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L’histoire de la théorie de la tragédie à la Renaissance est bien connue dans ses lignes générales, en particulier pour la France et pour l’Italie[1]. Elle est essentiellement liée à la tradition des grammairiens antiques Donat et Diomède, puis à la redécouverte progressive de la Poétique d’Aristote, qui joue un rôle de plus en plus important du milieu du xvie siècle jusqu’au xviie siècle[2]. Dans cette histoire, pas de vraie rupture, du fait que la théorie aristotélicienne fut d’abord reçue à travers le prisme latin et essentiellement rhétorique de l’Art poétique d’Horace. Alors qu’Aristote élabore, à partir des réussites athéniennes de la tragédie, une théorie fondée sur les effets esthétiques que peut produire l’agencement efficace d’une action, la tradition latine est surtout soucieuse de proposer les règles (praecepta) d’un genre défini par ses personnages (héroïques et princiers), par un niveau de style élevé, par une matière déplorable et par les attentes du public. À cet égard, les commentaires de l’Art poétique d’Horace que publient en rafale les humanistes italiens entre 1548 et 1555 marquent difficilement un tournant par rapport à la tradition latine, même s’ils tiennent compte des énoncés aristotéliciens, voire les citent abondamment en grec, car ils les interprètent encore à la lumière d’Horace plutôt qu’en fonction de la logique à l’oeuvre dans le traité du Stagirite. Néanmoins, si on les compare avec le commentaire d’Horace publié en 1519 par Josse Bade[3], de nets infléchissements se laissent observer, et l’idée de la tragédie se précise et s’enrichit de manière considérable, avant l’intervention des théoriciens français (André de Rivaudeau et Jean de La Taille[4]) et italiens (notamment Castelvetro), qui en enregistrent en partie les résultats. C’est sur certains de ces commentaires, dont les théories générales de la poésie et de l’imitation ont été étudiées par Bernard Weinberg, que nous voudrions revenir, pour indiquer les premiers traicts[5] nouveaux qui étaient à la disposition des écrivains et du public lettré au milieu des années 1550, quand le genre de la tragédie humaniste[6] commence à prendre véritablement son essor en France. Nous retiendrons pour cela ceux qui nous semblent les plus significatifs après les travaux de Robortello (1548[7]), dont ils s’inspirent beaucoup. Il s’agit des commentaires de Vicenzo Maggi (1550)[8], de Giacopo Grifoli (1550), de Giason Denores (1553)[9] et de Francesco Luisini (1554)[10]. Les trois derniers[11] furent rassemblés en 1555 dans une édition collective bâloise, de diffusion européenne[12] ; de plus, ils se réfèrent l’un à l’autre, Denores ayant lu Grifoli, lequel riposte par une seconde édition à laquelle nous nous référons pour cette raison[13], et Luisini connaissant les deux autres, qu’il mentionne. Nous indiquerons les éléments de ces commentaires — jusque-là ignorés des historiens du genre tragique — qui nous semblent dignes d’attention parce qu’il précisent ou diversifient l’idée que l’on se faisait alors de la tragédie, en donnant quelques exemples correspondants dans les pièces de Robert Garnier (1544-1590), le plus important et le plus illustre des auteurs tragiques français de la Renaissance, mais qui n’a pas lui-même élaboré de théorie de son art. Nous suivrons pour cela un ordre thématique qui ira de la question de la fabula à celle de la représentation scénique, de manière à souligner en particulier les apports nouveaux de Grifoli, le plus original en matière de tragédie.

Pour bien marquer le tournant que représentent ces commentaires nourris des idées aristotéliciennes, rappelons d’abord les positions les plus traditionnelles, reprises, précisées et amplifiées par le commentaire de Josse Bade en 1519. Celui-ci ne présente sa définition de la tragédie (et de la comédie) qu’assez loin dans son commentaire, alors qu’il a déjà expliqué les principaux énoncés d’Horace au sujet de ce genre, et il en emprunte la substance à Donat et à Diomède. Heroicae fortunae propositio, la tragédie a pour héros des chefs, des héros, des rois ; pour sujets des désastres, et une fin malheureuse[14]. Cette définition est a priori indifférente à la dimension proprement dramatique du genre en tant qu’il est voué à la représentation. Le sujet et le niveau de style correspondant gouvernent tout, même si, dans le détail des énoncés précédents d’Horace, Bade a évidemment tenu compte des aspects dramaturgiques que le poète latin mentionne. Quant aux premiers commentaires qui mentionnent la tragédie sous la plume de Bade, à propos du passsage de l’Art poétique consacré à la matière à traiter (v. 38, « Prenez, vous qui écrivez, un sujet égal à vos forces[15] »), ils exposent une doctrine de l’imitation qui distingue les faits vrais ou réels (vera), domaine de l’histoire, des verisimilia, par exemple les argumenta des comédies, et de ce qui n’est ni réel ni vraisemblable, la fabula poétique, « comme celles qui sont transmises dans les tragédies[16] ». La tragédie relève de l’exceptionnel en même temps que de la pure fiction. En fait, ce qui intéresse Bade dans la tragédie, c’est sa place dans la hiérarchie des trois types de sujet poétique (bas/moyen/élevé) et des trois genres de style correspondants[17], et en conséquence sa dignité et son antiquité[18], ainsi que le lien entre style élevé et matière douloureuse[19]. Rien de plus traditionnel, donc ; on ne s’étonne donc pas de l’absence de réflexion sur la manière d’agencer la matière de la fable dans une pièce tragique.

