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Il suffit de peu de temps, quand l’on se penche sur les enjeux formels et génériques de la poésie québécoise qui s’écrit à partir de l’après-guerre jusqu’au début de la Révolution tranquille, pour constater que les acteurs de l’époque ne furent guère préoccupés par les questions touchant la métrique, les modalités du vers libre, ni davantage les rapports entre poésie et prose. Pourtant, entre 1946 et le début des années 1960, une grande variété de dispositifs, de manières de mettre en forme et en page le poème se trouvent explorés ; mais tout se passe comme si cette grande liberté s’accompagnait d’une sorte d’insouciance ou d’indifférence à l’égard des questions formelles. Pourquoi le jeune Paul-Marie Lapointe donne-t-il à la plupart des poèmes du Vierge incendié, en 1948, non pas la forme d’une suite de vers libres justifiés à gauche mais plutôt celle de blocs de (fausse) prose dans lesquels chaque « vers » ou énoncé est isolé par des blancs ? Que penser du verset que pratique cet aîné admiré qu’est Alain Grandbois, et dont on trouvera des manifestations importantes chez de jeunes poètes comme Fernand Ouellette (dans Séquences de l’aile, en 1958) et un peu plus tard chez Jacques Brault ? Entre le vers libre abrupt, syncopé, de Luc Perrier dans Des jours et des jours et le vers plus ample, aux accents épiques, de poèmes que Gaston Miron publie déjà au milieu des années 1950 (« Des pays et des vents », par exemple, en 1955), la différence est-elle contingente ou n’affecte-t-elle pas le sens même du projet poétique ? Que dire, surtout, du surgissement majeur de poèmes en prose, parfois lyriques, parfois narratifs, chez des poètes comme Gilles Hénault, Roland Giguère, Jean-Guy Pilon et quelques autres ? Est-il sans importance, dans le même ordre d’idées, que l’un des premiers recueils publiés par les Éditions de l’Hexagone, Le ciel fermé de Claude Fournier, en 1956, soit entièrement écrit en prose ?

Ni les poètes, ni les commentateurs de l’époque ne s’arrêtent à cette question, sinon en passant et de manière assez convenue. On voit ainsi, non aujourd’hui sans un certain sentiment d’anachronisme et de porte ouverte résolument enfoncée, Gilles Hénault s’attaquer encore, en 1947, à la versification classique, en ces termes : « Les règles de L’art poétique de Boileau qui étaient sûrement bonnes en leur temps, ne peuvent pas s’adapter au rythme de la vie actuelle. Elles sont donc inutiles[1]. » Un peu plus tard, en 1958, Michel Van Schendel aura beau annoncer que sa principale préoccupation, qui devrait aussi être celle des poètes de l’Hexagone, a pour objet « les formes du langage poétique », ces considérations formelles n’auront rien de technique, elles effleureront la question du rythme défini comme « la transpiration de la sensibilité canadienne dans la poésie », puis, après avoir noté les « efforts de rajeunissement du vers régulier » tentés en France, l’auteur des Poèmes de l’Amérique étrangère sentira à nouveau le besoin de se démarquer du vers classique : « […] il semble bien qu’il y ait des raisons historiques à l’irrecevabilité chez nous de la versification régulière[2]. »

Sans doute l’impression que ces références au vers mesuré sont déphasées est-elle moins forte si l’on tient compte de la place encore très importante qu’occupent les traités de versification et la littérature classique dans les écoles et les collèges de l’époque, et si l’on rappelle aussi qu’un des événements littéraires majeurs de l’année 1953 — à côté et souvent au-dessus d’autres faits devenus pour nous incontournables, comme la fondation des Éditions de l’Hexagone, la parution du Tombeau des rois d’Anne Hébert et de Poussière sur la ville d’André Langevin — aura été la publication très attendue et remarquée de la vaste fresque lyrique de Robert Choquette, Suite marine, dont le « Prologue » s’ouvre ainsi :

Iseut, voici la mer !

