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Introduction

Ahmadou Kourouma publie son premier roman en 1968. Aussitôt, la critique salue la nouveauté et l’originalité d’un auteur qui réinvente la langue romanesque africaine jusque-là embourbée dans le style de la langue classique et scolaire[1]. Une mémoire translinguistique et transculturelle voit progressivement le jour et conduit à ce que la critique considère désormais comme le style Kourouma, que d’autres écrivains adopteront dans une large mesure. Cette invention linguistique repose également sur une mémoire historique qui se déploie sur une ligne du temps allant de la fin du xixe siècle jusqu’au xxie siècle. Comment percer le sens du couple réalité/fiction dans les romans[2] de Kourouma ? Telle est la question principale abordée dans cette étude, dans laquelle on voudrait noter que Kourouma ne construit pas la mémoire de l’Afrique contemporaine à partir de grands récits de la Colonisation, de la Décolonisation, de la Négritude comme le font les romanciers qui l’ont précédé, notamment Mongo Béti ou Sembene Ousmane.

Bien que ses quatre romans soient construits différemment sur le plan narratif et qu’ils diffèrent nettement par leurs sujets, ils forment un tout cohérent, un univers romanesque autonome propre à l’auteur, doté de ses corrélations intellectuelles et artistiques. Une telle unité se construit autour de la figure de l’histoire. Ce qui ne veut pas dire que les romans de Kourouma seraient compris comme un diagnostic sur les conséquences de la colonisation et de la dictature contemporaine en Afrique. Au contraire, sous prétexte de décrire la vie en Afrique, Kourouma pose les questions du sens de l’existence de l’homme africain moderne d’une façon tout à fait originale et nouvelle, mais de manière oblique et ironique.

Contrairement aux discours dogmatiques — discours colonial, négritude, indépendance — ou de l’historien, dont l’objet est la vérité, les romans de Kourouma se construisent sur le principe de la dissolution des vérités absolues tout en utilisant les documents et les discours historiques.

La configuration narrative de l’histoire

Les événements survenus en Afrique depuis la conquête coloniale et les discours qui les prennent en charge sont naturellement très nombreux. Certains, comme les coloniaux, magnifient la mission civilisatrice du projet ; d’autres — africanistes, indépendantistes, etc. — évoquent les massacres et l’assujettissement du continent. Les romans de Kourouma embraient donc sur un continuum de récits qui, en filigrane, les double, les éclaire, les prédétermine et crée chez le lecteur un système d’attente, en renvoyant implicitement aux récits déjà connus. Ils sont néanmoins loin d’être de simples réactions d’un univers symbolique résumant les grands problèmes existentiels en Afrique. En mettant en lumière la connexion existant entre l’histoire « officielle » et son affabulation romanesque comme style de vie, consistant à faire voir le monde avec distance, Kourouma a remarquablement engagé une bataille contre la forme romanesque telle qu’elle est pratiquée en Afrique depuis les années 1950. Ses romans se manifestent sous forme d’une parole, une explication ou un discours apparaissant comme une transperception, c’est-à-dire la perception qui traverse et dépasse les discours hégémoniques et les figures monumentalisées. Car le roman, par son pouvoir de créer des fictions, constitue un lieu qui traverse et transcende toutes les facettes d’un événement et fait procéder la création esthétique d’une quête ou d’un mouvement vers la face cachée des choses, vers une transréalité [3] proche du sacré, c’est-à-dire ce qui relie les différents niveaux de réalités à travers et au-delà d’un événement. Étant une fiction, le discours romanesque se traduit par un sentiment — le sentiment artistique, ici littéraire — qui relie les êtres et les choses.

On sait depuis longtemps que l’art du roman réside en priorité dans ce jeu qui mêle ou sépare l’exigence du réel et le désir d’émerveillement ou de crédulité feinte permettant de jouer entre la vraie vie et la vie rêvée. Tout se passe comme si « la réalité de référence [était] alors moins constituée par les personnages et les événements auxquels il est fait allusion que par la voix que nous avons l’illusion d’entendre[4] ». Parce que, ajoute Marthe Robert, « [l]e degré de réalité d’un roman n’est jamais chose mesurable […], il ne représente que la part de l’illusion dont le romancier se plaît à jouer[5] ». Inhérent au roman, le poids du réel s’exerce grâce à des événements inventés mais assez vraisemblables pour engendrer l’illusion, ou avérés par l’histoire. Participant à la cohérence d’une vision romanesque, ils produisent alors la fiction. S’il a pour vertu de maîtriser une continuelle ambiguïté entre le vrai et le faux, le roman crédibilise l’invention et jette le doute sur ce qui est historique. Car « [l]a littérature […] qui peut ou doit être fausse, à l’opposé de la parole des sciences ; c’est une parole qui, précisément, ne se laisse pas soumettre à l’épreuve de vérité ; elle n’est ni vraie, ni fausse, […] c’est ce qui définit son statut même de fiction[6] ».

Par un tel statut ambivalent, le roman de Kourouma permet d’aborder « les zones d’ombre de la mémoire officielle et de la mémoire collective » dont parle Régine Robin[7]. À la recherche des traces du passé pour dire le présent, le roman, parcourt des lieux de mémoire en sillonnant les zones les plus sombres pour révéler le passé oublié, l’inscrit dans un récit, une histoire, une parabole, avec l’espoir de donner un sens à la vie en disant la misère et la joie de vivre des gens simples en marge de l’histoire. Avec Kourouma, celle-ci cesse d’être l’unique parole sur le monde et les événements. Car, rappelle Milan Kundera, le roman a commencé « quand l’unique vérité se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent[8] ».