Avec Grifoli, nous changeons de monde, à tous égards. Selon lui[20], l’Art poétique d’Horace traite surtout de la tragédie, peu de la comédie, et peu de l’épopée, sinon ce qui lui est commun avec la tragédie. Naturellement, la tragédie est située dans une hiérarchie des genres poétiques et dramatiques, ce qui conduit Grifoli à interpréter le précepte « Prenez, vous qui écrivez, un sujet égal à vos forces[21] », comme s’il y était question de la supériorité de la tragédie sur la comédie. Ce principe d’interprétation est extravagant, qui voit dans l’Art poétique latin un art de la tragédie, et qui privilégie en conséquence ce genre dramatique ; de fait, un Luisini ou un Denores illustrent une interprétation opposée, conformément à la tradition antérieure inspirée d’Aristote, et adoptent en conséquence un point de vue général sur le texte d’Horace, qui privilégie naturellement le modèle épique. Par ailleurs, les préceptes des v. 42 et suivants concernant la disposition des épisodes dans le poème, qui ne doit pas se confondre avec la présentation des éléments narratifs selon leur ordre chronologique, est interprété par Grifoli, contre Denores, non pas comme conduisant au principe épique du commencement in medias res, lequel sera envisagé plus loin, et donc non pas comme la dispositio homerica par excellence, mais comme une règle universelle qui concerne au premier chef la tragédie dont il serait, selon Grifoli, question ici[22]. En prétendant qu’Horace traite principalement du genre tragique, le critique italien confère donc à l’application des préceptes horaciens au genre tragique une netteté particulièrement contraignante, ce qui renforce l’idée que la tragédie est, ou doit être, un genre essentiellement régulier, alors que les autres critiques mentionnent plutôt l’épopée (ce que Grifoli reproche particulièrement à Denores), et envisagent la tragédie comme une variante du genre héroïque. Si l’on considère les réalités du corpus des tragédies humanistes françaises du xvie siècle, le point de vue de ces derniers critiques est essentiel. Par les poèmes antiques qu’elles imitent, par leurs thèmes, par leur topique comme par leur style, elles assument en effet beaucoup de traits du genre épique, comme le montrent les travaux récents de Jean-Claude Ternaux, notamment pour Robert Garnier[23]. Mais, par ailleurs, la hiérarchisation des genres, qui privilégie donc le poème épique, explique peut-être que le fait que, parmi les ténors de la Pléiade, un Ronsard et un Du Bellay se soient abstenus de cultiver le genre tragique.

Grifoli lui-même, malgré son point de vue original, reconnaît cependant qu’une bonne part des préceptes d’Horace sont communs aux deux genres. C’est ainsi que celui qui recommande (v. 136 et suiv.) de ne pas commencer le poème sur un ton emphatique, à cause du risque que la montagne accouche d’une souris, concerne particulièrement l’épopée, puisqu’il suppose un prologue narratif. Mais Grifoli ne manque pas d’indiquer que ce précepte s’étend « d’une certaine manière » également à la tragédie : « Car le poète tragique ne doit pas être ici enflé dans le commencement de l’histoire (fabulae), ni commencer plus haut que la situation présente ne le réclame[24] », ce qui suppose un principe de gradation progressive dans le ton, qui ressortit en fait à une autre tradition, d’origine rhétorique, elle, celle de la progression des effets, principe explicité par Denores[25]. Étant donné les impératifs propres de la poésie dramatique, et par exemple la possibilité de captiver le spectateur en frappant d’abord un grand coup, on peut douter que nos commentateurs d’Horace aient vraiment eu à l’esprit sur ce point les réalités de la scène. Beaucoup de tragédies humanistes ne commencent-elles pas, à l’exemple de pièces antiques, par une scène d’ombre protatique qui vise à installer de façon immédiate et saisissante le pathos tragique ?

Des différents éléments constitutifs de la tragédie indiqués par Aristote latinisé (fabula, mores, sententiae, oratio, apparatus et melodia), nos commentateurs négligent à propos d’Horace, et comme Aristote lui-même, l’apparatus et la melodia, c’est-à-dire les conditions concrètes de la mise en scène. Ils se concentrent donc, sauf rares exceptions, sur les questions de l’action et de son unité (idée inspirée d’Aristote), des moeurs et de leur decorum, et du style.