 Du haut de ce rocher

Où le goéland seul ose et vient s’attacher,

Du haut du vent qui fait valser les grains de sable,

Regarde, Iseut : c’est elle, immense, intarissable,

C’est elle avec l’ampleur qu’ont les gestes de Dieu[3].

Si une telle poétique, dont la noblesse de ton n’a évidemment rien à voir avec les efforts de « rajeunissement du vers régulier » remarqués par Van Schendel, mérite d’être évoquée ici, c’est surtout pour mettre en lumière que sur le plan poétique comme sur le plan social plus général, l’époque dite de la génération de l’Hexagone est par excellence une période de transition et d’instabilité, au cours de laquelle les formes discursives, qu’elles soient ou non littéraires, se diversifient et les catégories génériques subissent des transformations importantes, en même temps que survivent (mais pas pour longtemps) des formes classiques. C’est dans ce climat d’incertitude, de tâtonnements et d’insatisfaction croissante à l’égard de l’ordre établi que le poème en prose, en particulier, acquerra une fécondité sans précédent dans la poésie québécoise, sans toutefois en aucune manière être pensé et théorisé comme tel, tant l’éclatement des formes et la liberté de dire semblent s’imposer comme une nécessité vitale.

Même s’ils sont très connus, repassons pour mémoire certains faits saillants de la mutation littéraire qui se produit à partir de la fin de la guerre : émergence du roman social urbain ; approfondissement d’une écriture du moi qui prend la forme du roman psychologique mais qui se trouve aussi mise en relief par la publication des oeuvres, y compris du Journal, de Saint-Denys Garneau ; apparition de poétiques d’avant-garde d’inspiration surréaliste et automatiste ; développement d’une prose d’idées nourrie d’esprit critique et de modernité, inspirant des journalistes, des essayistes et de nouveaux sociologues ; sans parler du développement fulgurant d’un nouveau média comme la télévision, lieu de tous les discours : documentaire, politique, fictionnel (le téléroman comme genre par excellence du réalisme social).

Si, comme l’a montré Pierre Popovic, la communauté canadienne-française éprouve à cette époque un doute radical sur sa propre identité[4], ce sont toute la configuration des discours et l’ensemble des formes littéraires qui s’en trouvent ébranlés, le champ poétique, en particulier, prenant acte de cette déstabilisation des références identitaires et devenant le lieu d’une volonté de transformation, une volonté qui a pour nom désir, chez Claude Gauvreau, ou action, chez Gaston Miron et ses amis de l’Hexagone. Or, il était déjà apparu clair dès les années 1930, au moment où commençaient à se manifester des poétiques libérées des contraintes classiques (pratique du verset chez Simone Routier, vers libre chez Saint-Denys Garneau), que du point de vue traditionaliste, la distinction entre poésie et prose se voulait garante d’une certaine stabilité idéologique : s’attaquer à la versification régulière, c’était de ce point de vue conservateur laisser la prose envahir le poème, c’est-à-dire laisser l’éphémère, l’instable contaminer le permanent et l’intemporel[5]. Quand il observera « l’irrecevabilité » de la versification régulière, même rajeunie, chez les jeunes poètes des années 1950, Michel Van Schendel verra d’ailleurs très bien que ce refus tient aux liens devenus indissolubles entre cette versification et les « regrets nationaux » et autres « besoins de la race[6] ».

