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Aux alentours de 1680, jeune homme encore et volontiers sceptique, Bernard de Fontenelle écrit un opuscule appelé à un développement considérable[1], intitulé Essai sur l’histoire, et demeuré longtemps inédit. L’auteur s’y montre conjointement l’héritier du pyrrhonisme renaissant et du rationalisme cartésien, et donne la mesure des problèmes qui menaçaient la discipline historique à l’aube du siècle des lumières[2] : flatteurs des puissants qui les protègent, chauvins ou partisans, voulant plaire à tout prix, les historiens prêtent le flanc à la critique morale ; plus grave, la possibilité même qu’ils ont de connaître l’histoire est mise en question par une anthropologie et une psychologie de l’erreur, incriminant l’esprit humain qui veut être trompé. Fontenelle s’amuse de cette sympathie pour la fiction en évoquant d’entrée de jeu la nature et les conditions du témoignage « dans les premiers siècles du monde » :

Naturellement les pères content à leurs enfants ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu ; et sans doute cela s’est pratiqué dans les premiers siècles du monde. Ces récits devaient porter le caractère de ce temps-là. Comme l’ignorance y était parfaite, la plupart des choses étaient des prodiges. […] Les premiers hommes ont donc vu bien des prodiges, parce qu’ils étaient fort ignorants ; mais, parce qu’ils étaient hommes, ils les ont exagérés en les racontant […]. Telles étaient toutes les histoires qui se débitaient chez les anciens peuples, lorsque l’art d’écrire fut inventé. Alors on écrivit ce qui se trouva dans la mémoire des hommes, et l’on y gagna que l’incertitude de la tradition fut un peu fixée[3].

Sans doute, concède-t-il, « l’ignorance diminua peu à peu » et l’« on s’aperçut que l’histoire pouvait être utile » pour conserver la mémoire des traités et des choses qui faisaient honneur aux nations ; « on commença donc à écrire l’Histoire d’une manière raisonnable[4] », avec vraisemblance sinon avec vérité, par contraste avec les anciennes fables, car cette vérité est bien sujette à la faiblesse humaine et n’atteint pas au degré de certitude de l’évidence rationnelle. Si donc l’on peut accorder prudemment quelque confiance aux bons historiens modernes, et même aux anciens lorsqu’ils traitent du contemporain, le passé reculé des peuples est, quant à lui, si douteux, que rien ne semble pouvoir le garantir.

Fontenelle devait peu après passer du côté des mathématiques, productrices d’un savoir apparemment moins incertain[5]. À la suite du succès de ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686-1687), il fut élu à l’Académie française (1691), puis à l’Académie des Sciences (1697), dont il fut quarante-deux ans le secrétaire perpétuel, et devint aussi membre associé de l’Académie des Inscriptions (1701). Il contribuait à jeter entre ces deux dernières compagnies le pont que leur rénovateur, l’abbé Bignon, appelait de ses voeux[6]. En homme prudent, il ne devait pas avouer la publication clandestine de son traité De l’origine des fables, qui suscita quelques remous chez ses confrères, ce dont témoigne entre autres un mémoire de Nicolas Fréret, lu le 1er février 1717 : « Réflexions sur les prodiges rapportés dans les Anciens[7] », prélude au débat qui m’occupera dans les pages qui suivent[8].

Dès le début de la Régence en effet, à basse fréquence d’abord, puis s’intensifiant à partir de 1722, une polémique mit aux prises, au sein de l’institution royale chargée entre autres d’étudier l’histoire de l’Antiquité[9], Louis-Jean Lévesque de Pouilly (1691-1750)[10] et un bataillon d’opposants : l’abbé Antoine Anselme (1652-1723), déjà fort âgé, ainsi que l’abbé Claude Sallier (1685-1761) et Nicolas Fréret (1688-1749)[11], de la même génération que Lévesque de Pouilly : il s’agissait de déterminer si une connaissance exacte des quatre premiers siècles de Rome – et, de manière générale, du passé lointain – était possible et à quelles conditions. Jean-Pierre Schandeler a montré que l’enjeu du débat embrassait, par delà l’épistémologie historique, le bien-fondé et l’autonomie du discours institutionnel sur l’histoire ; et il rapporte à cet enjeu de pouvoir la violence des débats, lisible dans le Registre-journal des délibérations et des assemblées de l’Académie royale des Inscriptions, de même que leur lissage dans les Mémoires de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres[12]. Le bras de fer et le désaveu furent tels qu’ils entraînèrent l’éloignement, puis la démission de Lévesque de Pouilly en 1727[13].