En ce qui concerne l’unité de la fabula dramatique, le monstrum hétéroclite qu’il s’agit, selon Horace (v. 1 et suiv.), d’éviter quand on compose un poème, est interprété par Grifoli à la lumière de ce principe aristotélicien : des actions diverses d’une personne ne résulte pas une unité d’action dramatique ; a fortiori, celle-ci ne peut résulter de réalités de natures différentes (le monstre chez Horace). Il ne s’agit pas d’un principe rhétorique de dispositio, explique également Grifoli contre Denores, mais de l’unité d’action envisagée à la lumière de l’idée de « nature », laquelle n’est pas davantage définie, sinon par son opposition au monstre[26], et donc par l’élimination de ce qui ne se rapporte pas à l’action illustre que doit représenter une tragédie[27]. Le principe esthétique général horacien de l’unité esthétique de l’oeuvre est donc interprété comme un précepte propre au genre tragique, par opposition par exemple au genre épique. Cette nouveauté est la principale innovation, due à l’influence d’Aristote, que l’on constate dans notre corpus par rapport au théâtre médiéval et humaniste antérieur, y compris par rapport aux pièces qui relevaient du genre « tragique[28] » ; elle caractérise les tragédies françaises humanistes créées à partir des années 1550, et les distingue du théâtre « irrégulier » qui continuera d’exister, avant de triompher en France au tournant des xvie et xviie siècles. On ne peut en effet s’opposer plus radicalement à l’idée de la tragédie comme représentation d’une série de gestes et d’infortunes des personnages illustres, série qui constitue au contraire souvent l’argument des « tragédies » antérieures et postérieures aux créations nées autour du milieu de la Pléiade. Définie par son propositum, cette unité ou simplicité d’action (les deux notions ne sont pas vraiment distinguées par nos commentateurs) implique une certaine unité de lieu et de temps, bien que cela ne soit pas thématisé dans notre corpus, nous y reviendrons. Subsiste cependant l’idée — trait non aristotélicien, et qui distingue la tragédie humaniste de la Renaissance de la future tragédie classique — que c’est le personnage qui fait la pièce, ce qui marque bien les limites de la compréhension de l’esthétique d’Aristote dont témoignent ces commentaires : « […] donc par les personnes elles-mêmes nous entendons l’action représentée, car ce sont les personnes qui fournissent la matière de la pièce[29] ».

Enfin, toujours selon Grifoli, l’unité d’action relevant de la « nature » n’exclut pas une possible diversité de ton, comme par exemple dans Les trachiniennes de Sophocle, lorsque Déjanire, se trompant sur la situation réelle, exulte de joie et ordonne au choeur de chanter, ce qu’il fait dans le même registre affectif, ou dans l’exemple du choeur d’Ajax emporté par un faux espoir, « afin qu’ensuite, une fois la réalité découverte, la douleur en soit avivée (excitaretur)[30] ». Le principe est donc celui de la subordination de ces éléments de tonalité différente à la production d’un effet dramatique de surprise et de contraste, qui sert à souligner le pathos[31], notamment dans les interventions du choeur, qui sera donc utilisé non seulement comme témoin, mais comme ignorant, afin de produire ce type d’effet. Nous en donnerons un exemple parmi les tragédies de Robert Garnier, celui de son Antigone (1580). À la fin du premier acte, le choeur des Thébains y entonne un hymne à Dionysos, divinité protectrice de la cité, et à ses Bacchantes, censées libérer des fureurs joyeuses[32]. Mais plusieurs énoncés suivants de la pièce minent de manière implicite et ironique la portée de cette prière, ainsi rendue vaine comme le montrera la suite de l’action. Dans la première scène de l’acte suivant, en effet, Jocaste rappelle un épisode thébain et sinistre de la mythologie de Bacchus-Dionysos, emprunté aux Bacchantes d’Euripide : Penthée, qui voulait s’opposer à l’introduction du culte de Dionysos à Thèbes, fut tué par sa propre mère, Agavè, une des Ménades[33]. Jocaste en tire un mauvais présage. Au centre de la pièce, la vanité illusoire de sa prière initiale est ensuite implicitement dénoncée par le choeur lui-même, quand il s’angoisse sur l’issue de la bataille entre Etéocle et Polynice :

Tu meurs, ô Thebaine cité

[…]

Dont les majeurs virent esclorre

Sous les enseignes de Bacchus

Les premiers rayons de l’Aurore,

Esclairant les Indois vaincus[34],

passage qui développe ensuite ce thème du mythe fondateur de la cité. À la fin de la pièce, enfin, le choeur apprend au spectateur qu’Eurydice, qui va se suicider,

[…] s’en va troublée ainsi qu’une Bacchante

Au haut de Cithéron, qui pleine de fureur,

Va celebrant le Dieu des Indes conquereur[35].

Ce dieu-là a donc bien abandonné sa propre cité, malgré le culte qu’elle lui rend, et le rappel de sa geste locale et orientale sert à souligner l’horreur d’être thébain. L’idée de Grifoli, et cet exemple de Garnier[36], marquent bien comment les catégories aristotéliciennes de péripétie et de retournement de situation sont interprétées moins en terme d’agencement de l’action que de contraste de la tonalité affective et poétique, et donc dans la perspective, également rhétorique, d’un effet à produire sur le spectateur en conformité avec les énoncés d’Horace (v. 100) sur la maîtrise des diverses passions du lecteur/auditeur qu’exerce le poète au moyen de son discours.