La référence aux fragments de l’histoire ne sert plus alors à affirmer leur existence mais plutôt leur supercherie. Évoquer la figure de l’Histoire de l’Afrique devient pour les narrateurs des romans de Kourouma prétexte à multiplier incessamment des versions de ce passé, à confirmer, par là même, non pas la permanence d’un sujet africain « identique » à travers le temps, comme l’ont créé les mythologies de la négritude, mais la vigueur d’un sujet historique en train de se faire. En démontrant que l’histoire officielle de l’Afrique et celle du roman sont par essence incomplètes, les narrateurs des romans de Kourouma soulignent qu’ils ne s’installent jamais dans les significations définitives qui réduisent l’écriture romanesque à une simple transcription des vérités historiques et à des répétitions formelles ancrées dans une culture. Ainsi, ils révèlent au lecteur leur plus grande vérité. Que reste-t-il des guerres coloniales, des mystifications de la négritude et des pères de la nation donnés en guise de liberté aux peuples d’Afrique, sinon les mémoires fragmentées, incomplètes que les récits romanesques télescopent pour en construire leur propre lieu de mémoire ? La parole romanesque, par un jeu subtil de parodie systématique, se moque de telles certitudes affichées par les uns et les autres. Les narrateurs déconstruisent par des procédés de distanciation tout projet de dire la réalité historique, c’est-à-dire toute capacité à rapporter les faits historiques qui lui préexistent dans le discours social selon le régime de la véridiction. Les procédés de distanciation ont pour fonction de dire au lecteur que l’histoire qu’il est en train de lire est fictive et non véridique, tout en la situant dans des événements, eux, véridiques. Une époque. Des noms propres. Tout concourt à créer une atmosphère historique. Seule la liberté offerte par la fiction confère au roman une dimension de récits anecdotiques juxtaposés les uns aux autres sans la prétention du dire vrai spécifique au discours de l’histoire.

Sur le plan narratif, le récit, dont toute la perspective se soumet effectivement à la seule relation de l’avènement de la culture africaine moderne et ses prolongements dans la postcolonie[9], est, en général, construit de manière chronologique. Les personnages sont bien campés. Les descriptions, les dialogues, dans un décor décrit avec précision, jalonnent la progression dramatique du roman. Les points de vue d’époque s’entremêlent et se contredisent. Une anecdote commence à un moment donné, à travers une série de péripéties, et se noue à la fin du roman. Certains récits enchâssés sont intercalés entre les grands moments de l’intrigue principale, mais la chronologie demeure le trait permanent dans la narration des romans de Kourouma. Samory-Faidherbe, colonisation, première guerre mondiale, seconde guerre mondiale, Hitler, Pétain, de Gaulle, Roosevelt, Truman, Staline, Churchill, décolonisation, Éyadema, Mobutu, Bokassa et Houphouët-Boigny, autant de figures qui, pour le lecteur, évoquent les grands événements mondiaux qui ont affecté l’Afrique depuis un siècle et demi — événements historiques par rapport auxquels les principaux personnages (Fama, Djigui, Koyaga et Birahima) se déterminent.

Car, au fond, les quatre romans racontent la même trame historique : celle de la colonisation française du Mandingue, en Afrique de l’Ouest, de la décolonisation et de la postcolonie. Les soleils des indépendances évoque les péripéties d’un prince doumbouya, Fama, et son échec dû au monde nouveau dont il ne maîtrise pas les repères. Monnè, outrages et défis relate la défaite et la collaboration des rois africains, comme Djigui Keita, à l’entreprise coloniale. En attendant le vote des bêtes sauvages expose les péripéties de la période des dictatures africaines à leur sommet de gloire dans les années 1970. Et, finalement, Allah n’est pas obligé raconte les affres des guerres dites tribales des années 1990. Cependant, même si en grande partie la configuration de l’histoire de l’Afrique contemporaine est ainsi imitée par fragments dans les romans, elle est complètement intégrée à la logique du récit fictionnel. Elle y joue un rôle essentiel, non pas tant dans le projet de construire un savoir historique sur l’Afrique moderne, mais dans le procès esthétique du roman. Quel sens donner à ce conglomérat de témoignages ? Comment dissiper le brouillard qui entoure chaque événement, chaque personnage ?

De la dissolution de la doxa

Sous l’épopée tragique d’un peuple livré à la colonisation, à la dictature et aux guerres contemporaines en Afrique, perce la satire des discours dogmatiques érigés en doxa sur la religion, l’indépendance ou l’histoire officielle. Dans chaque roman, le narrateur explique à toute occasion son scepticisme allant jusqu’à la raillerie et à la dérision des faits évoqués. Pourtant, son but n’est pas pour autant de mettre en doute la vérité de cette période et la réalité historique en général. Il ne cherche pas non plus à déceler le mensonge par rapport à la vérité de la colonisation et des indépendances africaines. Au contraire, il prend un très grand plaisir à alimenter son récit avec la richesse, la polysémie et l’anarchie du réel. Même là où il y a, en apparence, une étroite relation entre tel événement et tel personnage de l’histoire, le narrateur crée une situation de décalage entre fiction et événement historique, et rend ainsi au récit romanesque son opacité et son autonomie. La vérité historique relatée devient ambivalente comme la relation de la fin de la seconde guerre mondiale par l’interprète Soumaré au roi Djigui :

Les quatre alliés s’en allèrent consulter le plus grand devin de l’univers qui leur dévoila les secrets de guerre du maître de Berlin, ses totems, ses faiblesses, et leur recommanda des ensorcellements qu’ils pratiquèrent, des sacrifices qu’ils égorgèrent.

