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Comment devient-on loup-garou, alors même que les loups-garous n’existent pas ? Telle est la question que je placerai au centre de mon propos. J’irai chercher une réponse en étudiant de près un obscur auteur du premier xviiie siècle, Laurent Bordelon, qui a remarquablement anatomisé la production littéraire de la barbarie. À l’horizon de cette première interrogation, je serai amené à envisager une deuxième question, plus générale, mais que le texte étudié nous permettra de formuler d’une façon étonnamment précise : qu’est-ce qu’un esprit, et par quelles dynamiques les communautés humaines produisent-elles les esprits qui les caractérisent ? Ce programme est sans doute bien ambitieux, mais le texte sur lequel je m’appuierai est lui-même tout à fait extraordinaire. Je me contenterai pour l’essentiel de suivre son déroulement puissant et rigoureux, qu’il me suffira de paraphraser ici ou là.

Deux barbares en pays de modernité

L’abbé Laurent Bordelon (1653-1730) est l’auteur d’une centaine de volumes touchant à tous les genres imaginables, de la comédie au roman en passant par les lettres, les mémoires et les propos mêlés. Sa réputation de graphomane lui a fait essuyer le mépris de bon nombre de ses contemporains et l’a relayé au trente-sixième dessous de nos rayons de bibliothèques. Hormis une thèse américaine datant des années 1940, quelques articles spécialisés et un apparent retour en faveur auprès d’une nouvelle génération de critiques[1], la plus grande partie de son oeuvre reste virtuellement inconnue de l’historiographie littéraire.

Il n’est pas indifférent que cet auteur oublié passe une partie considérable de ses ouvrages à justifier, souvent ironiquement, ses prises de parole. Le caractère logorrhéique de ses publications témoigne à la fois d’une jubilation scripturaire et d’un sentiment de fragilité. À travers d’interminables préfaces, de longues notes et une pulsion irrépressible à commenter ce qu’il est en train d’écrire, ses ouvrages tendent à s’absorber dans un effort d’autojustification, à rester englués dans les incertitudes autoriales de leur narrateur. Avide d’« empêcher toute identification » et de « briser toute continuité dramatique », il « annule le récit au point qu’il n’en reste plus qu’une forme vide[2] ».

Gardons-en ceci, sur quoi nous reviendrons en guise de conclusion : Laurent Bordelon adopte une posture autoriale qui fait de lui un barbare en pays de littérature. Même s’il mourra quelques années avant que ne paraisse la cartographie critique que Guillaume-Hyacinthe Bougeant donnera du pays de Romancie[3], l’hypertrophie de son discours métalittéraire témoigne du fait qu’il s’y sentait étranger, mal à l’aise, et qu’il n’était pas sûr de savoir, de pouvoir ni surtout de vouloir en parler la langue — selon la définition première du βάρβαρος désignant celui qui ne s’exprime pas dans la langue commune.

L’ouvrage sur lequel je concentrerai mon attention, L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, publié en 1710, est le moins méconnu de ses livres, ayant été réédité à plusieurs reprises au cours du xviiie siècle, y compris dans la collection des Voyages imaginaires de Garnier. Ce texte illustre parfaitement l’ambivalence de Bordelon à l’égard du monde du livre, puisqu’il publie ce récit pour dénoncer les effets pervers de la lecture. On a surtout vu en cet ouvrage un des nombreux descendants du Don Quichotte, que Bordelon mentionne d’ailleurs explicitement au début de son introduction, puisque son protagoniste illustre les dangers d’une lecture excessivement crédule.

La prémisse en est des plus simples : passionné de livres de magie, d’astrologie, de démonologie et de merveille, Monsieur Oufle perçoit le monde à travers une imagination débridée qui lui fait voir des diables, des sorcières et des maléfices dans les événements les plus communs de l’existence. D’une façon assez mécanique, en deux tomes totalisant plus de 800 pages, le récit multiplie les mésaventures et les quiproquos dans lesquels tombe ce « pauvre fou » qui s’obstine dans sa crédulité, malgré la multiplication des démentis et des situations ridicules dans lesquelles il se fourgue, les derniers mots précisant que « Monsieur Oufle ne cessa point d’être superstitieux et visionnaire[4] ».

Ici aussi, nous pourrions caractériser Monsieur Oufle comme un « barbare » qui ne parle pas la langue du rationalisme en train de devenir dominant dans certains milieux, alors qu’il persiste à parler celle, obsolète, de la démonologie et de la crédulité superstitieuse. Son nom anagrammatique désigne en lui « le fou », celui que la modernité va bientôt enfermer et exclure, même s’il ne s’agit encore ici que de le persuader de son erreur, et jamais de le « soigner ».

Les barbaries de l’auteur et de son personnage se répondent comme en miroir. Alors que le protagoniste croit tout ce qu’il lit, l’écrivain n’arrive pas à croire ni à faire croire ce qu’il raconte. Le premier s’obstine à parler le langage démodé de la démonologie, tandis que le second n’arrive à s’installer ni dans le langage philosophique ni dans le langage romanesque qui sont alors en train de prendre forme en cette période d’émergence de la modernité.

Davantage que ce statut de barbare, ce sont les mécanismes de production de la barbarie que l’Histoire de Monsieur Oufle permet surtout d’éclairer en mettant en scène un second Don Quichotte qui, au lieu d’avoir « l’esprit gâté par la lecture des livres de chevalerie, des romans, des poètes et d’autres ouvrages également éloignés de la vérité et de la vraisemblance » (MO, ii a), se livre à des extravagances pour « avoir passé une grande partie de sa vie à lire un nombre prodigieux de livres sur la magie et la sorcellerie, sur les spectres, les fantômes, les loups-garous, les esprits follets, les fées, les ogres, l’astrologie judiciaire, les divinations, les apparitions, les enchantements » (MO, iii a). Analysons en détail les premiers chapitres de l’ouvrage pour voir s’esquisser une étiologie de l’ouflerie.