Or, si ce débat me retient ici, c’est qu’il met en lumière la légitimité problématique du témoignage dans le domaine de l’histoire – ainsi que dans ceux du droit et de la théologie positive – en ce début de xviiie siècle. Le passé reculé de Rome représente à cet égard un cas limite, qui porte à un haut degré les soupçons de fausseté qui pèsent en réalité sur tous les témoignages. Pour l’antiquité la plus ancienne, ceux-ci sont d’autant plus cruciaux et vulnérables qu’ils sont rares, fragmentaires, indirects souvent, laissant l’historien devant des ruines discursives, mêlées de débris exogènes, qu’il faut trier et reconstruire. La dizaine de mémoires rendus publics après coup par l’Académie permettent d’interroger le statut qu’on accorde à l’époque à de tels témoignages, les critères par lesquels on les évalue, la méthode avec laquelle on les traite, la nature du discours historique dont ils forment le socle ; plus fondamentalement encore peut-être, ils permettent de poser le problème qu’entraîne à la rigueur l’absence de tout témoignage, des ressources qu’un pareil vide laisse à l’historien, et du sens qu’on doit accorder à l’histoire qui en résulte. Les éloges autrefois décernés par Cicéron et qui lui avaient servi de définition – Historia vero testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae, nuntia vetustatis[14] – peuvent-ils subsister en l’absence de témoin qui se souvienne et qui raconte ?

Les deux mémoires de l’abbé Anselme, livrés quelques années avant l’intronisation de Lévesque de Pouilly, mais dont le premier fut publié en 1723, au fort de la dispute, portaient précisément sur l’histoire de ces siècles qui furent quasi sans écriture, partant sans témoignage. L’auteur y présentait différents types de monuments comme des sources alternatives dont les anciens historiens s’étaient servis « pour nous apprendre l’origine, les moeurs, la politique, la religion, les guerres de divers peuples[15] ». De ces sources, sur l’authenticité desquelles il insiste à maintes reprises, les unes étaient transmises par tradition orale – les hymnes, les cantiques, les proverbes –, les autres étaient des monuments au sens strict – labyrinthes, villes, temples, statues, colonnes – ; toutes étaient accessibles, remarque Anselme, aux historiens de l’Antiquité. On ne peut donc pas douter, conclut-il, qu’ils ont eu connaissance des époques les plus reculées, « sinon par des recueils écrits, au moins par la tradition de tant de villes & de temples[16] ». Or les monuments mêmes, qu’ils comportassent ou non des inscriptions, n’avaient pu être interprétés dans l’ordre de l’histoire qu’au moyen de la tradition qui les accompagnait, sans laquelle ils n’eussent été que des choses concrètes et non des signes du passé : « On ne peut pas douter que ces villes […] n’ayent eu des marques certaines de leur origine, ou par la tradition ou par le culte rendu à leurs fondateurs, ou par la généalogie de leurs Rois[17]. » Aucune critique interne du monument ou de l’artefact n’est évoquée par Anselme – l’archéologie n’est pas encore née – : seule la tradition – dont les cultes apparaissent comme des variantes –, sorte de témoignage impersonnel, immémorial et invérifiable, tient ici le discours de l’histoire.

C’est dans ce cadre et sur cette espèce de consensus qu’intervient Lévesque de Pouilly : l’académicien fraîchement élu met dans ses dissertations radicalement en cause la créance qu’on peut accorder à la tradition. Les sources de l’ancienne histoire de Rome, écrit-il, en l’absence d’« aucun témoin digne de foi[18] », sont tout entières constituées par des traditions qualifiées d’« infidèles » et de « fausses[19] », par des monuments publics ainsi que par des annales – celles des pontifes et des magistrats –, qui ne fournissent que des « connoissances défectueuses[20] ». Conscient que les monuments ne pouvaient être lus qu’à travers les traditions, il rabat les uns sur les autres et les enveloppe dans une même suspicion, qu’il a beau jeu de justifier par l’énumération des événements fabuleux qu’elles rapportent et qu’ont repris à l’envi les anciens historiens ; quant aux annales, elles « n’étoient pas de plus fidéles dépositaires de l’histoire, que les traditions[21] » car, suivant Clodius et Plutarque (Vie de Numa, I), elles avaient péri dans l’incendie de Rome (390 av. J.-C.) et celles qui restaient n’étaient qu’un « ouvrage supposé[22] ». Tout repose donc sur la tradition, que le critique aborde en mathématicien[23], s’appuyant entre autres sur les travaux de l’Écossais John Craig (1663-1731) et sur sa théorie de « l’érosion graduelle du témoignage[24] » et de la probabilité qu’il dise vrai.