Après les libations et les sacrifices, de Gaulle descendit à l’extrémité des Négrities à Brazzaville […]. Les sacrifices étaient exaucés, les ensorcellements réussis : comme l’avait prévu le devin, au moment de l’attaque, Hitler drogué dormait.

M, 209-210

Au lieu de choquer, ce travestissement des faits historiques épouse la logique du roman. Puisque l’interprète arrange les faits selon le mode possible de leur appréhension par le roi Djigui, peut-on parler de truquage de la vérité ? Ici, la caricature opère la distorsion du récit historique et de son paradigme de la vérité, et permet au récit romanesque de se substituer à lui. Car, en opérant à partir des mêmes matériaux événementiels que le récit historique, la fiction romanesque donne un autre sens aux éléments de base. En faisant des figures de De Gaulle et des Alliés des adeptes des pratiques magiques africaines, la caricature romanesque ne nie pas leur historicité, elle leur donne une profondeur et une assise populaire par la liberté fabulatrice du narrateur. Autant l’historien fait des héros, autant le roman les transforme en simples individus peu sûrs d’eux-mêmes qui doivent leur victoire tant au hasard de la magie qu’à leurs propres prouesses. En quelque sorte, cette caricature montre la manière dont le roman dénoue une vérité historique et introduit à une connaissance sur les individus et sur l’histoire. La figure caricaturée d’un de Gaulle plus magicien que militaire instruit, dans cette Afrique malinké, un ordre de connaissances profondément religieux et superstitieux. Provenant du récit populaire, ce contre-discours s’affirme clairement comme une brisure ; d’où la réécriture de l’histoire de la conquête, de l’exploitation et des affrontements politiques. Se lit ici, en filigrane, non pas l’envie de choquer ou de se moquer, mais au contraire une nécessité de rester lucide face aux événements et à la bêtise humaine qui les sous-tend.

Dans le même roman, l’événement de la mobilisation des Africains pour les guerres entreprises par la France coloniale est repris ironiquement par le narrateur suivant le même principe de déstabilisation de la vérité historique et l’établissement de la mémoire populaire ou romanesque, c’est-à-dire ce qui se dit, s’écrit et se raconte en dehors de l’histoire officielle :

Les Nègres, comme un seul homme, devaient se lever pour défendre la terre française, la civilisation, vaincre et annihiler définitivement l’hydre allemande. La France se souvenait encore, et les « Allamas » aussi, de la bravoure des gens de Soba. « C’est en témoignage de gratitude pour votre combat que les Blancs ont décidé de vous civiliser avant les autres races en apportant le train à votre pays. La construction du chemin de fer sera suspendue, les travailleurs et les emprisonnés pour manque de laissez-passer seront récupérés et gratifiés de chéchias, de gamelles, de couvre-pieds, de godasses et de fusils et embarqueront pour la France où ils seront nourris, logés, habillés gratuitement et payés deux fois plus qu’un travailleur forcé. Le ministre des Colonies et le gouverneur attendaient des Keita et surtout de Djigui qu’ils se mobilisent pour la civilisation. »

M, 107

Si le narrateur se félicite de la loyauté, de la discipline aveugle, de l’aptitude au combat des Africains, c’est pour ruiner la crédibilité de ce discours et en faire un contre-discours. On loue son oppresseur pour en révéler davantage ses agissements déshumanisants. Ici la caricature, par son aspect sémantiquement paradoxal, énonce une vérité plus cruelle et plus désagréable à admettre : le discours colonial est une oppression et non un projet de civilisation. Il oppose l’égalité entre Français et Africains pour rétablir la réalité des faits : la hiérarchie raciale dans le régime colonial, régime basé sur les rapports dominants / dominés.

Par ailleurs, le narrateur de En attendant le vote des bêtes sauvages fait la caricature de l’épopée de la négritude sur la résistance des Africains durant l’invasion coloniale. Alors que le récit historique note la bravoure des Africains, le roman souligne la collaboration de ces derniers pour soumettre leurs congénères :

Les colonisateurs sont contraints de se passer des affranchis.

Ils recrutent des guerriers dans les tribus africaines locales et se lancent dans la subjugation de tous les recoins de leurs concessions avec des canons. Les conquêtes meurtrières avancent normalement jusqu’au jour où les Européens se trouvent dans les montagnes dorsales de l’Afrique face à de l’insolite, à de l’inattendu qui n’est pas consigné dans les traités des africanistes servant de bréviaires à l’explorateur.

Ils se trouvent face aux hommes nus. Des hommes totalement nus. Sans organisation sociale. Sans chef. […] Et, de plus, des sauvages qui sont de farouches archers. Il faut les subjuguer fortin par fortin. Les territoires sont vastes, montagneux et inhospitaliers. Tâche impossible, irréalisable avec de maigres colonnes. Les conquérants font appel aux ethnologues. Les ethnologues les nomment les hommes nus. Ils les appellent les paléonigritiques.

E, 11-12

Ici, le narrateur parodie également le récit ethnographique sur lequel la conquête coloniale s’est basée pour soumettre les populations africaines, discours selon lequel, pour soumettre facilement les peuples à coloniser, on amène le roi à collaborer et ce dernier amène son peuple à l’assujettissement. Comment alors soumettre les tribus acéphales ? Une telle narration, qui tente de recoller tous les morceaux de l’histoire comme dans un puzzle ou une enquête imagée, ironise ainsi sur la primitivité des « paléonigritiques » décrits par ailleurs par des ethnologues comme les plus primitifs des « nègres ». Seulement, une simple dénomination ne résout pas le problème du politique visant à les soumettre.

