisissables comme des criquets ou des sauterelles en pleine période ensoleillée.

Mais il faut retenir que le nom Mendouh se répand dans la région dès le début des conquêtes de Kepantan. L’appellation s’imposa pour décrire ces personnes qui faisaient toujours les choses de travers et qui s’attaquaient même aux personnes qui leur étaient intimes. Autant Kepantan progressait dans ses campagnes d’expansion, autant son groupe, lui-même et l’appellation Mendouh gagnaient de la réputation. Les différents territoires conquis ont été progressivement intègres à Mendouh pour former ce qui est appelé aujourd’hui la Chefferie supérieure Bamendou[21].

Les succès des conquêtes territoriales de Kepantan ont très vite répandu sa réputation dans la région. Ces succès ont davantage nourri ses ambitions expansionnistes. Très rapidement, il étendit les frontières de sa chefferie vers l’ouest de Matsietsa dans l’actuel Anock (où sa famille et lui avaient été installés par leur parrain, le chef Dedeng), notamment – à Mentsa, Dedeng, Menack, Zemla, Zinto, Leo, Melio et Popin. Parce qu’inquiet d’une possible vengeance de Fo’o lah dedeng, son tuteur lequel pourrait bénéficier d’un soutien militaire de ses voisins Bafou et Baleveng, Kepantan décida d’engager une expédition militaire vers l’Est en direction de Tchio, Leghong, Megha, Nguimeto, Lem, Nguim, Nembouo, Ntsa, Ngouang. Le but de cette expédition est d’éloigner son quartier général et les sièges du nouveau royaume de la portée de Fo’olahdedeng. Une fois l’Est vaincu, Kepantan décida d’installer la capitale du royaume à Suelah, site actuel du palais de la Chefferie supérieure Bamendou. Les conquêtes menées vers le Sud ont été l’oeuvre de ses successeurs[22].

Dans la logique sociale des autres groupes humains présents dans cette région, Kepatan le joueur ou le danseur du ŋgίm nu devenu chef ne peut par conséquent commander que d’autres personnes de son espèce. Comment donc un musicien ou le danseur à l’image de ce joueur de ŋgίm nu a pu devenir chef dans un environnement acquis à la cause des conquêtes expansionnistes des chefferies mieux établies ? Aussi surprenant soit-il, comment ces joueurs de ŋgίm nu d’hier, activité aussi inoffensive de ces « insensés », ont pu rapidement conquérir leurs moqueurs et s’imposer comme de véritables maitres de cet espace qui constitue aujourd’hui la Chefferie supérieure Bamendou?

On est en droit de dire que les stéréotypes construits autour du ŋgίm nu, montrent la place que les Bamiléké au Cameroun accordent à la musique et à la distraction en période de travaux champêtres. Cependant, il faut aller au-delà du caractère musical du ŋgίm nu pour comprendre ces enjeux politiques et les circonstances de sa naissance. Dans une société qui était en proie aux ambitions expansionnistes des chefferies rivales, même la musique a permis de saper le moral de l’adversaire et de construire autour d’un leader une véritable société secrète aux ambitions conquérantes. À notre avis, le ŋgίm nu est l’âme du peuple Bamendou. Et en tant que tel, il est une valeur patrimoniale de grande envergure. Ce sont ces vertus qui permettent de comprendre non seulement la place de la musique dans les sociétés traditionnelles africaines, mais surtout le visage politique du ŋgίm nu des Bamendou au Cameroun.

C’est donc fort de toutes ces considérations historiques et culturelles que lors de la relance de son festival culturel en 2019, la communauté bamendou a choisi de le baptiser « festival ŋgίm nu ». Cet état de choses traduit une volonté manifeste de cette communauté de renouer avec son passé et de retrouver ses repères. Toute cette volonté a d’ailleurs motivé le choix du thème de cette édition de la relance, notamment zie ngong mendou qui signifie renaissance et dynamisme Bamendou. Ce thème intègre trois grandes notions qui soutiennent les valeurs existentielles et l’expression de la volonté d’un peuple de surpasser sa condition inférieure. Il est à la fois renaissance, réveil et éveil. Il est tout ce qui est à l’origine du dynamisme, du développement et de l’épanouissement d’un peuple. Il devient donc aisé de comprendre la raison de cette volonté de ressusciter le ŋgίm nu qui avait disparu avec le départ du masque tukah du palais en 1957.