Il est vrai que la frontière entre poésie et prose se trouvera aussi défendue, à l’époque de l’Hexagone, par des gardiens qui se situent aux antipodes de l’idéologie clérico-nationaliste traditionnelle. Gilles Marcotte a rappelé à ce sujet les positions de Fernande Saint-Martin, proche de Claude Gauvreau et des automatistes, regrettant en 1958 que les poètes de l’Hexagone écrivent moins de la poésie que « de la prose qui s’ignore et qui n’ose pas aller au bout de ses possibilités[7] ». Quoi qu’il en soit d’une exigence qui, au nom de « la langue sacrée de Thathamauzauskayakutès[8] », disqualifie d’emblée tous les « je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise » de Saint-Denys Garneau et les « il y a certainement quelqu’un qui m’a tuée » d’Anne Hébert, il faut toutefois remarquer que c’est précisément chez les poètes d’allégeance surréaliste ou automatiste que le poème en prose se manifeste avec le plus de vigueur à partir de l’après-guerre, l’exemple le plus notoire étant Les sables du rêve que Thérèse Renaud, membre du groupe automatiste de Paul-Émile Borduas et signataire de Refus global, fait paraître en 1946[9], en même temps que Gilles Hénault conclut son Théâtre en plein air, la même année, avec quelques « Proses postiches » évoquant par leur titre même quelque langage trouble, impur, savamment subversif [10]. Puis, au cours des années qui suivront, ce sera le déferlement poétique du jeune Roland Giguère, chez qui les poèmes en prose occupent une place majeure tout au long des années 1950, comme en témoigneront les rétrospectives de son oeuvre publiées plus tard par l’Hexagone, L’âge de la parole et surtout La main au feu[11].

Les poèmes en prose de Thérèse Renaud s’inscrivent dans une tradition proche de celle du Cornet à dés de Max Jacob. L’allégeance surréaliste de leur auteure risque à cet égard d’occulter ce qui, dans ces textes à la narrativité délicieusement perverse, relève de la volonté, cette force que Jacob plaçait au coeur de l’activité créatrice dans sa célèbre préface de 1916[12]. Les énoncés irrationnels ou absurdes ne manquent pas dans Les sables du rêve : « Mon mari est petit et noir. Il aime les serpents et en porte toujours comme cravate » (SB, 9) ; « J’ai un chant fondant comme un cri entre mes mains » (SB, 12) ; « J’ouvre un placard et il en sort une femme nue toute couverte de ronces » (SB, 33). Ce qui frappe toutefois, c’est à quel point de telles images aux accents surréalistes se trouvent situées dans une économie discursive qui leur accorde une motivation, qui les situe dans des récits et des formes dialoguées et les conserve ainsi dans l’ordre d’une certaine représentation, si insensée soit-elle. On sait que Max Jacob reprochait à Rimbaud le caractère chaotique, non situé, de ses proses. Or, les poèmes en prose de Thérèse Renaud ne sont justement jamais chaotiques : ils inscrivent plutôt un ordre soigneusement déréglé, marqué dès le poème initial par des références nombreuses à une quotidienneté insistante, à sa temporalité et à son dialogisme caractéristiques. Il s’agit donc d’un « petit mari » qui porte des serpents pour cravate :

Un jour il entre en tenant ses yeux dans ses narines : « Bonjour mon arbuste chéri. »

Nous sommes allés à la rivière rincer notre linge et teindre nos cheveux.

Il m’a dit trois fois : « Fais attention aux chants du rossignol car ta besogne à la maison est grave et sérieuse. Hier notre lit a abrité trois feuilles de chênes et cela démontre que tu es belle. »

Je lui ai dit en hachant mes paroles que nous devions manger pour le souper : « Trois rossignols ne peuvent me donner le bonheur. » Et le regardant de face : « Si je remplis la maison de rires tu sais ces beaux rires près de la route qui conduit à la forêt vas-tu me serrer la main ? » Il a dit : « Oui. »

Il n’y a jamais de pleurs dans notre maison parce que sur le perron mon mari a planté cinq arbres jaunes de Hollande[13].