Au contraire, la technique de recollage des morceaux du récit historique pratiquée par le narrateur illustre bien tout le travail de la création romanesque, travail basé essentiellement sur le détournement du sens par la dérision. Le narrateur de Monnè, outrages et défis relate le retour des anciens combattants de France avec un humour cocasse mettant à distance la fêlure coloniale dans la mémoire du continent pour bien en rire au lieu d’en pleurer :

Ils parlèrent français (c’est plus tard que nous saurions que c’était là un charabia à eux, que les natifs de France n’entendaient pas). Leurs dires étaient hérissés d’éloges, de mensonges et de merveilles. Ils prétendaient avoir en deux ans oublié nos dialectes et nos manières sauvages telles que manger à la main, marcher nu-pieds, se soulager derrière le buisson, se torcher avec les feuilles et se moucher avec les doigts. Ils étaient devenus des étrangers, des non-Nègres.

M, 84

Ici, le paradoxe comique vient du fait que les anciens combattants, par le simple fait qu’ils ont été en France, se comportent vis-à-vis de leurs compatriotes africains comme des colons.

La même démarche se trouve dans un autre épisode de Monnè, outrages et défis où le narrateur relate la liberté reconquise par les Africains après la longue période coloniale. Les espoirs placés dans les indépendances ayant déçu tant les Keita, les Doumbouya, ceux de Soba, ceux du Horodougou que toute l’Afrique, une satire grinçante superpose l’histoire et la fiction romanesque aux aspirations des Africains après l’indépendance :

Aucune des libérations n’égalera plus dans notre histoire celle de la suppression des travaux forcés. C’est une libération que nous avons tout de suite vue et vécue et qui fut bien plus authentique que les nombreux coups d’État des partis uniques et les pronunciamientos qui viendraient plus tard et que nous serions obligés de danser et de chanter pour les faire exister.

M, 232-233

Le narrateur continue en déconstruisant l’épopée de la négritude voulant que les communautés africaines précoloniales soient paradisiaques. Envisageant ces communautés du point de vue politique, le pastiche romanesque du discours de la négritude utilise la métaphore de nombreux essais montrant la vie dans la postcolonie comme une série de coucheries où les pratiques sont demeurées les mêmes, du colon au « père de la nation » :

La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux.

M, 278

Il existe cependant quelques exemples de la conjonction du roman avec la réalité. Les liens du roman avec l’histoire s’avèrent, dans la pratique, d’une richesse quasi infinie. Peut-on encore suspecter le roman, avec ses nuances et ses détournements du sens littéral des mots et des événements, d’être la copie de la réalité ? Dans le cas des romans de Kourouma, il est plus correct de parler de l’art du jeu avec la réalité. Les récits évoquent trois époques qui s’emboîtent dans l’univers des romans : l’empire de Samory, le Malinké, l’ère coloniale et les indépendances. Ainsi, dans Les soleils des indépendances, non seulement Fama, dernier prince de la dynastie des Doumbouya, mais aussi Diamourou et Balla, proches de Fama et symboles de la continuité historique du peuple malinké, rapportent les témoignages de cette époque à la fois révolue et présente dans la narration. Le narrateur précise qu’ils sont les seules figures du royaume du Horodougou à avoir passé les guerres samoriennes, le commandement des Toubabs et les indépendances. Ils demeurent, par conséquent, les « seuls témoins des grands jours des grands Doumbouya » (S, 112). Mais ces allusions aux faits historiques sont parfaitement intégrées à la narration romanesque. C’est que, ici comme dans d’autres romans, Kourouma ne cherche pas à inventer une histoire ni à démontrer quoi que ce soit, mais à montrer le monde sous un angle comique[10].

Ce paradoxe de faire croire vrai se résout par le fait que l’imitation du réel n’est pas sa répétition, mais l’introduction du simulacre entre le vrai et le faux. Les portraits de personnages extravagants donnent au narrateur l’occasion de mélanger le non-sérieux de la perspective humoristique et le tragique de l’histoire. Dans Allah n’est pas obligé, en usant du syllogisme, de la répétition et de l’analogie, la narration ironique met sur un même pied d’égalité Taylor, le chef de guerre du Libéria considéré comme le pire des dictateurs, et les autres figures politiques de la région comme Compaoré, Houphouët-Boigny et Kadhafi :

Comparé à Taylor, Compaoré le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny le dictateur de la Côte d’Ivoire et Kadhafi le dictateur de la Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien. Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations.

A, 68

Plus loin, par une comparaison dont l’humour noir renverse l’ordre des valeurs construit selon le schéma de l’opposition humain / animal, le narrateur déplace le côté tragique de la guerre :

Tous les villages que nous avons eu à traverser étaient abandonnés, complètement abandonnés. C’est comme ça dans les guerres tribales : les gens abandonnent les villages où vivent les hommes pour se réfugier dans la forêt où vivent les bêtes sauvages. Les bêtes sauvages, ça vit mieux que les hommes. A faforo !

A, 93

Ici, la description de la guerre du Libéria et de la Sierra Leone — et dont la puissance de vérité est indéniable — est constamment sapée par la distanciation parodique et le sourire qui l’accompagne pour éloigner le pathos suggéré par une telle cruauté actuelle sur les guerres en Afrique de l’Ouest.

