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L’oeuvre d’Ahmadou Kourouma agence plusieurs périodes historiques, plusieurs ères, plusieurs intrigues, selon un registre d’écriture qui inverse, du moins à ses débuts, l’ordre chronologique : la narration de la désillusion qu’entraînent les indépendances (Les soleils des indépendances) précède la conquête du royaume de Soba par les Blancs nazaréens, autrement nommés « toubabs » de Faderba[1] (Monnè, outrages et défis) à laquelle succède En attendant le vote des bêtes sauvages, roman portant sur le totalitarisme et les répercussions de la guerre froide en Afrique de l’Ouest. Les ultimes romans (Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non, posthume) inscrivent à nouveau l’intrigue dans le temps présent (les pérégrinations d’enfants-soldats dans des pays déchirés par des guerres dites « tribales » ; ou, dans Yacouba, le voyage d’un enfant lyonnais en Côte d’Ivoire et sa découverte, tour à tour fascinée et effrayée, d’une cérémonie initiatique[2]). Il s’agira dans le cadre de cette étude d’examiner dans un premier temps le rôle que Kourouma voudrait faire jouer à une histoire-mémoire du féminin et à des discours au féminin articulés sur la mémoire postcoloniale. Il importera également de cerner comment s’effectue, au fil des oeuvres, le passage de la construction des « personnages d’époque[3] » — dont le corps, meurtri ou somptueusement paré, devient mémoire — à l’élaboration, dans le dernier roman de l’auteur, d’un personnage conçu comme réceptacle et répétiteur d’une mémoire idéologisée du temps présent : celle de la Côte d’Ivoire.

Dans son importante étude dédiée aux femmes africaines, Catherine Coquery-Vidrovitch consacre un bref chapitre à la littérature comme « art nouveau » en Afrique. L’historienne y salue Sembene Ousmane « toujours prêt à chanter le courage des femmes[4] » et quelques écrivaines femmes. Cette lecture s’avère relativement emblématique des analyses ou panoramas régulièrement consacrés à l’inscription des femmes africaines dans la littérature, que ces personnages féminins soient créés par des écrivains ou par des écrivaines, que l’auteur soit historien ou critique littéraire. Une certaine critique littéraire « africaniste » porte souvent le sceau de l’idéologie féministe, ce qui rend parfois malaisée la distinction entre production d’un discours critique idéologisé (le féminisme comme idéologie et comme discours) et la saisie de l’idéologie inscrite dans le texte. Le « code culturel conduit le lecteur à juger un personnage à partir de valeurs extra-textuelles[5] ». Nous partirons de l’hypothèse suivante : en dépit de l’effet d’exotisme qui marque certaines réceptions critiques de l’oeuvre de Kourouma, la distance qui sépare les lecteurs des personnages du romancier ivoirien se révèle moins importante qu’on pourrait le supposer. En effet, cette oeuvre, essentiellement lue dans les pays occidentaux, se développe parallèlement à la constitution d’une histoire écrite du point de vue des femmes et bien souvent par des femmes[6].

L’oeuvre d’Ahmadou Kourouma, à l’instar de celle de Balzac ou de celle de Mongo Beti, ne compte guère de « personnages reparaissants[7] » avec lesquels le lecteur cheminerait de roman en roman, s’habituerait à leur durable présence et constaterait la pérennité ou les métamorphoses d’une vision du monde. Elle propose cependant des « personnages référentiels » et des « personnages anaphores[8] », des personnages qui s’imposent à la fois comme acteurs de l’histoire (au sens de diégèse) et de l’Histoire, et plus largement comme « personnages-mémoire[9] ». Salimata incarne la première femme à laisser sa trace dans l’univers romanesque de Kourouma.