La « dimension indécidable de [tels] textes[14] » repose sur le fait que leurs discontinuités ou leurs incohérences sont sans cesse reprises en main par une logique spatio-temporelle qui fait appel à un répertoire connu : la rentrée du mari à la maison, les « besognes » domestiques comme le lavage, la préparation des repas, les conversations de couple, etc. La métaphore qui soutient un énoncé comme : « Je lui ai dit en hachant mes paroles que nous devions manger pour le souper », nous obligeant à lire « hachant » selon une double isotopie (parole/légumes ou viande), mime ainsi la parole prosaïque et la situation quotidienne d’une femme qui discute avec son mari des conditions propices à son bonheur. La chute du poème, quant à elle, fonctionne comme la remotivation réaliste de l’interpellation incongrue lancée inopinément par le mari dans la première partie du texte : « Bonjour mon arbuste chéri », cette image ayant été filée dans celles de la forêt et des feuilles de chêne mais se trouvant finalement rétablie dans l’ordre d’une solution pseudo-rationnelle à la quête de bonheur (« il n’y a jamais de pleurs dans notre maison parce que »), grâce à l’action simple de planter des arbres devant la maison, même si le caractère conventionnel du geste se trouve légèrement déréglé par le fait que ces arbres sont plantés « sur le perron ».

La structure narrative, s’appuyant sur des marqueurs temporels et spatiaux, est évidente dans de nombreux poèmes des Sables du rêve, ce qui ne fait que confirmer les liens souvent étroits qu’entretient le poème en prose avec le conte et la nouvelle brève[15]. Mais on pourrait tout autant observer, chez Thérèse Renaud, la présence insistante de situations ou de discours évoquant le théâtre. Plusieurs poèmes prennent en effet la forme d’un véritable dialogue dramatique. Ainsi :

La statue — Bonjour bouquet, mes amours.

Le bouquet — Bonjour statue. Je suis heureux de t’offrir mes condoléances […].

La statue — Monsieur je suis toute confuse[16] […].

Ailleurs, c’est un dialogue entre « Lui » et « Moi », entre « Le matin » et « L’homme qui espère », ou encore entre la narratrice et la femme sortie nue du placard. Si la notion de « situation », que Max Jacob posait comme une exigence du poème en prose, demeurait assez imprécise, on peut suggérer qu’une de ses acceptions, à la lumière des poèmes de Thérèse Renaud, est celle de « situation dramatique », d’une sorte de théâtralité virtuelle qui permet de mettre en présence au moins deux voix et, plus généralement, de faire entendre des discours rapportés qui interrompent ou interpellent la voix narratrice.

C’est toute l’énonciation poétique et la discursivité de l’après-guerre et de l’époque de l’Hexagone qui est ici en cause. Il est certain qu’au tournant de 1945, l’espace poétique est envahi par une théâtralité qui paraît motivée par le désir de faire éclater l’unicité de la parole lyrique, de mettre en présence une pluralité de voix. Claude Gauvreau écrit alors les textes de Entrailles, qui sont pour la plupart de petites scènes poético-dramatiques où s’agitent et bavardent des personnages aussi improbables que « Fraser de Conébac », « Préphanon d’Uphihic », « La femme aux deux pieds bots » et « L’adorable verrotière »[17], qui parlent toutes les langues : celles du mélodrame, de la tragédie parodiée et de la saynète de collège, en français châtié ou vulgaire, en latin et, bien sûr, en exploréen. « Le vampire et la nymphomane », qui date de 1949, sera pour sa part désigné comme un « opéra[18] ». En même temps, le premier recueil de Gilles Hénault publié en 1946 aux Cahiers de la file indienne, Théâtre en plein air, inscrit dès son titre une référence dramatique que le poème éponyme de la section des « Proses postiches » actualisera dans la description d’une scène où « des comédiens fantômes jouent à se croire vivants », où « les vieux mystères et les jeunes merveilles s’interpellent à voix basse dans les coulisses » et où « d’infidèles et stupides pensées vocifèrent sur les tréteaux du sommeil »[19].