Ce n’est donc pas tant les peines de Fama, les malheurs de Djigui, l’extravagance de Koyaga ou le cynisme de Birahima qui font des romans de Kourouma des oeuvres remarquables. Même un romancier moyen peut entretenir l’illusion référentielle ou le rêve et tenir le lecteur en haleine. C’est plutôt l’écart parodique qui fait de ces romans des chefs-d’oeuvre de construction narrative. À ce sujet, il y a chez Kourouma une esthétique du comique et une éthique de l’écriture. Ce ton piquant vient en opposition avec la vérité historique racontée par le narrateur ; et il crée une communication au second degré sur la réalité. En traversant tous les romans de Kourouma, le principe de la parodie se manifeste comme détournement, comme reconfiguration de l’expression directe des événements. En cela, l’art de Kourouma, et du roman en général, s’oppose à une certaine critique qui tend le plus souvent à tout prendre au pied de la lettre dans une oeuvre romanesque. Acquis en quelque sorte au détriment de la valeur assertive du discours, l’humour de Kourouma installe un lieu de convivialité avec le lecteur.

La fiction vise à raconter des épisodes anecdotiques pour relativiser la raison et rendre les vérités de Fama, Djigui, Koyaga et Birahima moins vraies, plus amusantes et moins sérieuses. Car la vérité historique, qui est constamment convoquée par le narrateur, n’est plus subie par le lecteur. Au lieu d’être une contrainte pour l’esprit, les événements historiques, mis à distance par le comique issu de la parodie, deviennent un processus de création esthétique et un style de vie empreint d’élégance intellectuelle provenant de ce regard amusé sur le tragique et le sérieux des hommes et des événements.

Dans Les soleils des indépendances, le narrateur fait le portrait de la vie des Doumbouya depuis l’arrivée des Français sur la terre de son Horodougou natal. Fama Doumbouya est le dernier de la dynastie. Son projet est simple et précis. Il lutte avec acharnement contre la colonisation française, les indépendances et le parti unique. Il espère vaincre tous les usurpateurs pour restaurer la grandeur passée du royaume du Horodougou. Le héros a des atouts majeurs que lui confère son statut social. Autoritaire, fier et sensible à l’honneur, il veut que ses protagonistes le reconnaissent comme prince. Mais ces qualités ne correspondent plus à la réalité. Il n’a plus de pouvoir. Et ses ennemis ne ratent pas une occasion de le lui rappeler. Il le sait d’ailleurs lui-même parce qu’il vivote comme un « charognard », un « vautour » travaillant « dans les obsèques et les entrailles » (S, 11). Ce contraste entre son rêve de prince déchu et la réalité vécue est d’un comique saisissant ; et que le narrateur commente avec justesse en prenant à témoin le lecteur : « Que voulez-vous ; un prince presque mendiant, c’est grotesque sous tous les soleils » (S, 13). Si, comme le dit Pius Nkashama, Fama est magnifié et glorifié avec son cortège de prince, il « ne se relie pas au temps et à l’histoire. La rupture est totale. C’est pourquoi, son itinéraire ne pouvait marquer que la fin des mythes[11] ». Le mythe est évacué du monde. Le roman s’installe.

Dans Monnè, outrages et défis Djigui Keita, de la dynastie des Keita, hérite d’une « oeuvre achevée » (M, 15) lorsqu’il est intronisé comme roi de Soba. Le plus beau, le plus intelligent, le plus fort Djigui se livre alors à une vie frivole et sans souci. Il s’entoure de griots qui l’adulent, au milieu de nombreuses femmes et de nombreux enfants, de sicaires (tueurs à gages), de sbires (hommes de main) et de séides (hommes dévoués et fanatiques). Djigui savoure les délices du pouvoir. Mais c’était sans compter avec les caprices du destin. Les troupes du Général Fadarba ont envahi l’empire du Mandingue. Samory, l’empereur, ordonne à son vassal, Djigui, de détruire la capitale du royaume de Soba. Djigui refuse d’obtempérer aux ordres de son empereur. Il érige une forte muraille pour la protection de la cour royale. Pendant qu’il s’épuise en sacrifices, les autres royaumes de l’empire tombent un à un. Finalement Soba est lui aussi pris sans coup férir. Le roi se résigne à la collaboration avec le pouvoir colonial. Déçu par l’administration coloniale qu’il a fidèlement servie, car elle ne lui a pas donné le train qu’elle lui avait promis, Djigui se rebelle contre l’autorité française. Il est alors déposé au profit de son fils Bema, plus obéissant. Même si son histoire est intimement liée à la colonisation, Djigui n’a pas connu les luttes pour la décolonisation et les déboires de l’indépendance. Mais, comme Fama, il est déçu par une administration qu’il a contribué à mettre en place. Grand féticheur et fervent musulman, méchant et charitable, aimé et haï, Djigui Keita demeure un personnage ambigu à l’image du destin de son royaume. Cette organisation ambiguë du récit s’accompagne d’un sentiment comique rendu par l’humour des situations et la structure répétitive de l’expression :

Il n’avait pas seulement trop vécu, mais aussi trop connu, parlé, s’était trop marié, avait trop procréé, trop dispensé l’aumône, trop tué de sacrifices, guéri trop de désespérés. Il avait été l’ami de Samory et nous nous rappelâmes que lorsque la défaite de celui-ci avait paru inéluctable, le Centenaire l’avait trahi en accueillant les Blancs nazaréens à Soba. […] Mais nous promîmes de témoigner qu’il avait renoncé au train, avait combattu la colonisation et, suprême refus, qu’il était mort avec un non samorien entre les dents.