À travers la restauration de la danse patrimoniale ŋgίm nu, les Bamendou ont voulu faire naître ou renaître ces qualités qui, depuis la genèse de cette chefferie, ont constitué le socle même de leur expansion ou de leur dynamisme. Il s’agit premièrement d’un retour à la source à la recherche d’inspiration. C’est pour cette raison que l’accent a été mis pendant cette édition de la relance sur la reconstitution des repères culturels et historiques parmi lesquels cette danse patrimoniale. Cette restauration vise surtout à susciter une réelle volonté de développement au sein de la population Bamendou à travers une réappropriation de son patrimoine culturel et historique, une jonction objective entre son passé douloureux et le présent et à travers la définition à temps réel et à long terme des besoins de la population. Il s’agit enfin de bâtir un modèle de développement reposant sur des investissements à la source et sur l’implication des valeurs fondamentales de la chefferie Bamendou pour favoriser une modernisation dans la complémentarité et l’intégration et non une modernisation dans l’assimilation ou l’aliénation.

Figure 3

Des pas de danse au rythme du ŋgίm nu (chant et danse restaurés), 30 mars 2019

Des pas de danse au rythme du ŋgίm nu (chant et danse restaurés), 30 mars 2019
Source : Comité Technique d’Organisation (CTO) de la 54e édition du festival ŋgím nu

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En effet, le ŋgίm nu est la genèse de la lutte pour l’indépendance d’un homme et de sa suite. Il doit par conséquent et ce, à cette restauration, inspirer tout Bamendou dans sa soif de liberté et d’indépendance surtout intellectuelle et économique pour booster un réel dynamisme du peuple Bamendou dans l’ensemble et pour le bien de tous. Il incarne le dynamisme et la métamorphose d’un chef et de ses forces vives. Parti de rien pour devenir un chef aussi puissant. Le ŋgίm nu à travers sa restauration invite tout Bamendou à surpasser sa condition inférieure afin de profiter des bienfaits que lui offrent la vie et une société glorieuse. Il incarne la ruse et surtout une adaptation à un contexte difficile. Le chef ancêtre Kepantan expose à travers le ŋgίm nu les qualités d’un chef ou d’un peuple qui vit dans un monde de loups où le fort dévore le faible. À travers le ŋgίm nu, les Bamendou entrent en communion avec le premier ancêtre de cette chefferie qui leur martèle ces mots : « Ne jamais exposer ses secrets ou ses ambitions à ses ennemis ou à ses concurrents et choisir pour des grands projets des hommes ambitieux et dont les confiances sont irréprochables »[23]. D’après le président en exercice de l’association pour le développement de Bamendou, le ŋgίm nu incarne aussi la conquête, le pouvoir, l’espoir et la persévérance. Il est un motif de mobilisation et de sensibilisation et surtout un moment de réjouissance et de partage. Aussi précise-il : « Ce sont ces vertus que toute la communauté Bamendou compte se réapproprier à travers la restauration de la danse ŋgίm nu et bien d’autres valeurs patrimoniales. C’est du moins l’une des missions importantes du festival bamendou, rebaptisé en 2019 festival ŋgίm nu[24] ».

La reconquête de l’harmonie avec les ancêtres combattants pour la liberté

Un autre fait et sans être le moins important a aussi particulièrement marqué la 54e édition (édition de la relance) du festival ŋgím nu des Bamendou. Il a permis tout comme les autres valeurs restaurées de comprendre la maturité de ce projet culturel et la place qu’il occupe dans la grande problématique de la renaissance africaine[25]. Il s’agit d’un rite sacrificiel visant à réconcilier les Bamendou avec leurs ancêtres qui ont participé et au prix de leur vie à la résistance à l’impérialisme européen dans leur région et à la lutte pour l’indépendance du Cameroun.

Le choc de la rencontre avec l’Occident a engendré de profondes mutations dont certaines restent encore non maîtrisées. Le chef a perdu sa souveraineté, d’abord au profit de l’autorité coloniale, ensuite au profit de l’État camerounais en devenant un auxiliaire de l’administration. À ce titre, il a été également amené à poser des actes qui lui ont fait perdre l’affection de son peuple. Pendant toute cette période, les exactions telles que les travaux forcés (djoc-messi), les bastonnades, les déportations et les assassinats dont même certains chefs bamendou ont été victimes ont meublé le quotidien des ressortissants Bamendou comme dans toutes les autres chefferies de la région, provoquant çà et là des préjugés, des stigmatisations, des incompréhensions, des appréhensions et des ressentiments qui menacent aujourd’hui la cohésion sociale ou le vivre-ensemble dans de nombreuses chefferies de la région, et surtout l’harmonie entre les vivants et les ancêtres qui s’étaient sacrifiés pour la cause de tous.