La structure de la fabula est-elle envisagée sous l’angle des futures unités de lieu et de temps ? On sait que l’unité de temps, indiquée par Aristote, n’est pas présente chez Horace. À notre connaissance, Luisini est le seul commentateur d’Horace de notre corpus à la reprendre à Aristote. Le contexte est celui de la longueur de la pièce, dont Horace dit (v. 189-190) qu’elle ne doit pas dépasser cinq actes. Luisini, qui suit ici le commentaire d’Aristote par Robortello, rattache ce principe aux critères aristotéliciens de la longueur, selon lequel, à la différence de l’épopée, la tragédie doit idéalement se dérouler durant une seule révolution de soleil[37], comprise comme chez Robortello au sens d’un jour « artificiel », et doit par ailleurs comporter une cohérence interne analogue à celle d’un être vivant (ni trop petit ni trop grand) pour être belle, aisément perceptible au regard et mémorisable[38]. Luisini rattache cette unité de temps clairement à la représentation[39]. Il se peut, mais cela n’est pas évident, que Jean de La Taille ait trouvé chez Luisini et à propos d’Horace, le principe de cette unité, à laquelle il ajoute, on le sait, celle de lieu, qui semble provenir chez lui de Castelvetro ; l’influence de ce dernier sur les traits pré-classiques de la théorie de la tragédie chez La Taille, le plus important théoricien français du xvie siècle, ne doit pas, à nos yeux, être séparée de la réception de nos commentaires d’Horace[40].

Quant aux titres des pièces, Grifoli admet que la pièce puisse le recevoir des « lieux » mis en scène (comme c’est le cas, par exemple, avec Les trachiniennes ou Les phéniciennes), puisque les personnages-héros ne manquent pas non plus dans ces pièces. Ordinairement, la pièce doit cependant porter le nom du héros tragique. Cette question du titre des pièces est plus importante qu’il ne paraît[41], comme le montre en France l’oeuvre tragique de Garnier. Dans celle-ci, une seule pièce porte un sous-titre, Antigone ou la piété. Or c’est justement la piété que soulignent, au début de la pièce, Edipe, s’étonnant que d’un monstre tel que lui soit né « un tel enfant », puis Jocaste prophétisant à sa fille, au milieu de la pièce : « vostre pieté/Florira celebrée en immortalité », et enfin le choeur déclarant, à la fin de la pièce, au moment où l’héroïne entre dans le tombeau : « Vostre innocente mort vivra tousjours celebre,/ Et celebre le los de vostre pieté[42]. » Lorsque ce même choeur chante finalement un thrène de déploration, il regrette Antigone comme « ame piteuse » et « coeur debonnaire », même si l’éloge funèbre n’est pas davantage développé[43]. La pièce souligne donc la vertu essentielle, exceptionnellement mise en exergue par son sous-titre, de la protagoniste, laquelle est aussi une héroïne au sens moral du terme, alors que dans les autres pièces de Garnier, comme en général dans les tragédies humanistes du xvie siècle, le caractère des protagonistes est moralement trop problématique pour que l’on puisse considérer ceux-ci comme des « héros ».

En ce qui concerne les caractères des personnages, interprétés comme moeurs (mores), tous nos commentateurs d’Horace se concentrent évidemment sur le decorum moral qui doit consister dans la convenance des personnages avec les différents aspects du caractère que le public attend d’eux. On notera en particulier l’accent mis, conformément à une tradition bien ancrée depuis l’antiquité tardive, sur la grandeur sociale autant que morale des héros tragiques. C’est ainsi que Grifoli interprète le principe esthétique d’Horace : « Un sujet de comédie ne veut pas être développé en vers de tragédie ; de même le festin de Thyeste ne supporte pas d’être raconté en vers bourgeois et dignes, ou peu s’en faut, du brodequin » (v. 89-91), en termes de caractère : « Les personnages sont hautains et élevés dans la tragédie, c’est pourquoi ils regardent de haut les réalités basses et n’acceptent pas d’être rabaissés au sort commun[44] ». Au transfert du moral sur le social[45] correspond ici une autre confusion, entre le plan esthétique de la représentation et le plan psychologique des réalités humaines. Ce point de vue est évidemment important si l’on songe au contexte sociopolitique, notamment en France, de l’apparition du genre tragique à l’antique, celui de l’émergence des formes modernes de la monarchie absolue. En donnant accès, sur un mode historico-fictionnel, au monde des Princes qui, à cette époque, organisèrent plus que jamais le spectacle public de leur propre supériorité, la tragédie humaniste propose, dans le domaine littéraire et dramatique qui est le sien, une version exacerbée, mais aussi catastrophique, de cette grandeur, en signe d’avertissement adressé à ces mêmes princes et aux tentations de leur ambitieux orgueil[46].