Les occupations de l’esprit

La première phrase du premier chapitre commence par déterritorialiser l’aventure du protagoniste : ni le pays, ni la ville, ni la patrie ne « sont de conséquence pour tout ce qu’on va écrire de sa conduite » (MO, 1). Si sa localisation géographique est sans pertinence, sa situation sociale est en revanche cruciale : « Monsieur Oufle jouissait d’un bien très considérable […], il n’avait jamais voulu se gêner par aucun emploi, ni par aucune charge, se contentant pour toute occupation de lire beaucoup de livres » (MO, 3-4). Davantage qu’en termes de position, c’est par son occupation qu’est caractérisé le protagoniste : sa fortune accumulée lui permet de s’occuper à lire des livres, permettant par là même auxdits livres d’occuper son esprit — ce qu’il faut entendre jusque dans son acception militaire de prise de possession d’un territoire à conquérir.

Cette occupation passe par deux vecteurs principaux : les récits et les images. Même si, contrairement à Don Quichotte, Monsieur Oufle lit plutôt des traités, et même s’il est précisé qu’il prend la peine de lire « avec une égale attention et assiduité le pour et le contre » (MO, 4), c’est surtout aux contes qu’il est sensible dans les textes qu’il dévore : « en vain lisait-il des ouvrages faits pour combattre ces contes ; il retenait seulement dans sa mémoire les histoires qu’il y avait lues, sans vouloir se laisser persuader par les raisons qui en faisaient connaître la fausseté » (MO, 5). Ce qu’on appellerait aujourd’hui le storytelling — que Christian Salmon dénonçait récemment comme une « machine à formater les esprits[5] » — semble avoir une force d’occupation particulière, à laquelle ne peut pas résister la meilleure rationalité argumentative du monde.

Outre cette immersion narrative, Monsieur Oufle baigne également dans un monde d’images. S’il importe peu de savoir dans quelle ville ou dans quel quartier il réside, en revanche il est crucial de comprendre comment il meuble son espace d’habitation : « par les meubles dont je parle, j’entends particulièrement un grand nombre de tableaux qu’il avait fait faire à grands frais par les plus habiles peintres du pays » (MO, 5), représentant des magiciens, des astrologues, des monstres, des diables, des spectres, des fantômes et des revenants. On voit que la déterritorialisation de Monsieur Oufle n’est que relative : si l’immobilier ne compte pas, le mobilier fait tout. Le conditionnement du protagoniste relève d’un Umwelt mobile, fait d’images et d’histoires, reproductibles n’importe où, à la manière des différents magasins d’une même chaîne de commerces.

Car le premier chapitre, dont la fonction explicite est de « donner à connaître le caractère de l’esprit de Monsieur Oufle » (MO, 3), précise que son univers mental résulte directement du micro-environnement mobilier au sein duquel il évolue : « il n’y avait rien qu’il crût plus fortement, qu’il pratiquât plus volontiers ou qu’il étudiât avec plus d’application que ce que ces meubles représentaient ou ce qui y avait quelque rapport. Et c’est en cela que consistait son véritable caractère » (MO, 9). Le chapitre suivant donnera le catalogue de la bibliothèque mentale du protagoniste en fournissant une liste de dix pages énumérant tout ce qui « occupait » simultanément les étagères et le cerveau de Monsieur Oufle (MO, 19-28).

Le reste du récit mettra à profit toute l’érudition contenue dans cette bibliothèque qui, pour être mentale, n’est nullement imaginaire : à chaque fois que le pauvre visionnaire évoquera une croyance ou une pratique superstitieuse, l’auteur bardera son texte de notes de bas de page où le lecteur pourra lire les extraits et les références précises dont « le fou » tire ses « imaginations extravagantes ». Malgré la lourdeur typographique et narrative de ce dispositif qui pousse l’impressionnante érudition de Bordelon à occuper (ici aussi presque militairement) plus de la moitié de nombreuses pages du livre, il faut y reconnaître un effort admirablement rigoureux pour établir une relation d’homologie parfaite entre l’intériorité de l’esprit (les idées, les croyances, les désirs) et l’extériorité qui le conditionne par un mécanisme d’impression (les images sur les murs, les phrases dans les livres).

Pour compléter la description du conditionnement environnemental dont résulte l’ouflerie du personnage principal, le reste du chapitre I passe en revue les divers membres de sa famille, en une admirable galerie de portraits construite selon une rigueur toute géométrique. Les esprits humains s’y répartissent en cinq classes : les crédules qui se laissent impressionner durablement par les histoires qu’on leur raconte, sans conserver le moindre sens critique envers elles (Monsieur Oufle et son fils aîné l’abbé Doudou) ; les caméléons qui ne subissent que des impressions éphémères et qui peuvent donc croire à des choses parfaitement contradictoires en fonction des discours qu’on leur tient (la fille aînée Camele) ; les contradicteurs qui prennent le contrepied de tout ce qu’on peut leur dire et croient donc à tout ce que rejette leur interlocuteur du moment (Madame Oufle) ; les trompeurs qui manipulent les faits et les apparences selon les stratagèmes qui maximisent leur intérêt personnel, ne croyant qu’à ce qui peut les arranger (le fils cadet financier Sansugue, la fille cadette Ruzine et le maître-valet Mornand) ; enfin les incrédules, sages et probes, dont les solides raisonnements et le bon sens leur permettent d’éviter de tomber dans les extravagances où se précipitent tous les autres (le frère de Monsieur Oufle répondant au nom lui aussi bien choisi de Noncrede[6]).