Cette personnification d’instances subjectives faisant de l’intériorité un théâtre est un enjeu évident du poème en prose, que ce soit chez Thérèse Renaud, Jean-Paul Martino, Claude Gauvreau ou Hénault lui-même : hantise de l’échange, de la conversation, de l’interpellation, farce ou « grand Guignol[20] », éclatement du monolinguisme, fragmentation de la subjectivité, tout cela paraît trouver dans les formes diverses du poème en prose pratiqué à cette époque un lieu propice, comme si la souveraineté de la voix poétique devait être ébranlée et que son foyer unique devait être l’objet d’une diffraction. Il faudrait à cet égard examiner la rareté extrême du discours rapporté ou direct dans le vers libre tel qu’il se pratique à l’époque de l’Hexagone, une rareté qui ne trouve elle-même tout son sens que sur la toile de fond d’un déclin radical de la prosopopée dans la poésie moderne, une figure encore fréquente chez Hugo et Lamartine (fameuse entre toutes : la tirade de la « voix chère » dans « Le lac » : « Ô temps ! suspends ton vol[21] […] ») et qui subsiste chez Baudelaire. Est-ce un hasard si Gilles Hénault pouvait encore, dans son premier essai poétique, « L’invention de la roue » (1941), proposer un « Dialogue » en alexandrins très classiques (« — Pleurer, pourquoi pleurer quand le monde est vivant ? / — Nul désastre n’est sûr au regard du savant[22] »), une forme dont on ne trouve aucun équivalent dans ses poèmes ultérieurs en vers libres.

De ce point de vue, les formes du dialogisme, de la conversation et de la théâtralité dans le poème en prose auraient une double cible : à la fois le registre figé et souvent ampoulé de la prosopopée telle que peut la pratiquer le vers classique, et en même temps la tendance du vers libre à imposer l’hégémonie d’une voix souveraine, qui absorbe la diversité des discours. Il est notable en tout cas que la fréquence du dialogue et du discours rapporté est au plus bas et tend vers zéro dans les poèmes en vers libres des poètes de la génération de l’Hexagone. À l’inverse, on trouvera de nombreux exemples de phrases rapportées en discours direct dans les poèmes en prose, par exemple, dans le « Miror » (1950-1951) de Roland Giguère. Ainsi :

S’il disait : « Bonjour ! » à quelqu’un, l’interpellé se retournait et demandait d’un air méfiant : « Que voulez-vous dire par là ? » Aussi Miror parlait-il souvent seul, pour lui-même […].

Vous n’irez pas loin avec vos pieds meurtris ! dit Miror à un étranger qui allait sur la route. Moi je sais, avec mes bons pieds, je n’ai jamais pu sortir d’ici[23].

Il en est de même dans le premier recueil, tout entier en prose, d’Yves Préfontaine, Boréal, bien que sur une moindre échelle et dans un registre beaucoup plus noble : « Pourquoi chantes-tu, Boréal, pourquoi ta bouche de monstre clame-t-elle la magie que tu sais ? — Vainement pleuvent au Sud illusoire les perles de désir[24] […]. »

Autant que les diverses formes du récit bref évidemment recyclées par le poème en prose (fable, conte, nouvelle), tel que le montrait déjà Les sables du rêve, c’est une déstabilisation générale du discours qui tend à se manifester, selon des effets de fracture, d’interruption, d’interpellation ou encore de délibération intérieure. De ce point de vue, l’intrusion de discours rapportés ou de dialogues n’est que le cas formellement le plus visible d’un dialogisme plus large qui ne cesse de faire entendre la voix de l’Autre dans le sujet de l’énonciation. En dépliant les images, en les étalant dans des séquences de phrases souvent complexes syntaxiquement[25], le poème en prose s’ouvre volontiers à une énonciation interrogative, délibérative, conditionnelle.

