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Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte[1].

La notion de réécriture, entendue au sens d’écriture-palimpseste ou de reprise d’un texte antérieur, est au coeur même de l’acte d’écrire dans la mesure où celui-ci ne saurait s’accomplir sans référence à une tradition littéraire déjà constituée. Jean Giraudoux avait fait dire par l’un de ses personnages : « Le plagiat est la base de toutes les littératures, sauf de la première, qui d’ailleurs est inconnue » (Siegfried, acte i, sc. vi). Simple boutade ou facétie, comme aimait en faire Giraudoux ? Le plagiat, quoi qu’en dise l’auteur de Siegfried, n’est qu’une des formes de relation entre deux textes, la moins glorieuse et la moins subtile, puisque l’emprunt y est masqué et procède davantage de la superposition que du détournement ou de l’invention. Plus sérieusement, la question très générale de l’intertextualité n’a cessé, notamment depuis les travaux de Bakhtine et de Kristeva, de retenir l’attention. Un Michel Leiris déclare qu’écrire, « c’est confronter, grouper, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit de juxtaposition ou de combinaison[2]  ». Antoine Compagnon, reprenant cet énoncé, précise pour sa part que « le travail de l’écriture est une réécriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent […] toute l’écriture est collage et glose, citation et commentaire[3]  ». Alors que Compagnon s’intéresse aux formes d’inclusion d’un texte à l’intérieur d’un autre et aux interférences qui en résultent, Gérard Genette se préoccupe de ce qu’il désigne sous le nom de transtextualité, soit la co-présence de deux ou de plusieurs textes et les procédés de dérivation qui sont alors en cause. Bien que les modalités d’interaction fictionnelle puissent prendre des formes extrêmement variées allant de l’imitation directe à la parodie, au pastiche et au travestissement, Genette ne craint pas d’affirmer l’universalité de son propos en déclarant qu’il recouvre « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes[4]  ». Ainsi toute littérature serait donc une « littérature au second degré ». Et, toujours selon Genette, il n’y a pas de transposition « innocente », c’est-à-dire pas de réécriture qui ne transforme d’une manière ou d’une autre le texte de base : la mise en scène par Borges d’un « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » montre bien qu’une modification, aussi minime soit-elle, dans les conditions de production d’un texte en change également la perspective.

Dans le contexte de l’écriture au féminin, peut-on voir se dessiner des figures particulières du palimpseste ? De quelle(s) manière(s) les écrivaines ont-elles choisi de discuter les modèles fournis par le corpus littéraire institutionnalisé ? Comment se sont-elles inscrites dans une tradition reconnue afin de l’attaquer, de la faire dévier ou simplement de la prolonger ? Questions extrêmement vastes, on en conviendra, qui mériteraient une longue enquête. Mon propos n’est donc pas de faire ici l’inventaire des stratégies ainsi mises en oeuvre mais plutôt de proposer quelques pistes de réflexion menant à une configuration possible de la réécriture au féminin. Configuration qui, comme toute réécriture, s’appuie sur le rapport dialogique écrivain-lecteur et sur les effets qu’il induit. Car, de façon explicite, le phénomène même de la réécriture est un effet de lecture lié à la reconnaissance du modèle d’une part, et, d’autre part, à la complicité créée par la double conscience, celle de l’auteur et du lecteur, de son détournement. Lecteur et écrivain se trouvent par là même engagés dans une même perspective critique et créatrice. Mais si elle est toujours, d’une certaine façon, teintée de ludisme puisqu’elle constitue dès le départ un acquiescement au passage et au relatif, la réécriture opère selon des modalités fort différentes en vertu des types d’effets à produire. C’est ce repérage qui a guidé le regroupement qui suit, les exemples choisis étant présentés non pas selon les catégories formelles de la critique genettienne, mais plutôt selon la manière dont ils font interagir trois instances, celle, implicite, du texte ayant servi de modèle, et celles, plus explicites, du narrateur et de son narrataire. Ainsi envisagée sous l’angle de sa fonctionnalité et de sa visée pragmatique, la réécriture permet de déployer autrement la cartographie de l’écriture au féminin et d’en explorer les enjeux.

Le contre-discours, la contre-diction

Les mouvements féministes des années 1970 ont donné naissance à des oeuvres de nature polémique visant à faire éclater certaines images et certains mythes culturels. Les textes de cette catégorie sont le plus souvent inspirés des ouvrages canoniques de la littérature mondiale ou encore des figures emblématiques de l’imaginaire collectif. Ainsi s’élabore ce que Richard Terdiman désigne comme un contre-discours, soit un discours qui s’alimente aux discours dominants et en propose une « contre-partie » de façon à les déstabiliser[5]. Cette notion décrit bien ce qui se passe dans un certain nombre de textes à visée manifestaire, comme L’Euguélionne de Louky Bersianik, ou de facture délibérement ironique comme les Métamorphoses de la fée de Pierrette Fleutiaux.