Pour ce qui est du nombre des personnages à mettre en scène, à propos du v. 192 d’Horace, « qu’un quatrième personnage ne s’évertue point à parler », la majorité des commentateurs pense qu’un quatrième personnage n’est pas interdit, mais qu’il doit peu parler dans les scènes où il s’ajoute aux trois autres. C’est la position de Robortello, ou de Maggi, le nec laboret d’Horace étant entendu alors au sens de non multum loquatur, « qu’il parle peu ». Contre Denores et les autres commentateurs qui vont dans le même sens, Grifoli propose de nouveau une exégèse originale[47]. Il distingue acteurs et personnages, et insiste sur le fait qu’il s’agit non pas des acteurs, mais des personnages. Il constate d’autre part, chez les auteurs tragiques grecs, que si dans un même acte quatre, voire cinq personnages prennent la parole, ils ne le font pas quand ils sont en scène ensemble, mais, ordinairement, attendent que le quatrième (a fortiori le cinquième) soit sorti de scène. La conclusion qui s’impose est que, dans la tragédie, il ne doit pas y avoir plus de trois personnages dialoguant ensemble. Mais, ajoute Grifoli, ce principe (repris de fait d’une tradition également antique) ne tient pas compte du choeur, dont la présence peut donc s’ajouter à celle des trois autres. Ces réflexions nous permettent de toucher du doigt — outre la persistance chez Garnier de la règle des trois — l’apparition des premiers linéaments de la notion de scène, notion dramaturgique qui reste cependant floue au xvie siècle, car celle de « tableau » reste plus importante du point de vue dramaturgique par exemple chez un Garnier. Elles correspondent aussi à la nécessaire distinction, dans les pièces du même Garnier, entre acteurs présents et acteurs qui parlent, et attirent l’attention sur le statut scénique particulier du choeur, soit que celui-ci puisse introduire sa voix dans le dialogue des personnages en scène, soit qu’il puisse assister en spectateur muet aux débats de trois personnages[48]. Grifoli ne précise pas sa pensée sur ces deux derniers points, et l’on ne peut que constater que les deux procédés se pratiquent effectivement dans la tragédie humaniste. Ces points de vue de soulignent enfin la spécificité de la tragédie, du fait que notre critique accepte, comme les autres commentateurs, que la comédie comporte plus de personnages par scène, mais restreint radicalement le dialogue tragique à ce nombre maximal de trois interlocuteurs. Enfin, Estaço[49], qui s’appuie sur le grammairien antique Diomède, précise avec la tradition[50] que l’interdiction d’un quatrième personnage s’explique par le souci d’éviter au spectateur toute confusion, comme si la construction d’un dialogue à plusieurs voix rendait, au-delà de la limite indiquée, difficilement perceptible ou compréhensible pour les spectateurs l’échange des répliques.

Au sujet du choeur, nous nous permettons de renvoyer ici à une étude précédente sur cette question[51]. Elle montre que la question de savoir au nom de qui le choeur parle, et quel est son rôle dans la pièce, était discutée à l’époque quand il s’agissait d’éclaircir les v. 193-201 du texte d’Horace et le passage où le choeur apparaît comme porte-parole de l’actor ou, selon d’autres leçons textuelles, de l’autor. Loin de représenter a priori les positions de l’auteur à l’intérieur de la pièce, la voix du choeur était définie de façon différente selon les interprétations humanistes de ce passage. Ici encore, Grifoli se distingue, et il contredit en particulier Denores[52]. Il explique en effet que les interventions d’auteur sont réservées à la comédie, qui admet un rapport direct de l’auteur avec son public, et où elles servent des effets satiriques incompatibles avec la tragédie. Grifoli retient donc la leçon actor, qu’il interprète ensuite dans le sens du protagoniste de la pièce ; il constate en effet que le choeur se tient toujours du côté de protagoniste. Si, selon le même Horace, le choeur est également le porte-parole des valeurs morales, il n’y a pas de contradiction : défendre le protagoniste, c’est aussi le conseiller, chercher à l’apaiser et à le raisonner. La force de cette interprétation de Grifoli tient au fait qu’elle tient compte de la spécificité de la tragédie dans sa différence esthétique et dramaturgique avec la comédie, et qu’elle évite, au nom d’une logique de l’action et de la morale inhérente à la pièce elle-même, de réduire le rôle du choeur à celui d’énonciateur des idées de l’auteur de la pièce. C’est ce que confirment les pièces de Garnier.

Sinon, il y a unanimité chez nos commentateurs sur le principe selon lequel les propos lyriques des choeurs doivent se référer directement à la situation dramatique qu’ils commentent, et dans l’idée que l’officium virile qu’Horace assigne au choeur n’exclut pas les choeurs féminins, virile pouvant être pris dans un sens métaphorique. Seul Estaço[53] exclut des choeurs les femmes, les jeunes filles et les enfants. Cette position extravagante ne correspond en rien aux pièces françaises, notamment de Garnier, où les choeurs de femmes et de jeunes filles sont bien présents.