Voilà donc posées les pièces du jeu et les règles combinatoires qui régiront son développement. D’un côté, on a un certain environnement qui affecte ses habitants à travers les impressions laissées en eux par les histoires et les images auxquelles ils s’y trouvent exposés. De l’autre, on a différents types d’esprits, caractérisés chacun par un certain mode de réaction aux impressions qui les affectent. Tout est en place pour que le jeu commence.

La communication des affections

Les chapitres III à VI sont consacrés à la première mésaventure dans laquelle tombe Monsieur Oufle du fait de sa crédulité superstitieuse, aventure au cours de laquelle il se transformera en loup-garou. C’est l’occasion pour Bordelon d’entrer plus en détail dans la façon dont certaines idées s’impriment depuis les pages des livres jusque dans le cerveau de leurs lecteurs :

Il y a longtemps qu’on parle des loups-garous. Les Anciens et les Modernes nous en rapportent un grand nombre d’histoires qui, quoique fabuleuses, n’ont pas laissé de passer dans l’esprit des simples pour être très véritables. On en fait mille contes aux jeunes enfants qui, étant sans lumière et sans expérience, y ajoutent foi d’autant plus volontiers que ce sont leurs pères, leurs mères et leurs mies qui leur font ces récits ridicules. L’impression de l’idée des loups-garous se fait, pour ainsi dire, si profondément dans leur esprit qu’ils la conservent toute leur vie, s’ils ne travaillent pas à la détruire par une étude dégagée de cette enfantine prévention ; et ainsi, s’ils n’effacent pas cette prévention, ils la communiquent ensuite à leur tour à plusieurs autres ; et c’est de cette manière que nous voyons tous les jours tant d’erreurs populaires qui se perpétuent, sans qu’on ait d’autres raisons pour les autoriser que parce qu’on les a entendu dire et qu’on ne s’est point mis du tout en peine d’en examiner la vérité.

MO, 29-30

On reconnaît ici un argumentaire central de la modernité émergente : de Spinoza et Locke à Diderot et d’Holbach, en passant par Fontenelle (qui est mentionné dans la bibliothèque de Monsieur Oufle et qui a signé l’approbation de plusieurs ouvrages de Bordelon, dont celui-ci en date du 23 juin 1709), l’esprit humain est décrit comme une substance molle, destinée à recevoir des impressions qui persistent en lui jusqu’à ce que d’autres impressions s’y superposent. Il appartient à chaque individu « éclairé » de corriger des impressions originellement trompeuses par des reconfigurations réfléchies, guidées par un fort sens critique et par un ferme effort de rationalité. Loin d’être un barbare, Bordelon apparaît ici comme parfaitement intégré dans le mouvement de civilisation des moeurs et des croyances qui caractérise cette époque historique. Nous sommes tous nés dans l’obscurantisme des contes superstitieux, sous la tutelle de parents ignorants ou de nourrices crédules ; le processus des Lumières (Auklärung) et de la modernité consiste à faire usage de notre raison pour nous émanciper de cette tutelle aliénante en examinant de façon critique la crédibilité des histoires qu’on nous a racontées.

Un tel programme civilisationnel implique que notre esprit critique puisse faire une distinction claire entre les imaginations extravagantes dont on nous berce dès notre plus tendre enfance et la vérité dont nous pouvons nous assurer dans la réalité à force d’étude, d’attention et de raisonnement. Tant qu’il reste sur le plan des principes, Bordelon ne fait que souligner la difficulté d’un tel programme : les impressions de l’enfance sont profondément marquées en nous, elles se conservent naturellement dans nos esprits, il faut faire de gros efforts pour parvenir à les effacer et à les détruire, à défaut de quoi elles tendent à contaminer ceux qui nous entourent. Plus qu’un projet d’émancipation triomphante, Bordelon semble surtout travailler à contenir une force de contagion terriblement difficile à endiguer. La croyance ne se contente pas d’être passivement imprimée en moi, elle rayonne de son énergie propre, elle est animée par une dynamique expansive qui se transmet d’une façon virale, à l’insu de ceux qui s’en font les vecteurs : « s’ils n’effacent pas cette prévention, ils la communiquent ensuite à leur tour à plusieurs autres ».

Images et contes sont investis d’une agentivité propre qui leur permet de se propager d’un esprit à l’autre, comme un virus se propage au fil de nos attouchements, de nos éternuements, voire de notre simple respiration. Ce qui ne reste encore qu’une menace latente va se préciser très concrètement dans les pages suivantes, à travers la mésaventure du loup-garou, qui va illustrer comment contes et images peuvent coloniser nos esprits au point de se matérialiser dans la réalité.

Les ressorts de la transmutation

Un soir très tard, à la suite d’un repas trop bien arrosé, Monsieur Oufle se retrouve dans la chambre de son fils Sansugue, parti pour un bal masqué, et y voit un costume de carnaval permettant de se déguiser en ours. Lui vient l’idée de l’enfiler pour faire une plaisanterie à sa femme, qu’il compte effrayer pour se venger des contradictions qu’elle apporte continuellement à ses croyances superstitieuses. Au moment d’entrer dans la chambre de son épouse, il entend que sa femme de chambre est encore avec elle, et décide d’attendre qu’elle en soit sortie. Pour se désennuyer, il prend le premier livre qu’il trouve sur la table, la Démonomanie des sorciers de Jean Bodin, s’assied sur un fauteuil à côté de la cheminée, et ouvre ce grand classique de la chasse aux sorcières dans lequel « il tombe par hasard dans un endroit qui traitait des loups-garous » (MO, 45). Sous l’effet du vin, de la chaleur et de l’heure tardive, il s’endort profondément, jusqu’à ce que la femme de chambre, finalement sortie de l’appartement de son épouse, ne laisse tomber un vase qu’elle tenait à la main et qui se brise, faisant « un si grand bruit que Monsieur Oufle en fût éveillé en sursaut » :