Transgressif et ludique, le roman triptyque intitulé L’Euguélionne[6] de Bersianik revendique le féminin dans une conscience et une « jouis-sens » qui fait appel à une multitude de genres et de tons. Cette réécriture des évangiles par une narratrice tient à la fois de l’épopée et de la science-fiction : une extraterrestre observe, étonnée et enjouée, les habitants de notre planète et dénonce, par le biais de l’humour, les normes et acquis historiques, linguistiques, psychologiques et économiques de la société patriarcale. À la recherche de sa « planète positive » et « du mâle de son espèce », l’Euguélionne examine avec un regard critique l’existence quotidienne des humains et en appelle à une nouvelle réciprocité entre les hommes et les femmes. Du récit au plaidoyer et à la prière, tout est convié à l’élaboration de ce nouvel évangile dans lequel la colère emprunte les armes de la dérision et la démonstration ne le cède en rien au plaisir du texte. L’ouvrage reprend à la Bible la situation hors du commun de son héroïne : « Moi, dit l’Euguélionne, je suis une étrangère. Voilà pourquoi je peux me permettre de vous parler de la sorte. Je suis une femme mais je ne suis pas Humaine. Je ne suis pas une femme de votre espèce » (E, 225). Il lui emprunte encore son ton et son style transformés en pastiches savoureux. Ainsi d’un Sermon sur la montagne prononcé devant une Zazie encore plus impertinente que celle de Queneau par un certain St Siegfried qui décline les huit Béatitudes en autant d’éloges du Phallus : « Bienheureux les individus qui naissent avec un Phallus, car ils sont tout entiers à l’image de ce bloc monolithique » (E, 218). Il lui emprunte enfin son côté programmatique et ses phrases impératives : « Faites vos propres lois puisqu’il vous faut des lois. Soyez des auteurs à part entière de votre contrat social. Signez vos propres engagements mais n’endossez plus ceux des autres » (E, 292).

L’ironie de la forme ne rend que plus efficace la portée manifestaire d’un texte dont l’un des principaux enjeux est de jeter les bases d’une langue et d’une culture au féminin. Avant d’y arriver, il faut, pour l’Euguélionne comme pour son auteure, dévoiler les iniquités du français tel qu’institué par une série de règles rigides et injustifiables. Ce qui est dénoncé par là, c’est moins la dissymétrie que le fait que, comme l’explique bien Marina Yaguello, cette dissymétrie « joue toujours dans le même sens, c’est-à-dire au détriment de l’image et du statut de la femme[7]  ». Ce qui est proposé en contrepartie est l’élaboration d’une langue qui prendrait vraiment en compte le sujet féminin, soit par le retour au sens étymologique, soit par des créations lexicales visant à combler les carences de l’usage et à établir de nouveaux codes. Il ne s’agit pas d’élaborer un système doté de règles fixes, mais plutôt d’en appeler à une langue regénérée, lieu de transformations constantes. Ainsi l’Euguélionne énonce-t-elle, en fin de parcours, la transgression comme seule norme acceptable et seul précepte digne d’être suivi : « Transgressez mes paroles et les paroles de tous ceux qui vous parlent avec autorité » (E, 385). Comme tout manifeste, le contre-discours porte en germe une dimension utopique. Mais l’intention est ici moins de construire que de déconstruire : dans cette « traversée parodique des discours patriarcaux[8]  », l’oppression est beaucoup plus visible que la libération, et, comme le signale Lori Saint-Martin, la « “planète positive” qu’on y cherche tarde à surgir[9]  ».

La contre-diction opère encore dans la réécriture des contes de Perrault effectuée par Pierrette Fleutiaux dans les Métamorphoses de la reine[10]. Il s’agit cette fois de reprendre les principaux motifs des récits en question et de les inverser de façon systématique. Dans le premier texte du recueil, intitulé « La femme de l’ogre », l’histoire du Petit Chaperon rouge est racontée aux ogrelettes comme celle d’une petite fille qui ne souhaite qu’une chose, manger le loup. Quant à Poucet, il est présenté, toujours dans la même histoire, comme un garçon obligé de traîner avec lui ses « six frères geignant, toujours empêtrés par les racines, et le désir chimérique de revenir à leurs parents, et la peur névrotique des loups » (M, 45). C’est ce même Poucet qui, devenu l’amant de la femme de l’ogre, sera finalement transformé en prince charmant. Le conte suivant, « Cendron », prend une fois de plus la contrepartie du schéma classique en présentant un jeune homme, fils du premier mariage de sa mère, maltraité par son parâtre et ses deux demi-frères. Il finira par aller lui aussi au bal donné par une princesse, mais celle-ci étant stupide, il lui préférera sa mère la reine qui, bien que plus âgée, partage son goût des livres et de la musique. Plus encore que l’histoire elle-même, ce qu’il est intéressant de noter dans ce récit est la manière dont le texte joue sur la complicité avec le lecteur, instituant ainsi un dialogue métadiégétique. Lorsque vient le temps de la transformation de Cendron en beau cavalier, on prévient : « Cette partie de l’histoire étant dans toutes les mémoires, je ne m’y attarderai guère » (M, 63). Ou encore, de façon très explicite : « Lecteurs, lectrices, excusez-moi, il m’a fallu si longtemps marcher à travers le dédale embroussaillé de ce vieux conte faussé qu’arrivée ici, je ne veux me presser, il me faut raconter chaque détail de cette rencontre si remarquable » (M, 73). À d’autres moments, la connivence s’établit sur une allusion à l’hypotexte : « La reine, qui n’avait eu telle compagnie depuis la mort du Roi son époux, et à y bien songer n’en avait eu telle même de son vivant, le roi n’ayant pas laissé grand souvenir dans le conte, sentait remuer en elle mille sources oubliées, son visage avait une animation charmante et Cendron la contemplait avec ravissement » (M, 75). Par ailleurs, le texte utilise habilement l’anachronisme pour bien marquer l’actualisation contemporaine du récit : Cendron, en quittant le bal avec précipitation, ne laisse pas tomber l’un de ses souliers, mais plutôt une partie de son talkie-walkie. L’enquête mandatée par la reine pour retrouver son prince donne lieu à un pastiche de la phrase célèbre du Bourgeois gentilhomme, prononcé par les demi-frères laissés pour compte : « D’amour mourir vos beaux yeux belle princesse me font » (M, 77).