Ces modulations sont déjà très sensibles dans Théâtre en plein air de Gilles Hénault, dès le poème initial des « Proses postiches ». Les premières phrases des « Insulaires », un poème en trois sections, s’écrivent sur le mode de l’affirmation, du présent intemporel et de l’impersonnel : « Les habitants des îles parlent très fort, crient très fort. Leurs cris insulaires, en détresse, dressent le pavillon désemparé des solitudes[26]. » Mais à mesure que le poème se développe, ce tableau insulaire et maritime étalé comme un constat devient l’objet d’une méditation et d’un questionnement sur le langage. Il était question de cris et il faudrait des mots, sauf que « les îles sont éloignées » et que les mots tombent comme « des cailloux à la mer », eux qui « ne sont pas des oiseaux ». Le travail de la négation, ici, qui reconnaît que « la distance et le vent nous sont ennemis », donne alors dans un registre radicalement interrogatif :

Que ma bouche vigoureusement modèle des paroles ailées, que mon souffle anime cette glaise, sans quoi que deviendrai-je ?

Les oies sauvages, dans leur transmigration sûre, relient les continents de leur arc-en-ciel. Mais quel mot magique, orienté vers toi mon ami franchira l’espace interstellaire qui nous sépare ?

Après un retour de l’énoncé initial en début de troisième partie, le poème conclura, dans un registre proche de l’essai, que si les voix des insulaires sont « bizarres », c’est que « la voix l’est aussi, c’est qu’il n’est rien de plus bizarre que la parole humaine et que les mots sont nouveaux chaque fois qu’on les profère[27] ».

Une réflexion métapoétique, questionnant le rapport du sujet au langage et aux signes, se met donc en place dans les poèmes en prose de Hénault et se poursuivra dans Voyage au pays de mémoire, en 1959. Ainsi : « Au tableau noir s’inscrivent des signes cabalistiques. Qui tient la craie ? Quelle main tient la craie ? Pourquoi ces chiffres en forme de couteaux et de glaçons ? […] M’est-il permis de me retourner pour retrouver ma face de sel[28] ? » On voit que dans le théâtre à ciel ouvert de Hénault, la question du langage et celle de l’identité sont inséparables : qui parle ? qui écrit ? qui suis-je ? quel est le pouvoir des mots ? qu’en est-il de la nature profonde des signes ? L’aboutissement lyrique de ce questionnement, qui met en jeu le monologue intérieur et un registre délibératif proche de l’essai (« La mémoire est substance sonore, écho multiplié des images qui nous assaillent, et c’est en vain que nous la projetons hors de l’espace[29] »), cet aboutissement, nous le connaissons car il est devenu un classique, ce sera le long poème en vers libre et en douze sections, « Sémaphore », dans le recueil éponyme de 1962 : « Les signes vont au silence / Les signes vont aux sables du songe et s’y perdent[30] », poème dans lequel l’allitération tient de l’hypnotisme, véritable passion incantatoire qui convoque aussi bien l’alchimie médiévale que l’alphabet de glace de la toundra, la parole du sorcier, l’arcane, la magie cosmique. C’est pourtant dans les poèmes en prose de Théâtre en plein air et de Voyage au pays de mémoire que se sera préparé ce chant, à même l’insistance d’une voix critique, d’un discours de la distance et du doute qui rend indécise l’énonciation et force les images à se situer et à s’approfondir.

Un constat semblable pourrait être fait à propos de la poésie de Roland Giguère, dans laquelle le jeune Jacques Brault, dès 1955, percevait déjà une troublante indécision entre la poésie et la prose[31]. Si on a pu observer les intrusions du discours rapporté dans « Miror », on peut tout autant souligner le rôle de la parole délibérative dans « Yeux fixes », le long poème en prose de 1950. Ici, le tracé narratif rendant compte de l’avancée problématique, de l’aventure risquée d’un sujet qui se cherche (« À ma droite : rien. À ma gauche : rien. Derrière : moins que rien. Tout est devant[32] ») suscite le déploiement d’une parole discontinue, instable, sans cesse mise à distance, que ce soit par des interrogations (« Je crépite. Éclaterai-je ? »), par des énoncés auto-ironiques (« je suis le ministre des affaires intérieures »), par l’auto-interlocution familière (« Je me dis qu’avec un peu de patience tout finira bien par marcher ») ou encore, par la citation de discours socialement codés, celui de la justice par exemple (« La vérité toute la vérité rien que la vérité. / Dites je le jure. / Je le jure ») ou encore de l’anthropologie (« Les Indiens d’Amérique ignoraient le vertige[33] »). En fait, comme en témoigne l’indécision formelle observée par Brault, c’est toute la poésie de Giguère qui paraît habitée et soutenue par une tension entre un registre incantatoire que le fameux « Roses et ronces » porte à son apogée, et un ton à la fois narratif et délibératif mieux soutenu par la prose, bien que la frontière entre les deux ne soit aucunement étanche.