Outre le fait qu’elle a épousé Fama « descendant des princes doumbouya du Horodougou », elle demeure marquée par une scène personnelle strictement féminine envahissant sa mémoire : la cérémonie de son excision et le viol dont elle fut ensuite victime. Salimata est désignée comme victime sacrificielle mais aussi victime innocente, personnage type de l’opération de séduction du lecteur dépositaire des vraies valeurs cautionnées par le roman[10]. Les traces mnésiques de l’excision se manifestent en plusieurs endroits du roman, points névralgiques du récit, sur le mode de la répétition obsessionnelle d’une scène dont l’irruption impromptue vient secouer la morosité d’une sexualité conjugale stérile et les ronflements fort peu romantiques de Fama :

L’excision ! les scènes, ses odeurs, les couleurs de l’excision. Et le viol ! ses couleurs aussi, ses douleurs, ses crispations.

Le viol ! Dans le sang et les douleurs de l’excision, elle a été mordue par les feux du fer chauffé au rouge et du piment. Et elle a crié, hurlé. Et ses yeux ont tourné, débordé et plongé dans le vert de la forêt puis le jaune de l’harmattan et enfin le rouge, le rouge du sang, le rouge des sacrifices.

S, 33

Pauvre maman ! oui, la malheureuse maman de Salimata, que d’innombrables et grands malheurs a-t-elle traversés pour sa fille ! Et surtout lors de la dramatique cérémonie d’excision de sa fille ! Elle qui avait toujours imaginé sa fille de retour du champ de l’excision, belle, courageuse, parée de cent ornements, dansant et chantant pendant qu’elle crierait sa fierté.

S,34

Cette scène où la souffrance est esthétisée, notamment par l’explosion de couleurs ardentes, vives et violentes et le contraste de leur agencement baroque, fait retour dans la mémoire du personnage et, partant, ne peut que constituer un des temps forts de la lecture. Associée à la stérilité de Fama, à la vaine lutte que mène l’héroïne contre cette malédiction, la scène mémorielle se manifeste à nouveau lorsque le marabout consulté pour la guérir de la stérilité sacrifie un coq :

Le sang gicla, le sang de l’excision, le sang du viol ! […]

Elle : l’essoufflement et les vertiges qui l’assourdissaient, l’étreignaient, et les couleurs qui se superposaient : le vert et le jaune dans les vapeurs rouges, le tout rouge ; la douleur et les roulements du ventre, les chants dans l’aurore ; le champ de l’excision au pied des montagnes aux sommets vaporeux, le soleil sortant tout rouge, tout noyé dans le sang, le viol, la nuit et les lampes brillantes et éteintes et fumantes et les cris et les jambes piétinées, contusionnées, les oreilles meurtries, les pleurs et les cris et le pillage…

S, 74

Cependant la vie de Salimata n’est pas seulement mémoire tragique. Si pour séduire le lecteur, le premier personnage féminin créé par Kourouma doit revêtir tous les attributs de la victime innocente, les blessures sexuelles endurées ne suscitent pas l’indignation du lecteur. Tout se passe comme si l’esthétisation de la violence situait la scène à un autre niveau de perception. Victime, Salimata n’en demeure pas moins une sorte de « miraculée », sa beauté qui a failli la condamner ne cesse de rayonner sur tout le roman, sa grâce (elle symbolise, selon l’auteur, l’essence de la « beauté malinké ») s’oppose point par point à la banalité vulgaire de son mari.

Le premier roman de Kourouma laisse poindre, en marge de l’histoire tragique et burlesque des débuts des indépendances, l’histoire d’une femme, celle d’un corps mutilé dont la mémoire garde trace. Mais la communion affective du lecteur avec Salimata outrepasse la reconnaissance du statut de victime de l’héroïne. Salimata séduit parce qu’elle introduit dans l’histoire de ce piètre pantin des indépendances et, partant, dans l’histoire des indépendances, sa part d’indocilité, de fantaisie et de révolte. Aussi les nuits que Fama partage avec Mariam, sa seconde épouse, une femme « belle, ensorcelante, exactement la femme née pour couver le reste des jours d’un homme vieillissant comme Fama » (S, 129), en un mot le prototype de la co-épouse idéale, se révèlent-elles de véritables cauchemars pour le pauvre polygame.