Dans l’une des histoires suivantes, Petit Pantalon Rouge, appelée aussi PPR, devient, après avoir maîtrisé quelques loups, l’une des femmes de Barbe-Bleue dont elle arrive à rompre l’ensorcellement. La complicité, cette fois, prend la forme d’une série de notes destinées à compléter le texte. Cet apparat critique prétend aussi livrer l’exégèse de certains passages, tel le discours muet du loup : « Des recherches récentes autorisent à penser que les consonnes manquantes dans le discours du loup aux mâchoires scellées pourraient être respectivement : “p s r”. Le texte se lirait alors : “Pue, sue, rue” et pourrait se comprendre de la façon suivante : “Elle pue, elle sue, elle rue” » (M, 136). On ne saurait afficher plus clairement la dimension ludique d’une oeuvre qui ne s’appuie sur le modèle initial que pour mieux le faire bifurquer vers d’autres sens et d’autres connotations. Ces contes de fées-ministes imitent le style et la forme des textes de Perrault, leur déroulement séquentiel, leur logique narrative simplifiée, leurs personnages stéréotypés, mais une fois cela posé, l’auteure se donne la liberté d’en croiser les éléments tout à loisir, de les juxtaposer, de les travestir et, enfin, de les retourner contre leur propre énonciateur.

Des entreprises analogues ont été tentées récemment, grâce à l’initiative des éditions Stock, qui publient côte à côte dans une nouvelle collection le texte de base et sa version actualisée. Deux titres ont déjà paru : Peau d’âne par Christine Angot et Riquet à la houppe, Millet à la loupe par Catherine Millet[11]. Le travail de réécriture est alors clairement affiché, le lecteur pouvant se référer au texte modèle quand bon lui semble, ce qui donne le choix à l’auteure d’y faire allusion explicitement ou non. Dans le cas d’Angot, le canevas du conte est de nouveau renversé par l’image d’une jeune fille qui reçoit un jour le baiser d’un homme dont elle ignore l’identité précise, mais qui pourrait bien être son père, un homme qui n’a cessé de lui offrir des vêtements lui collant à la peau et pour cela l’aurait surnommée Peau d’âne. Et ainsi se retrouve, en filigrane cette fois, le thème de l’inceste déjà traité par Angot et aussi présent dans le conte de Perrault, avec cette différence toutefois que le deuxième texte contredit le premier dans la mesure où l’héroïne de Perrault cherche par tous les moyens à échapper à l’amour interdit alors que celle d’Angot « a été réveillée par le baiser de cet homme qui n’était pas le prince, qui n’était pas le prince charmant[12]  ». Quant au récit de Catherine Millet, il emprunte la voie autobiographique pour discuter du sens à donner à son nom — Millet devenant « mi-laid » — et revoir le parcours de l’écrivaine-critique qui ne craint pas d’avouer sa préférence pour Riquet avec houppe et bosse plutôt que Riquet devenu un beau prince. La narratrice avoue qu’enfant elle était folle de Quasimodo et qu’elle partageait « la déception de Belle lorsque la Bête prend l’apparence d’Avenant, le séduisant jeune homme qui la courtisait[13]  ». Dans l’un et l’autre de ces textes, le commentaire et la glose l’emportent sur le récit proprement dit, faisant de l’exercice davantage un prétexte à confession qu’à réécriture. On y remarque cependant, comme dans Métamorphoses de la reine, le désir de renverser l’ordonnance de la diégèse et de contredire les versions connues — officielles — des contes choisis.

La contre-diction consiste à opposer aux discours dominants représentés par certaines oeuvres canoniques une répartie transgressive et inversée. L’effet produit repose sur le caractère d’évidence du modèle, utilisé alors à titre de « lieu commun » littéraire. Des mille manières de réécrire un texte, le contre-discours n’est que la plus apparente, la plus voyante peut-être, mais, par son dessein trop marqué, celle aussi qui laisse le moins de place à la coopération du lecteur dont les réactions sont déjà programmées et mises en texte. D’autres configurations sont possibles, qui procèdent de ce qu’on peut désigner sous le nom de co-scénarisation ou d’adaptation.