Suivant Craig en effet – dont la perspective était théologique, mais dont les axiomes ont une portée épistémologique d’autant plus évidente qu’ils prennent leur source dans l’Essay Concerning Human Understanding de Locke –, la probabilité historique est nécessairement « indirecte ou médiate, puisqu’il me faut, pour l’établir, en passer par une série plus ou moins longue de témoignages[25] » ; et, à mesure que l’on s’éloigne du témoignage d’origine, et qu’augmentent entre lui et nous soit le nombre des transmetteurs, soit le temps, soit l’espace, augmente simultanément la suspicion qui le frappe, c’est-à-dire l’« entredestruction de nature algébrique entre les arguments favorables à une affirmation, fût-elle d’existence, d’un événement historique et les arguments qui lui sont défavorables[26] ». Ainsi le témoignage écrit de première main lui-même est-il, sur ces fondements, sujet à l’érosion de sa force probante avec le temps. Dans la mesure où la tradition est une forme largement non écrite, ancienne et étendue de témoignage, elle tombe plus qu’une autre sous la coupe de ces principes, mais leur pouvoir corrosif les atteint également toutes.

La trace de ces lectures est sensible chez Lévesque de Pouilly. Il définit la tradition comme « un bruit populaire dont on ne connoît point la source, c’est la relation d’un fait, qui s’est transmise jusqu’à nous par une suite d’hommes, dont les premiers se dérobent à notre connoissance ; c’est une chaîne dont nous tenons un bout, l’autre se perd dans les abymes du passé[27] ». Elle est ainsi caractérisée à la fois « par son ancienneté, par son étendue[28] » et par une impersonnalité essentielle qu’explique son oralité : une source écrite, en effet, ne fonde pas une tradition mais une chaîne de témoignages, ce qui est différent[29]. Or on a vu que l’oralité accélère l’accroissement de ce que Craig nommait la suspicion de probabilité. Lévesque de Pouilly note que, par conséquent, la tradition « ne peut jamais nous instruire des circonstances des faits, ni de leur [sic] dates » :

la gravure, ou l’écriture, peuvent seules nous les conserver sans altération : ces tableaux intelligibles, qui, par l’ordre où ils sont placés, nous marquent la succession des différens événemens, ressemblent à ces statues mouvantes de Dédale, fameuse [sic] dans l’antiquité ; ils sont dans un mouvement continuel : ceux qui étoient voisins se séparent, ceux qui étoient éloignés se rapprochent, & il n’est presque personne, qui, par le seul secours de sa mémoire, pût fixer au juste la date des principaux événemens de sa vie. Nous ne nous ressouvenons pas mieux du détail des faits, que de leurs dates : notre mémoire, comme nos corps, fait tous les jours des acquisitions, mais ce n’est qu’aux dépens de ce qu’elle perd. Sur cette toile invisible qui la compose, des traits nouveaux se forment à chaque instant, en effacent d’anciens ; & les faits dénués des principaux caractères qui les différencioient, paroissent semblables et se confondent : de-là vient que si on raconte l’histoire d’un événement arrivé quelque temps auparavant, & qu’on ne s’est pas souvent rappellée, l’on y supprime des circonstances essentielles, ou l’on y en ajoute d’étrangeres. Il est donc absolument impossible qu’un fait chargé de ses circonstances & de ses dates, se transmette sans altération, par une suite d’hommes qui ne l’auront confié qu’à leur mémoire[30].