Les soleils des indépendances décrit ainsi une histoire de « bonnes femmes » et de belles femmes, lesquelles renversent leur statut de victimes en figure de l’indocilité. Ultime manifestation de cette indocilité : aucune des deux femmes ne vient accueillir Fama lorsque ce dernier est libéré du camp de détention dans lequel il a été incarcéré pour avoir omis de relater son rêve aux autorités politiques. Chacune a trouvé un amant. À sa sortie du camp de détention, Fama subit tout simplement un discours politique sur « la réconciliation des coeurs » que l’on peut considérer comme un préambule romanesque aux politiques de réconciliation mises en place dans plusieurs États africains dans les années 1990[11], mais un grand vide sentimental… Tout se passe comme si la tradition et son cortège d’injonctions mémorielles était contredite par l’action volontariste des femmes ; s’esquisse alors une autre construction de la mémoire.

Sans toutefois adopter le principe de polyphonie à l’oeuvre dans Monnè, outrages et défis, Les soleils des indépendances échappe à la saisie idéologique univoque, ne se laisse pas réduire à une grille de lecture transparente. Les « personnages référentiels », selon la terminologie de Philippe Hamon[12], s’effacent devant un « personnage-anaphore » : celui de Salimata que l’on retrouve, sur un mode édulcoré, et sous le nom de Saly, dans Yacouba, chasseur africain. À l’instar de Salimata, Saly représente une belle jeune fille qui doit subir l’initiation contre son gré. Or sa grand-mère sait qu’elle ne reviendra pas vivante du kenaï, car « Saly est la plus belle de sa génération. Et jamais la plus belle ne danse la dernière ronde ! » (Y, 50). Grâce à l’ingéniosité de Grand-mère Aïssata et de Mathieu, l’enfant français venu rendre visite à sa famille ivoirienne, Saly échappe à la mort. Salimata et Saly (diminutif de Salimata) unifient et structurent l’oeuvre, selon un système de rappels : évocation de la beauté, du rituel, sauvetage ou survie merveilleuse. Yacouba, chasseur africain substitue au rituel de l’excision celui de la scarification : le roman destiné à la jeunesse autorise et (re)commande cette substitution. En cela il s’appuie sur une mémoire textuelle qu’il reconfigure.

C’est avec la parution de Quand on refuse on dit non que réapparaîtra un personnage féminin doté d’une envergure comparable à celle de Salimata et dont les lignes de vie dévoilent les silences de l’histoire. Les deux romans dont le caractère historique est sans doute le plus affirmé : Monnè, outrages et défis et En attendant le vote des bêtes sauvages laissent apparaître des personnages féminins essentiellement campés dans des rôles de figurantes.

Les Figurantes et la Préférée

Monnè, outrages et défis offre une importante galerie de personnages ; les « gens de Soba » forment une masse, souvent indifférenciée, qualifiée de société « castée et esclavagiste dans laquelle chacun avait, de la naissance à la mort, son rang, sa place, son occupation » (M, 21), une société qui, en dépit de la résistance de Samory[13], sera rapidement vaincue par l’armée de Fadarba (Faidherbe). Si plusieurs personnages sont « empruntés » au monde de référence du lecteur, d’autres sont issus de la seule imagination de l’auteur. Les femmes, notamment les épouses du roi Djigui, composent un personnel romanesque quasiment indistinct : elles n’existent qu’en tant que femmes du souverain, fût-il déchu, elles sont rarement narratrices et semblent interchangeables ; à l’exception de certaines privilégiées, elles ne jouissent qu’exceptionnellement du droit d’être nommées. À la différence du personnage de Salimata, les femmes du second roman échappent à la saisie du lecteur, la plupart ne peuvent se prévaloir d’aucun vouloir, d’aucun savoir et, a fortiori, d’aucun pouvoir. Griottes et jeunes vierges sont offertes en cadeau aux Nazaréens, Djigui peut se marier avec toutes, les rares qui inscrivent durablement leur marque dans la fiction doivent ce privilège à leur beauté ou à leur parure. La comparaison, figure de style fréquente chez Kourouma, se révèle en bien des endroits du texte fortement explicite de la condition féminine : « Le pouvoir, qu’il soit toubab ou nègre, est la force. Les louanges sont indispensables à la force comme la parure l’est à la belle femme » (M, 54). L’effet de césure introduit par la fin de l’ère Samory et présenté dans le texte comme une rupture temporelle n’affecte pas la condition des femmes. Tout se passe comme si, à la manière des vieilles épouses édentées de Djigui croupissant dans leur case en ayant conservé un vague souvenir de leur union avec le souverain, le temps de l’histoire des femmes s’était immobilisé dans une morale de la fatalité, dans une mémoire fixée, figée : « Dans ce monde, les lots des femmes ont trois noms qui ont la même signification : résignation, silence, soumission » (M,129).