La co-scénarisation, l’adaptation

Emprunté au vocabulaire cinématographique, le concept de co-scénarisation rejoint celui d’adaptation entendu au sens de dérivation d’un texte vers un autre, d’un média vers un autre. La notion même d’adaptation, qui repose trop souvent sur des notions de hiérarchie et de fidélité, est désormais remplacée par des concepts plus dynamiques d’équivalence, de transfert, de transformation. Dans son ouvrage devenu classique, La transformation filmique, Linda Coremans insiste pour dire qu’il s’agit bien de « rapports intertextuels entre deux systèmes sémiotiques différents : l’un utilisant un signe abstrait, un symbole (au sens peircien), “le mot”, l’autre un signe iconique, “l’image[14]” ». Dans la plupart des cas, l’adaptateur est un nouvel auteur qui, à sa façon, revoit et interprète le texte du roman. De tels passages d’une forme à une autre, parfois même d’une culture à une autre, supposent un délicat travail de scénarisation. Mais l’adaptation peut aussi s’effectuer à l’intérieur d’un même genre, en l’occurrence le roman, et supposer l’intervention d’un nouvel auteur dont le rôle consiste à relire le texte de base et à le réinvestir de significations inédites. Telle est, dans la grande majorité des cas, l’entreprise de réécriture telle qu’elle a été pratiquée au cours des siècles aussi bien par les écrivains masculins que féminins : l’oeuvre du passé se trouve ainsi réactualisée et recontextualisée dans un monde familier à l’auteur et à ses lecteurs. Dans la mesure où cette réécriture rejoint les stratégies post-coloniales, elle s’apparente au contre-discours défini par Helen Tiffin comme une façon d’interroger les discours et moyens par lesquels l’Europe a imposé ses codes au cours de l’ère coloniale[15]. Dès lors, la nécessité de réécrire certaines fictions devient prioritaire. Il est donc possible de considérer sous cet angle les réécritures par Maryse Condé des classiques de la littérature anglaise. Mais le rapport dialectique ainsi établi s’accompagne chaque fois d’une nouvelle proposition textuelle prenant appui sur le texte de base sans toutefois s’y restreindre. Sans surtout, et c’est là à mon avis l’essentiel, chercher à en fournir la contre-diction. Dans un autre registre, Muriel Spark réécrit le mythe de Robinson selon une perspective qui met en évidence le féminin tout en respectant les motifs principaux du mythe. Chacun des récits ainsi déployés constitue une transposition libre du modèle dans laquelle la part d’invention est aussi importante que celle faite à la discussion du texte antérieur. On peut alors parler d’une co-scénarisation de la diégèse.

Après plusieurs romans dont Ségou, La vie scélérate et La colonie du Nouveau Monde, Maryse Condé a choisi d’adapter au contexte antillais, dans La migration des coeurs[16], Les hautsde Hurlevent d’Emily Brontë. Le personnage d’Heathcliff y devient Razyé, un Noir à la vie tumultueuse et au grand pouvoir de séduction, victime lui-même d’un amour impossible, celui qu’il éprouve pour la belle Cathy de Linsseuil. Le roman est tout entier centré sur l’histoire de cette passion, à la fois partagée et contrariée, et les personnages secondaires n’interviennent que dans la mesure où ils ont un lien direct avec les héros. Histoire d’amour, de bruit et de fureur, de violence exacerbée mais aussi de tendresse et de sensualité qui se répercute de lieu en lieu et de génération en génération, comme si l’emprise du tragique était plus forte que toute velléité de salut individuel. Dans cette Guadeloupe de la fin du xixe siècle, où les classes sociales sont encore déterminées par la couleur de la peau, les antagonismes familiaux sont tenaces. Quant à la bourgeoisie coloniale, elle est montrée comme résistant tant bien que mal et plutôt mal que bien à la révolte des travailleurs de plantation et au socialisme naissant. L’état de santé précaire d’Alméric de Linsseuil, celui que l’on surnommait « Le Chérubin blond » et qui pourtant s’efforçait d’être « un bon patron », est dans un tel contexte fortement symbolique.

La migration des coeurs est une fiction dans laquelle le romanesque reprend tous ses droits. D’une construction astucieuse, il comprend cinq parties qui correspondent aux lieux fréquentés par Razyé et par l’un de ses descendants, surnommé Rasyé 11. Ces lieux sont Cuba, la Guadeloupe, Marie-Galante, Roseau puis à nouveau la Guadeloupe. Dans chacune des parties, la parole est donnée à tour de rôle aux multiples personnages — nourrices, domestiques, vendeuse de poissons, etc. — qui accompagnent les héros dans leurs fuites de telle sorte que ceux-ci en ressortent à la fois familiers et davantage énigmatiques. On ne saura jamais ainsi ce que contient le journal de Cathy de Linsseuil et ce mystère final renvoie à celui qui, de récit en récit, de chapitre en chapitre, plane sur l’ensemble du livre. C’est cette vue oblique laissant place à une diversité d’hypothèses, cette interrogation à plusieurs niveaux sur le sens de la vie et du destin qui tient le lecteur en haleine de la première à la dernière page du roman que l’on pourrait aussi coiffer du titre de l’un de ses chapitres : « Arrive ce qui est déjà arrivé ».

Avec La Belle Créole[17], Maryse Condé fait de nouveau appel à l’hypertextualité en créant un huis clos en noir et blanc sur fond de guérilla locale entre les nantis et les autres, c’est-à-dire la majeure partie des habitants d’une commune de Guadeloupe nommée Port-Mahault. C’est là que se noue l’intrigue entre un jeune Noir nommé Dieudonné et une patronne békée, Loraine Féréol de Brémont, une intrigue que la quatrième de couverture nous invite à lire comme une réécriture de L’amant de Lady Chatterly.