Il se lève tout troublé de dessus sa chaise, et comme il se trouvait vis-à-vis de la cheminée, devant laquelle il y avait une glace, il se vit dans cette glace avec l’habit d’ours dont il était revêtu. Et ainsi le vin et le feu qui lui avaient échauffé la tête, son sommeil interrompu si subitement, l’habit qu’il se voyait sur le corps, tout cela joint avec la lecture qu’il venait de faire lui causa un tel bouleversement dans la cervelle qu’il se crût être véritablement, non pas un ours, mais un loup-garou. Ce bouleversement était si fort qu’il avait entièrement détruit la mémoire de l’endroit où il avait trouvé l’habit et de l’usage qu’il avait projeté d’en faire ; il ne lui resta que l’idée de sa prétendue transmutation en loup, avec le dessein d’aller courir les rues, d’y hurler de son mieux, d’y mordre et de mettre en pratique tout ce qu’il avait ouï dire que les loups avaient accoutumé de faire. Il part donc sans différer, sort dans la rue, et commence à hurler d’une manière effroyable.

MO, 46-47

Analysons rapidement mais précisément les ressorts sur lesquels repose cette transmutation en loup-garou, afin de comprendre en quoi ce concours de circonstances très particulières réalise un cas de figure doté d’une valeur explicative tout à fait générale. La question est en effet d’expliquer par quelles médiations un être humain peut être conduit à « mettre en pratique » un modèle de comportement qui lui est originellement étranger, mais dont il se trouve avoir « ouï-dire » et qui consiste en l’occurrence à faire « ce que les loups-garous ont accoutumé de faire ».

1o Un premier ensemble de facteurs relève de tout ce qui altère nos capacités à interpréter nos perceptions sensorielles. Dans le cas présent, ce sont l’alcool, la chaleur, le sommeil, la surprise qui contribuent à l’illusion dont est victime le protagoniste. Relevons toutefois qu’il est rare que nous puissions exploiter nos capacités mentales à leur maximum, et que c’est généralement sous le coup de certaines limitations perceptives (hâte, fatigue, surmenage, stress) que nous appréhendons notre environnement.

2o La transmutation repose par ailleurs sur un conditionnement sélectif de la mémoire. Monsieur Oufle ne se souvient pas d’avoir revêtu un costume d’ours ou d’avoir voulu jouer un tour à sa femme ; en revanche, il se souvient de ce que font les loups-garous (hurler et mordre). Ici aussi, dans la mesure où nous ne pouvons jamais avoir un accès complet à tout ce qui s’est impressionné en nous au cours des années, l’oubli sélectif dont souffre le personnage de Bordelon illustre une limitation inhérente à toute forme de comportement humain.

3o La transmutation requiert cependant une médiation extérieure, qui ne tient ni à nos limitations perceptives ni à l’imperfection de notre mémoire, mais qui implique un dispositif technique de manipulation visuelle. On en a ici la forme la plus rudimentaire avec un grand miroir de salon, meuble qui se multipliait alors parmi les milieux aisés et qui fonctionne déjà comme un dédoublement de la réalité par le simulacre caractéristique de tout ce qui s’apparente à un écran. C’est grâce à cet appareil producteur d’image, associé au déguisement de la peau d’ours, que Monsieur Oufle peut se voir pour ce qu’il n’est pas. Relevons toutefois qu’en ce qui concerne ce dispositif visuel, le protagoniste n’est nullement trompé par ses sens, par sa mémoire ou par une réduction de sa capacité de jugement : il voit bien la figure d’un ours qui lui fait face dans le miroir, même si cette image est produite par une glace et un déguisement.

4o Une subtilité majeure de la scène tient toutefois à ce qu’il ne se reconnaît pas dans la glace pour l’ours dont l’image lui est effectivement renvoyée par le miroir, mais pour un loup-garou dont la figure n’existe que dans sa tête. C’est ici qu’intervient la médiation différée d’un frayage opéré par les livres, les tableaux et les autres meubles qui composent son environnement familier. C’est la lecture préalable de la Démonomanie, et celle antérieure encore de tous les traités rassemblés dans sa bibliothèque, qui a frayé par avance la façon dont il identifierait l’image lui faisant face dans le miroir. C’est sur le plan de ce frayage par la médiation littéraire (et plus largement culturelle) qu’il faut situer le ressort principal de ce que Bordelon caractérise comme les « imaginations extravagantes » de son héros. « Imagination » est ici à entendre au sens fort de production d’image, ou plus précisément encore de projection interprétative. Les images que nous identifions dans le continuum de nos perceptions sensorielles résultent de l’interface entre l’accueil de données extérieures et l’imposition de Gestalts (ou « formes prégnantes »). C’est le terme de « dessein » qui désigne le plus précisément possible, dans la citation ci-dessus, le mode d’opération de ces Gestalts : l’extravagance de Monsieur Oufle repose sur le pivot que constitue, d’une part, le dessin-figure d’une certaine forme assimilée (à tort) à celle d’un loup-garou et, d’autre part, le dessein-finalité qui induit certains comportements typiques du loup-garou (hurler et mordre).

On touche ici au coeur d’une première articulation entre la littérature, en tant qu’elle induit certains comportements frayés dans notre imaginaire par la lecture de certains livres, et la barbarie, en tant que lesdits comportements peuvent en principe relever aussi bien du cannibalisme que de la courtoisie.

La production de réalité par la fiction

Jusqu’à ce stade, le loup-garou n’existe que dans la tête échauffée, éthylisée et occupée d’extravagantes imaginations de Monsieur Oufle. La suite de l’épisode va donner au loup-garou — dont Bordelon comme la plupart d’entre nous pense qu’il n’appartient qu’au royaume des chimères — une existence parfaitement réelle, aussi consistante que celle de tout autre être rencontré dans le monde actuel.