M, 274-275

Le même ton parodique de l’épopée de la résistance africaine continue dans l’épisode racontant l’humiliation de Djigui par le capitaine français. Celui-ci ordonne au centenaire de respecter les couleurs du drapeau français et précise qu’il ne lui est plus « permis de les ignorer » (M, 53). Au moment où Djigui bondit pour refuser, l’interprète Moussa Soumaré qui, pour avoir été tirailleur, connaît mieux que tout autre la puissance de l’envahisseur, interrompt le roi et dit : « Quand un Toubab s’exprime, nous, Nègres, on se tait, se décoiffe, se déchausse et écoute. Cela doit être su comme les sourates de prière, bien connu comme les perles de fesses de la préférée » (M, 54).

Seul à pouvoir mesurer avec exactitude les forces en présence entre le commandant et Djigui, Soumaré n’hésite pas à travestir la pensée de l’un et de l’autre pour maintenir leur coexistence pacifique. Bouffon et parfois saugrenu, l’interprète joue le rôle de modérateur pour rendre la communication possible. Paradoxalement, un travestissement de la vérité permet le dialogue entre les protagonistes. Soumaré fait croire à Djigui qu’il est l’homme le plus chanceux du monde, que ses prières ont été exaucées et que ses sacrifices ont été acceptés. La tragi-comédie vient du fait que, par le serment d’allégeance qu’il vient de signer, Djigui est devenu plutôt l’instrument du pouvoir colonial. Devant une telle scène, que peut penser le lecteur de Soumaré[12] ? Qu’il est sarcastique, cynique ou sadique ? Ou, tout simplement, il esquisse un sourire en se disant que, après tout, le roman n’a d’autre morale que celle de faire rire des travers de la vie et des grands de ce monde, surtout quand ceux-ci se prennent trop au sérieux.

Rien ne confirme mieux, par ailleurs, le sentiment comique de ce roman que la flèche ironique lancée par le narrateur contre le commandant français. Celui-ci accuse Djigui d’être la cause de la défaite française lors de la seconde guerre mondiale :

C’est votre faute, Djigui. Si le jour de déclaration de guerre, vous étiez monté dans les montagnes, aviez parcouru les pistes, visité les villages et hâté la mobilisation, il y aurait eu assez de tirailleurs et les Allemands n’auraient pas vaincu, ils ne se seraient pas approprié Marseille et Paris.

M, 110

Dans Les soleils des indépendances, Fama Doumbouya apparaît comme une caricature du héros épique[13]. Il est un Malinké descendant de la dynastie des Doumbouya, « né dans l’or, le manger, l’honneur et les femmes ! Éduqué pour préférer l’or à l’or, pour choisir le manger parmi d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! » (S, 12). Le destin de Fama trouve son origine dans la fatalité historique. Son ancêtre Bakary a commis une faute. Incapable d’expliquer les paroles énigmatiques de la Voix, Bakary accepta le compromis de la Voix. C’est dans ce mythe de la fondation de la dynastie qu’il faut retrouver le destin de Fama. À la mort de son père auquel il devait succéder comme roi du Horodougou, « il buta sur intrigues, déshonneurs, maraboutages et mensonges » (S, 23).

Se croyant détenteur du pouvoir que confère son statut de prince, il avait manqué de respect à « un petit garnement européen d’administrateur, toujours en courte culotte sale, remuant et impoli comme la barbiche d’un bouc » (S, 23). Cet administrateur qui, à l’époque, commandait le Horodougou, choisit « un cousin lointain [de Fama] qui […] intrigua, mentit et se rabaissa » (S, 23). Même si Fama a combattu la colonisation, « comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher, les Indépendances une fois acquises, [il] fut oublié et jeté aux mouches » (S, 24). Il en vient même à regretter l’époque coloniale qu’il a pourtant combattue : « Fama bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu, elle a reçu tout le soleil mais aussi le grand vent qui l’a cassée » (S, 22).

Fama se retrouve dans un univers dont les valeurs sont contraires à son idéal ; d’où son échec. Sa quête de l’honneur est contrariée par une société qui promeut d’autres valeurs comme l’arrivisme social et la richesse[14]. Fama Doumbouya est devenu mendiant dans un royaume que se partagent la République Populaire du Nikinai et la République des Ébènes. Lorsqu’un garde l’empêche de franchir la frontière de la République Populaire du Nikinai, Fama explose. Car il se croit encore prince : « Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a sûrement connu ni la moindre bande de tissu, ni la dignité du mariage, osa, debout sur ses testicules, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité ! » (S, 101). En défendant son honneur alors que, en réalité, il n’en a plus les moyens, il devient ridicule et l’anachronisme de sa perception de l’univers dans lequel il vit le rend véritablement un héros romanesque. Sa lutte devient grotesque, car il utilise des moyens dérisoires face aux problèmes complexes de la vie.

En voulant se venger contre l’administration française Fama abandonna tout ce qu’il possédait et « us[a] les nuits, les jours, l’argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France. Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation » (S, 24). Il fera de même après l’indépendance de son pays. Il passera tout le temps à injurier les indépendances et le parti unique. Et il est accusé de comploter contre le pouvoir. Relaxé, il lance un défi aux douniers en s’engageant sans autorisation sur le pont qui sépare la République du Nikinai et la République des Ébènes. Il se jette dans la rivière sous le pont. Il est déchiqueté par un caïman sacré. Il ne réussit pas à rétablir l’ordre ancien perturbé par la colonisation et les indépendances.