Voilà quel fut le sort des traditions de Rome, chargées au fil de siècles de circonstances étrangères, dépouillées peu à peu de ce qu’elles avaient d’exact, enfin transformées en fictions[31]. Mais on voit que si Lévesque de Pouilly fait avant tout porter son offensive sur la tradition, elle atteignait sans bruit les témoignages écrits même, puisque les plus authentiques d’entre eux devaient être soumis aux aléas de la mémoire, et par delà sans doute aux forces croissantes de la suspicion.

C’est ce que Nicolas Fréret a parfaitement compris. Dans sa réponse-fleuve, il note que, même si l’autorité des témoignages contemporains n’a pas été directement attaquée, les principes avancés par Lévesque de Pouilly paraissent l’affaiblir[32]. Et plus clairement que son confrère l’abbé Sallier, il prendra soin de distinguer pour les défendre les témoignages et les traditions[33]. Son argumentaire est remarquable de finesse, il précise à la fois la nature du rapport qu’entretiennent ces deux types de sources et la nécessité d’en conclure à l’existence d’un « grand nombre de dégrés de certitude » historique :

On peut réduire toutes les preuves de l’histoire à deux classes, à celle des témoignages contemporains, & à celle des traditions : j’appelle témoignages contemporains, les actes, les titres, les piéces écrites du temps des événemens, & les ouvrages des Historiens qui ont vû les faits qu’ils rapportent, ou qui ont travaillé sur les mémoires de ceux qui en avoient été les témoins. Par traditions historiques, j’entends ces opinions populaires, en conséquence desquelles toute une nation est persuadée de la vérité d’un fait, sans en avoir d’autres preuves que sa persuasion même, & celle des générations précédentes, & sans que cette persuasion soit fondée sur aucun témoignage contemporain subsistant séparément de la tradition même[34].

Or l’autorité des témoignages fournis par les historiens est elle-même dépendante de la tradition. Elle repose en effet sur la foi que leurs auteurs ont réellement été témoins des faits qu’ils rapportent, qu’ils ont été sincères et que leurs ouvrages n’ont pas été corrompus, trois « articles » sur lesquels notre persuasion est déterminée par l’opinion des siècles ultérieurs. « L’autorité des premiers Ecrivains dépend de celle des seconds, & il y a d’âge en âge une gradation de présomptions dépendantes les unes des autres […]. [J]e demande si la certitude de ces histoires contemporaines est d’un autre genre que celle de la tradition[35]. » Hormis ce dont nous avons été nous-mêmes témoins oculaires, « tout est tradition dans l’histoire, c’est-à-dire que toute l’histoire n’a de certitude que celle qui résulte de la confiance que nous avons au témoignage d’autrui[36] ». Ainsi, de manière inattendue, Fréret fait reposer la créance que nous devons aux récits des premiers siècles de Rome non sur l’existence de témoignages assurés mais sur la tradition qui justifie notre assurance. Mené à sa conclusion logique, un tel raisonnement permet de se passer tout uniment du témoignage : la simple tradition jouit d’un

dégré de certitude moins fort, à la vérité, que celui des histoires contemporaines ; mais tel cependant, que malgré l’éloignement des temps & des lieux […], les esprits vraîment justes ne se croyent point en droit de les rejetter entiérement pour le gros des faits, lorsqu’ils n’ont point de preuves positives de leur fausseté[37].

Cette présomption de vérité, qui renverse le fardeau de la preuve, accule ses adversaires soit à mettre en question les témoins oculaires, soit à concéder que la tradition n’est pas suspecte par elle-même ni à rejeter en bloc. Le type de certitude dont l’histoire est susceptible, et qui relève du poids que l’acribie accorde à chaque source particulière, certitude différenciée et nuancée par leur combinaison, est d’une nature tout autre que celle des autres sciences :

L’étude de la Géométrie & des Mathématiques est aujourd’hui l’étude favorite, & presque l’unique d’un très-grand nombre de bons esprits, ces sciences même semblent tenir aujourd’hui le premier rang, & ceux qui les cultivent, affectent de ne parler qu’avec mépris des autres sciences qui sont l’objet de l’application des gens de lettres […]. Cependant les sciences les plus importantes à l’homme, la morale, la politique, l’oeconomie, la médecine, la critique, la Jurisprudence sont incapables de cette certitude identique des démonstrations de Géométrie, elles ont chacune leur dialectique à part, comme l’a remarqué M. Leibnits, & leurs démonstrations ne vont jamais qu’à la plus grande probabilité[38].