En réalité, l’amour physique tient assez peu de place dans cette histoire livrée en flash-back et distillée goutte à goutte à la manière d’une enquête menée par un narrateur-policier complice d’un personnage dont le portrait se trace au fil des événements racontés. Le récit s’ouvre au moment où le Noir en question, Dieudonné, est acquitté du meurtre de Loraine grâce à une brillante plaidoirie de Maître Matthias Serbulon, qui a convaincu un jury crédule qu’il s’agissait d’une vengeance liée à l’esclavage et à la colonisation : « Matthias était plutôt fier de son argumentation qu’il jugeait césairienne, voire fanonienne. La maîtresse békée cruelle. L’esclave sans défense. La maîtresse humilie, manie le fouet. Un jour, l’esclave se libère. En tuant. Baptême du sang » (B, 44). Mais la vérité a peu à voir avec ce schéma simpliste et c’est cette vérité que la romancière s’est donné comme projet de dévoiler, dans sa complexité sans gloire. Petites joies et grandes misères se succèdent depuis la naissance de Dieudonné, enfant de mère aimée et de père inconnu qui, devenu orphelin, établit des alliances avec des mauvais garçons et, après un bref épisode heureux en compagnie d’une famille de Blancs, décide de faire de leur voilier abandonné, La Belle Créole, son refuge et son confident. Il n’est pas seul à fréquenter ce lieu : là se retrouvent aussi Rodrigue le voleur et Boris le poète qui, depuis l’abribus qui lui sert de quartier général, se rend tous les jours à quelque station-service pour offrir ses oeuvres aux touristes de passage.

Certains personnages traversent ainsi la scène romanesque et accompagnent, à la manière d’un choeur antique, l’amour irraisonné de l’amant-jardinier pour une Lady Chatterly aux charmes fanés et au caractère irascible. Insensiblement, le récit passe de l’un aux autres, revenant sans cesse au héros et à son itinéraire dont le tragique n’est donné que par touches discrètes, jamais appuyées. Rien n’est vraiment expliqué ni explicable dans cette intrigue sur laquelle planent les mystères et maléfices de la nuit. Nuit des chambres protégées, mais aussi des bars réservés à une clientèle de luxe, des maisons où les femmes attendent vainement le retour du père de leur enfant, des prostituées généreuses, des gamins prédateurs. Nuit encore et surtout des hordes de chiens errants à l’affût de leur proie et semant la terreur chez des passants isolés. On n’échappe pas facilement, sous les tropiques, aux multiples visages de la nuit, à leur attrait fascinant et trouble. Seule la mer, avec sa part d’inconnu et de sortilèges, peut leur faire échec, rivaliser avec leurs pouvoirs et leur tenir tête. C’est ce qu’a compris Dieudonné en confiant à La Belle Créole la mission de l’amener vers d’autres ports et d’autres rivages. Dans cette chronique d’une tragédie annoncée et dans cette description clinique d’une petite société, celle de Port-Mahault, avec son système de classes et ses langues hiérarchisées, ses aspirations politiques, ses intrigues, ses grèves, ses rêves et ses ratés, Maryse Condé sait avec un art consommé mêler histoire individuelle et histoire collective de façon à donner au lecteur l’illusion d’une photographie d’époque, qui, avec le temps, verra la gamme de ses noirs, ses blancs et ses gris s’atténuer doucement jusqu’à prendre la couleur sépia des documents d’archives.

L’un et l’autre de ces romans mettent en scène une dynamique que Françoise Lyonnet nomme « transcoloniale », évoquant par là « le transfert et le passage, le mouvement dans l’espace réel ou métaphorique, et la traduction ou translation d’une langue dans une ou plusieurs autres ». « Ce mouvement, poursuit-elle, dénote moins la temporalité et la succession — ou l’opposition — de moments distincts […] que la possibilité de passer d’un domaine à un autre pour enrichir la nouvelle destination de l’apport de la précédente et nous donner par la même occasion la possibilité de réinterpréter les sources elles-mêmes[18]… »

Plusieurs textes d’auteures contemporaines peuvent être ainsi examinés sous l’angle de la transposition et de la relecture de modèles consacrés. Le Robinson[19] de Muriel Spark, notamment, réécrit le mythe tout en en respectant les motifs principaux. La romancière choisit de donner un double féminin au héros classique : à la suite d’un accident d’avion, January échoue, avec deux autres compagnons, sur l’île Robinson, une île de forme humaine ainsi nommée parce qu’elle est occupée par l’ermite Robinson. January est journaliste et a reçu une commande de livres sur les îles « pour une collection qui comportait des ouvrages sur trois n’importe quoi ; trois fleuves, trois lacs, des trios de montagnes, de courtisanes, de batailles, de poètes, de vieilles maisons de campagne » (R, 95). Elle se rendait à l’une des Açores, qui devait être sa troisième île. Or voilà que le sort en décide autrement. Elle se retrouve donc sur l’île Robinson, en compagnie de deux hommes dont l’un est directeur d’une publication intitulée Votre avenir, fonction qui lui sert d’alibi pour abuser de la crédulité des gens. Robinson lui-même est un original : riche héritier d’une famille aisée, il préfère la solitude de l’île à l’administration de ses biens. Il y demeure en compagnie d’un enfant de neuf ans, Miguel, dont il fait l’éducation. Quelque temps à peine après l’arrivée de January, Robinson convainc celle-ci de tenir son journal en lui précisant : « Tenez-vous-en aux faits. Décrivez le décor » (R, 29). « À l’époque, confie la narratrice, Robinson estimait que le fait de tenir un journal m’occuperait l’esprit, et je caressais le projet d’enjoliver plus tard ce journal, peut-être, pour en faire un roman » (R, 10).