Dans Allah n’est pas obligé, le narrateur parodie le discours ethnologique qui a longtemps fait autorité en Afrique. Censé révéler la vérité anthropologique aux Occidentaux en mal de connaissance du reste du monde, le narrateur en détourne le sens en en faisant un motif de justification des massacres. Comme la guerre, le récit ethnographique impose l’altérité et nie l’humanité de l’autre. Il est plus motif de la violence qu’objet de la révélation de l’humanité de l’autre par la connaissance qu’il prétend construire :

Le village des natives, des indigènes, de Zorzor s’étendait à un kilomètre du camp retranché. Il comprenait des maisons et des cases en torchis. Les habitants étaient des Yacous et des Gyos. Les Yacous et les Gyos, c’étaient les noms des nègres noirs africains indigènes de la région du pays. Les Yacous et les Gyos étaient les ennemis héréditaires des Guérés et des Krahns. Guéré et Krahn sont les noms d’autres nègres noirs africains indigènes d’une autre région du foutu Liberia. Quand un Krahn ou un Guéré arrivait à Zorzor, on le torturait avant de le tuer parce que c’est la loi des guerres tribales qui veut ça. Dans les guerres tribales, on ne veut pas les hommes d’une autre tribu différente de notre tribu.

A, 73

Par ailleurs, en insistant sur la gratuité de la violence chez l’enfant-soldat, le narrateur déconstruit le mythe rousseauiste de l’enfant naturellement bon que véhicule la doxa humanitaire sur ce que l’on appelle en Occident le Tiers Monde. L’enfant valorise la violence qu’il subit et fait subir aux autres comme le suggère la symbolique des sobriquets que se donnent Birahima et ses compagnons : Sosso La panthère, Tête brûlée et Siponni La vipère, etc. Devant une telle représentation de l’enfant victime et bourreau, le lecteur est confronté à la question du suspens moral. Sinon, il ne peut pas goûter le charme de ce texte. Doit-on condamner le jeune Birahima et ses compagnons pour leur sadisme ? Doit-on voir de la cruauté dans ce qu’ils subissent et font subir autour d’eux ? Quelle que soit la voie choisie, le lecteur se heurte à une question fondamentale : comment peut-on rire des situations tragiques ? Peut-on imaginer une situation où la victime peut être aussi bourreau contrairement au schéma dualiste de la doxa ?

Cet effet romanesque, qui se produit souvent par la distanciation parodique des événements racontés, se construit également à partir du récit initiatique des chasseurs dans le monde malinké. Dans une société normale, l’initiation vise l’amélioration de l’individu qui, apprenant rites et pratiques, saura comment se conduire selon les règles morales de son milieu social. La situation s’inverse dans En attendant le vote des bêtes sauvages car Koyaga apprendra auprès des dictateurs aînés comment nuire efficacement à la société et asseoir une dictature plus adaptée à son peuple. C’est dans un monde où les valeurs sont renversées que le narrateur entame le récit de l’initiation des chasseurs :

La politique est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine et impitoyable comme l’espace, le monde politique. Le chasseur novice avant de fréquenter la brousse va à l’école des maîtres chasseurs pour les écouter, les admirer et se faire initier. Vous ne devez, Koyaga, poser aucun acte de chef d’État sans un voyage initiatique, sans vous enquérir de l’art de la périlleuse science de la dictature auprès des maîtres de l’autocratie. Il vous faut au préalable voyager. Rencontrer et écouter les maîtres de l’absolutisme et du parti unique, les plus prestigieux des chefs d’État des quatre points cardinaux de l’Afrique liberticide.

E, 183

Dans ce récit métaphorique, où la narration prend une allure incantatoire et allégorique, le narrateur superpose le monde politique et celui de la chasse. Il identifie la brousse du chasseur à l’espace politique. Comme dans le récit des chasseurs, le narrateur met en relief le couple « maître-chasseur » / « chasseur novice » qui induit le complexe « grand initié » / « initié » dans le parcours politique de Koyaga. Celui-ci est entré dans la dictature comme au bois sacré, c’est-à-dire dans le cercle des initiés. Il a, avant sa prise de pouvoir, effectué un voyage initiatique chez les quatre plus grands dictateurs de l’Afrique que sont Tiékoroni, l’homme au totem léopard, Bossouma et l’homme au totem chacal.

Il en est de même de l’épisode de l’assassinat de Fricassa dans le même roman. Cet épisode enchâssé est fortement calqué sur la disparition de Soumangourou Kanté, roi du Mandingue, selon la mythologie malinké à laquelle le roman emprunte la matière de son récit. Le roman se donne la liberté de bouleverser un peu l’ordre et le sens des événements du récit mythique qui ne présente pas la mort de Soumangourou Kanté. Celui-ci s’envole définitivement sous la forme d’un tourbillon. Le roman évoque certes le tourbillon comme objet magique permettant à Fricassa de se déplacer mystérieusement et tenter d’échapper — en vain — à ses poursuivants :

Mystérieusement et brusquement un tourbillon de vent se déclenche, naît au milieu du jardin de la Résidence. Le tourbillon soulève feuilles et poussière, parcourt le jardin de la Résidence d’ouest en est et poursuit sa folle course dans la cour voisine, dans l’enceinte de l’ambassade des USA. Koyaga comprend tout de suite que le grand initié Fricassa Santos s’est transformé en vent pour se réfugier dans l’ambassade. Du balcon du premier étage Koyaga suit le mouvement du tourbillon qui, brusquement, auprès d’une vieille voiture garée dans le jardin, s’évanouit, se dissipe. Le grand initié Fricassa Santos sort du vent et se découvre, déguisé en jardinier.