Sur cette toile de fond historique et sociale bien terne se détache la figure étincelante d’une privilégiée : Moussokoro. Cette dernière occupe une place prédominante dans le temps de l’histoire et dans le temps du récit. Promise à Djigui alors qu’elle n’est qu’une enfant, Moussokoro devient son épouse, à la fois confidente et conseillère. Le statut du personnage de Moussokoro est fort proche de celui des femmes de chefs traditionnels qu’évoque Catherine Coquery-Vidrovitch[14]. Elle est dotée d’un « vouloir » puisqu’elle aspire, contre toute logique sociale, à devenir la préférée du roi, ce dont sa mère la dissuade tout en préférant lui transmettre des conseils imparables pour y parvenir : « Un homme se possède et se tient au lit. La vraie préférée pour un homme, ce n’est pas celle qui l’est par les institutions, mais celle qui le tient au lit » (M,147-148). Grâce aux conseils maternels, Moussokoro obtient un statut spécial :

Moussokoro revint à la charge, elle voulait être la préférée : « Non, les coutumes ne l’autorisent pas. Mais il y a mieux : tu seras la jeune femme, la “cadette” du roi. La préférée officielle est respectée par le roi ; celle de son coeur est la “cadette”, c’est elle qui le guide, c’est elle qu’il écoute. »

M, 148

Contrairement aux autres femmes, un portrait d’elle est brossé, construit comme un blason vantant son élégance ostentatoire : « les paupières argentées par l’antimoine », « les pieds violacés par le henné », « les lèvres charnues noircies par le piquetage » (M, 149). Lorsque son fils Bema succède à Djigui, son pouvoir, conformément à la tradition, repose alors moins sur son rôle d’épouse que sur celui de mère du chef. Mais au-delà de l’influence qu’elle peut avoir sur l’histoire du royaume, Moussokoro est le sujet d’une double énonciation qui l’édifie non seulement comme personnage emportant notre sympathie, mais surtout en sujet d’une histoire complexe, à deux voix. En effet, une première version des faits et gestes de l’héroïne est tout d’abord énoncé ; lui succède une seconde version, celle des gens de Soba, plus largement de la doxa, qui contredit la première. L’alternance des deux versions fonde toute la complexité du personnage. Le second discours laisse planer un doute sur sa biographie et remet en question ses bonnes oeuvres vantées dans la première version (« Moussokoro, plus que toutes les femmes, sacrifia et distribua l’aumône » [M, 149]). Plus encore, Moussokoro est soupçonnée de produire une version concurrente de l’histoire narrée par les « griots-historiens », la rumeur des gens de Soba insiste sur la possibilité d’une supercherie verbale, appuyée sur des pratiques de sorcellerie, de subornation, de mensonges et de manipulations érotiques fort peu innocentes !