La période de l’Hexagone paraît elle-même tout entière marquée par un double régime énonciatif qui traverse de part en part la poésie et dont l’oeuvre d’un même poète, comme c’est le cas chez Hénault et Giguère, peut porter les traces : le désir d’une poésie absolue, originelle et intemporelle, absorbant totalement l’énonciation dans le pouvoir d’une profération imagée et magique ; et le besoin d’une parole analytique, qui se met à distance de ses propres métaphores, qui questionne l’identité et le sens, se raconte, s’adresse à elle-même, en même temps qu’elle se découvre habitée par une certaine hétérogénéité discursive. Sans doute est-ce là une tension qui caractérise toute la poésie moderne, mais le profond malaise identitaire que connaît le Québec entre l’après-guerre et la Révolution tranquille lui donne une acuité particulière, dans la mesure où c’est à la fois la question de l’être (qui suis-je ? qui sommes-nous ?) qui est en cause, et aussi son corollaire, la question du sens, l’aptitude même à dire et à signifier. Comme le constatera Claude Fournier dans son recueil qui marque l’entrée du poème en prose aux Éditions de l’Hexagone, c’est « l’édifice du vivre en voie de s’écrouler[34] ».

Le ciel fermé construit quelques paysages grandioses, tourmentés, proches parfois du cauchemar, mais on y retrouve la réflexivité et le propos métalinguistique déjà observés chez Gilles Hénault : « Nous aurions voulu parler, mais les mots s’agglutinaient en pâtes arrondies, roulaient sourdement dans la gorge ». La prose déploie le discours d’un sujet qui s’inscrit dans une histoire, qui s’examine, qui accuse et se projette vers un avenir insurrectionnel :

Seuls les hommes auraient pu me réconcilier. Mais comment aller par ces chemins perdus avec la carte de la pureté ?

Je n’ai pas désappris à regarder, mais ils se sont tous trompés dans leur façon de voir et d’exister. Personne n’a sondé la limite d’un regard poli où la rouille n’a pas mordu.

Comment vivre ? Il faut laisser passer les repas, étrangler les autres, tisser dans des toiles de désespoir des manteaux qui ne chauffent pas.

Je n’empêcherai pas en moi cette folie grandissante qui forge les armes du meurtre à venir. C’est par abstinence de violence et de sang que j’avais péché jusqu’ici. On me reconnaîtra désormais à la haine. J’aurais pu me contenter de défendre une paix provisoire, j’apporterai des hommes calcinés pour marquer le silence vers la mort.

Parmi bien d’autres, ce poème signale à quel point est grand le désir d’une mise en perspective de la subjectivité, l’intention de la situer dans un espace à la fois rétrospectif et prospectif, interrogatif et conditionnel. En réalité, c’est tout le branle-bas discursif et formel des années 1950 qui ouvre ce nouvel horizon identitaire, à la fois individuel et collectif, y compris dans le recyclage de formes traditionnelles comme celles du conte, chez Jacques Ferron — la forme brève, elliptique de plusieurs de ceux qu’il écrit au cours des années 1950 (on pense à « Retour à Val-d’Or », « L’archange du faubourg », « Le pont », « L’été », entre autres[35]), entretenant d’ailleurs certaines affinités avec le poème en prose. « Espace de transition[36] », non-genre ou anti-genre déployant « un effort déterminé à révéler les oppositions socioesthétiques, les conflits, les contradictions apparentes et à mettre en jeu leur résolution, possible ou impossible[37] », le poème en prose manifeste dans ce contexte une sensibilité particulière aux tensions discursives et à l’espèce de migration identitaire qui se dessine depuis l’après-guerre.