Concernant le style, il y a un large accord des commentateurs. On note un progrès au sujet du rôle du pathos dans le style tragique. À propos des v. 99-100 d’Horace (« Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux, ils doivent encore être dulcia »), Josse Bade expliquait ce dulcia seulement à la lumière d’un principe esthétique : « s’ils sont plaisants par la variété et la beauté[54] ». Un autre commentateur, intermédiaire en 1531 entre Bade et notre corpus, Parrhasius, comprenait ce précepte au sens d’une douceur tendre qui excite les larmes, ce qui pour lui exclut la terreur[55], et donc, implicitement, la tragédie. Les commentateurs ultérieurs retiennent un sens plus large de ce dulcia, qu’ils interprètent au sens général du plaisir que l’on tire du pathos lui-même dans ses différents registres, évidemment parce qu’ils tiennent compte ici, à la différence de Parrhasius, également du genre tragique[56]. Mais la réflexion d’Aristote, qui met en avant le plaisir dérivant de l’imitation elle-même, ainsi que la fameuse purgation, ne semble pas avoir joué de rôle dans notre corpus pour le progrès de la compréhension du genre tragique à l’antique. C’est ainsi que Denores, pour expliquer comment les lecteurs ou les auditeurs (il ne parle pas des spectateurs) peuvent éprouver du plaisir dans l’expérience du pathos, recourt au topos, qui remonte à Platon, du plaisir des larmes. Il s’agit en fait (comme chez Horace lui-même) du pathos d’origine rhétorique, et qui n’a rien à voir avec celui de la tragédie, puisque l’humaniste mentionne la joie, la douleur, et le désir à côté de la peur, et qu’il fait état, à leur sujet, des ressources de l’éloquence et des ornements qui rendront agréable la production de ces sentiments[57]. Le problème que pose cette interprétation est donc celui du passage du pathos oratoire au pathos tragique. Dans le premier, l’orateur conduit à sa guise les affects de son auditoire en conjoignant les effets esthétiques et plaisants du style à la dimension pathétique du discours ; c’est ce que souligne par exemple Luisini, en disant que dulcis signifie « qui fait pitié, et qui doit par la douceur du style attirer l’esprit des auditeurs[58] », avant de citer longuement Cicéron sur les trois fonctions de l’orateur. Cette insistance sur la douceur et le plaisir propres aux larmes ou à la pitié invite les auteurs tragiques à exploiter au maximum le style élégiaque, dont on constate qu’il est effectivement très présent dans les tragédies humanistes de la Renaissance, par exemple chez un Robert Garnier. La tragédie humaniste était donc destinée à devenir, sur la base de cette tradition, un mixte de style élégiaque et, en raison de sa matière héroïque, d’épopée[59]. Si l’on se réfère à la Poétique de Scaliger, en effet, celle-ci précise que les parties chorales de la tragédie peuvent consister en n’importe quel genre de poème lyrique[60] ; c’est ce que confirment les pièces d’un Garnier, qui assument une très large palette de tons et de styles lyriques disponibles dans les corpus antiques, mais aussi modernes (Pétrarque, Ronsard, etc.) qu’il imite de manière syncrétiste[61]. Nous constatons que la tragédie humpaniste française a donc en quelque sorte vocation à devenir le support, ou le réceptacle dramatique, de l’ensemble des ressources poétiques et esthétiques alors disponibles. Mais on comprend mal comment la production de spectacles inspirant la terreur ou la pitié, et dans lesquels il n’est pas question de conduire quelque part l’auditoire pour le persuader de quelque chose, peut produire du plaisir, sinon en s’en tenant à ce plan strictement discursif et littéraire, hétérogène sur le plan de l’imitation proprement dramatique, dont de fait il n’est pas question alors chez nos commentateurs. À cet égard, ils sont en retrait sur Robortello, qui avait nettement insisté sur le plaisir lié au fait de l’imitation elle-même pour expliquer que la terreur et l’horreur plaisent quand elles se trouvent extra naturam posita in quapiam similitudine[62]. Si Grifoli paraphrase Aristote sur le plaisir particulier à la tragédie tiré de la pitié et de la crainte, il ne commente pas précisément le passage grec, il omet d’en reprendre le lien de l’imitation avec l’agencement de la fable[63], et dans la suite il développe abondamment les idées d’Horace en matière de conjonction du plaisir et de l’instruction. Nous aurions donc affaire chez nos commentateurs d’Horace à une contradiction théorique, si, par ailleurs, ils ne s’appuyaient de façon générale sur le principe horacien de l’utile dulci, de la conjonction du plaisir et de l’utilité, afin de fonder la poésie en général, et la tragédie en particulier, sur la recherche de l’utilité. En effet, poursuivant un objectif d’instruction, et plaidant indirectement une causa, le poète tragique est alors envisagé comme producteur d’un pathos oratoire dans un processus de persuasion qui peut, dès lors, s’accompagner sans problème théorique majeur, d’un plaisir, sans que celui tiré de la représentation elle-même du pathos tragique et de l’agencement de l’action dramatique doive être pris en compte. C’est ce que confirment beaucoup de pièces liminaires des pièces françaises de l’époque, notamment de Garnier, où sont juxtaposés sans problème l’idée de pathos, celle de leçon à tirer de la pièce, et le plaisir esthétique d’une réussite poético-littéraire.