Revenue en Angleterre, January apprend par les journaux que l’île Robinson est en train de s’engloutir par suite d’un effet volcanique. « Dans un certain sens, constate alors la narratrice, j’en étais déjà venue à considérer l’île comme un lieu imaginaire » (R, 217). Et elle ajoute : « Il s’agit bien, maintenant, d’une île apocryphe » (R, 217). Ce roman peut être lu comme une suite à Suzanne et le Pacifique de Giraudoux qui déjà opère une transsexualisation[20] de l’instance narrative. Mais celle-ci, cette fois, est comme dédoublée puisque l’ermite Robinson joue le rôle de mentor et de maître en écriture auprès de la journaliste. En concluant à une île apocryphe et « imaginaire », January-Spark affiche de façon manifeste l’arbitraire de la fiction et les pleins pouvoirs dévolus au romancier d’en modifier les contours.

Ces oeuvres sont des Copies — non — conformes qui s’inspirent d’une oeuvre antérieure à la manière de Monique LaRue se référant au Faucon maltais de Dashiell Hammett pour interroger les notions de double et d’identité féminine[21]. Comme pour les exemples précédents, la réé-criture s’appuie sur un pacte implicite qui suppose, dès le départ, la reconnaissance du texte d’origine. Les greffes, modifications et transformations opérées en constituent le prolongement, ou, si l’on préfère, forment des intrigues parallèles qui viennent compléter l’oeuvre modèle et la réactualiser. Le métissage de textes ainsi institué n’a plus rien à voir avec les « emprunts » cachés d’une Calixte Beyala. De telles écritures s’inscrivent en contrepoint plutôt qu’en contrepartie. Chacun des romans évoqués n’est pas le double inversé de l’« original » mais la configuration d’un nouvel original, soit une version possible de l’histoire initiale ou son détournement par recontextualisation. Ces réécritures sont des mises en scène du féminin dans des récits qui lui font la part congrue. Par ailleurs, d’autres auteures comme Djebar ou Brossard choisissent de faire appel au recyclage textuel par simple déplacement de point de vue ou par répétition/modulation de la diégèse.

Le déplacement, la reprise

De livre en livre et avec une patience indéfectible, Assia Djebar laisse parler « ces voix qui [l]’assiègent[22]  ». Voix de femmes de son Algérie natale retrouvées malgré la distance de l’exil ou peut-être à cause de cet éloignement même. Voix alternées des aïeules et des adolescentes, des recluses et des militantes, des paysannes et des intellectuelles. Depuis son premier roman jusqu’à son plus récent, la romancière-cinéaste explore les zones d’ombre et de lumière qui transforment les vies en destins. Travail de dévoilement qui s’opère le plus souvent par une prise de parole successive, selon une technique héritée du conte laissant à chaque personnage le privilège de narrer les événements selon son propre point de vue. Au lecteur ensuite de décrypter les non-dits, les sous-entendus, les ambiguïtés, voire les contradictions du propos.

Écrire, pour celle qui n’hésite pas à se nommer « écrivaine[23]  », c’est d’abord savoir accomplir un « trajet d’écoute ». Ce trajet, on le retrouve dans le recueil de nouvelles qu’est Femmes d’Alger dans leur appartement, publié pour la première fois en 1980 et réédité en même temps que La femme sans sépulture[24]. La réécriture au féminin des tableaux de Delacroix et de Picasso s’assortit, lors de sa réédition en 2002, d’une nouvelle inédite, composée à New York au moment des événements de septembre 2001. Le texte, intitulé « La nuit du récit de Fatima », met en scène cette fois encore la parole de femmes de plusieurs générations dans une tentative de déchiffrer la complexité de leur condition. Celle qui dit ne pas prétendre « parler pour », ou « parler sur », mais plutôt « parler près de » et si possible « tout contre » avoue, en guise de retour sur son propre parcours, « combien parler sur ce terrain devient (sauf pour les porte-parole et les “spécialistes”) d’une façon ou d’une autre une transgression[25]  ».