La notion de situation, dans la défense que Max Jacob proposait du poème en prose, vaut d’être relancée au terme de ce parcours. Chez le poète du Cornet à dés, elle semblait désigner, assez vaguement, la nécessité d’un cadrage spatio-temporel, le poème en prose devant se référer à un lieu, un moment, un sujet précis, une anecdote ou une scène. Or, si la notion de situation devient un mot clé chez les poètes de la génération de l’Hexagone et, en particulier, chez Gaston Miron, c’est évidemment dans un nouveau contexte qui est celui de l’existentialisme sartrien. « Situation de notre poésie », que Miron écrit en 1957[38], n’est pas seulement un état des lieux mais aussi la défense d’une poésie située, dans un espace-temps, dans une expérience et un contexte socio-historique particuliers. Or, cette mise en situation, qui impose une responsabilité, paraît inséparable d’une réflexion sur les rapports entre poésie et prose, comme on le voit chez le Miron des « Notes sur le non-poème et le poème » (« Dites cela en prose, svp ! You bet[39] ! ») ou chez Jacques Brault, tant dans La poésie et nous[40]que dans le texte qu’il donne pour le numéro-manifeste de la revue Parti pris, « Pour une littérature québécoise », en 1965[41].

Tout indique que le poème en prose soit un lieu privilégié de cette mise en situation. « L’exigence du pays ! », s’exclamera Jean-Guy Pilon en 1961, pour aussitôt se livrer à une cascade d’interrogations dont nous avons déjà vu de nombreux exemples :

Où planter ma maison dans cette infinitude et ces grands vents ? De quel côté placer le potager ? Comment dire, en dépit des saisons, les mots quotidiens, les mots de la vie : femme, pain, vin ? […] Comment y reconnaître mon visage[42] ?

Incertitude, questionnement sur la situation : par rapport au lieu et à l’espace, face au quotidien et à soi-même. Non pas que les formes versifiées du poème excluent complètement cette position du sujet dans le monde. Mais la pratique généralisée, à la même époque, d’un vers libre généralement non ponctué qui autonomise le vers (c’était déjà l’intention explicite d’Apollinaire) et qui perturbe du même coup la structure phrastique (c’est, pour faire court, le vers libre d’Éluard plutôt que celui de Jean Follain) est certes moins propice à un tel déploiement du discours. À l’extrême, on songe naturellement à la poésie d’un Paul-Marie Lapointe dans Choix de poèmes. Arbres (1960), l’énoncé nominal tendant à y faire éclater toute focalisation, à fragmenter l’espace et le temps. Mais on pourrait montrer que l’énoncé nominal occupe aussi une place importante, quoique moindre, dans les poèmes en vers libres de Jean-Guy Pilon.

De Thérèse Renaud à Pilon, dans des registres poétiques bien différents, faire des phrases complètes, ponctuées, n’est pas sans conséquences : tout un théâtre intérieur et un chassé-croisé de discours se déploient. Ce que l’on finira par appeler l’âge de la parole se dessine aussi comme un âge du dialogue, et ce dialogue a lieu, au premier chef, avec soi-même : « Je me parle à moi-même à voix basse », dira Miron dans les « Monologues de l’aliénation délirante[43] ». Parler à soi comme à un autre, ne plus se posséder. Il y a là plus de questions que de réponses, et il y a aussi, sur le plan générique, l’aube d’une modernité fougueuse, pas très tranquille, qui n’est pas seulement celle de la poésie, et qui prépare l’âge du roman, de l’essai et du nouveau théâtre. Éclatement des genres, polyphonie des discours, migrations du moi : le poème en prose aura fait, sans éclats, modestement, quelques propositions à ce sujet.