La représentation fait l’objet de peu de remarques originales, et nos commentateurs, qui s’expriment en philologues, ne se soucient apparemment pas des réalités théâtrales modernes. Tous insistent, à la suite d’Horace lui-même (v. 183-188), au nom de la vraisemblance, sur le critère qui exclut de la représentation scénique les actions violentes, monstrueuses, etc., et en remplacent la représentation par des récits. Le spectateur placé devant ces scènes, difficiles à mettre en scène, percevrait leurs représentations comme une fiction, ce qui, au lieu de lui inspirer pitié ou crainte, le ferait rire, précisent certains de nos humanistes (alors qu’Horace ne mentionne que l’incrédulité et le sentiment de révolte — incredulus odi [v. 188] — que risque de susciter ce genre de scène). Comme Denores ne privilégie pas la tragédie, et pense qu’il est ici aussi question de la comédie, il exclut également de la représentation scénique les actes seulement inconvenants (inhonesta)[64], critère moral que ne mentionnent pas les autres commentateurs, qui s’en tiennent au genre tragique et à une explication esthétique et fonctionnelle du précepte, lequel se réduit à une logique de la vraisemblance scénique : de pareilles scènes ne sont pas matériellement représentables ou bien, représentées, seront perçues comme un mensonge[65]. Grifoli, quant à lui, insiste, dans cette même perspective de la vraisemblance, sur l’art rhétorique de l’hypotypose qu’il faut savoir mobiliser dans les récits qui se substituent à la représentation de l’acte, et non, comme Aristote, sur la supériorité intrinsèque de ce qui n’est pas directement et seulement spectacle[66]. Au contraire, Luisini, Maggi et Denores citent le poéticien grec (Poétique1453 b) pour insister, au détriment de l’art du spectacle, sur la supériorité de la dimension proprement poético-littéraire de l’art tragique. Dans l’ensemble, en tout cas, on est donc sur ce point encore assez éloigné, au xvie siècle, du futur principe classique de la bienséance externe, qui reprendra l’idée horacienne qu’il convient d’éviter tout sentiment de révolte chez le spectateur en interdisant tout ce qui peut choquer le spectateur dans ses croyances et ses préjugés. Cette supériorité du principe fonctionnel de la vraisemblance sur celui, purement moral et social, de la bienséance, se vérifie-t-il dans les pièces d’un Garnier ? C’est difficile à dire, car ses tragédies illustrent — contre toute la tradition antérieure des mystères — à la fois les deux principes. Les scènes extrêmes comme les massacres (mais pas le suicide) sont bannies de sa scène ; par ailleurs les critères moraux sont bien sûr relatifs à un état du langage et du goût propre à telle ou telle période ou société : comparé à la Phèdre de Racine, par exemple, l’Hippolyte de Garnier exprime de façon assez crue, même si c’est pour la dénoncer, la monstruosité animale de l’amour de la protagoniste pour Hippolyte. En tout cas, l’idée de la supériorité de la parole, plus apte à créer une vérité illusoire que la vue, explique sans doute aussi le choix du récit[67], et contribue à nourrir la dimension poético-littéraire de nos pièces.

Signalons, pour finir sur ce point, que Denores fait référence[68] à la querelle qui avait eu lieu à ce sujet entre Speroni et ses détracteurs au sujet de sa Canace, et au fait que certains critiques italiens étaient favorables à la représentation scénique de carnages et de tortures (caedes, cruciatus), autre écho, cette fois à l’Orbecche de Giraldi[69]. Les lecteurs français lettrés, sans avoir directement accès à ces débats, purent donc en entendre des échos, dès le milieu des années cinquante, ce qui put contribuer à laisser la porte ouverte, en France, à un théâtre de la cruauté, très différent par son inspiration des tragédies d’un Garnier, et qui s’imposa sans restriction à la fin du siècle[70].

C’est sans doute parce qu’il pense qu’Horace traite principalement de la tragédie, et non de la poésie en général ou de l’épopée, que Grifoli[71] semble parfois attentif à la dimension de l’art du comédien, même si celui est confondu avec le personnage, conformément du reste aux raccourcis d’expression d’Horace lui-même. Le poète latin écrit : « Télèphe et Pélée […] pauvres et exilés tous deux, rejettent le style ampoulé et les mots d’un pied et demi, s’ils ont souci que l’âme du spectateur soit touchée de leur plainte » (v. 96-99), passage considéré comme topique par tous les critiques au sujet de la nécessaire variation du decorum et du style en fonction de la situation où se trouvent les personnages. Or Grifoli, qui s’appuie autant sur Platon que sur Aristote, et qui mentionne trois ressorts du pathos tragique — crainte, pitié et horreur — explique ici que ces ressorts ne peuvent s’exercer que si « des images de ces passions apparaissent sur les yeux, le visage et les paroles du rôle (agentis)[72] », ce qui, dans le cas de la tragédie, désigne l’acteur autant que le personnage lui-même. On constate ainsi, comme Weinberg l’a indiqué à propos des principes esthétiques généraux de ces commentaires humanistes, que l’interprétation humaniste d’Horace à la lumière des textes de Platon et d’Aristote aboutit à juxtaposer et à superposer en les identifiant des interprétations distinctes. En l’occurrence, pour ce passage, la confusion, comme chez Horace, du plan de la représentation par l’acteur et de celui du caractère du personnage en situation, à quoi s’ajoute, dans le même passage de Grifoli, la mention issue d’Aristote[73], et également topique chez nos commentateurs, de la nécessité pour le poète tragique, de s’entraîner à éprouver lui-même les affects qu’il veut représenter à travers son personnage afin de les imiter efficacement. Mais Grifoli, s’appuyant ensuite cette fois sur Cicéron, insiste surtout, dans ce passage, sur l’art de l’acteur lui-même, au titre d’un argument a fortiori : si le poète doit éprouver ces passions, « Qu’en sera-t-il dans le cas de la représentation ? Les passions (affectus) ne doivent-elles pas être soutenues par le geste, par l’expression du visage, par les yeux et par tous les mouvements adéquats, de sorte que le comédien semble formé dans sa nature intérieure à tous les états résultant des coups du sort[74] ? » Dans ce cas, c’est donc la tradition rhétorique, qui, on le sait, rapproche volontiers l’art de l’orateur de celui de l’acteur, qui permet de prendre en compte l’art du comédien. Enfin, c’est sans doute parce qu’il considère positivement les conditions de la représentation que Grifoli envisage, de manière unique à notre connaissance, et originale parmi nos commentateurs humanistes, le public des spectacles dramatiques. Il le fait à propos des v. 153 et suivants, dans lesquels le poète latin mentionne ses attentes (ego) et celles du public (et populus) à l’égard des spectacles, ce que Grifoli commente ainsi :