La femme sans sépulture emprunte à Femmes d’Alger dans leur appartement sa forme en mosaïque et la tonalité de ses voix souterraines parlant une « langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaîne d’échos et de soupirs[26]  ». Langue traduite peut-être de l’arabe populaire, du berbère ou du bengali, mais toujours avec un « timbre féminin et [des] lèvres proférant sous le masque[27]  ». Le livre retrace l’itinéraire de Zoulikha, l’héroïne de la guerre d’indépendance algérienne surnommée la « mère des maquisards » qui fut portée disparue en 1957 après avoir été faite prisonnière par les Français. Autour de cette figure centrale s’élabore une vaste fresque constituée par les confidences de celles qui l’ont côtoyée et soutenue, ses propres filles d’abord, ses parentes et amies ensuite, dont la biographie se confond avec l’histoire collective en cette période de bouleversements politiques et sociaux. À tour de rôle, les unes et les autres viennent ainsi témoigner des misères et des joies liées à leur engagement, des périls affrontés, des sacrifices consentis. Parmi ces femmes-récits se trouve Mina, petite fille devenue adulte trop tôt par suite du départ de sa mère. Aussi Zoulikha elle-même qui, à quelques reprises, confie à une narratrice invisible ses peurs, ses doutes, mais surtout sa détermination à accomplir malgré les embûches la mission impossible qu’elle s’est donnée d’être à la fois mère et maquisarde.

À travers toutes ces voix, celle de la première narratrice prend parfois le relais des paroles pour se faire entendre. Celle que l’on nomme « la visiteuse », « l’étrangère pas tout à fait étrangère », tient à préciser qu’elle est elle-même née dans cette ville qu’elle continue à nommer Césarée, malgré son nom actuel de Cherchell. Assia Djebar, double de la narratrice, y était revenue en 1976 pour tourner un film consacré à Zoulikha et dédié à Béla Bartók. C’est de là que procède le roman, à partir des témoignages entendus et des souvenirs personnels de son enfance. Une mosaïque du musée de la ville représente Ulysse attaché à son mât pour mieux résister aux chants non pas des sirènes conventionnelles mais de femmes-oiseaux. Zoulikha, la femme restée « sans sépulture », celle dont on n’a pas retrouvé le corps et qui pour cela n’a pas reçu l’hommage auquel elle avait droit, serait pour la romancière une de ces femmes-oiseaux dont le chant risque de s’effacer dans la mémoire. « Je suis revenue pour le dire, précise-t-elle dans un “épilogue”. J’entends, dans ma ville natale, ses mots et son silence, les épaves de sa stratégie avec ses attentes, ses fureurs… Je l’entends, et je me trouve presque[28] dans la situation d’Ulysse, le voyageur qui ne s’est pas bouché les oreilles de cire, sans toutefois risquer de traverser la frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le chant des siècles ! » (F, 214) Celle qui se nomme « l’écouteuse » tente ainsi d’échapper à l’oubli qui la menace et menace les gens de sa ville natale : « Je ne m’éloigne pas. Je n’ai pas demandé à être immobilisée », insiste-t-elle encore en évoquant de nouveau la figure d’Ulysse (F, 220). Car la mémoire ne saurait être le seul apanage des pierres.

En transposant dans son récit la fresque du musée de Césarée, Djebar reprend un procédé qui rappelle celui de Femmes d’Alger dans leur appartement. Cette fois le point de départ est non seulement l’image mais le mythe qu’elle infléchit subrepticement. D’où le « presque » de la citation donnée plus haut. Comme Ulysse, la romancière devenue narratrice adopte une position de retrait. Cependant, à la parole collective et indifférenciée des sirènes, elle substitue la parole individualisée, la parole-signe, la parole-écho, une parole jusque-là oubliée sinon interdite. A-t-on jamais su quels mots parvinrent aux oreilles d’Ulysse ? Tout en reproduisant le schéma homérique, Djebar le déplace et le transforme : à travers les récits de ses femmes-oiseaux, elle inscrit le féminin dans les interstices du mythe et de l’Histoire.

L’écriture comme reprise, répétition et déplacement, telle est aussi la fable sur laquelle se construit Le désert mauve[29] de Nicole Brossard. Travail du texte sur lui-même, de repli et de modulations, l’ouvrage est un work in progress mettant en scène divers niveaux de fiction : celui du roman écrit par une certaine Laure Angstelle et intitulé « Le désert mauve », roman trouvé dans une librairie d’occasion par une autre femme, Maude Laures, qui entreprend de le traduire. La deuxième partie du livre reconstitue le parcours de la traductrice et sa lecture du roman, ses notes, sa vision des personnages, des scènes qui ont pu avoir lieu, des objets et des paysages. Il s’agit, selon les mots mêmes de la traductrice, d’une « restauration », ou encore d’une réécriture minimale à partir des motifs fournis par le premier roman. La troisième partie donne à lire les résultats de cette recherche, soit un nouveau roman qui reprend, avec variantes, le propos de la fiction initiale. Ainsi se retrouvent côte à côte le livre publié, le livre rêvé et le livre traduit. Cet auto-engendrement prend la forme d’une mise en scène explicite de la problématique de la traduction comme lecture et re-création, comme un « temps fort de l’expérience » et comme une « invite au délire » (D, 59). À cette différence près que la traduction dont il est question n’est pas le passage d’une langue à une autre mais d’une version à une autre, dans la même langue, ou mieux encore la production d’un nouveau langage dans la langue.