De fait, le personnage de Moussokoro, on l’aura vu, se détache superbement du morne magma des figurantes de l’histoire. En attendant le vote des bêtes sauvages, « roman politique » et « fiction du totalitarisme »[15], abandonne également les femmes dans l’ombre d’une histoire du temps présent écrite sans elles. Apparaissent, fugitivement, dépourvues de signifiés déterminants, Annette, l’épouse de l’homme au totem léopard, personnage sacrificiel dont le martyr ne suscite pas de liens affectifs solides avec le lecteur, ou encore Nadjouma, la mère du dictateur Koyaga dans le giron de laquelle le tyran aime à se réfugier… Les personnages rejoignent la horde des figurantes assignées au mutisme.

En revanche, ainsi que le note Virginie Affoué Kouassi, les femmes du premier roman que Kourouma consacre à la guerre civile, Allah n’est pas obligé, « prennent la figure d’amazones des temps modernes. Célibataires comme leurs modèles, général Onika Baclay Doe, mère Marie-Béatrice et soeur Hadja Gabrielle Aminata […] sont aussi des symboles de pouvoir et d’autorité[16]. » Elles ne sont cependant pas narratrices. C’est avec Quand on refuse on dit non, titre inspiré d’une phrase qu’aurait prononcée Samory[17], que non seulement l’héroïne devient actrice de l’histoire contemporaine mais surtout énonciatrice d’un discours sur l’histoire et la mémoire au caractère didactique affirmé.

Côte d’Ivoire : la leçon d’histoire…

L’ultime fiction de Kourouma fut publiée grâce au travail de mise en forme réalisé par Gilles Carpentier pour les éditions du Seuil. Celui-ci convient que la lecture du synopsis du roman « laisse penser que l’auteur envisageait une construction très différente de celle qui apparaît ici à la lecture[18] ». De fait, il se révèle délicat d’analyser un roman que l’auteur n’a pu lui-même parfaire, dont le montage final lui a totalement échappé. Cette fiction présente néanmoins un intérêt pour le lecteur de Kourouma : elle vient compléter Allah n’est pas obligé dont elle est second volet, elle introduit une autre manière de narrer l’histoire de l’Afrique de l’Ouest, en l’occurrence celle de la Côte d’Ivoire. Elle dévoile les montages idéologiques et mémoriels d’Ahmadou Kourouma. Birahima, l’enfant-soldat engagé dans la guerre au Libéria, revient en Côte d’Ivoire, durant la guerre civile ; il soutient fermement le régime de Laurent Gbagbo tandis que sa proche famille soutient le RDR[19]. Birahima, personnage bien campé dans son rôle de garnement jonglant avec ses différents dictionnaires, propose sa propre interprétation de la guerre nommée « guerre tribale ». L’histoire du temps présent, telle qu’elle transparaît dans les propos de l’ancien enfant-soldat est certes fantaisiste mais aussi pleine de « blancs », d’événements mal compris ou maladroitement interprétés à l’aune du savoir d’un enfant répétant à loisir qu’il n’a guère traîné sur les bancs d’une hypothétique école. Les faibles connaissances du personnage, embarqué dans une guerre et des luttes fratricides dont il ne maîtrise nullement les rouages, se trouvent dominées par le discours savant, construit et maîtrisé, de la belle et intelligente Fanta, sans laquelle Birahima n’existerait pas. Fanta — cela a déjà été suggéré — s’inscrit dans la continuité des personnages de Salimata et, dans une moindre mesure, de Saly. L’accent est mis sur sa beauté, laquelle, comme pour d’autres personnages féminins, se trouve ethnicisée par le langage de Birahima : « belle comme un masque gouro » (Q, 31). Fanta et Birahima cheminent du sud de la Côte d’Ivoire vers le nord, jusqu’à la ville de Bouaké. Durant cette longue fuite, Fanta entreprend de faire l’éducation de son jeune camarade. Ce dernier, plein d’enthousiasme, se lance dans une vaste quête d’érudition qui le ramène inexorablement à la situation tragique de son pays :

Elle a commencé par m’annoncer quelque chose de merveilleux. Pendant notre voyage, elle allait me faire tout le programme de géographie et d’histoire de la medersa. J’apprendrais le programme d’histoire et de géographie du CEP, du brevet, du bac. Je serais instruit comme un bachelier. Je connaîtrais la Côte d’Ivoire comme l’intérieur de la case de ma mère. Je comprendrais les raisons et les origines du conflit tribal qui crée des charniers partout en Côte d’Ivoire (ces charniers qui apportent de l’humus au sol ivoirien).