Et Fréret d’attaquer nommément la théorie de Craig, dont Lévesque de Pouilly s’était fait le relais : son application à l’histoire revient à substituer le calcul à l’évaluation qualitative, la probabilité abstraite qu’un témoignage soit authentique à l’examen critique de la source. Il faut, pour chacune, porter attention à « chaque fait sur lequel [elle] rend témoignage, & discuter une infinité de circonstances du pays, du siécle, de la profession, du caractère, de la situation & de l’intérêt de celui qui parle[39] ». Voilà la dialectique à part, cette expression singulière par laquelle Fréret semble désigner l’épistémologie propre à une science historique en devenir.

Par delà ces principes de méthode en effet, la possibilité d’une histoire sans témoin est à mon sens l’un des points à retenir de ce long article : l’auteur ne se contente pas d’y établir la validité de la discipline historique ni de reconduire, de manière apparemment conservatrice, l’habitude de faire confiance au jugement des anciens historiens – une confiance qui reposerait « à la fois sur une vision idéalisée de l’Antiquité et sur une conception figée des exigences scientifiques[40] » – ; en dépit d’une conception encore cyclique de l’histoire, qui faisait des auteurs du siècle d’Auguste les alter ego de ceux du siècle de Louis XIV[41], Fréret, me semble-t-il, ouvre la porte à la transformation des exigences de la discipline, à l’évacuation du témoin oculaire et du récit d’expériences personnelles qui fondaient depuis deux millénaires la valeur du savoir historique. Rapportée à la seule tradition, même complétée par l’archive – titres, diplômes, etc. –, l’histoire changeait de nature et de portée : une mémoire collective, sans souvenir, voire sans leçon, relatant des faits généraux plutôt que particuliers ; une connaissance qui soit non le produit d’un point de vue privilégié sur les phénomènes, mais l’établissement de ces phénomènes hors du regard subjectif. L’autopsie, le fait de voir par soi-même, qui était depuis Hérodote (II, 29) le procédé premier de véridiction historique[42], perdra ainsi, à terme, son hégémonie, éventuellement remplacée par d’autres techniques, appelées à devenir sciences auxiliaires.

On peut à ce titre relever le changement de statut de l’astronomie dans l’usage qu’en ont fait les historiens. Depuis l’Antiquité, elle a contribué à la conception cyclique d’une histoire se déroulant avec régularité, comme, autour de l’écliptique, le mouvement apparent du Soleil à travers les constellations[43]. Mais au début du xviiie siècle, l’établissement de la chronologie et de la géographie par le recours aux caractères astronomiques – éclipses, solstices, équinoxes, etc. – devient un enjeu majeur pour les historiens. Or Fréret n’est pas étranger à cette transformation : formé aux langues anciennes et au droit, mais aussi aux mathématiques, à la physique et à l’astronomie, il était proche des frères Delisle : Guillaume (1675-1726), géographe et disciple de Jacques Cassini qui introduisit en cartographie le recours aux données astronomiques, avec lequel il étudia la langue chinoise auprès d’Arcadio Hoang dans les années 1713-1714 et Joseph-Nicolas (1688-1768), astronome avec lequel il collabora dans ses recherches sur la chronologie et auquel, à sa mort, il laissa ses papiers[44]. Au cours des années 1720, ses travaux dans ce domaine s’intensifièrent, culminant dans une Défense de la chronologie fondée sur les monumens de l’Histoire ancienne, terminée dès 1728, mais parue comme presque toute son oeuvre après sa mort, et dans laquelle il s’opposait au système chronologique de Newton, dont il avait déjà traduit et publié trois ans plus tôt avec des notes l’abrégé naguère offert à la princesse de Galles[45]. Bougainville, son biographe, lui-même mathématicien, remarquera que « [c]et ouvrage & le traité sur la chronologie Chinoise [1733-1739], remplis l’un & l’autre de calculs effrayans, mais nécessaires, supposent dans M. Fréret une connoissance peu commune de l’Astronomie ancienne & moderne[46] ». À cent lieues du calcul des probabilités, cette autre discipline mathématique qu’est l’astronomie est mise au service de l’histoire et lui fournit le moyen de déterminer l’époque d’événements reculés, fixés jusque-là de manière contradictoire ou vague à cause de l’indigence des sources.