E, 99

L’épisode romanesque de la mort de Fricassa Santos évoque le récit mythique du combat entre les deux figures emblématiques de l’Afrique de l’Ouest : Soumangourou et Soundjata, avec une notable inversion du sens par la parodie. Dans le mythe, une fois atteint par la flèche de son ennemi Soundjata, Soumangourou disparaît ; dans le roman, Fricassa, une fois atteint par la flèche de Koyaga, meurt. Ni Koyaga ni Fricassa ne sont des héros mythiques. Leur action est une parodie du héros mythique : Koyaga comme l’initié chasseur dictateur et Fricassa comme un vulgaire roi qui tente d’échapper à ses tueurs. Ils n’ont rien de majestueux comme les figures mythiques évoquées par Soumangourou et Soundjata. Ce processus d’adaptation du mythe au roman fait de En attendant le vote des bêtes sauvages un roman transgénérique usant des formes variées de récits qu’il incorpore à la fiction. Car, sur le plan narratif, les différentes formes du comique rendent possible une grande distanciation entre les événements racontés et le narrateur et assurent également à ce dernier un contact permanent avec le lecteur.

Conclusion

Comme beaucoup d’écrivains africains, Kourouma a montré dès Les soleils des indépendances, son premier roman, une curiosité pour l’histoire. Il a aussi révélé un intérêt pour les constructions verbales et narratives les plus originales à l’époque. Et s’il a observé avec précision les transformations socioculturelles introduites par le phénomène de la colonisation, il les a décrites avec la liberté d’un peintre faisant se côtoyer différentes figures de distanciation. Le narrateur intervient souverainement dans le récit, interpelle le lecteur et commente sur le mode ironique des histoires qu’il raconte sur les événements survenus en Afrique depuis sa rencontre avec l’Occident. Et les narrateurs des quatre romans entraînent le lecteur dans le théâtre de la vie drôle et tragique. Les héros en font autant. Fama, Djigui, Koyaga et Birahima illustrent d’un côté la comédie de la vérité historique qu’ils ont vécue, et de l’autre, la vérité de la comédie qu’ils jouent avec le destin. L’art de Kourouma, comme celui d’autres romanciers par ailleurs, réside dans ce jeu parodique qui ouvre, au sein du sérieux des sujets traités, les parenthèses du comique par le rire souverain du narrateur et le grotesque des héros historiques devenus de simples personnages romanesques.

Fama, Djigui, Koyaga et Birahima pourraient bien s’ajouter à la liste déjà longue des personnages rêveurs de l’histoire littéraire dans la mesure où leur dessein, comme le narrateur le dit, n’est pas tant la volonté de changer leur milieu que l’obstination de vivre le rêve de l’enfance : la vie de prince héritier et de roi pour Fama et Djigui, la vie de dictateur devenu le jouet de ses propres démons pour Koyaga et celle de Birahima, l’enfant-soldat à la fois victime et bourreau.

Se crée alors un monde où le souci de l’homme est moins d’humaniser l’univers que de regarder avec sourire le spectacle tragique qui en découle, ce qui déplace sensiblement leur quête au-delà de la lutte contre la colonisation, l’indépendance, le parti unique et les guerres dites tribales en Afrique. Un tel regard railleur est ainsi tempéré par le fait qu’aucun des personnages incriminés n’est simplement ridicule. Fama, Djigui, Koyaga et Birahima gardent, au comble de la dérision, quelque chose de touchant qui les rend sympathiques aux yeux du lecteur. C’est moins un travers social qui est visé que l’esprit du temps (la colonie et la postcolonie) dont tout le monde est, à la fois, victime et responsable.

Au-delà de l’organisation romanesque générale, il est d’ailleurs possible de constater que la présence des événements historiques sous-tend la macrostructure des romans. Les romans de Kourouma citent des événements historiques, les décrivent, fondent leur récit sur l’écriture de l’histoire immédiate de l’Afrique, s’inspirent d’un modèle historique pour fonder leur structure propre. En même temps, les éléments historiques qui tissent la trame romanesque ne sont eux-mêmes que des fragments, mentions, citations, traductions, commentaires qui entretiennent par rapport à l’histoire la même relation que la littérature face au réel : ils ne peuvent que produire des bribes, des esquisses, des impressions et des parodies du monde et de ses discours. Et, par la projection de faits historiques dans le roman au moyen de la narration, le romancier opère une projection métaphorique au niveau du sens. Dans cette double projection, l’histoire représente à la fois le réel et sa mise à distance par la parodie et donne par ce fait même sens au roman en tant que genre. À cet égard, Kourouma a créé un récit autonome caractérisé par sa nature littéraire qui est d’exister sur le mode de la fiction en jouant l’effet-miroir sur les effets du langage pour se séparer de la réalité empirique où il a pris son origine.

En rendant ambivalente la vision officielle de l’histoire, dont il présente une autre variante, le comique est ainsi un moyen de créer un espace de gaieté et de joie au sein du tragique et de l’absurde que déploie ce roman. Drapées dans la trame romanesque, ces vérités historiques se montrent plus accessibles, plus relatives et plus attrayantes au lecteur. La multiplicité des regards et des techniques, les contradictions, les répétitions, les échos qui modifient la relation à l’histoire permettent à Kourouma d’avoir prise sur les événements tragiques qui secouent l’Afrique contemporaine.

La fiction romanesque, en refaisant l’histoire dans l’espace du texte y crée des actions potentiellement envisageables dans le domaine du vraisemblable. Ici le charme du roman historique est qu’il fait surgir la fiction à partir des éléments du passé. De ce détour des discours hégémoniques dont se nourrit la doxa, se construit la dimension esthétique des romans de Kourouma. Et là se trouve également la quête de l’écriture personnelle, quête qui se caractérise le plus souvent, dans les oeuvres majeures de la littérature universelle, par la traversée des discours sur le monde. C’est par cette quête que l’écriture romanesque renoue avec l’histoire, le mythe et la littérature.