Q,41

Le contraste est net entre les faits narrés par Birahima, dans un style oral ponctué d’adresses au lecteur auquel Allah n’est pas obligé nous avait habitués, et le cours magistral, paré de toutes les conventions du genre. Kourouma construit, grâce aux discours des deux personnages, une perception distincte de l’histoire contemporaine du pays, une mémoire certes distincte de la fable officielle, mais elle aussi fortement idéologisée. D’une part, la perception d’un enfant, personnage type exerçant une forte séduction sur le lecteur, d’autre part, celle d’une jeune femme cultivée que l’auteur investit, selon Gilles Carpentier, des qualités d’érudition de sa propre fille, Sophie Kourouma[20]. Le texte travaille ici à partir d’une mémoire personnelle de type autobiographique. Ce qui est nommé « histoire » ou encore « roman vrai » dans le péritexte (la postface) relève d’une interprétation idéologisée de l’histoire du temps présent. L’ensemble des faits et événements narrés n’est pas totalement inexact mais comporte une forte part de commentaires idéologiques qui, si l’on s’en tient à une définition de l’histoire comme discipline, ne participe pas de ce champ disciplinaire. Fanta brosse, jour après jour, une vaste fresque de la Côte d’Ivoire, oscillant entre mythe, mémoire et histoire : l’on retrouve des pans entiers déjà évoqués dans les précédents romans ; affleurent aussi des questions politiques : l’influence de la guerre froide, l’ivoirité, « le conflit tribal », ou encore des événements dramatiques, résultat de la brutalisation des rapports sociaux et de la lutte acharnée des élites pour le pouvoir politique : massacre de Yopougon[21], massacre chez les Gueï[22]. Fanta livre sa définition de l’ivoirité, définition qui fonde son propre mythe des origines :

On ne connaît pas avec précision l’histoire paléolithique du pays. Pourtant, le peuplement du pays a une importance majeure dans le conflit actuel. À cause de l’ivoirité. L’ivoirité signifie l’ethnie qui a occupé l’espace ivoirien avant les autres.

Tous les Ivoiriens semblent d’accord sur un point : les premiers des premiers habitants du pays furent les Pygmées. Du sud au nord, de l’est à l’ouest, lorsqu’on demande à des vieux à qui appartient la terre, la réponse est toujours la même : de petits hommes au teint clair (dans certaines régions, on les appelle les petits diablotins), vivant dans les arbres, armés d’arcs et de flèches, sont les maîtres de la terre.

Q, 55

On comprendra que le discours édifiant de Fanta ne vise pas la vérité historique. Rappelons qu’

à l’origine le thème de l’ivoirité n’était pas du tout conçu comme une idée d’exclusion mais plutôt d’intégration. Devant la multiplicité des groupes de populations et d’ethnies très mélangées, aussi bien dans les campagnes que dans les villes, et qui pouvait entraîner des tensions, affirmation d’une volonté nationale, sur le leitmotiv « Nous sommes tous des Ivoiriens »[23].