Descendu dans la rue, Monsieur Oufle rencontre un groupe de musiciens payés pour chanter la sérénade sous le balcon d’une jeune lingère. Inquiétés par les hurlements qui s’approchent d’eux, ils interrompent leur morceau :

Ils écoutèrent pour connaître d’où pouvait venir une voix si extraordinaire, pendant que le loup-garou imaginaire se mit à hurler encore plus fort, et s’étant approché d’eux, ils le prirent tous pour ce qu’il pensait être lui-même. Quel cruel contretemps pour l’amoureux, quand il vit les musiciens d’enfuir de toutes leurs forces et qu’il jugea à propos pour sa sûreté de les suivre !

Monsieur Oufle, après avoir mis en fuite tant de gens qui faisaient un si grand bruit, en fut encore davantage confirmé dans l’opinion qu’il était véritablement un loup-garou.

MO, 49

La transmutation d’une imagination extravagante en réalité attestée n’intervient qu’à travers une média(tisa)tion sociale. La glace ne renvoyait que l’apparence d’un « loup-garou imaginaire » ; c’est seulement dans la mesure où ses semblables « le prennent tous pour ce qu’il pensait être lui-même » que Monsieur Oufle devient « véritablement un loup-garou ». Malgré l’alcool et le bouleversement de sa cervelle, il gardait un certain doute sur sa métamorphose : c’est l’image que lui renvoient non plus son miroir, mais les comportements d’autrui qui achèvent de le « confirmer dans son opinion ».

Face au doute radical que mettait en scène Descartes dans les Méditations et que revisite Berkeley en ces mêmes années 1710 pour identifier l’être à ce qu’on en perçoit (esse est percipi), Oufle ne peut fonder une certitude que sur le consensus des sujets percevants : est loup-garou ce que tout le monde s’accordera à reconnaître comme tel. La fuite terrorisée de tous ceux qu’il rencontre dans la rue suffit à confirmer son identification à la bête immonde. De même que l’intérieur de l’esprit de Monsieur Oufle était décrit en strict parallélisme avec les tableaux ornant les murs de son salon et avec les livres peuplant sa bibliothèque, de même sa croyance sincère d’être un loup-garou résulte-t-elle de la façon dont les autres se comportent avec lui. La « crise » que connaît la conscience européenne à cette époque, pour reprendre le titre du fameux livre de Paul Hazard, tient justement en ceci : dès lors que, à la lumière des systèmes de Hobbes, de Spinoza et de Locke, la certitude ne peut plus être fondée dans une instance transcendante, le contenu de notre esprit, avec toutes ses croyances et tous ses doutes, ne résulte que des affections causées en lui par ses relations avec la réalité extérieure.

La situation dans laquelle se retrouve Monsieur Oufle ne fait qu’exacerber ce qui est notre lot commun de modernes. Suis-je un homme ou un loup-garou ? Un bon citoyen ou un barbare ? À une telle question, je ne saurais apporter une réponse fiable sur la seule base de l’introspection — même si c’est tout le sens de l’entreprise rousseauiste que d’essayer envers et contre tout de s’accrocher à cet espoir. Pour la plupart des modernes, la perception d’une affection ne suffit pas à prouver l’existence de ce qu’on imagine causer cette affection : just ‘cause you feel it, doesn’t mean it’s there, comme le chante aujourd’hui Thom Yorke. On ne peut approcher (progressivement) de la certitude (sans jamais y atteindre pleinement) que sur la base d’un effort d’objectivation. Est loup-garou ce dont on peut observer qu’il se comporte comme un loup-garou — ce qui se démontre à force d’expériences et d’expérimentations.

C’est bien la voie qu’emprunte Monsieur Oufle, dont la superstition et la crédulité rejoignent ici parfaitement les présupposés de la méthode scientifique. Animé par « l’avidité qu’il avait de bien prouver son loup-garouïsme » (MO, 52), le voilà qui parcourt les rues en quête de témoins susceptibles de confirmer encore davantage l’opinion dans laquelle il était — ou, au contraire, de l’infirmer, puisque, tout superstitieux qu’il soit, cette nouvelle identité ne lui plaît guère. Or « il ne fut pas longtemps sans avoir une occasion favorable pour se satisfaire » (MO, 52). Ici ce sont des petits-maîtres en train de vandaliser insolemment les rues qui s’enfuient la queue entre les jambes en le voyant arriver ; là c’est un amant qu’il effraie et met en déroute au moment où il s’apprêtait à entrer chez sa belle (laquelle ne le lui pardonnera pas) ; ailleurs encore, c’est tout un quartier qui se montre aux fenêtres avec des chandelles, puis qui se barricade chez lui terrorisé. Chaque rencontre confirme l’hypothèse du loup-garouïsme, comme dans le cas des hypothèses scientifiques les plus réussies.

Dès lors que le dessin du loup-garouïsme est confirmé par la réaction unanime que Monsieur Oufle suscite chez les passants, son dessein comportemental s’en trouve d’autant affermi. Le voilà donc qui hurle de plus belle, et c’est sans doute seulement parce que tout le monde court plus vite que lui que personne n’est mordu. Même si nous savons tous que les loups-garous n’existent pas, cette nuit-là, dans ces rues-là, il y a bien eu un loup-garou qui a effectivement terrorisé la population, en conséquence des lectures qu’il avait faites, du costume qu’il avait enfilé, du vin qu’il avait bu, de l’image que lui avait renvoyée sa glace, des cris que lui avaient renvoyés les habitants. La fiction du loup-garouïsme, issue des livres imprimés dans les cerveaux de leurs lecteurs, s’est trouvée produire de la réalité sous la forme d’un loup-garou hurlant dans les rues — une réalité à la fois subjectivement éprouvée et objectivement attestée.