Il est donc à propos de relever la part qu’il lui fait dans sa réponse à Lévesque de Pouilly, contemporaine de sa critique de la chronologie de Newton : il y donne la pratique de l’astronomie comme l’un des signes par lesquels on reconnaît les siècles « sçavans & éclairés[47] » ; et parmi les historiens grecs, il soutient qu’Hérodote par exemple doit être cru relativement à la liste des rois de Perse, puisque ce qu’il en dit « est conforme au canon de Ptolémée, qui nous a donné après Bérose, la suite des Rois de Perse, tirée des Registres du Collège des Astronomes Chaldéens, de Babylone, & les diverses observations d’éclypses, rapportées dans Ptolémée au regne de ces Rois de Perse, conviennent par le calcul astronomique, avec la chronologie d’Hérodote[48] ». Bérose lui-même, qui avait quitté « la Chaldée pour porter l’Astronomie dans la Gréce[49] », est l’un des historiens de l’époque alexandrine qui retient le plus longuement l’attention de Fréret[50], tout comme Ératosthène, « grand Astronome & grand Géomètre […] [qui] avoit fait une étude particulière de l’histoire, & avoit publié une chronique complette de l’histoire grecque ; elle remontoit jusqu’aux temps les plus reculés, & fixoit même l’époque de plusieurs évenemens des temps héroïques[51] ». La maîtrise de l’astronomie apparaît de la sorte chez Fréret comme l’un des critères qui sert à évaluer la compétence d’un historien et comme ce qui lui permet de produire un récit digne de foi, même en l’absence de témoins. La double lecture de son mémoire, sur une période de près d’une année, a laissé tout loisir aux académiciens de discuter ces idées.

On ne peut conséquemment qu’être frappé par la conclusion que Lévesque de Pouilly donne à ses nouveaux essais de critique, quelques mois plus tard : après l’histoire de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, il aborde rapidement et successivement celle du Danemark, du Pérou et du Mexique, qui n’offrent toutes que peu de certitudes historiques hors de « scénes sanglantes[52] » indignes de la « curiosité du Philosophe[53] », avant d’enchaîner sur la Chine, dont Fréret était, avec Étienne Fourmont, l’un des spécialistes au sein de l’Académie[54] :

L’an 237 avant Jesus-Christ, l’Empereur Ching fit brûler tous les livres historiques […]. Depuis son regne, les Chinois ont sur tous les siécles, des mémoires écrits par des Historiens contemporains ; mais ce qu’on raconte des temps antérieurs, semble d’abord devoir être rangé parmi les traditions. En effet les Historiens de la Chine reconnoissent, qu’après la mort de Ching on ne rétablit l’histoire ancienne, que sur des fragmens informes, que le hazard avoit dérobés aux sévères perquisitions de l’Empereur : or, qui nous assûrera, dira-t-on, que ces fragmens ne fussent pas des recueils de traditions ? Il me semble que l’astronomie peut nous en assûrer : on lit dans l’histoire de la Chine, que la vingtiéme année d’Yao, c’est-à-dire, un peu plus de 2000 ans avant Jesus-Christ, le sostice d’Hyver fut observé vers le 18 d’Aquarius : on y voit aussi, que 171 ans après, arriva une conjonction de cinq planetes : or, l’astronomie nous apprend, qu’il y a eû effectivement 171 ans entre ces deux phénomènes. […] Il est donc constant que les Chinois, qui après la mort de l’Empereur Ching recueillirent l’histoire des événemens arrivés sous Yao, environ 2000 ans avant Jesus-Christ, travaillerent sur des mémoires écrits par des Historiens contemporains[55].

Cette fin abrupte, car il s’agit des dernières lignes du mémoire – et de l’ultime contribution de Lévesque de Pouilly aux travaux de l’Académie –, ne porte-t-elle pas, sous forme concessive, la marque de son contradicteur ? Et quoique la connaissance du ciel n’y permette pas de conclure hors du témoignage, auquel l’auteur rattache les observations astronomiques, elle confirme bien l’existence de mémoires contemporains, les arrachant à la tradition dans laquelle ils menaçaient de se résorber, à l’exténuation des probabilités et à la nullité historiographique.