C’est-à-dire moi qui donne des avis et qui enseigne l’art, et pas seulement moi et mes semblables, qui jugeons correctement, mais aussi le peuple et la foule ignorante, à l’utilité et au plaisir de laquelle tu rapportes tout ton effort, et du jugement de laquelle également dépend toute ta gloire ; car les poètes comiques et tragiques ne peuvent pas se contenter, comme les poètes épiques, d’un petit nombre de doctes […], mais, comme les orateurs, sans la présence de la foule, ils se taisent[75].

Bien qu’il ne fasse qu’expliquer ici le propos d’Horace, Grifoli rappelle ainsi la vocation populaire du théâtre, qui ne semble guère prise en compte par les auteurs dramatiques humanistes latins et français de la Renaissance, ce qui explique peut-être aussi l’abstention prudente, que nous avons mentionnée supra, d’un Ronsard ou d’un Du Bellay — vocation dont caractère problématique, pour la tragédie, ne sera explicitée que rarement ou plus tard[76].

En conclusion, nous avons bien affaire à un Aristote lu à travers Horace, voire à un Aristote réduit à Horace. Tel était le constat déjà ancien de la critique au sujet de ce corpus, et notre point de départ érudit. Nous l’avons vérifié à propos de ces commentaires d’Horace dans le détail des préceptes concernant le genre tragique. La doctrine d’Aristote en matière de tragédie pouvait être connue aisément en France au milieu des années 1550, y compris dans son texte grec, que nos humanistes citent volontiers, mais en fonction d’une interprétation d’origine latine qui empêchait d’accéder à la singularité du Stagirite en la matière. Néanmoins, la relative diversité de nos commentaires fait apparaître certains enjeux qui ont considérablement transformé l’idée que l’on se fait alors de la tragédie, comme le montre le parallèle avec un Bade, mais aussi les divergences d’interprétation, en particulier celles qui opposent Grifoli à Denores. Cette opposition s’explique pour des raisons biographiques et personnelles, dont témoignent la préface de Grifoli et l’animosité de la controverse. Mais il y a aussi une raison de fond. Denores soutient le principe aristotélicien de la supériorité du genre épique, alors que Grifoli soutient la thèse — paradoxale — que l’Art poétique d’Horace est d’abord un art de la tragédie. En consonance avec cette position, Grifoli est particulièrement sensible à la dimension de la représentation dramatique[77] du poème tragique, ce qui suscite sous sa plume plusieurs accents ou commentaires originaux. C’est là le principal apport, nous semble-t-il, de son commentaire, qui se distingue ainsi de la vulgate aristotélico-horacienne qu’il partage par ailleurs avec ses confrères. Mais si nos auteurs n’ont pas saisi le coeur de la théorie aristotélicienne de la tragédie, le chemin parcouru par rapport aux énoncés d’un Bade est énorme. Avec eux, nous avons bien affaire à un genre essentiellement dramatique, et fondé sur l’imitation d’une seule action, paramètre qui correspond pleinement au genre de la tragédie humaniste en France à partir des premières années 1550. Mais, nous avons également souligné tout ce qui, dans ces commentaires, nourrit une conception pleinement littéraire du théâtre et implique les ressources générales de la poétique : la tragédie, proche de l’épopée, assume aussi les ressources les plus variées du lyrisme, et elle est conçue d’abord comme poème, aussi bien dans sa construction que dans la diversité de ses effets. Cela ne veut pas dire qu’elle ignore les ressources propres à la représentation dramatique, au contraire. Si Grifoli est, dans son commentaire, le plus pertinent des théoriciens de la tragédie comme genre dramatique, il ne fait que tirer les conséquences d’une doctrine qui prend enfin en compte la poésie dramatique comme vouée à l’imitation scénique de la vie. On peut apprécier le changement de paradigme, poétique et philosophique, sous-jacent à l’écart ainsi creusé par rapport aux positions d’un Bade. Celui-ci assimilait l’unité cohérente (oeconomia) du poème en général au modèle, architectural et métaphysique, du cosmos[78] ; Grifoli, lui, substitue à cette représentation traditionnelle, et à propos de la tragédie, la référence à une « nature » entièrement définie par son immanence, comprenons par la faculté qu’a l’humanité d’être affectée[79] au moyen de la représentation scénique vraisemblable qui lui est offerte de sa condition. C’est bien sur ce plan que se situent également les pièces d’un Garnier, dont la rhétorique dramatique vise à produire directement sur le spectateur un maximum d’effets pathétiques[80] et esthétiques.