La circulation médiatique

La fin de l’histoire mérite à la fois de nous rassurer et de nous inquiéter davantage. En apparence tout finit bien : le loup-garou croise le chemin d’un carrosse où trois jeunes gens déguisés rentrent de leur bal masqué. Au bruit des hurlements, l’un d’eux, qui se trouve être Sansugue, le fils cadet de Monsieur Oufle, sort la tête de la portière, voit l’animal, y reconnaît son costume d’ours, neutralise le hurleur à l’aide de ses deux camarades et le ramène chez lui. Déshabillé et mis au lit sans résister, le « pauvre visionnaire », dans un état d’épuisement et de demi-conscience, « dormit plus de douze heures fort tranquillement et à son réveil parut homme et nullement loup-garou ». Sansugue ayant pris « toutes les mesures nécessaires pour que ce ridicule égarement ne devînt point public » (MO, 73), après une nuit d’extravagance, tout rentre donc dans l’ordre pour la bonne famille Oufle.

La « relation du loup-garouïsme de Monsieur Oufle » ne s’arrête pourtant pas là. Car l’épisode nocturne fait jaser ceux qui en ont été les témoins :

Que de bruits se répandirent pendant plusieurs jours au sujet de notre loup-garou ! Que de contes on en fit ! Car, comme il avait parcouru pendant cette nuit presque toute la ville, il avait été entendu d’une infinité de gens, dont la plupart furent plus que jamais persuadés qu’il y avait véritablement des loups-garous qui faisaient des désordres épouvantables. On ne peut croire combien on fit de fausses histoires à cette occasion.

MO, 74-75

Ces effets relèvent de ce storytelling que Christian Salmon caractérise comme une « machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ». Ceux que Bordelon appelle, non sans mépris, « le peuple » ou « la multitude » se complaisent à gober, puis à répandre « de fausses histoires » à toute occasion. L’anagramme d’Oufle ne désigne pas seulement le fou, mais aussi bien la foule, non tant celle qui envahit les rues en de rares moments fusionnels de fureur et d’émeute, que celle qui reste tranquillement chez elle, fragmentée et dispersée, calme et apparemment soumise, mais qui constitue un bouillon de culture viral où la contagion des récits relève de l’épidémiologie. Plus précisément que la foule, le personnage de Monsieur Oufle emblématise ce que nous appelons depuis la sociologie de Gabriel Tarde un public et qui relève d’une forme d’existence sociale en train justement de prendre forme au moment où Bordelon écrit son roman, avec les premiers développements de la presse périodique et les premières montées significatives des taux d’alphabétisation :

Nous voyons tous les jours des exemples d’une conduite conforme à la sienne. Aussi sommes-nous continuellement rebattus et assiégés de je ne sais combien d’histoires fausses, d’opinions ridicules, d’erreurs populaires répandues par le monde, parce que ces histoires, ces erreurs se sont d’abord emparées d’un grand nombre d’esprits faibles qui, par une espèce de contagion, les ont communiquées à d’autres, de sorte que, tirant la force et l’étendue de leur établissement de la faiblesse et du grand nombre de ceux qui les reçoivent, à peine la vérité trouve-t-elle quelque place pour se faire connaître.

MO, 236

Bordelon oriente de telles remarques vers la confirmation de sa typologie des esprits, déjà esquissée à travers la famille de son protagoniste. Il distingue des esprits faibles, des esprits ignorants, des esprits prévenus, des esprits crédules et des esprits trompeurs, qui composent la multitude — auxquels il oppose les rares esprits forts que nous sommes invités à devenir par la lecture de son livre, et par tout le mouvement des Lumières critiques dans lequel il s’inscrit. Au-delà ou en deçà de ce programme civilisationnel, l’aspect le plus intéressant de L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle me semble être d’offrir une description et une modélisation très suggestive de la dynamique de circulation qui anime ce que nous avons appris à reconnaître comme « la sphère publique » depuis les travaux de Jürgen Habermas, mais que nous pouvons aussi bien appeler « l’esprit public » pour rester au plus près de la terminologie de l’époque — ainsi que pour garder une certaine distance envers l’hypothèse d’une rationalité inhérente à cet espace de communication par l’écrit, puisque le texte de Bordelon nous aide justement à en mesurer les dérives, qui sont aujourd’hui patentes à la lecture des journaux et des magazines les plus vendus actuellement (en particulier à côté des caisses enregistreuses de nos supermarchés).

L’épisode du loup-garou fait en effet bien davantage qu’illustrer la façon dont des « contes » et de « fausses histoires » se répandent à travers les « bruits » qui circulent au sein de la populace. Les habitants de la Ville déterritorialisée figurée dans le roman ne se sont pas contentés d’inventer la fiction d’un loup-garou : ils ont effectivement vu et entendu quelque chose qui se comportait comme un loup-garou, qui croyait fermement être un loup-garou et que donc, étant donné les circonstances, il était finalement assez raisonnable de prendre pour un loup-garou. Comme on l’a vu, à travers sa diffusion médiatique, une fiction peut parvenir à prendre consistance de réalité, par les effets de confirmation et d’attestation réciproque sur lesquels repose l’identification de nos affections, en notre âge (moderne) coupé de tout ancrage transcendant.

Pour le dire plus simplement, et pour retrouver à travers Bordelon une intuition amplement développée plus récemment par Guy Debord ou Jean Baudrillard : c’est la circulation médiatique qui constitue notre réalité, dès lors que la forme sociale collective dominante dans nos sociétés est devenue celle des publics[7]. La folie de Monsieur Oufle est inhérente à toute foule composée comme un public. Les contes (tirés de la bibliothèque) produisent des croyances (en les dessins/desseins des loups-garous) qui produisent des comportements (d’extravagants hurlant dans les rues), qui produisent des croyances (des passants effrayés), qui produisent des contes (bientôt imprimés dans des périodiques et dans de nouveaux livres, remplissant d’autres étagères de bibliothèques), qui produisent des croyances, qui produisent des comportements, qui produisent des contes, et ainsi de suite.