Plusieurs figures emblématiques peuvent ainsi être énumérées pour montrer que même devant un ennemi aussi redoutable que l’Occident impérialiste, les Bamendou ont, tant bien que mal, manifesté une volonté de sauvegarder leur indépendance voire celle de tout le Cameroun. Le roi Feudjio a résisté au prix de sa vie dès l’arrivée des Allemands dans la région vers les années 1903 (Saha 1993). En effet, le roi Feudjio régnait d’une main de fer et sans partage sur Bamendou. La présence allemande s’imposait ainsi comme un véritable obstacle aux ambitions politiques de Feudjio. Dès lors il se dressa contre l’autorité allemande dans la région. La machine de répression allemande contre les résistances à sa présence en Afrique conduisit à la pendaison du roi à la place publique et devant son peuple. Ce fut un crime crapuleux et déshonorant aux yeux du peuple Bamendou. Fo’o Feudjio rejoignit donc ses ancêtres en proférant des paroles de malédiction contre ses bourreaux et contre tous les siens qui s’entêteront à servir ces bourreaux pour le déshonneur de toute la communauté (Dongmo 2019 : 22)[26].

La profération des malédictions des ancêtres bamendou a poursuivi avec d’autres victimes de la colonisation partant de la domination allemande à celle de la France. Elle a atteint le paroxysme entre 1958-1970 qui correspond à la période de l’augmentation drastique du taux des exécutions sommaires dans la chefferie Bamendou (Fouellefack 2019 : 23)[27]. Il faut indiquer que Bamendou compte parmi les chefferies du département de la Menoua qui ont favorablement répondu aux appels de Ruben Um Nyobè à la résistance et à la lutte armée contre le colonialisme. On peut croire que le passé colonial et douloureux de ce peuple ait contribué à cet engagement en faveur de la lutte armée prônée par Um Nyobè avant son assassinat.

Deux raisons fondamentales ont contribué à faire de Bamendou et des chefferies avoisinantes (Baloum, Fomépéa et Bansoa) le refuge naturel des combattants nationalistes. Premièrement, il y a la densité de la végétation liée à la présence de nombreuses forêts et le relief particulièrement accidenté. Ici, l’extension de la grande dorsale constituée des monts Baní, Levet et Mvou ne favorisait guère le déplacement des troupes régulières. Ce qui n’était pas le cas pour les rebelles qui, bien que ne possédant qu’un matériel de guerre rudimentaire, avaient l’avantage d’une meilleure connaissance du terrain. Deuxièmement, il y a sa proximité avec le Haut-Nkam, haut lieu de la lutte armée dont les combattants n’avaient qu’à traverser le couloir de Fotouni pour se réfugier à Bamendou où toutes les conditions étaient réunies pour faire de celui-ci une cachette idéale (Fouellefak 2019 : 23).

Bamendou devint donc très tôt un fief important de la lutte nationaliste en pays Bamiléké. Son nom de code était « Yaoundé-ville ». Ce maquis était alors dirigé par Sassang (alias Zorro). Il comportait 12 troupes et trois unités mobiles. Il était divisé en trois secteurs : Bonaberi, Akonolinga[28], et Léopoldville commandés respectivement par Jean Talom, Sébastien Maffé et Joseph Temi. Kengne Pangui Joseph (allias Sans Pitié), bien qu’originaire de la chefferie Baloum, a marqué avec ses compagnons de lutte (Abel Kingué de Fokoue et Miafo Nganou de Bamendou et bien d’autres) l’histoire d’un nationalisme intransigeant à la veille et à l’aube de l’indépendance du Cameroun. Ils ont fait de la chefferie Bamendou un véritable bastion de la lutte armée upeciste. On peut donc aisément comprendre l’acharnement de la répression coalisée (maître colon français et gouvernement du Cameroun nouvellement indépendant) contre la chefferie Bamendou entre 1958 et 1970 et qui a fait de nombreuses victimes.