L’ivoirité, comme la plupart des doctrines identitaires, « ne recouvre rien de précis et c’est bien ce qui fait sa force », précisent Claudine Vidal et Marc Le Pape[24]. Qu’en est-il alors de ce roman présenté comme un « roman vrai » ? Il serait fastidieux de relever les nombreuses interprétations, plus ou moins hasardeuses ou subjectives, de l’histoire récente de la Côte d’Ivoire réduisant ipso facto la distance supposée entre histoire et mémoire. Il semble plus intéressant de noter que la narratrice vit l’exode en même temps qu’elle raconte une histoire idéologisée ; c’est bien toute la puissance de la fiction : temps de l’histoire, temps du récit et temps de l’Histoire finissent par se fondre lorsque le couple parvient à Bouaké. Il semble aussi plus intéressant de montrer que, d’un roman à l’autre, les personnages féminins de Kourouma occupent des positions distinctes dans le champ de la fiction : Salimata, nous l’avons vu, attire la sympathie du lecteur en raison de son rôle de victime et de femme rebelle ; les personnages féminins qui peuplent les romans suivants apparaissent dans le clair-obscur d’une histoire/Histoire qui s’énonce et s’écrit presque sans eux. Quand on refuse on dit non modifie fortement le paradigme : le discours reçu comme histoire, plus précisément leçon d’histoire et acte de mémoire, est mis dans la bouche d’une femme qui, avec tendresse mais non sans fermeté, en profite pour rappeler au petit Birahima les principes de l’égalité des sexes jugés élémentaires :

Attention, petit Birahima. Pour qu’un couple fonctionne bien, il faut que l’homme et la femme aient le même niveau d’instruction. Moi, je dois aller au Maroc, à l’université franco-arabe. Je serai licenciée et toi, tu n’auras même pas eu ton certificat d’études. 

Q, 139

Le personnage féminin participe dès lors de l’ambitieuse narration de l’histoire ; dans le même temps, la polyphonie à l’oeuvre dans Monnè, outrages et défis cède la place à une narration à deux voix, plus dogmatique, moins complexe, construite par un tiers (Gilles Carpentier), soucieux de nous livrer l’oeuvre testamentaire, nécessairement mémorielle, d’Ahmadou Kourouma.

Conclusion

Les personnages féminins sont-ils figurants ou figures de l’histoire dans l’oeuvre du romancier ivoirien ? Certains se fondent dans une masse indistincte ; on imagine que si un texte comme Monnè, outrages et défis était adapté au cinéma, le réalisateur devrait réunir un grand nombre de femmes, ne serait-ce que pour jouer les rôles, mineurs, des épouses de Djigui ! Des figures étincelantes se détachent : Salimata, Saly, Moussokoro, Fanta, femmes dont l’histoire nous est contée. Le romancier se plaît à souligner leur éclat (brillant du geai de la peau de Saly), à insister sur leur parure (splendide boubou ou culotte courte et sac touareg). Notre relation émotionnelle envers elles dépend de l’agencement esthétique des oeuvres. Glisse-t-on, au fil de l’oeuvre, du « féminin », posture anthropologiquement et socialement construite, au(x) féminisme(s) ? Rien n’est moins sûr. À tout le moins, Fanta endosse-t-elle le rôle de maîtresse d’une école ambulante, répétitrice d’un cours particulier très spécial, enté sur l’enlèvement de son père et de son frère par des escadrons de la mort. Son cours relate les massacres en même temps que les personnages rencontrent les rescapés des carnages et grossissent le flot des réfugiés ivoiriens fuyant le sud du pays pour Bouaké. Fanta devient actrice et narratrice de l’histoire, virtuose d’un exercice d’érudition, tandis que le politique semble réduit à quelques cendres, une poignée de mensonges et des monceaux de cadavres dont Yopougon est un des lieux emblématiques. Le temps où Laurent Gbagbo usait de la métaphore de « chasseur d’éléphants[25] » pour saluer Ahmadou Kourouma est révolu. Vacance du politique dans le dernier roman et, surtout, absence de personnages politiques que les oeuvres antérieures de Kourouma n’avaient pourtant cessé de dépeindre. N’est-il plus possible de représenter la cité quand les liens sociaux qui la fondent se désagrègent ? La mémoire littéraire de celui auquel la littérature aura permis un « reclassement symbolique » palliant son « déclassement social[26] » laisse toutefois entrevoir combien le romancier a su investir dans le personnage de Fanta son fonds symbolique personnel : la reconfiguration d’une histoire-mémoire des temps présents dans laquelle les femmes seraient enseignantes de l’histoire, les précurseurs d’un nouvel art de la mémoire et, in fine, de potentielles maîtresses de leur histoire !