Cette circulation a son animation et sa dynamique propres, dont nos subjectivités ne sont que les vecteurs. Tel est le renversement majeur auquel nous convie L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle : mes croyances, mes histoires, mes imaginations, mes comportements ne viennent pas de moi, mais résultent d’une circulation médiatique qui me traverse et m’informe, à laquelle je peux parfois résister en fortifiant mon esprit, mais dont l’agentivité m’échappe fondamentalement.

Littérature et barbarie

Maintenant que nous avons pu observer comment on peut devenir un loup-garou, alors même que nous savons que les loups-garous ne sont que des êtres de fiction, nous pouvons revenir à la question de l’articulation entre littérature et barbarie, ainsi qu’à celle de la définition de ce que peut être « un esprit » au sein d’un monde médiatisé. Je tenterai de répondre à ces questions à travers quatre thèses résumant les principaux enseignements à tirer des textes qui viennent d’être commentés.

1o Ce qui constitue notre esprit n’est à situer ni en nous, ni en dehors de nous, mais dans la façon dont nous sommes traversés par la circulation médiatique. L’esprit (intérieur) de Monsieur Oufle, on l’a vu, se confond avec les images, les livres et autres meubles (extérieurs) dont il compose son environnement. L’esprit est donc par définition « médiatique » : il est un moment de la circulation des croyances, des désirs, des images et des discours à travers certains canaux de diffusion. La typologie esquissée par Bordelon caractérise justement la « force » d’un esprit par sa capacité à filtrer les impressions qui le traversent : plus les esprits sont « faibles », plus ils font rayonner à l’identique la contagion des discours dominants dans lesquels ils baignent ; plus les esprits sont « forts », plus ils tendent à filtrer et à infléchir les discours qui les traversent. Dans tous les cas, notre esprit individuel et l’esprit public dans lequel il s’inscrit ne sont rien d’autre qu’une certaine modulation de la circulation médiatique.

Si, selon Jean 3,8, Spiritus ubi vult spirat, alors on peut jouer une dernière fois avec le nom du protagoniste pour affirmer que l’esprit s’oufle où il veut. L’épisode analysé ici montre comment un ensemble de lectures imprimées dans un esprit à la fois crédule et prévenu permet à cet esprit de s’oufler vers une transmutation en loup-garou. La folie de la foule consiste justement en ce que son esprit peut s’oufler dans n’importe quelle direction — de la plus inquiétante à la plus ridicule, de la plus noble à la plus criminelle. Le personnage de Monsieur Oufle dépeint cette disponibilité de l’esprit personnel et public, qui peut selon les circonstances s’oufler vers la courtoisie ou vers la barbarie.

2o Le loup-garouïsme de Monsieur Oufle illustre comment la littérature peut contribuer à la production de barbarie en tant qu’elle participe à la circulation médiatique. Si le roman de Bordelon s’inscrit à mi-chemin entre Don Quichotte et Madame Bovary, c’est que, comme ces deux classiques, il décrit les effets néfastes que peuvent avoir « les contes » sur les comportements humains. Il ne s’agit ici ni de se prendre pour un chevalier courtois, ni de jouer à l’amante romantique, mais de hurler dans les rues, de terroriser les passants, voire de les mordre. C’est vers la limite bestiale de la barbarie que Bordelon pousse son personnage principal, et ce sont bien les livres, ceux qu’énumère la liste précise dressée de sa bibliothèque, qui sont responsables de cette bestialisation.

En lisant ce texte aujourd’hui, nous sommes bien entendu conduits à nous demander quelle part la littérature (les contes, les histoires, les fictions, les romans, les chansons, les films, les jeux vidéo) ont joué dans les épisodes les plus récents et les plus horribles de la barbarie humaine. On connaît le rôle de la circulation médiatique dans les emportements guerriers du xxe siècle, dans les emballements génocidaires du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, mais aussi bien dans ce qu’on recouvre du terme trompeur de « terrorisme », ainsi que dans les expéditions militaires menées en Irak ou en Afghanistan. C’est bien « en se racontant des histoires » que les humains se motivent pour aller hurler sur des champs de bataille ou, de façon sans doute encore plus inquiétante, pour piloter des drones bombardant des villages lointains à l’aide des mêmes joysticks et des mêmes simulations visuelles qu’ils ont d’abord pratiqués dans un contexte ludique.

3o Telle qu’elle s’est historicisée à partir du xixe siècle, la littérature s’est configurée comme un effort de résistance à la barbarie. En parlant de « la littérature » comme d’une catégorie intemporelle s’appliquant aussi bien à l’époque de Bordelon qu’à la nôtre, on s’est jusqu’ici aveuglé à ce qui fait son intérêt principal. Même si le mot existait bien en 1710, son extension recouvrait alors un ensemble bien plus large qu’aujourd’hui. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 définissait la « Littérature » simplement comme « Érudition, doctrine ». C’est bien cette littérature-là que vise Bordelon, en dénonçant les effets néfastes de la (fausse) érudition démonologique et des (fausses) doctrines astrologiques. Cette définition confondait les discours de savoir avec les discours d’imagination. Le travail de Bordelon et de ses contemporains « éclairés » visait justement à marquer une frontière claire entre les deux — et c’est en partie de ce travail qu’émergera au début du xixe siècle notre définition moderne de « la littérature », qui ne constitue plus qu’un sous-ensemble de ce que Bordelon désignait par ce terme. En se spécifiant par les deux dimensions de la fiction (qui ne revendique que des discours d’imagination et non plus des discours de savoir) et de la diction (qui situe sa valeur dans une élaboration de la forme plutôt que dans la véridicité du contenu)[8], notre définition de la littérature croit pouvoir neutraliser les effets pervers de la circulation médiatique des histoires potentiellement « extravagantes » dont elle se nourrit. Nous faisons comme si nous pouvions à longueur d’année lire des récits victimaires et regarder des déchaînements de violence cinématographique sans que cela ne porte à conséquence — sous prétexte que cette production potentielle de barbarie serait neutralisée par les miracles de la fiction et de la diction.