Ainsi selon les Bamendou, leur passé colonial est une véritable séquence d’horreurs perpétrées par les différentes administrations coloniales et plus tard par le jeune État camerounais nouvellement indépendant avec la complicité de l’ancien maître colon. Le commun des mortels pense ici que le sang des résistants et des nationalistes qui a coulé en faveur de la liberté et de l’indépendance hante l’ensemble de la communauté. Du moins, il est dit à Bamendou que la rupture entre les vivants et les ancêtres et en rapport avec la présence coloniale a commencé avec la pendaison de Fo’o Feudjio en 1915 par les Allemands. La ligne de rupture s’est considérablement élargie avec les tueries de masse pendant la triste période des luttes pour l’indépendance du Cameroun.

Le rituel de désengagement et de pacte d’honneur organisé selon les us et coutumes bamiléké en 1962 par le gouvernement d’Amadou Ahidjo à l’esplanade du palais de la chefferie Bamendou et qui a conduit à l’enterrement d’un chien noir vivant à la fin du rituel, est considéré ici comme un acte de trahison qui depuis cette date tourmente l’esprit des ancêtres défenseurs de la communauté qui n’assurent plus avec sérénité leurs engagements envers les vivants.

En fait, le rite du pacte avec le « chien noir » est très connu des milieux bamiléké. Elle marque encore tristement les chefferies dans lesquelles a été organisé ce rite. Il s’agit d’un rite pendant lequel le plus dur et non négociable des pactes de la tradition bamiléké a été scellé entre la population et un chien noir qui à la fin du pacte a été enterré vivant. Le pacte consistait à professer son engagement à la cause coloniale et jurer de ne jamais trahir cet engagement et surtout de ne jamais être un complice de près ou de loin des nationalistes appelés maquisards. À tour de rôle et devant les militaires et les autorités administratives et face au chien prévu pour la circonstance, chaque habitant se confessait, jurait fidélité au nouveau gouvernent et s’engageait à ne jamais militer pour la cause des nationalistes. Après cette phase, il frappait le chien en l’invitant à ramener à lui et à ses descendants toutes les malédictions si jamais il n’honorait pas ses engagements. Ce chien noir une fois enterré vivant est devenu la pire des malédictions de l’ensemble du peuple Bamendou[29].

La 54e édition du festival ŋgίm nu a connu comme l’un des moments forts la rupture de cette malédiction. Le sort a été lavé et toute la communauté purifiée. De nombreuses et difficiles négociations avec les ancêtres bamendou ont finalement eu un effet positif. Les ancêtres nous ont pardonné et à travers un rite de purification commune organisé et conduit par les notables et initiés gardiens des traditions dans la nuit du 20 au 21 mars 2019, les ossements du chien noir ont été déterrés. Symboliquement et religieusement parlant, le triste sort a été rompu et l’harmonie réinstallée entre les vivants et les ancêtres.

Conclusion

Aucun peuple ne mérite qu’on lui prive de quelque manière que ce soit de ce qui lui est substantiel. La longue période de domination occidentale a profité de manière conséquente aux prédateurs des régalia africaines. On peut comprendre le mal qu’a vécu et que vivent encore les peuples Africains du fait de l’impérialisme européen qui a encouragé un délaissement de nombreuses pratiques culturelles et cultuelles.

Au regard de tout ce qui précède, nous pouvons dire que le festival ŋgím nu des Bamendou s’est donné l’occasion de rétablir l’équilibre culturel entre un peuple autrefois culturellement épanoui et le même peuple aujourd’hui presque désorienté par les influences culturelles externes et prédatrices. Il est aujourd’hui évident que le développement culturel est un levier certain du dynamisme économique. En effet, les grands modèles économiques mondiaux sont inspirés des cultures des milieux dans lesquels ils se déploient. Il n’y a que l’Afrique qui est un concentré de tous ces modèles, un fourre-tout culturel étranger qui l’a entraînée et plongée depuis près d’un siècle dans le sous-développement. Cette situation justifie clairement cette volonté du peuple Bamendou de mettre désormais en avant ses réalités intrinsèques dans ses multiples projets de développement et d’épanouissement commun.

Le festival ŋgím nu des Bamendou s’est donné pour mission de revaloriser la culture de ce peuple à travers une restauration de son important patrimoine culturel. Il s’agit de sortir de l’oubli et d’établir une véritable symbiose entre les Bamendou et leur identité à travers une mise à jour des véritables repères culturels de ce peuple des Grassfields camerounais. Loin de fuir devant ses responsabilités et dans une volonté de s’affirmer en tant qu’une entité politique construite sur des valeurs identitaires ou culturelles communes à un peuple et sur des expériences historiques propres à elle, la Chefferie Supérieure Bamendou se doit d’assumer le rôle qu’elle a joué et la place qu’elle a occupée dans tous son parcours historique.