Il s’agit bien de dé-lire le texte, de le déplier, de le retourner dans tous les sens afin d’en faire advenir les effets latents : « Tout avait pourtant été possible dans la langue de l’auteure, mais dans la sienne […] Maude Laures s’était laissée séduire, ravaler par sa lecture » (D, 59). Elle doit alors accepter de se transformer en « bloc de concentration » : « […] les yeux astreints au moindre détail pendant qu’au loin les images les plus intimes vacillaient, Maude Laures s’adaptait à toutes les intrigues pouvant, état d’alerte, disposer de sa ferveur…. et de safroideur » (D, 64-65). Le dernier mot, mis en italique, indique la distance nécessaire à toute re-création qui doit s’appuyer au préalable sur une dimension critique[30]. « Car à l’improviste “tromper la langue” lui venait comme une réplique nécessaire afin que soit reconstituée “la fiction”, le contour tremblé de ses effets » (D, 65). Le résultat donnera d’infimes modifications, ou mieux encore des modulations souvent à peine perceptibles. Mais le lecteur aura accompagné le parcours de la traductrice, sa lecture de l’oeuvre, son interrogation, son inquiétude et l’élaboration de son propre roman donné à l’état de fragments, de pistes imaginaires. Tel est, représenté de façon emblématique, le processus même de la réécriture au féminin, centré cette fois sur la reprise d’un récit écrit par une autre femme et donné à la manière d’une longue citation. À partir d’un texte antérieur, l’enjeu consiste moins à faire dévier qu’à refaçonner et à « remodeler » : « Tout n’est encore qu’intention de faire passer. Perspective répétée de l’aller-retour. Recours à l’original, néanmoins la démarche interposée, la dérive comme un choc culturel, une émotion grave semée de miroirs et de mirages. La nuit, Maude Laures rêvait de son livre et le jour, avant même de s’adonner aux principes de l’audace et de la prudence, elle pensait à Laure Angstelle. Cela la rassurait de savoir qu’elle était libre de tout (imaginer) à son sujet » (D, 61). Faire passer le féminin dans l’écriture est, pour Nicole Brossard, un processus ininterrompu, dont l’inachèvement même est garant de vitalité.

Il serait facile de repérer dans Le désert mauve des éléments de contre-discours[31], notamment dans la présence typifiée de l’Homme long, personnage énigmatique dont la principale fonction semble être celle de catalyseur du récit afin d’en provoquer l’issue. Mais dans la deuxième partie du livre, les chapitres du roman de Laure Angstelle qui le mettent en scène sont remplacés par une série de photos en noir et blanc comme si la traductrice, cette fois, avait abdiqué devant la réalité de l’image. L’essentiel du propos est ailleurs, dans l’exploration d’une fiction déjà construite et dans une sororité que le langage doit à nouveau réactualiser : « D’une langue à l’autre il y aurait du sens, juste distribution, contour et rencontre du moi, cette substance mouvante qui, dit-on, entre dans la composition des langues et qui les rend savoureuses ou détestables. Maude Laures savait que le temps était maintenant venu de se glisser anonyme et entière entre les pages » (D, 177). Dans la mesure où le texte se déploie comme une modulation, « Le désert mauve », le premier roman, « est un accident », c’est-à-dire un véritable pré-texte à l’exploration. Il ne s’agit plus d’écrire le féminin, dans une perspective d’opposition voire de transposition de fictions antérieures, mais d’écrire au féminin, de capter les harmoniques de ce qui apparaît comme une fiction elle-même susceptible de variantes sans fin. L’écriture ainsi mise en scène se donne à voir comme une forme de réécriture, ou comme un horizon de la lecture présenté comme un dialogue ininterrompu entre le lecteur, l’auteur et une oeuvre toujours en devenir.

Si écrire est toujours, de quelque façon, réécrire le monde et sa littérature, on peut renverser la proposition et dire que réécrire est aussi écrire, au premier degré, réinventer la littérature et ses modèles, voire se constituer en modèle dans la chaîne infinie des textes qui constituent la bibliothèque mondiale. Rappelons qu’il y a au départ une certaine humilité à s’inscrire ainsi délibérément dans une tradition, ne serait-ce que pour mieux l’infléchir. Car « du passé, les femmes ne s’estiment jamais quittes », constatait avec justesse Suzanne Lamy dans un ouvrage au titre programmatique, Quand je lis je m’invente[32], qui renvoie à la circularité du rapport entre lecture et écriture.

La réécriture telle que nous l’avons définie dans cet article et dans ce numéro — une métafiction qui reprend un texte dans son ensemble — peut être considérée sous le régime de la parodie dans la mesure où celle-ci procède de « para » qui veut dire « à côté » et « contre », « proximité » et « distance ». À ce titre, elle est particulièrement moderne, voire postmoderne, car elle « met en question la capacité de l’oeuvre littéraire à représenter la [réalité] et à imiter des [modèles][33]  », mais aussi spécifiquement littéraire : « Toute parodie affirmée dénonce celle qui est larvée dans la littérature courante ignorante de ses propres modèles[34]  ». Cependant, le terme même de parodie, bien qu’il inclue, dans une acception très large, le ludique et le sérieux, ne rend pas tout à fait compte de la portée des bouleversements opérés sur les textes d’origine par les réécritures au féminin, ces réécritures ne pouvant être appréhendées comme de purs jeux formels. Qu’elles soient contre-discours à visée polémique, co-scénarisation par transposition, réappropriation et détournement ou encore qu’elles reposent sur de subtils déplacements, les métafictions des écrivaines donnent à voir le féminin de et dans l’écriture en l’instituant comme l’une des articulations possibles de la littérarité.