Une telle naïveté recouvre une double duplicité de notre rapport à la littérature. Tout d’abord, nous confondons généralement deux modes d’existence et d’action que le récit de la transmutation de Monsieur Oufle en loup-garou nous a permis de distinguer. Ce qu’on appelle « littérature » désigne d’une part un dispositif technique de manipulation visuelle, équivalent du costume et de la glace où le fou voit apparaître une figure d’ours. Lire un roman, c’est, dans le présent de la lecture, se voir en amant transi, en détective, en chef militaire, en explorateur, en chômeur, en bandit ou en loup-garou, alors même qu’on reste assis dans son fauteuil au coin du feu et avec un verre de vin à siroter sans danger. Mais la « littérature » désigne aussi, d’autre part, la médiation différée d’un frayage opéré par les livres lus dans le passé, livres qui occupent notre bibliothèque mentale comme la Démonomanie des sorciers occupe l’esprit de Monsieur Oufle. C’est cette médiation différée qui achève de barbariser le protagoniste, puisque c’est elle qui lui fait reconnaître/projeter la Gestalt d’un loup-garou, là où le miroir ne lui renvoie que l’image d’un (costume d’) ours.

Si nous voulons croire que la littérature peut aider à diminuer la barbarie de nos comportements plutôt qu’à l’exacerber, c’est sans doute parce que nous comptons sur l’accumulation et sur la sédimentation de nos lectures passées — et de la pluralité de costumes contradictoires qu’elles nous auront conduits à revêtir — pour nous offrir la distance critique capable de résister à ce qui, dans la circulation médiatique du moment, pourrait nous pousser à devenir loups-garous envers nos semblables[9]. À travers l’élaboration de ses fictions et de ses modes de diction, la littérature imprimerait progressivement en nous le dessin/dessein de ce qu’est une vie « humaine » (définie minimalement comme non barbare). Ce serait donc en partie sur la succession historique des extravagances (fictionnelles) auxquelles nous convie la littérature comme dispositif de manipulation visuelle qu’on pourrait compter pour réduire notre propension à la barbarie. L’inertie de la bibliothèque servirait de contrepoison aux illusions du costume et du miroir, alors même qu’autour de nous, et donc aussi en nous, l’esprit public s’oufle vers le loup-garouïsme.

4o La posture propre de l’expérience littéraire consiste à nous mettre dans la peau de la barbarie, pour mieux nous dissuader de la pratiquer. Outre la distinction temporelle entre ce que je lis actuellement et ce que j’ai lu dans le passé, une seconde duplicité caractérise la définition restreinte que nous donnons à la « littérature » depuis deux siècles. Drames, comédies, poèmes, romans à la fois participent nécessairement à une circulation médiatique qui les emporte dans ses flux incontrôlés (que dénonce Bordelon) et s’efforcent d’y résister en ouvrant, au sein même de ces flux, un espace de réflexion sur cette circulation et sur sa barbarie potentielle (réflexion que pratique lourdement Bordelon à travers tous ses écrits). C’est une banalité de répéter, après tant d’autres, que la littérature est un masque qui se montre du doigt, qu’elle est animée d’une passion réflexive inhérente à sa nature même, qu’elle est une forme de communication récusant les présupposés même de la communication.

En guise de conclusion, je reformulerai tout ceci en revenant à la double barbarie dont Laurent Bordelon et son protagoniste nous donnent l’image à travers L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle. L’auteur met en scène la façon dont la littérature barbarise son personnage transmuté en loup-garou afin de prévenir la barbarisation future de son lecteur. Il nous met dans la peau de celui qui se met dans la peau d’un ours et se prend pour un loup-garou en se voyant dans la glace à la lumière déformante de ses lectures passées. Il nous fait devenir loup-garou par le miroir du texte pour que nous ne le devenions pas dans le miroir médiatique des contes de démonologie.

Mais Bordelon ne se contente pas de nous mettre dans la peau du barbare. Il adopte lui-même, on l’a vu, des modes d’écriture qui font de lui un barbare dans notre histoire littéraire, quelqu’un qui ne sait ou ne veut pas en parler la langue canonique. Plus que relevant de la maladresse ou du manque de talent, son incapacité à raconter des histoires bien agencées, ses incertitudes et ses malaises face aux effets de croyances emportés par les récits, tout cela peut s’interpréter comme une résistance envers la dynamique épidémiologique caractérisant la circulation médiatique des images et des histoires. Comme l’a très bien montré Jean-Paul Sermain, « Bordelon ne cherche pas à produire un effet de vraisemblance, au contraire, il veut détacher le lecteur de l’histoire, lui faire prendre conscience des médiations littéraires » : « l’incongruité agressive de son oeuvre est censée faire éclater la vérité cachée de la fabulation dans laquelle nous vivons et arrêter le flux des mythologies[10] ».

Dès 1710, Bordelon pousse à sa plus extrême radicalité la réflexivité autophage qui caractérisera certains pans de la littérature du xxe siècle. Il en fait d’ores et déjà une mesure d’hygiène de la croyance : il écrit en se faisant barbare, en prenant la posture de l’étranger incapable de parler la langue de la circulation médiatique, et s’il en mime interminablement les rengaines les plus éculées, c’est en une imitation purement phonétique qui les vide de tout sens propre. À travers la double barbarie symétrique de Laurent Bordelon et de Monsieur Oufle, la posture littéraire s’incarne dans un dilemme saisissant : bafouiller ses incertitudes plutôt que hurler avec les loups.